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John Maynard Keynes est sans contredit l’économiste le plus célèbre et le plus influent du vingtième siècle. Il est, avec Marx, l’un des seuls à avoir donné son nom à un courant de pensée. « Keynésianisme » et « keynésien » sont des termes désormais consacrés dans l’univers politique et économique. On a forgé, peu après le décès de Keynes, l’expression « révolution keynésienne » pour désigner un ensemble de transformations intervenues, autant dans la théorie que dans les politiques économiques, et plus généralement dans les rapports entre l’État et l’économie, entre le début des années trente et les années cinquante. On a même appelé « États keynésiens » la nouvelle forme d’États interventionnistes qui se sont mis en place pendant cette période.

Il ne faut toutefois pas confondre l’oeuvre de Keynes, la révolution keynésienne et le keynésianisme. Appelé à trancher entre les positions des populistes russes et de ses disciples dans ce pays, Marx aurait dit : « quant à moi, je ne suis pas marxiste ». De la même manière, en voyage aux États-Unis, Keynes aurait déclaré à un ami, relatant une rencontre avec des économistes américains : « j’étais le seul non-keynésien ». Ces propos sont apocryphes, mais ils sont vraisemblables. Le keynésianisme est une vaste mouvance, qui se déploie sur tout l’éventail de l’échiquier politique et idéologique. Entre le keynésianisme radical de Joan Robinson, le keynésianisme modéré de Paul Samuelson ou celui, plus conservateur, des « nouveaux keynésiens », les fossés sont larges. Joan Robinson a d’ailleurs qualifié d’« émasculé » le keynésianisme de Samuelson, aussi baptisé « synthèse néoclassique ». Et à l’intérieur de chaque camp, post-keynésien comme néoclassique, les tendances sont diverses et l’harmonie est loin de régner. Tous, pourtant, se réclament de la pensée du maître de Cambridge.

Alors que le keynésianisme se déploie en amont, la révolution keynésienne naît en aval de l’oeuvre de Keynes. À partir de la fin du XIXe siècle, le capitalisme libéral qui a triomphé dans l’Angleterre victorienne se heurte à une série de problèmes de plus en plus difficilement surmontables, qui déboucheront sur la Première Guerre mondiale, la révolution russe, la montée du fascisme et la dépression des années trente. Aux crises économiques récurrentes, à la montée du chômage, à l’élargissement des inégalités, répondent une montée en force du mouvement ouvrier, syndical et politique, et une accentuation des luttes sociales. À la suite de John Stuart Mill, les théoriciens du nouveau libéralisme – qu’il ne faut pas confondre avec le néolibéralisme – proposent des amendements majeurs au laisser-faire classique, sous la forme d’interventions des pouvoirs publics, et en particulier de programmes de sécurité sociale.

C’est donc avant Keynes que se met en marche cette transformation politique et économique qui aboutira, après la Deuxième Guerre, à la mise en place de l’État-providence. Sur le plan théorique, de la même manière, la remise en question des thèses libérales classiques commence avant La Fin du laissez-faire (1926) de Keynes. De même, la construction théorique par laquelle ce dernier, dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), justifie ses propositions politiques, est déjà présente dans des travaux publiés au début des années trente par Gunnar Myrdal et Michal Kalecki.

Keynes n’est donc ni l’unique auteur, ni l’unique acteur de la révolution qui porte son nom. Il n’en reste pas moins le personnage central de cette histoire et il est tout à fait correct que son nom soit associé à ce paradigme. C’est la conjonction de qualités personnelles exceptionnelles et du contexte dans lequel il a vécu qui explique cette situation. Né à Cambridge le 5 juin 1883, Keynes s’est trouvé dès son jeune âge au centre de l’élite intellectuelle anglaise. Étudiant à l’université de cette ville, il est admis dans la « Société des Apôtres » qui, depuis 1820 et jusqu’à aujourd’hui, regroupe, dans le secret, certains des plus grands esprits de l’Angleterre. À Cambridge, où il enseigne l’économie, il côtoie, parmi d’autres, Bertrand Russell, George Moore et Ludwig Wittgenstein, qui furent tous des amis proches. Du début du siècle jusqu’à sa mort, il fait partie de « Bloomsbury », un groupe d’amis intimes, principalement artistes et écrivains, qui constitue le fer de lance de la révolte contre l’idéologie victorienne et définit les canons esthétiques de l’Angleterre moderne. On compte, parmi ses membres, Virginia Woolf et son époux Leonard, Lytton Strachey, Vanessa Bell, Duncan Grant, E. M. Forster, Roger Fry.

Bloomsbury et les Apôtres font partie de l’univers intime et privé de Keynes. Homme d’action autant que penseur, Keynes fut aussi sa vie durant étroitement associé au monde politique et à celui des affaires. Militant du parti libéral, il fut conseiller de gouvernements conservateurs et travaillistes. Il conseilla aussi d’autres autorités politiques et économiques, notamment celles de l’Allemagne. Il fit partie de nombreuses commissions d’enquête et comités gouvernementaux. Membre influent du Trésor britannique pendant la première guerre, il participa à la Conférence de Paris, en 1919, et démissionna de la délégation britannique avant la signature du Traité de Versailles avec lequel il était en désaccord, rédigeant dans la foulée Les Conséquences économiques de la paix, qui le fit mondialement connaître. Pendant la Deuxième Guerre, il dirigea plusieurs délégations britanniques aux États-Unis, dont celle qui allait mener aux accords de Bretton Woods, en juillet 1944.

Homme d’affaires, Keynes était un membre influent et respecté de la City. Il en fréquentait les clubs. Spéculateur parfois malheureux, mais le plus souvent fortuné, il siégeait sur plusieurs conseils d’administration et ses discours annuels à titre de président du conseil de la National Mutual Life Insurance constituaient un événement très médiatisé. Il s’occupait aussi des finances de son collège cambridgien, King’s, et se chargea à la fin de sa vie de celles de son alma mater, Eton. Protecteur des arts, il fonda dans les années vingt une compagnie destinée à soutenir les peintres; puis, dans les années trente, une compagnie de ballet et le Arts Theater de Cambridge avant de mettre sur pied, pendant la Deuxième Guerre, le Conseil des Arts de la Grande-Bretagne.

Keynes exerçait enfin son influence dans le milieu académique. Il commença à enseigner la théorie monétaire à Cambridge en 1909 et poursuivit cette activité jusqu’à la fin de sa vie, mises à part les interruptions causées par la guerre. À partir des années vingt, ses cours étaient construits à partir des épreuves de ses livres, d’abord le Treatise on Money, puis la Théorie générale. Il avait en outre fondé le Club d’économie politique dans le cadre duquel il réunissait quelques collègues et ses plus brillants étudiants. Son influence sur la pensée économique anglaise s’exerça en outre par la fonction, qu’il exerça de 1911 à 1937, de directeur de l’Economic Journal, principale revue économique anglaise, organe de la Royal Economic Society, dont il était secrétaire. À cette époque, les directeurs de revues savantes ne faisaient pas appel, comme aujourd’hui, à des rapporteurs anonymes, de sorte que Keynes, qui prenait toutes les décisions, exerçait un contrôle important sur la pensée économique de son temps. Outre cette fonction académique, il a dirigé des revues politicolittéraires, en particulier Nation and the Athenaeum et New Statesman and Nation, dans lesquelles il publiait plusieurs de ses propres textes.

On le voit, Keynes était un homme de pouvoir, même s’il refusait cette étiquette et préférait se définir comme un « publiciste », ou même un prophète exhortant ses contemporains et les décideurs politiques à procéder à des changements indispensables pour éviter l’écroulement d’une civilisation menacée par la révolution et la réaction, par le bolchevisme et le fascisme. C’est par de multiples canaux qu’il exerçait son influence. Bien entendu, l’écrit était le principal et le plus durable, et c’est sur l’oeuvre écrite que se penchent les textes qui suivent. Là aussi, Keynes avait des qualités exceptionnelles, que lui enviait, par exemple, son amie Virginia Woolf, qui admirait son talent de portraitiste. Il excellait dans tous les genres, du traité abstrait à l’article de journal en passant par le mémorandum et la brochure de circonstances. Pour Keynes, il s’agissait de convaincre. Dès lors, la forme comptait pour lui autant que le fond, les deux étant en fin de compte indissociables. À ceux qui lui reprochaient de ne pas utiliser toujours les mêmes mots pour désigner les même choses dans ses écrits, en particulier dans la Théorie générale, il répondait qu’il le faisait pour ne pas ennuyer le lecteur. Et il ajoutait que, dans le domaine des sciences morales, on ne pouvait avoir de définition aussi précise que dans celui des sciences naturelles.

Il n’est pas étonnant que, portée de cette manière, à travers ces divers canaux, la pensée de Keynes ait donné lieu à autant d’interprétations divergentes, sinon contradictoires. D’autant plus que, pour Keynes, l’intuition joue un rôle aussi important, sinon plus, que la déduction rigoureuse ou l’inférence inductive. Dans ses portraits de Newton, de Marshall, de Freud ou de Jevons, il insiste sur cette dimension. Par ailleurs, l’économie, qu’il définit comme une science morale, n’est qu’une corde à son arc. Il n’avait d’ailleurs pas de diplôme dans cette discipline. Si Keynes a passé les « tripos » de mathématiques en 1904, c’est d’abord à la philosophie qu’il s’est consacré. Il l’a fait dans une série de travaux encore inédits, dont plusieurs furent présentés à la Société des Apôtres. Il l’a fait surtout dans le cadre d’une dissertation sur les fondements logiques des probabilités, rédigée pour obtenir le statut de fellow de King’s College. Remaniée pendant plusieurs années, cette dissertation deviendra le Treatise on Probability (1921).

Ces réflexions philosophiques ne sont pas séparées des travaux économiques de Keynes, bien au contraire. Ces derniers sont étroitement liés aux questions concrètes qu’il cherchait à résoudre. La théorie économique n’était pas pour Keynes une construction abstraite coupée de la réalité. Il s’agissait de comprendre, en particulier, pourquoi les économies capitalistes ne parvenaient pas à générer spontanément le plein emploi, comme l’enseignait la théorie orthodoxe, qui tenait les mécanismes autorégulateurs du marché pour suffisants à cette fin. Il s’agissait donc pour lui, dans le même mouvement, de justifier théoriquement l’adoption de politiques interventionnistes, une conception du rôle économique de l’État libéral que Keynes, et plusieurs de ses collègues, prônaient dès les années vingt.

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Trente communications ont été présentées aux journées d’étude de l’Association Charles Gide pour l’Étude de la Pensée Économique consacrées à John Maynard Keynes à l’université du Québec à Montréal du 19 au 21 juin 2002. Le comité organisateur de cette rencontre était composé, outre les deux auteurs de ce texte, de Frédéric Hanin et Nathalie Sigot. Le comité scientifique comprenait de plus Richard Arena, Jean Cartelier, Michel de Vroey, Jean-Pierre Potier et Michel Rosier. Treize textes sont publiés dans ce numéro thématique, chacun ayant pour but de pénétrer plus avant dans le territoire intellectuel de Keynes. Ils forment un ensemble cohérent fournissant une réponse possible, rigoureusement documentée et argumentée, à la question de savoir ce qu’il reste aujourd’hui de la pensée de l’immense personnage que fut Keynes. Ils s’articulent autour de trois grands thèmes.

Le premier concerne la conception keynésienne de la monnaie. Alors qu’Éric Pineault insiste sur le caractère proprement institutionnel de la monnaie dans l’optique de Keynes, Joanna Bauvert met en relief deux approches de la liquidité dans le Treatise on Money. Et si Frédéric Hanin scrute minutieusement la théorie keynésienne de l’instabilité des économies monétaires, magistralement expliquée par la préférence des investisseurs pour la liquidité, Christian Tutin insiste, pour sa part, sur les insuffisances de la théorie monétaire de l’intérêt envisagée par Keynes au regard d’une théorie beaucoup plus ambitieuse du capital financier, maintenant devenue nécessaire.

Le deuxième thème concerne l’emploi et le chômage, phénomènes économiques auxquels Keynes a consacré une immense partie de son action et de sa réflexion. Christine Erhel et Hélène Zajdela consacrent leur étude au concept de « chômage involontaire » tel que théorisé par Keynes et elles font voir comment la majorité des économistes a été amenée par la suite à renouer, contre l’opinion de Keynes, avec l’idée d’un « taux de chômage naturel ». Sylvie Rivot s’intéresse elle aussi au concept keynésien de chômage involontaire et, scrutant les écrits politiques de Keynes, elle expose les mesures que celui-ci préconisa pour lutter contre ce qui lui semblait être une calamité sociale intolérable et une conjoncture évitable. Alain Béraud s’interroge de son côté sur l’existence d’un équilibre de sous-emploi, phénomène dont Keynes croit avoir démontré la réalité, et il fait le tour des critiques qu’Arthur Pigou, successeur de Marshall à Cambridge, lui a opposées. Catherine Martin, quant à elle, examine la filiation entre Malthus et Keynes concernant l’insuffisance de la « demande effective », un concept central dans la théorie keynésienne. Enfin, Abdallah Zouache, sur ces mêmes questions de demande effective et de chômage involontaire, trace un bilan de la pensée keynésienne en la contrastant avec la macroéconomie contemporaine.

Un troisième et dernier thème concerne ce qui peut le mieux caractériser ce qu’il nous reste aujourd’hui de la pensée de Keynes si l’on cherche à la caractériser en termes de percée méthodologique, voire d’impact épistémologique. Deux lectures complémentaires s’offrent ici à nous. D’une part, Gérard Klotz montre l’impact de Keynes, un impact par trop méconnu, sur la théorie et la pratique des comptes nationaux. Michel Rosier complète en un sens cette analyse en faisant voir que certains des concepts les plus fondamentaux de la théorie keynésienne, par exemple ceux d’investissement et d’épargne, sont transposés de la comptabilité privée. Mais, d’autre part, en adoptant une perspective complètement différente de la première, Chistian Schmidt montre que certains des éléments les plus novateurs de la pensée économique de Keynes sont à rechercher du côté de sa réflexion sur les fondements logiques du calcul des probabilités. Elke Muchlinski, quant à elle, opine exactement dans le même sens puisqu’elle fait voir ce qu’a de radicalement inédit en théorie économique l’insistance épistémologique de Keynes sur des phénomènes comme l’incertitude, l’ignorance et la capacité d’anticipation.

Les 13 études que nous publions ici apportent toutes, chacune à sa façon, une réponse éclairante à la question posée. Certes, elles font voir que, manifestement, les intérêts intellectuels de Keynes étaient divers et multiples. Elles montrent également que ces intérêts intellectuels étaient couplés avec des soucis moraux, sociaux et politiques. Au bout du compte, elles font voir que, au-delà des limitations inhérentes aux conceptions théoriques que se faisait Keynes, il nous reste encore à apprécier son inimitable style de pensée. Keynes fait incontestablement partie de ces géants sur les épaules desquels il nous faut nous tenir pour avoir aujourd’hui une juste perspective sur le monde.