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Introduction

Taxer les jeux vidéos pour financer des terrains de sport afin de lutter contre l’obésité; fournir des repas gratuits dans les écoles pour assurer une alimentation équilibrée aux enfants; promouvoir la gratuité de certains musées aux dépens du financement d’autres pratiques culturelles ; choisir de privilégier comme support de l’aide publique contre la pauvreté un ticket restaurant plutôt qu’une allocation monétaire, ces quelques exemples illustrent la diversité des situations quotidiennes dans lesquelles le principe de souveraineté du consommateur est mis en question, où nos choix sont guidés, voire restreints par une entité extérieure, la plupart du temps gouvernementale. Si les économistes se sont largement penchés sur les questions de défaillances de marché (externalités, biens collectifs, etc.), peu d’arguments ont en revanche été développés pour justifier des interventions publiques qui vont à l’encontre des préférences individuelles. Le concept controversé de biens sous tutelle (merit goods), introduit en 1957 par Musgrave semble cependant offrir une piste. Il renvoie aux situations dans lesquelles l’évaluation sociale des biens ne provient pas uniquement des informations fournies par les préférences individuelles, l’État s’érige en tuteur des individus et décide à leur place. L’utilisation d’un argument de type biens sous tutelle pour justifier de l’intervention de l’État est ainsi très fréquente dans le domaine culturel, la santé, ou l’environnement avec la protection de la biodiversité. Malgré les tentatives constantes pour insérer les biens sous tutelle dans le cadre formel de l’économie du bien-être, leur légitimité demeure depuis leur apparition un point obscur de la théorie économique.

L’objet de cet article consiste à clarifier cette notion en revenant sur les débats qu’elle a suscités chez les économistes. Certains développent une conception très extensive qui tend à inclure dans l’argument des biens sous tutelle, des cas de défaillances de marché; d’autres sont beaucoup plus restrictifs, voire rejettent la pertinence économique de la notion.

Nous commençons par revenir sur la définition du concept (première section) et sur les problèmes qu’il pose à la théorie économique (deuxième section). Par la suite, nous montrons comment certaines extensions de la théorie économique, en particulier les travaux conduits par le courant dit de l’économie comportementale (behavioral economics), contribuent à asseoir la légitimité économique du concept tant du point de vue des préférences individuelles (troisième section) que du choix social (quatrième section).

1. Définition : un concept insaisissable

Avec les biens sous tutelle se trouve posée la question de l’intervention des pouvoirs publics dans la vie économique. Après un exposé de la définition de Musgrave (1.1), nous abordons les questions et controverses induites par le concept. S’agit-il d’un argument à part entière, distinct de la notion de défaillances de marché pour justifier l’intervention des pouvoirs publics (1.2)? Pourquoi les préférences individuelles ne permettent-elles pas de parvenir dans certaines situations à un choix optimal (1.3)?

1.1 La genèse

L’acte de naissance des biens sous tutelle (merit wants dans l’appellation originale) réside dans un article datant de 1957 dans lequel Musgrave souhaite parvenir à une définition normative des fonctions de l’État. Si la postérité a retenu les trois fonctions qu’il étudie dans cet article (i) fourniture de biens publics (service branch) (ii) redistribution du revenu (distribution branch) et (iii) régulation économique (stabilization branch), il n’en reste pas moins que l’article de 1957 propose de reconsidérer cette classification. Musgrave souligne ainsi que les dépenses en biens publics génèrent dans la plupart des cas un effet redistributif. Mais le point important dans son analyse des relations entre les branches « production » et « redistribution » reste le statut des transferts en nature. Le choix du transfert en nature marque, selon Musgrave, – qui prend l’exemple des hôpitaux et des logements publics – la volonté de faire primer les préférences du décideur social sur celles des individus en ce qui concerne la consommation de certains biens. Ce type d’intervention publique est caractérisé par une interférence avec les préférences des individus et relève à ce titre d’une catégorie spécifique : celle des biens sous tutelle,

where interference with individual preferences is desired, our schema must be expanded. Such wants –which lack of a better name I refer to as merit wants- may be thought of as provided for in a separate branch.

Musgrave, 1957 : 341

En 1959, il revient sur le concept en le liant explicitement à une mise en cause de la souveraineté du consommateur[1] et à une interférence dans les choix individuels. L’idée sous-jacente est, pour certains biens, les choix effectués par les individus sur le marché sont erronés, au sens où ils ne conduisent pas à une situation qui maximise leur bien-être. Le décideur social peut alors intervenir pour suppléer les préférences individuelles et corriger les choix des individus afin de restaurer la situation optimale.

L’article que Musgrave rédige pour le Palgrave en 1987 permet de stabiliser les contours de la notion, en éclaircissant les deux points qui ont focalisé l’essentiel des débats et critiques depuis les premiers écrits. En premier lieu, Musgrave confirme sa revendication théorique initiale selon laquelle les biens sous tutelle constituent une justification de l’intervention de l’État distincte de celle liée aux défaillances de marché et à la redistribution. En second lieu, il réaffirme la mise en cause de la souveraineté du consommateur comme point central de la définition des biens sous tutelle; ceux-ci désignent des biens pour lesquels l’évaluation sociale ne provient pas uniquement des informations fournies par les préférences individuelles.

1.2 Biens sous tutelle, biens publics et externalités : une parentèle ambiguë

Les liens pouvant exister entre les notions de biens sous tutelle, de bien public et d’externalité ont été entourés d’une certaine confusion dans les premiers écrits de Musgrave (Head, 1974; Ver Eecke, 2001; Jois, 2006); confusion levée dans l’article du Palgrave (1987)[2]. De fait, on peut faire une différence conceptuelle nette entre bien sous tutelle et bien public, d’une part, et bien sous tutelle et externalité, d’autre part. Alors qu’il existe un lien entre les disponibilités marginales à payer des consommateurs et la production de bien public, ce lien est rompu dans le cas des biens sous tutelle, puisque les quantités consommées dépendent des seules préférences du décideur social. Par ailleurs, dans le cas des externalités, la question pertinente est de savoir si l’individu intègre dans son choix le bien-être des autres (interdépendance des fonctions d’utilité). Pour les biens sous tutelle, il s’agit plutôt d’étudier les situations dans lesquelles les choix de l’individu se font au détriment de son propre bien-être. Ainsi, dans l’exemple de l’addiction aux drogues, les questions relatives à la dépendance et à l’état de santé du drogué relèvent de considérations sur les biens sous tutelle et celles relatives à la violence sociale générée par le trafic relèvent des externalités.

1.3 Les motifs de l’irrationalité

Les débats ont également porté sur les raisons qui pouvaient expliquer la défaillance des préférences individuelles. Deux catégories de justifications ont été avancées : la première met l’accent sur les problèmes informationnels qui entourent le choix, la seconde souligne que les préférences individuelles peuvent être défectueuses.

Dans le cas où le choix rationnel est empêché à cause d’une information manquante ou parcellaire, la situation de l’individu se trouve améliorée par une délégation du choix à d’autres personnes dont l’information est a priori meilleure. Le décideur respecte les goûts et préférences d’un agent informé. Son intervention concerne uniquement le cas où la demande de l’agent ne reflète pas ses préférences, par manque d’information; et vise souvent à rétablir l’information nécessaire au choix rationnel. Dans ces situations, le rôle des préférences individuelles pour évaluer le bien-être des individus n’est pas remis en cause. Si Musgrave reconnaît dans l’article du Palgrave que la délégation de choix ne renvoie pas à la notion de biens sous tutelle, sa position n’a pas toujours été aussi nette comme l’illustre son traitement de l’éducation; d’abord pris comme exemple emblématique de biens sous tutelle puis considérée comme une délégation de choix (Musgrave, 1987; West et Mc Kee, 1983).

Le coeur de la définition du concept de biens sous tutelle apparait plutôt dans l’idée que même en situation d’information complète, les choix peuvent être erronés et conduire à une situation non optimale pour l’individu (Head, 1974). Il s’agit dans cette approche de souligner l’incohérence de la norme des préférences pour fonder des jugements sur le bien-être individuel. Cerner le périmètre des biens sous tutelle exige dans cette optique de circonscrire les situations dans lesquelles l’irrationalité des agents conduit l’État à intervenir contre leurs préférences mais dans leur propre intérêt. Dans cette tâche, Musgrave (1987) reste fidèle à son intuition théorique initiale lorsqu’il englobe dans la liste des interventions au titre des biens sous tutelle l’ensemble des programmes publics en nature. Dès lors que le support de la distribution est un bien ou un service, on se trouve dans le cas où le décideur social mène une politique paternaliste en imposant ses préférences aux receveurs[3]. Head (1990), principal commentateur des travaux de Musgrave sur les biens sous tutelle, retient quant à lui trois situations d’irrationalité des préférences : le caractère impulsif du comportement, la faiblesse de la volonté et l’endogénéité des préférences.

Finalement, la définition des situations dans lesquelles les préférences individuelles sont disqualifiées a fait l’objet d’interprétations assez différentes et il est possible que la notion de biens sous tutelle ait souffert de ce périmètre à géométrie variable qui a donné une impression de concept fourre-tout, visant à justifier « l’injustifiable » en matière d’intervention publique. Car force est de constater que la notion de biens sous tutelle est restée considérée comme une proposition marginale en économie du bien-être malgré le fait qu’elle soit très souvent utilisée pour justifier des interventions de l’État dans des domaines où les arguments standards ne suffisent pas (éducation, santé (Fiorito et Kollintzas, 2004), eau (Opschoor, 2006), nourriture bio (Mann, 2003), culture (Rushton, 1999)). La mauvaise réputation des biens sous tutelle reste tout à fait compréhensible si l’on considère les problèmes théoriques qu’ils posent à l’économie du bien-être.

2. Les problèmes posés à la théorie économique

Les problèmes posés par les biens sous tutelle à l’économie du bien-être touchent à la fois les hypothèses standard sur le comportement individuel (2.1) et celles fondant le choix social (2.2).

2.1 La disqualification des préférences individuelles

Dans la logique des biens sous tutelle, les choix faits par les individus peuvent s’avérer en conflit avec leur bien-être, ce qui par construction est impossible dans l’approche néo-classique où il est considéré que le bien-être est défini à partir des préférences des individus déduites de leur choix (principe des préférences révélées). On le voit, l’idée centrale des biens sous tutelle selon laquelle les individus peuvent prendre des décisions et faire des choix qui sont contraires à leur bien-être n’est pas compatible avec le principe de souveraineté des préférences, central dans l’approche néo-classique. C’est ce qui a conduit McLure (1968) à récuser toute légitimité aux biens sous tutelle et à considérer qu’ils n’avaient aucune place en économie du bien-être : « Musgrave entire concept of merit wants has no place in a normative theory of the public household based upon individual preferences » (McLure, 1968 : 482).

2.2 Problème posé au choix social

Par un effet de ricochet, la mise en cause du principe des préférences révélées touche les fondements individualistes du choix social, venant questionner l’économie du bien-être : sur quels critères s’appuyer désormais pour définir la fonction de bien-être social? Au-delà, c’est tout le welfarisme qui est mis en cause. Pazner, qui en 1972 est le premier auteur à proposer une modélisation du concept de biens sous tutelle se trouve confronté au problème. Bien qu’il ait le projet d’étudier cette notion dans le cadre formel de l’économie standard du bien-être (Pazner, 1972 : 460), il adjoint aux préférences individuelles un argument supplémentaire dans la fonction de bien-être social (c.-à-d. les préférences du décideur en termes de biens sous tutelle) ce qui ne fait que confirmer le problème posé au principe de la souveraineté du consommateur. Il est toutefois conscient que sa modélisation repose sur un principe paternaliste et souligne qu’elle pourrait être appelée une « théorie économique de la dictature » (Pazner, 1972 : 461); ce jugement fait écho à celui de Musgrave lui même pour qui : « even a democracy such as ours has aspect of an autocratic society, where it is considered proper that the elite, however defined, should impose its preferences » (Musgrave et Musgrave, 1973, cité par Jois, 2006 : 23). Musgrave n’élude donc pas les questions relatives à l’identité et à la légitimité du décideur qui impose ses propres préférences aux individus. Dans certains écrits, il note qu’il existe une élite à même de connaître les « bonnes préférences » ou « les préférences véritables » des individus : « preferences should be imposed with certain limits by a chosen elite, be it because its members are better educated, possess greater innate wisdom… » (Musgrave, 1969 : 143), dans d’autres il se réfère à des normes collectives ou à des « communautés de préférences » (Musgrave, 1987) :

While consumer sovereignty is the general rule, situations may arise, within the context of a democratic community, where an informed group is justified on imposing its decision upon others. (…) These are matters of learning and leadership which are an essential part of democracy reasonably defined and which justify the satisfaction of certain merit wants within a normative model.

p. 14

Si d’autres directions ont pu être explorées pour la modélisation des biens sous tutelle c’est l’approche développée par Pazner qui a fait école[4]. Elle a ainsi été généralisée par Roskamp (1975) puis par Wenzel et Wiegard (1981) pour le second rang. Besley (1988) propose quant à lui d’introduire dans la fonction de bien-être social la quantité consommée par les individus pondérée par un scalaire qui rend compte de la correction imposée par le décideur aux préférences des agents[5]. Plus récemment, Salanié et Treich (2009) comparent de façon opérationnelle les conséquences d’une intervention paternaliste qui ne respecte pas les croyances de la population concernant l’eau potable. Tous ces travaux posent une question de fond à l’économie du bien-être. En introduisant un nouvel argument à côté des préférences individuelles, ils heurtent le principe welfariste, selon lequel seules les utilités individuelles sont pertinentes pour guider le choix social.

À ce stade de l’analyse, il apparaît ainsi que la pleine intégration du concept de biens sous tutelle dans la théorie économique ne peut passer que par une réconciliation avec les fondements individualistes du choix social. Par quels moyens théoriques peut se faire cette réconciliation?

3. Les habits neufs des biens sous tutelle

Dans quelle mesure l’évolution de la pensée économique permet-elle de dépasser aujourd’hui cette question et nous éclaire-t-elle sur la contribution de Musgrave? Deux avancées théoriques contribuent à asseoir la légitimité du concept au sein de l’analyse. Tandis que la première permet d’étendre le domaine des préférences individuelles (3.1), la seconde développe une réflexion sur les biais comportementaux et permet de préciser les situations d’irrationalité (3.2). Dans les deux cas, l’accent est mis sur le choix de l’individu et sur les éléments de la rationalité individuelle.

3.1 L’extension du domaine des préférences

Pour expliquer l’apparente irrationalité de certains comportements, les économistes ont cherché à étendre le domaine des préférences au-delà du simple choix en introduisant le concept d’utilité multiple (Sen, 1977; Etzioni, 1986) qui regroupe les modèles de multiple selves et de métapréférences. Dans les modèles de multiple selves (Harsanyi, 1955; Elster, 1985; Etzioni ,1986; Schelling, 1984, 1996), l’agent économique est perçu comme une « collection » de personnalités différentes et indépendantes, chacune d’entre elles procédant à un classement différent des mêmes éléments. L’individu n’est alors pas une personne unifiée et doit « lutter » pour contrôler son comportement (Schelling 1984, 1996). Les modèles introduisent une disjonction entre « ce qui est » et « ce qui devrait être » :

People behave sometimes as if they had two selves, one who wants clean lungs and long life, and another who adores tobacco, or one who wants a lean body, and another who wants dessert, or one who learns to improve himself by reading Adam Smith on self-command and another who would rather watch an old movie on television.

Schelling, 1984b cité par Moldoveanu et Stevenson, 2001 : 311

Les modèles de métapréférences développent quant à eux l’idée qu’un individu peut avoir des préférences sur ses propres préférences[6] et permettent de rendre compte de l’expérience d’un mécontentement de l’agent par rapport à un choix qu’il effectue pourtant (Frankfurt, 1971; Jeffrey, 1974; Sen, 1977; Hirschman, 1984; George, 1993, 1998, 2001; Tomer, 1996)[7]. Les individus peuvent donc avoir des préférences qu’ils souhaiteraient ne pas avoir et agir d’une façon qu’ils réprouvent.

Avec l’extension du domaine des préférences, la violation de la souveraineté du consommateur ne devient plus qu’apparente dans le cas des biens sous tutelle. L’État apparaît alors comme un médiateur entre les préférences révélées sur le marché d’une part et les préférences réflectives ou les métapréférences d’autre part; cette médiation s’exerçant au titre des biens sous tutelle (Brennan et Lomasky, 1983; Mann, 2003). Brennan et Lomasky (1983) décrivent ainsi les individus comme « des personnalités divisées » (split personalities) entre plusieurs ordres de préférences qui peuvent être incompatibles entre eux : (i) les préférences de marché (« je veux ») qui sont révélées par la disposition à payer et le choix, (ii) les préférences réflectives (« je devrais ») qui rendent compte des opinions et se révèlent dans les interviews, les discours et renvoient au concept de métapréférence, (iii) les préférences politiques (« la société devrait ») qui s’expriment par le vote.

Dans cette perspective, la critique selon laquelle les biens sous tutelle interfèrent avec les préférences des consommateurs trouve une voie de résolution. L’intervention de l’État ne peut plus être qualifiée de paternaliste dès lors qu’elle permet de satisfaire, sinon les préférences de marché, du moins les préférences réflectives. Ainsi, la notion de biens sous tutelle redevient compatible avec le principe de souveraineté des préférences, fussent-elles étendues.

Admettre qu’un individu puisse avoir une pluralité de préférences ouvre sur une nouvelle lecture de son comportement. Le soupçon d’irrationalité qui pesait sur son comportement disparaît pour laisser place à la complexité de ses raisons d’agir. Dans les années quatre-vingt, l’essor de l’économie comportementale va permettre de donner un caractère plus opérationnel à cette réflexion. Bien que ce courant ne fasse pas référence explicitement au concept d’utilité multiple, on peut retrouver celui-ci à travers la notion de self-control qui y est largement développée. Et, alors qu’il s’était initialement développé autour de la mise en évidence empirique de biais comportementaux, il s’est récemment enrichi d’une réflexion sur les conséquences que peuvent avoir ces anomalies sur la définition des critères du bien-être. Si les divers ingrédients attachés à la notion de biens sous tutelle sont présents, il reste à préciser l’analyse qu’en propose ce courant.

3.2 L’apport de l’économie comportementale

Parce qu’il fournit un prolongement au modèle standard de prise de décision en étudiant les biais cognitifs et décisionnels qui affectent les comportements des individus, le courant de l’économie comportementale offre un cadre d’analyse susceptible de justifier une politique de biens sous tutelle :

In a sense, behavioral economics extends the paternalistically protected category of “idiots to include most people, at predictable times. The challenge is figuring out what sorts of “idiotic behaviors are likely to arise routinely and how to prevent them, while imposing minimal restrictions on those who behave rationally.

Camerer et al., 2003 : 1218

Bien que le concept ne soit généralement pas évoqué par les comportementalistes, quelques auteurs y font toutefois référence explicitement : « In many respects, the situation described above is fairly common in welfare and normative economics. Perhaps the most well-know example is the analysis of so-called merit good » (Kanbur, Pirrttilä et Tuomala, 2004 : 4).

Les travaux conduits, en mettant en évidence l’apparition de biais systématiques dans les choix des individus, offrent une véritable assise empirique à l’idée de défaillance individuelle. En particulier, quatre biais sont cités de façon récurrente dans les travaux qui traitent de l’intervention publique : l’option par défaut, l’effet de contexte, l’effet d’ancrage ou encore l’incohérence des choix intertemporels (Thaler et Sunstein, 2003). L’option par défaut renvoie aux cas d’irrationalité relevant d’un défaut de choix. De nombreuses expériences montrent que les individus n’effectuent pas rationnellement leur choix après avoir exploré et évalué systématiquement toutes les options qui s’offrent à eux. Ils tendent à se contenter de l’option qui leur est proposée initialement. S’ils se comportaient rationnellement, peu importerait la fixation de cette option qui ne serait qu’un « voile », et ils prendraient leurs décisions sur le simple critère de la maximisation de leurs préférences : « Much of the time, the legal background matters, even if transactions costs are zero, because it affects choices and preferences » (Thaler et Sunstein, 2003 : 1175). Un second cas d’irrationalité est relevé avec « l’effet de contexte » parfois dénommé « effet de cadrage ». Analysé par Kahneman et Tversky (1981), ce cas illustre la différence de choix que les personnes effectuent selon la formulation de la question, en particulier selon que le choix du référent initial conduit à poser une question en termes positif (gain) ou négatif (perte). L’effet d’ancrage est un troisième cas d’irrationalité relevé. L’ancrage symbolise l’idée que le jugement des personnes et la valeur qu’elles attachent aux biens ne sont pas libres et autonomes mais dépendent de référents. Le quatrième effet que nous évoquerons ici est celui de l’incohérence temporelle. Ce phénomène survient quand des individus effectuent un choix, à une période initiale, sur une action qui sera entreprise ultérieurement, et que cette décision ne correspond plus à leur choix optimal lorsque la seconde période se réalise effectivement. Réinterprétant la réflexion de Pigou (1920) sur l’impatience des agents, Thaler et Sunstein (2003) rattachent la question de l’incohérence temporelle au concept d’utilité multiple et l’analysent comme relevant d’un problème de self-control. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’économie comportementale ne fait pas explicitement référence aux modèles de « multiples personnalités » ou de métapréférences en dépit d’une forte parenté dans la réflexion. Ce silence peut s’expliquer par les choix épistémologiques effectués, tandis que la démarche des économistes comportementaux est avant tout inductive, la réflexion conduite sur les utilités multiples est davantage philosophique et conceptuelle.

Bien que l’irrationalité ait aujourd’hui trouvé un cadre épistémologique et empirique susceptible de l’accueillir et de la préciser, une question demeure toutefois : celle des politiques à mettre en place pour corriger ces biais et permettre aux individus de satisfaire leurs réelles préférences. Sans réponse théorique satisfaisante à cette question, les biens sous tutelle seront condamnés à demeurer au seuil de l’économie.

4. Les biens sous tutelle : une place retrouvée au sein de l’économie du bien-être

Les arguments de l’économie comportementale viennent contrarier les ambitions de l’économie, « discipline impériale », qui prétend expliquer le bien-être des individus à partir de leurs seuls choix censés condenser toute l’information (sur la suprématie de l’économie voir Lazear, 2000). Les travaux développés par ce courant suggèrent désormais que les préférences révélées ne sont plus susceptibles de jouer leur rôle de norme pour définir le bien-être individuel. Ce faisant, ils ouvrent la porte à l’introduction d’une norme extérieure aux préférences individuelles, redonnant « droit de cité » à l’argument paternaliste (4.1). Pour autant la question récurrente de la définition du bien-être reste en suspens. De même que pour l’irrationalité, une solution peut-elle être trouvée grâce aux développements récents de l’analyse économique? (4.2)

4.1 Un paternalisme doux

On le voit, il ne semble pas pertinent de s’appuyer sur les seules préférences révélées par des choix individuels « peu rationnels » pour évaluer le bien-être des individus :

we clearly do not always equate revealed preferences with welfare. That is, we emphasize the possibility that in some cases individuals make inferior choices, choices that they would change if they had complete information, unlimited cognitive abilities, and no lack of willpower.

Thaler et Sunstein, 2003 : 175

La mise en évidence de comportements biaisés n’est pas sans conséquences sur la politique publique à conduire. À côté des traditionnelles interventions des pouvoirs publics au titre des défaillances de marché, Jones et Cullis (2002) préconisent désormais une intervention au titre de défaillances individuelles : « Individual failure occurs when individuals are unable to act in the sophisticated (net utility maximizing) manner expected of homo economicus » (p. 85). À partir du moment où l’on a la preuve que les individus dans certains contextes font des erreurs qui les amènent à ne pas choisir en fonction de leur propre intérêt, il devient utile pour les économistes d’étudier les avantages des politiques paternalistes qui aident les individus à faire de meilleurs choix :

Economist will and should be ignored if we continue to insist that it is axiomatic that constantly trading stocks or accumulating consumer debt or becoming an heroin addict must be optimal for the people doing these things merely because they have chosen to do it.

O’Donoghue et Rabin, 2003 : 186

Notons que les auteurs appartenant au courant de l’économie comportementale ne font pas référence à une mise sous tutelle des choix individuels mais préconisent plus pudiquement la mise en place d’un paternalisme « doux » (soft paternalism), qu’ils qualifient tantôt de light paternalism (Loewenstein et Haisley, 2008), de cautious paternalism (O’Donoghue et Rabin, 2003) d’asymetric paternalism (Camerer et al., 2003) ou de libertarian paternalism (Thaler et Sunstein, 2003). Ce paternalisme a pour objet d’influencer les choix des parties en présence afin d’améliorer leur bien-être. Il s’oppose à un interventionnisme fort (heavy handed) qui consisterait par exemple à interdire l’achat de biens que les consommateurs ont tendance à mal consommer. Il prône une intervention des pouvoirs publics qualifiée « d’asymétrique », autrement dit une intervention qui crée de larges bénéfices pour les individus qui commettent systématiquement des erreurs dans leur choix et qui n’imposera qu’un coût faible, voire nul aux individus qui sont complètement rationnels. Les pouvoirs publics interviennent alors en modifiant le contexte dans lequel l’individu prend sa décision de façon à orienter son choix. Si l’on découvre par exemple que l’ordre dans lequel les mets sont présentés dans une cafeteria influence les choix effectifs des individus, les présenter dans un ordre particulier permettra de lutter contre l’obésité, tout en préservant la liberté formelle de choix des individus.

4.2 De l’économie du bonheur aux approches non welfaristes : de nouvelles propositions pour mesurer le bien-être social

Si la nécessité d’une intervention paternaliste pour corriger les défaillances individuelles semble admise, en revanche la question de la définition d’un guide pour l’intervention publique et donc, de l’évaluation du bien-être, est loin d’être résolue. Alors que la théorie économique a été bâtie sur l’idée d’une échelle unique de préférences pour chaque individu, il importe désormais de raisonner sur la base d’une double échelle avec d’un côté les préférences réelles (c.-à-d. qui maximisent le bien-être) et de l’autre les préférences exprimées par le choix (decision utility)[8] (Gautié, 2007), les deux gammes ne se recouvrant qu’en l’absence d’erreur de jugement. Dès 1997, Harsanyi considère que l’économie du bien-être doit être reconstruite sur des préférences informées plutôt que sur des préférences courantes et mentionne la difficulté qu’il y a à inférer ces préférences à partir des décisions des individus[9]. Il préconise que chaque individu se place en position d’extériorité pour analyser ses propres préférences (c.-à-d. empathetic understanding, p. 143). On retrouve là dans une certaine mesure la figure du spectateur impartial de Smith (Fernandez et Kandil, 1998), c’est également l’idée que développe Goodin quand il évoque l’idée de nettoyer les préférences (cleaned preferences ou laundering preferences, Goodin, 1986).

Comment intégrer ces réflexions dans la mesure du bien-être individuel? Comment procéder pour que le choix recouvre à nouveau les préférences réelles? Est-il possible de restaurer les préférences individuelles comme norme en les évaluant à partir du bien-être déclaré et non des choix ou doit-on élargir la mesure du bien-être au-delà des préférences dans une optique non welfariste?

Le bonheur, une solution?

L’économie du bonheur[10], développée dans les années quatre-vingt-dix, est caractérisée par le retour à une conception hédoniste de l’utilité. Elle privilégie le recueil et l’analyse des données dites subjectives ou déclaratives relatives au sentiment de bonheur et aux jugements de satisfaction individuels. Ces données constituent la base d’une évaluation du bien-être. Dans cette approche, l’utilité mesure directement la « quantité de bonheur » associée à chaque expérience, dans la plus stricte tradition des premiers utilitaristes à la Bentham. Kahneman et al. (1997) définissent l’utilité vécue (experienced utility) pour désigner l’expérience hédonique associée à un résultat, par opposition à l’utilité de décision. L’utilité vécue reste dans un cadre welfariste du choix social. Une des hypothèses centrales de cette approche est que les expériences hédonistes peuvent être évaluées empiriquement et, lorsque les travaux se situent dans une perspective de choix social, cette évaluation fournit une mesure du bonheur qui est comparable entre individus. Le bonheur déclaré du fait du décalage existant entre actions et déclarations des individus est susceptible d’intégrer les questions de self-control et de ce fait fournit un guide potentiel à l’intervention des pouvoirs publics. C’est ainsi que Frey et al. (2005), dans un papier traitant du bonheur comme nouvel indicateur de bien-être, soulignent la pertinence de cette mesure dans le cas de la télévision :

The extent of TV viewing is not generally utility maximizing. Many individuals are subject to a self-control problem, mainly induced by the fact that watching TV offers immediate benefits (e.g. entertainment and relaxation) at very low immediate marginal costs.

Frey, Benesch et Stutzer, 2005 : 3

Le recul qu’ont les individus dans la déclaration du bonheur relativement à leurs actions fait écho à la position d’extériorité préconisée par Harsanyi (1997). Pour autant, s’il intègre la notion de self-control, le bonheur demeure une mesure du bien-être assez largement sujette à caution dans la littérature économique en raison des nombreux biais auxquels il est soumis (Bertrand et Mullainathan, 2001; Lowenstein et Ubel, 2008). En particulier, la question du caractère adaptatif des préférences n’est pas résolue. Est-il juste de considérer qu’aucune politique publique de prévention routière ne doit être mise en oeuvre si l’on constate que les accidentés de la route retrouvent un niveau de satisfaction initial après qu’un certain laps de temps se soit écoulé et qu’ils se soient adaptés à leur handicap?

Les promesses des approches non welfaristes

C’est donc assez logiquement que la seconde voie explorée par les comportementalistes pour répondre au problème de définition des préférences informées va consister à avoir recours à un argument extérieur aux préférences des individus et à adopter une approche non welfariste du bien-être social, selon laquelle d’autres considérations que les utilités individuelles sont pertinentes pour guider le choix social. Il est en effet possible de concevoir que les droits, les libertés, les ensembles d’opportunités de choix des individus disposent d’une valeur intrinsèque qui pourrait justifier qu’ils interviennent dans le choix social, indépendamment de leur influence sur le bien-être des individus, contrairement à ce que postule l’hypothèse welfariste.

Sur ces bases, comment construire un indicateur de bien-être social non welfariste qui respecte les fondements individualistes du choix social, notamment en restant conforme au critère de Pareto? La théorie économique offre aujourd’hui quelques voies de réponse à ces questions (Fleurbaey, Tungodden et Chang, 2003; Fleurbaey et Maniquet, 2006; Fleurbaey, 2007). Une des solutions consiste par exemple à élargir les jugements sollicités dans l’évaluation de la situation d’un individu. Désormais, celle-ci ne sera plus jugée d’un seul point de vue individuel mais plus globalement à partir des préférences de l’ensemble de la population. S’appuyer sur une pluralité de jugement pour évaluer la position d’un individu conduit à réduire le caractère subjectif de l’évaluation et permet de trouver une solution au problème des préférences adaptatives. Reprenons notre exemple de l’accidenté, si l’individu s’adapte in fine à sa situation de handicap le considérant désormais comme « normal », le reste de la société n’en fera pas autant et continuera de le juger lésé.

En fournissant la possibilité d’élargir la base informationnelle du choix social au-delà de l’utilité de décision, les approches non welfaristes constituent donc un cadre théorique dans lequel la notion de biens sous tutelle peut se déployer. Ainsi, O’Donoghue et Rabin (2003) utilisent une fonction de bien-être social paternaliste pour déterminer une fiscalité sur des biens tutélaires[11], en écho avec l’analyse proposée par Musgrave en 1957. Avec les approches non welfaristes, les biens sous tutelle peuvent être enfin considérés comme « un objet économique ».

Conclusion

Montrés du doigt lors de leur introduction dans l’analyse économique en 1957 parce qu’ils transgressaient l’ordre établi en mettant en cause les fondements individualistes du choix social, les biens sous tutelle ont pendant longtemps posé question aux économistes.

Pourtant l’évolution de la recherche en sciences économiques semble donner raison aux intuitions de Musgrave en donnant droit de cité tant à l’irrationalité qu’en s’ouvrant à des approches non welfaristes du bien-être. C’est ainsi que les questions d’irrationalité auxquelles sont parfois soumis les individus ne relèvent plus seulement de la sociologie ou de la psychologie mais peuvent également faire l’objet d’une analyse économique et conduire à un certain interventionnisme. Telles peuvent être lues de nombreuses mesures politiques en matière de santé, de culture, ou relatives à l’environnement ou à l’éducation comme il a été noté en introduction. Les faits semblent assurément plaider en faveur de cet infléchissement. En effet, l’examen de données concrètes issues de l’OCDE révèle que deux tiers des dépenses des administrations publiques européennes relèvent d’une justification en termes de biens sous tutelle (Fiorito et Kollintzas, 2004) et ne peuvent être expliquées par les approches économiques classiques. La mise en cause récente du principe welfariste traduit dans une certaine mesure cette volonté des économistes d’enrichir la théorie. Ce faisant, il convient de demeurer lucide et bien que ces évolutions s’inscrivent dans un processus de progrès de la science conforme à une vision chère à Popper, les changements sont lents, les verrous importants, et la route est encore longue.