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Après des études en actuariat à l’Université Laval et une maîtrise en recherche opérationnelle à la Case Western Reserve University, Denis Moffet obtient son doctorat de la Norwegian School of Economics and Business en 1975. Sa thèse, « Essays on the Economics of Insurance », rédigée sous la direction de Karl Borch, porte principalement sur les stratégies de couverture des risques par les décisions d’assurance et d’épargne du consommateur au cours du cycle de vie. Les thèmes développés dans cette thèse déboucheront sur plusieurs publications pendant les années 1970 dans un domaine de recherche – l’économie de l’assurance et la gestion des risques – qui commençait à prendre forme à partir des travaux de pionniers comme Karl Borch (1960, 1962), Kenneth Arrow (1963), Jan Mossin (1968), Vernon L. Smith (1968) ou Isaac Ehrlich et Gary Becker (1972). Nous voulons témoigner ici de l’apport scientifique de l’un de ces pionniers, Denis Moffet, décédé en avril 2014, et dont la carrière atypique s’est déroulée en actuariat, en économique et en finance à l’Université Laval de 1970 à 2009.

Dans son survol des développements en économie du risque et de l’assurance sur les 40 dernières années, Loubergé (2013) décrit ce champ de recherche comme encore embryonnaire au début des années 1970. L’International Association for the Study of Insurance Economics (également connue sous le nom de « Geneva Association ») venait d’être fondée en 1973 dans le but de promouvoir la recherche et l’enseignement dans ce domaine qui connaîtra un développement considérable par la suite. On peut distinguer trois phases dans cette évolution, phases qui d’ailleurs se chevauchent dans une large mesure : une première consacrée à l’approfondissement du cadre théorique développé dans les articles fondateurs; une seconde à partir de la fin des années 1970 marquée par l’analyse des marchés avec asymétries d’information; enfin, une troisième à partir des années 1980 où l’économie du risque et de l’assurance fait le pont avec la théorie de la finance, laquelle connaît elle-même des avancées majeures. Les travaux de Denis Moffet se situent dans la première phase de cette évolution; voir Loubergé (2013).

Une des principales thématiques analysées dans ces travaux est celle de l’arbitrage entre la couverture d’un risque par l’achat d’assurance ou par la constitution d’un fonds de contingence (ou épargne de précaution), ce qui dans la terminologie moderne de la gestion du risque correspond à l’arbitrage entre le transfert du risque et sa rétention (Moffet 1975, 1977). Comme l’assurance n’est pas vendue à un prix actuariel du fait de l’existence de facteurs de chargement dans la prime, il est avantageux de ne pas transférer la totalité d’un risque, d’où une relation avec les décisions d’épargne (ou de « diversification temporelle ») dans un contexte dynamique. Une deuxième thématique analysée par Denis Moffet est celle de la théorie du consommateur dans le modèle du cycle de vie à horizon aléatoire. Moffet (1978) approfondit le modèle de Yaari (1965) en montrant le rôle que joue la contrainte de non-négativité de la dette actuarielle nette du consommateur dans un marché parfait d’assurance vie et de rentes. Moffet (1979a, 1979b) développe la théorie de la demande d’assurance vie et la demande de rentes lorsque les marchés sont imparfaits, en ce sens que les primes ne sont pas actuarielles. Il montre notamment que (sous des conditions plausibles) un consommateur n’achètera pas simultanément de l’assurance vie (fournissant un capital décès) et un contrat de rentes viagères puisqu’il serait moins coûteux d’obtenir la même couverture en augmentant l’épargne. Enfin, Moffet (1979c) reprend la question classique analysée par Arrow (1963) sur la forme du contrat d’assurance optimal en présence de frais de gestion ou d’un chargement de sécurité, à savoir que le contrat optimal se caractérise par une franchise et de la coassurance. Il montre qu’on peut obtenir les mêmes résultats en appliquant le théorème de partage de risque Pareto efficient de Borch (1960). La production scientifique de Denis Moffet s’est concentrée dans la première partie de sa carrière. Il n’en demeure pas moins un pionnier qui a été aux premières loges du développement de la théorie du risque et de l’assurance au niveau international.

Denis Moffet a évolué au sein de trois facultés de l’Université Laval et ce cheminement atypique s’explique par son âme de pionnier, animée par son désir d’innover et de relever des défis. Il fut de la première promotion du programme d’actuariat en 1968. Il fut par la suite le premier professeur en actuariat à détenir un doctorat. Après avoir démontré ses capacités comme chercheur, il s’est ensuite préoccupé davantage de transmettre et de former des étudiants, d’abord en sciences économiques et ensuite en finance. Au cours de sa carrière, il aura constamment innové en développant une vingtaine de cours sur des sujets aussi variés que la théorie du risque, l’économétrie, l’analyse de l’actualité économique et l’utilisation d’internet pour la gestion de portefeuille. Sa passion pour l’histoire l’a également amené à créer un cours sur les grands financiers, qui recensait les grandes innovations financières des trois derniers millénaires. Il utilisait l’histoire pour mieux comprendre le présent et l’avenir.

Sa carrière ne se limite pas qu’à ses contributions scientifiques ou à son enseignement. Il croyait fermement que les universitaires doivent contribuer au débat public sur les différents enjeux de société et que la recherche de la vérité et la liberté d’expression sont deux valeurs fondamentales qui doivent guider leur travail, peu importe le prix. C’est ce qui l’a amené à être présent dans les médias pour commenter l’actualité économique et financière dans la dernière partie de sa carrière. Il demeure un modèle inspirant quant à l’apport de la réflexion universitaire pour résoudre des problèmes réels.