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Introduction

L’intérêt pour la pratique professionnelle en contexte de parentalité, et plus particulièrement auprès des familles relevant des communautés noires[1], repose principalement sur deux constats. D’une part, les différents professionnels sociaux, dont les psychoéducateurs, sont régulièrement sollicités par les parents pour répondre aux questions qu’ils se posent concernant leurs pratiques parentales (Clément, Gagné et Brunson, 2017). Ayant comme spécificité l’accompagnement des personnes vers une adaptation psychosociale optimale à travers le vécu qu’elles partagent, les psychoéducateurs sont à même d’évaluer et de soutenir les parents, entre autres, concernant leurs pratiques parentales (Ordre des psychoéducateurs et psychoéducatrices du Québec [OPPQ], 2021). D’autre part, l’abus physique constitue le motif de compromission pour lequel le plus grand nombre de signalements concernant les enfants relevant des communautés noires est effectué par les professionnels (Lavergne, Dufour et Couture, 2014). Il apparaît donc essentiel de s’intéresser aux représentations et aux pratiques des professionnels, dont les psychoéducateurs, afin d’éclairer le soutien offert aux familles et l’éventuelle décision de signalement.

Bien que n’étant pas une stratégie disciplinaire dont l’efficacité est reconnue, la punition corporelle peut se présenter dans l’exercice du rôle parental. S’inscrivant sur un même continuum aux nuances souvent ténues, des difficultés peuvent être rencontrées par les professionnels de la santé et des services sociaux qui ne disposent pas toujours des savoirs nécessaires pour distinguer la punition corporelle de l’abus physique, et particulièrement dans les situations ambiguës (Clément et Dufour, 2019; Lavergne, Dufour et Couture, 2014). D’un côté du continuum, l’abus physique désigne des conduites de violence qui dépassent la force raisonnable et qui sont encadrées par la Loi sur la protection de la jeunesse (Gouvernement du Québec, 2021). Elles peuvent entraîner des conséquences importantes chez l’enfant aux niveaux physique, psychologique et développemental. À l’autre extrémité du continuum se trouve la punition corporelle, qui désigne des conduites utilisées pour infliger une certaine douleur à l’enfant en vue de corriger ou de contrôler un comportement non désiré, sans entraîner de blessures (Clément, Chamberland, Côté, Dubeau et Beauvais, 2005). Depuis 2007, des balises légales encadrent le recours à la punition corporelle selon l’article 43 du Code criminel canadien.

La distinction entre punition corporelle et abus physique repose donc, en partie, sur l’évaluation adéquate de ce qu’est une force jugée « raisonnable ». L’ambiguïté que cela pose est soulevée par plusieurs auteurs (Durrant, Fallon, Lefebvre et Allan, 2017), alors que la notion de ce qui est raisonnable ou non peut varier selon les cultures, les époques et l’avancement des connaissances (Clément, Julien, Lévesque et Flores, 2019). Considérant que les psychoéducateurs sont à même d’accompagner les parents vers l’adoption de meilleures pratiques disciplinaires et de détecter les situations pouvant mener à un motif de compromission, il importe de bien les outiller afin d’éviter des conséquences graves pour la sécurité de l’enfant pouvant découler d’une mauvaise reconnaissance des indices d’abus (Gilbert et al., 2009). Or, devant la complexité à définir et à relever adéquatement les indices de punition corporelle et d’abus physique, certains professionnels, dont des psychoéducateurs, peuvent avoir tendance à se baser sur leur propre système de valeurs, ce qui peut entraîner une part de jugement, un traitement différentiel et ultimement influencer leurs pratiques de soutien auprès des familles (Bluestone, 2005).

Défis de l’intervention en contexte interculturel

L’exercice du rôle parental s’inscrit dans un cadre social et culturel donné. La culture se construit grâce à des influences d’ordre social, historique et politique et renvoie, entre autres, à des éléments subjectifs tels que les valeurs et les pratiques ou comportements partagés par les membres d’un groupe (Cohen, 2009; Fiske 2002; Houzelle et Rebillon, 2013). Ainsi, certaines pratiques parentales s’inscrivent dans un contexte qui prend assise dans les valeurs et les croyances partagées par un groupe culturel (Houzelle et Rebillon, 2013). Les pratiques parentales valorisées peuvent varier d’un groupe culturel à un autre, mais peuvent aussi différer selon les caractéristiques propres aux individus et à leurs conditions de vie (Houzelle et Rebillon, 2013). Des divergences en ce qui a trait aux valeurs, aux normes sociales et aux représentations culturelles peuvent donc être rencontrées lors des interventions. Cette réalité a des implications directes dans la pratique des professionnels, dont les psychoéducateurs, alors que les services offerts doivent permettre de répondre à une plus grande diversité de besoins (Dufour, 2019; Wells, Merritt et Briggs, 2009). De plus, il existe pour le professionnel un risque de considérer, à tort, des différences comme étant d’ordre culturel alors qu’elles relèvent plutôt de la dimension personnelle ou du contexte social. Ainsi, sur la base de la couleur de la peau, un professionnel risque de prendre un « raccourci culturel » en jugeant les pratiques parentales comme étant d’ordre culturel, alors qu’elles peuvent être de tout autre nature (Faherty, 2020).

La distinction entre punition corporelle et abus physique repose donc, en partie, sur la légitimité et le jugement posé par la société dans laquelle ces comportements s’inscrivent (Clément, Bouchard, Jetté et Laferrière, 2000). Des biais peuvent s’exprimer lorsque certains professionnels, dont des psychoéducateurs, portent un regard sur une situation en y apposant leur propre système de valeurs, système qui se situe aussi à l’intersection des sphères sociales, culturelles et personnelles. Cette pratique peut contribuer à une plus forte propension à signaler à la Direction de la protection de la jeunesse (ci-après DPJ) des comportements adoptés par certaines familles qui ne s’inscrivent pas en conformité avec ceux adoptés par le groupe majoritaire ou ne sont pas valorisés par le professionnel, ou à l’inverse un professionnel peut tolérer des situations qui présentent un risque de compromettre la sécurité ou le développement d’un enfant. Considérant que les pratiques de soutien des professionnels, dont celles des psychoéducateurs, sont teintées de leurs caractéristiques personnelles, de leurs connaissances et du contexte culturel dans lequel vivent les familles, leur formation professionnelle doit permettre de les outiller à faire face à l’ambiguïté inhérente à plusieurs situations en contexte disciplinaire et interculturel (Bluestone, 2005). Or, selon les résultats de l’étude de Clément et Dufour (2019), les psychoéducateurs sont nombreux à ne pas se sentir formés et outillés pour répondre aux questions des parents, dont ceux relevant des communautés noires, en ce qui concerne les pratiques disciplinaires parentales.

Approches de soutien à la parentalité

Au vu de l’ensemble des enjeux présentés, différentes approches peuvent être adoptées par les psychoéducateurs dans le cadre de leur exercice professionnel. Lamboy (2009) distingue quatre types d’approches professionnelles de soutien à la parentalité susceptibles de s’exercer en contexte disciplinaire. L’approche contraignante désigne l’adoption de pratiques qui visent à « sanctionner plus ou moins autoritairement les écarts des comportements parentaux à la norme » (Houzelle et Rebillon, 2013, p. 66). L’approche compensatoire regroupe des pratiques qui visent à identifier les difficultés rencontrées par la famille pour ensuite y pallier. L’approche qualifiante cherche à valoriser le parent en mettant l’accent sur des pratiques qui tiennent compte de ses ressources et de ses forces. Enfin, l’approche participative est la plus égalitaire dans la mesure où le professionnel et le parent avancent dans un esprit de collaboration et où les compétences de chacun sont mises à profit.

Cadre théorique des représentations sociales

Les représentations sociales désignent « un ensemble organisé et structuré d’informations, de croyances, d’opinions et d’attitudes » (Abric, 2001, p. 82). Elles constituent une forme de savoir pratique à l’origine de la lecture qui est faite par un individu d’une situation donnée et des conduites à adopter dans cette situation (Jodelet, 1989). Ces représentations se construisent à travers l’expérience et les connaissances et elles sont tributaires de principes structurés comme le contexte social et la culture (Abric, 2001). L’étude du contenu des représentations offre une perspective riche et nuancée qui ne se limite pas à statuer de la tolérance ou non d’un individu à l’endroit d’un sujet. Cela explique la pertinence de cette théorie au moment de s’intéresser à des sujets connotés socialement (valorisés ou conflictuels) comme la punition corporelle (Jodelet, 1989).

Abric (2011) attribue quatre fonctions aux représentations sociales. La fonction identitaire concerne les caractéristiques propres à un ensemble d’individus. Cette fonction, qui permet de développer une identité sociale, intervient dans les processus de socialisation ou de comparaison sociale et est à l’origine de la stabilité des représentations sociales. La deuxième fonction, savoir, permet de comprendre et d’expliquer la réalité à travers des connaissances de sens commun. La fonction justificatrice permet de légitimer les prises de position et les comportements. Enfin, la fonction d’orientation correspond aux comportements et aux pratiques adoptées dans un contexte donné. Étudier les représentations sociales des psychoéducateurs invite donc à s’intéresser à la fois à leur posture, soit leurs attitudes et jugements concernant la punition corporelle, et à leurs pratiques professionnelles dans de tels contextes.

Buts et objectif de la recherche

Cette étude vise à explorer le point de vue de futurs psychoéducateurs, en fin de parcours universitaire menant à un ordre professionnel (Ordre des psychoéducateurs et psychoéducatrices du Québec), au sujet de la punition corporelle. Plus précisément, elle vise à décrire leurs représentations sociales à l’égard de la punition corporelle et leurs pratiques de soutien auprès des familles, dont celles relevant des communautés noires.

Méthodologie

Recrutement et participants

Grâce à la conduction d’entrevues de groupes, cette étude qualitative a donné la parole à 23 participants, tous titulaires d’un baccalauréat en psychoéducation et actuellement étudiants universitaires de deuxième cycle en psychoéducation. Après l’obtention du certificat éthique, les participants ont été recrutés, sur une base volontaire, grâce à l’envoi de courriels (liste d’envoi de l’Université de Montréal) et de visites dans certaines classes de cours de l’Université de Montréal.

Cet échantillon comprend 21 femmes et 2 hommes, âgés de 22 à 41 ans (âge moyen de 26 ans). Cet écart de participation entre femmes et hommes est explicable par la féminisation de la psychoéducation. Les participants se sont auto-identifiés majoritairement comme relevant d’une appartenance ethnoculturelle blanche et 2 participants ont mentionné un autre groupe d’appartenance (Arabe, Asiatique). Le tableau 1 rend compte de manière détaillée des caractéristiques professionnelles autorapportées des participants.

Tableau 1

Caractéristiques professionnelles des participants (n = 23)

Caractéristiques professionnelles des participants (n = 23)

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Collecte de données

Les données ont été recueillies entre juillet et septembre 2019, par le biais de cinq entrevues de groupe semi-dirigées. Chaque entrevue, d’une durée de 90 minutes, a regroupé environ cinq participants et a été enregistrée. Le protocole d’entrevue comprenait trois sections. D’abord, la position générale des participants concernant l’utilisation de la punition corporelle à l’endroit des enfants a été explorée. La deuxième section précisait cette exploration en s’intéressant à la position des participants envers la punition corporelle lorsque son utilisation concerne des familles relevant des communautés noires. Les attitudes, connaissances et pratiques des participants ont été mobilisées au sein de ces deux premières sections. Enfin, la troisième section abordait les besoins des participants pour améliorer leurs pratiques professionnelles dans les situations visées. Après chaque entrevue, les participants ont été invités à remplir une fiche sociodémographique portant sur des questions d’ordres personnel et professionnel. Le protocole d’entrevue ainsi que la fiche sociodémographique utilisés sont consultables dans Pelletier Gagnon (2020). Les numéros associés aux citations dans la section « Résultats » désignent l’entrevue de groupe d’où est tiré l’extrait.

Analyse des données

L’analyse thématique a été retenue afin de répondre aux objectifs de la recherche (Paillé et Mucchielli, 2016). Suite à la transcription des entrevues, une lecture flottante des verbatims a permis de « dégager le sens général du récit et cerner les idées majeures propres à orienter le travail d’analyse » (Nadeau, 1988, p. 347). Ensuite, l’identification des unités sémantiques a été réalisée à l’aide du logiciel NVivo 12. Celles-ci ont ensuite été catégorisées sous différents thèmes organisés de manière structurée afin de rendre compte des liens les unissant. Une démarche de thématisation inductive et en continu a été privilégiée afin de réaliser une analyse rigoureuse rendant compte de la richesse contenue dans les verbatims. Suite à une analyse d’organisation thématique ouverte, une arborescence intégrant les quatre fonctions des représentations sociales a été privilégiée, en raison de sa pertinence avec l’objet d’étude. Deux autres analystes ont validé le travail de l’analyste principale à divers moments clés.

Résultats

L’analyse des données a permis de constater que les représentations sociales des participants à l’égard de la punition corporelle chez les familles noires ne sont pas isolables de leurs représentations concernant la punition corporelle de manière générale. Ces analyses étant complémentaires, chaque fonction des représentations sera d’abord présentée selon la position générale des participants, puis complétée par la composante culturelle.

Fonction identitaire des représentations de la punition corporelle

En ce qui concerne la fonction identitaire, une certaine homogénéité peut être dégagée du discours des participants, qui se positionnent personnellement contre l’utilisation de la punition corporelle. Cette position est, entre autres, influencée par une conception de la violence envers les enfants comme étant non acceptable. Si cette position domine, des nuances peuvent toutefois être relevées lorsque certains adoptent une perspective qui intègre leurs expériences personnelles. Pour certains participants, un historique personnel de punition corporelle dans l’enfance peut mener à une moins grande condamnation de cette pratique. Cela s’expliquerait par l’absence perçue de conséquences négatives personnelles.

Moi j’ai déjà eu la fessée quand j’étais jeune, ça m’est arrivé quelques fois et je ne m’en retrouve pas traumatisée. Je n’appuie pas la punition corporelle comme méthode, je ne pense pas qu’elle est efficace. Par contre, qu’elle soit utilisée une ou deux fois dans la vie de l’enfant... Est-ce que cela a vraiment des conséquences à long terme ? Je ne pense pas.

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La fonction identitaire concerne aussi le contexte dans lequel les participants travaillent et la compréhension de leur mandat. Des contraintes inhérentes au milieu scolaire, par exemple, peuvent limiter le champ d’action professionnel :

On va travailler des choses qui se passent à l’école en collaboration avec les parents, mais s’immiscer dans les pratiques parentales ce n’est pas de notre ressort.

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Le mandat professionnel peut aussi limiter, voire décourager, l’introduction d’une pratique de soutien en contexte de punition corporelle :

Je travaille en Centre Jeunesse et si le motif de compromission n’est pas celui-là [punition corporelle], ma priorité va être d’enlever le motif de compromission.

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Ainsi, bien que les participants adoptent une attitude essentiellement défavorable à l’utilisation de la punition corporelle, leurs pratiques ne visent pas toujours à y mettre fin.

Une participante mobilise sa propre appartenance culturelle pour nuancer sa position à l’égard de la punition corporelle. Elle exprime une moins grande condamnation de cette pratique, qu’elle considère comme plus répandue et acceptée au sein de son groupe culturel.

Je viens d’un milieu qui ressemble beaucoup aux communautés noires, la communauté arabe. Je l’ai vue [l’utilisation de la punition corporelle]. Dans tout pays arabe, ça va se voir. Je trouve ça drôle quand certaines personnes vont se positionner : « c’est horrible la punition corporelle ! » et moi je le vois complètement : « wô, c’est si grave que ça ? »

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Certains participants signalent également leur malaise au moment d’aborder la punition corporelle avec les familles relevant d’autres cultures, dont les communautés noires. Ce malaise est attribuable à la crainte que leur intervention soit perçue par la famille comme relevant d’un jugement à leur endroit, complexifiant d’emblée l’établissement d’une relation de confiance :

C’est comme si je remettais en question leurs référents. Je ne veux pas immédiatement les confronter et qu’ils se ferment. Après, l’intervention va être encore plus difficile.

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Fonction savoir des représentations de la punition corporelle

La fonction savoir mobilise les connaissances théoriques et expérientielles des participants, pour donner sens à leurs attitudes à l’égard de la punition corporelle. Certains participants mentionnent que les connaissances acquises au cours de la formation professionnelle, dont celles au sujet des conséquences de la punition corporelle, contribuent à l’adoption d’une position défavorable à son utilisation. Il en est de même pour les connaissances des meilleures pratiques disciplinaires, appuyées scientifiquement comme ayant un impact positif sur le développement de l’enfant. Pour ces participants, ces connaissances représentent un savoir « privilégié » acquis au cours de leur formation universitaire. Ainsi, sans accepter l’usage de la punition corporelle, ils ne condamnent pas d’emblée les personnes qui y ont recours, soulignant que ces dernières ne possèdent peut-être pas ce « savoir privilégié ».

Nous, on voit ça comme étant pas tolérable parce qu’on est au courant qu’il y a d’autres mesures qui fonctionnent mieux. Ça nous a amenés à voir que [la punition corporelle] ce n’est peut-être pas la meilleure chose à faire.

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L’attitude des participants à l’égard de la punition corporelle repose également sur leur capacité à la distinguer de l’abus physique : 

Ce n’est pas si clair. C’est sûr que s’il arrive tous les jours avec des bleus, des marques physiques, c’est peut-être plus évident que c’est de l’abus.

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Certains participants sont également d’avis qu’une même situation peut être jugée différemment selon l’intervenant, car ceux-ci ne se basent pas tous sur les mêmes critères pour distinguer la punition corporelle de l’abus physique. Cette interprétation différentielle confère une part de subjectivité au processus d’évaluation.

Certains savoirs reposent aussi sur les connaissances issues des expériences professionnelles, antérieures ou actuelles, et qui influencent les attitudes des participants.

J’ai vu des enfants qui vivaient de la détresse, qui ne savaient pas s’ils avaient le droit d’en parler [de la punition corporelle]… Je pense que c’est beaucoup d’anxiété […] et le tabou de : « je ne veux pas en parler et que maman/papa aient des conséquences ».

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Les participants mobilisent peu de connaissances formelles ou théoriques lorsqu’il est question de l’intervention en contexte interculturel. Lorsqu’ils le font, on peut noter une prudence dans leurs propos. Le développement de connaissances culturelles est, par ailleurs, reconnu par plusieurs comme un besoin en vue d’améliorer leurs pratiques professionnelles. En outre, on peut relever des différences dans les jugements des participants en ce qui concerne la culture et les pratiques disciplinaires. Ainsi, certains ne croient pas que les parents relevant des communautés noires utilisent davantage la punition corporelle ou que leurs pratiques disciplinaires se distinguent de celles des parents d’autres cultures. Leurs connaissances expérientielles indiquent plutôt une certaine uniformité des pratiques parentales, peu importe la culture. Ils renvoient à ces croyances comme étant des mythes construits par des généralités devenues références.

Des fois, un cas fait la généralité. Je pense que pour certains individus, qui ont moins d’expérience ou qui ont connu un cas particulier, c’est devenu comme un biais.

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Au contraire, d’autres participants estiment que l’utilisation de la punition corporelle est une pratique plus répandue chez les familles relevant des communautés noires. Ils se disent alors moins alarmés par l’utilisation de la punition corporelle chez ces familles comparativement aux autres participants.

Fonction justificatrice des représentations de la punition corporelle

Une troisième fonction permet de justifier les prises de position dans différentes situations. Ainsi, bien que les participants se disent contre l’utilisation de la punition corporelle, ils peuvent adopter une position plus nuancée face à une situation bien précise, en fonction des caractéristiques du geste et de celles de la famille.

Selon certains participants, la nature du geste est primordiale pour juger d’une situation de punition corporelle. Cela comprend son intensité, sa fréquence et tient compte des conséquences pour l’enfant. Plus l’intensité ou la fréquence de la punition corporelle est élevée, plus le geste apparaît condamnable selon les participants.

Un parent qui a vraiment une mauvaise passe, c’est arrivé une fois et c’est vraiment juste transitoire. Ça reste condamnable, mais peut-être moins que [un parent] qui a de la misère à gérer ses émotions et qui va souvent aller vers ces moyens-là.

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Sans banaliser ou accepter les gestes d’intensité moindre, le niveau d’inquiétude du participant ne sera pas le même.

Des coups de ceinture, qui peuvent laisser des marques, versus une tape une fois quand un parent a été impulsif. Ça n’excuse pas les gestes, mais c’est comme un continuum et ça n’a peut-être pas la même gravité.

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L’évaluation de la nature du geste repose aussi sur les connaissances législatives du participant entourant l’usage de la punition corporelle. Rares sont les participants qui établissent une distinction dans leur discours entre la punition corporelle et l’abus physique. Comme l’illustre l’extrait ci-dessus, le participant n’évoque pas explicitement l’abus physique pour appuyer son argumentaire sur la gravité d’une pratique impliquant l’utilisation d’un objet et qui laisse des marques.

Selon les participants, plus l’enfant apparaît vulnérable, plus l’utilisation de la punition corporelle est condamnable. Cette vulnérabilité peut être accrue en raison du jeune âge de l’enfant ou de la présence d’une pathologie chez celui-ci. Une composante émotive est relevée dans le discours des participants lorsqu’il est question des enfants qui subissent la punition corporelle :

Moi, c’est des choses qui viendraient plus me chercher.

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La tolérance de certains participants peut aussi être modulée par le répertoire de stratégies disciplinaires limité des parents. Ainsi, la pauvreté du registre disciplinaire représente un motif plus compréhensible ou recevable quant à l’utilisation de la punition corporelle, qui permet de « faire sens » du recours à cette pratique :

ce n’est pas juste une question morale, mais aussi une question d’habiletés parentales […] ce n’est pas nécessairement qu’ils veulent faire du mal à leur enfant, c’est qu’ils n’ont pas d’autres stratégies à utiliser.

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L’environnement familial renvoie à la présence ou non de stresseurs, comme des difficultés conjugales, qui peuvent constituer, selon les participants, des facteurs précipitant l’utilisation de la punition corporelle. Cette particularité peut alors rendre moins condamnable le recours à cette pratique :

des parents monoparentals [sic] ou en conflit de séparation, ça peut […] favoriser peut-être la punition corporelle.

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Comme nous l’avons mentionné, certains participants croient que la punition corporelle est davantage utilisée par des parents relevant des communautés noires comparativement aux parents relevant d’autres communautés. De leur point de vue, une telle pratique pourrait s’expliquer par la reproduction de gestes appris des générations précédentes et admis culturellement :

l’aspect culturel c’est quelque chose qui est tellement ancré, c’est difficile pour moi de dire que c’est condamnable, car c’est quelque chose qui est devenu normal.

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Les participants tiennent aussi compte de la possible méconnaissance des lois et des pratiques admises au Canada par des parents migrants. Pour eux, il est possible que ces derniers aient recours à des pratiques disciplinaires tolérées au sein de leur propre culture, mais qui sont ici interdites, car considérées comme étant de l’abus physique. Cela amène les participants à faire preuve de compréhension envers l’utilisation de la punition corporelle chez les familles relevant des communautés noires, sans toutefois excuser le recours excessif à de telles pratiques, car les abus demeurent condamnables.

Certains participants soulignent le risque d’un raccourci menant à considérer un groupe comme homogène, en faisant abstraction des différences entre les individus au sein de ce groupe :

On ne peut pas mettre tous les gens [d’une même culture] dans le même panier. Je pense que c’est beaucoup plus important de savoir comment l’enfant se sent par rapport à ça.

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Certains participants reconnaissent que les personnes relevant des communautés noires sont susceptibles d’être confrontées à des formes d’adversité comme la discrimination. La présence de tels facteurs de risque dans l’environnement des familles représenterait un défi supplémentaire à l’intervention professionnelle, en limitant le champ d’action perçu par le participant alors confronté à des enjeux d’ordre macrosystémiques.

J’ai l’impression qu’il y a réellement un racisme systémique par rapport aux jeunes Noirs, métissés ou autre, parce qu’on dirait que leurs opportunités dans la ville sont moins [grandes] de manière générale. […] C’est dur, comment est-ce qu’on travaille ou intervient avec ça ?

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Fonction orientation des représentations de la punition corporelle

L’ensemble des caractéristiques présentées ont ultimement un impact sur les pratiques professionnelles. La fonction orientation permet de rendre compte de ces pratiques selon les quatre approches définies par Lamboy (2009). Ces approches ne sont pas mutuellement exclusives : elles peuvent se combiner ou se succéder si de nouveaux critères amènent l’évaluation du participant ou la situation à évoluer.

L’approche contraignante se matérialise par le recours à des mesures répressives, principalement le signalement à la DPJ. Les participants mobilisent des caractéristiques du geste, de la famille ou encore leur incertitude à savoir quelle approche adopter lorsqu’une situation leur apparaît ambiguë pour justifier le recours à cette approche. Toutefois, l’anticipation de conséquences négatives liées au signalement, comme la perte du lien de confiance avec la famille, décourage certains participants de l’utiliser :

Si le parent sait que c’est nous, ça peut briser le lien. […] Si on perd le lien, si les parents décident qu’ils ne veulent plus le service, on ne peut plus essayer d’améliorer le sort de l’enfant.

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L’approche compensatoire se concrétise, pour les participants, par l’enseignement des meilleures pratiques éducatives aux parents. Pour y parvenir, ils ont, par exemple, recours au « coaching » ou au renforcement en soulignant les bonnes pratiques mises en place par les parents. Certains participants précisent que pour utiliser cette approche, la situation ne doit pas être trop critique :

J’irais dans l’optique de réduire [l’intensité], pour éventuellement faire comprendre le sens.

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L’approche qualifiante met de l’avant la valorisation et le soutien du parent. Les pratiques associées à cette approche mentionnées par des participants sont l’identification des facteurs de risque à l’oeuvre, la reconnaissance et l’intérêt envers la famille et son parcours, ainsi que l’accompagnement :

Je vais essayer davantage de comprendre d’où vient cette pratique. Peut-être éventuellement d’aller trouver des alternatives.

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Enfin, l’approche participative implique la contribution de l’expertise et des forces du parent dans l’intervention. Les participants sollicitent alors davantage leur point de vue et s’intéressent à leur savoir, conférant un rôle actif aux parents dans l’intervention :

C’est important de comprendre pourquoi ils pensent que c’est une bonne idée [la punition corporelle].

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Au vu des nuances apportées concernant l’intervention interculturelle, certains participants mentionnent qu’ils signaleraient moins rapidement les familles relevant des communautés noires en contexte de punition corporelle comparativement aux autres familles :

Il faut intervenir d’une manière peut-être différente, […] l’intervention va être graduée différemment et l’approche plus dans la compréhension.

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Ici, l’approche contraignante n’est donc pas privilégiée, bien que des participants mentionnent pouvoir y recourir s’ils jugent la pratique disciplinaire condamnable.

Comme nous l’avons évoqué précédemment, certains participants sont d’avis que l’utilisation de la punition corporelle chez les familles relevant des communautés noires peut s’expliquer par la reproduction d’une pratique apprise culturellement ou par la méconnaissance des lois canadiennes, ce qui justifie leur recours à l’approche compensatoire ou qualifiante. Ces participants mentionnent alors qu’une éducation des parents sur les conséquences de la punition corporelle et sur les lois en vigueur pourrait mettre fin à l’utilisation de la punition corporelle et favoriser en outre l’appropriation de nouvelles pratiques disciplinaires par ces parents :

Si on dit juste « arrête de frapper ton enfant » ça ne va peut-être pas faire sens pour lui […] donc c’est dans l’éducation du parent : « cette manière-là ne fonctionne pas, voici des alternatives ».

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Enfin, l’approche participative est aussi évoquée par des participants concernant leur pratique auprès des familles relevant des communautés noires. Elle se manifeste, entre autres, par la reconnaissance de certaines pratiques parentales qui s’inscrivent dans un contexte culturel et par les efforts du participant à créer un climat de collaboration avec le parent :

C’est important de démontrer un intérêt, de poser des questions […]. Ça peut amener la collaboration.

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Discussion

Les résultats de cette recherche renforcent la pertinence à utiliser la théorie des représentations sociales au moment de s’intéresser à des enjeux tels que la punition corporelle et la pratique professionnelle en contexte interculturel. À cet égard, l’organisation émergente des résultats a pu être mise directement en parallèle avec les fonctions des représentations définies par Abric (2011). Ainsi, à partir de l’attitude défavorable à la punition corporelle se dégage une pratique professionnelle plus nuancée, voire tolérante. Ce constat met de l’avant la complexité inhérente à l’élaboration d’un jugement clinique et à l’orientation des pratiques professionnelles, particulièrement en contexte de punition corporelle et d’intervention interculturelle.

Cette étude révèle des divergences entre les participants concernant leurs attitudes et leurs pratiques professionnelles en contexte interculturel. Ainsi, certains sont d’avis que les pratiques disciplinaires des parents relevant des communautés noires s’inscrivent dans un cadre culturel et se distinguent de celles d’autres parents, alors que d’autres participants ont une représentation plus homogène des pratiques disciplinaires, quelle que soit l’appartenance culturelle de la famille. Ce résultat rejoint une étude réalisée par Gulfi (2015) qui expose différents profils d’éducateurs sociaux au moment de composer avec la diversité culturelle. Certains privilégient une même intervention pour tous, sans égard à la composante culturelle, d’autres individualisent leur intervention à chaque famille alors qu’un troisième profil adapte ses interventions aux caractéristiques culturelles. Le défi ici est donc de savoir dans quelles situations il est pertinent de considérer la composante culturelle dans l’intervention et comment le faire.

Alors que la complexité de la pratique en contexte interculturel est mentionnée depuis des années par plusieurs auteurs (Morneau, 1999), un consensus autour de la nécessité et de la pertinence de tenir compte de la composante culturelle dans l’intervention se dégage des écrits. Cette considération culturelle implique, entre autres, une prise en compte des différences afin de favoriser une reconnaissance sensible et entière de la culture. Selon Ards, Myers, Malkis, Sugrue et Zhou (2003), l’absence de reconnaissance des différences et un traitement uniforme de tous les enfants, c’est-à-dire sans égard à l’appartenance culturelle, peuvent contribuer à exacerber la disproportion des enfants relevant des communautés noires au sein du système de protection de la jeunesse. Ceci peut relever d’une incompréhension de certaines pratiques parentales différentielles, considérées sans égard au contexte dans lequel elles s’inscrivent. Une volonté d’aplanir les différences pourrait mener à une mauvaise évaluation clinique de la situation. Le professionnel ne doit pourtant pas non plus verser dans la généralisation, où les différences intra-culturelles seraient occultées, car la culture est une caractéristique en mouvance et spécifique à chaque individu (Camilleri, 1989; Rachédi, 2004).

Les résultats de notre étude soulignent aussi le malaise qui caractérise les propos et les pratiques des participants en contexte interculturel. Selon certains participants, ce malaise est attribuable à la crainte que leur intervention soit perçue par la famille relevant des communautés noires comme étant un jugement à leur endroit. À l’instar d’autres auteurs (Audet, 2011; Boudreau, Germain, Rea et Sacco, 2008; Robichaud, 2018), nous faisons l’hypothèse que le malaise des participants à reconnaître et à aborder certains enjeux en contexte culturel s’inscrit dans un cadre sociétal complexe ayant le racisme en filigrane. La conscience de l’historique de discrimination vécue par les communautés noires, mais aussi du caractère toujours actuel du racisme vécu par ces communautés pourrait expliquer en partie ce malaise. Cette réalité rend sensible la pratique professionnelle de certains intervenants psychosociaux, qui semblent chercher ardemment à ne pas reproduire un rapport de « domination » auprès des familles relevant des communautés noires dans le cadre de leur pratique professionnelle. Cette volonté s’exprime aussi dans le malaise à aborder certains éléments avec ces familles par crainte d’être perçu, à tort, comme raciste. Toutefois, cette abstraction de la culture, qui peut conduire à ne pas reconnaître son importance pour la famille, peut relever des enjeux inhérents à l’expression du racisme (Rouchon, Reyre, Taïeb et Moro, 2009). Dès lors, le paradoxe apparaît : en voulant à tout prix s’inscrire en discontinuité avec le racisme, l’on peut tendre à s’en rapprocher.

Le discours des répondants se caractérise également par une mise en perspective de l’altérité, alors que des expressions telles que « ces personnes-là » et « eux » sont parfois utilisées pour faire référence aux familles relevant des communautés noires. Plus précisément, le rapport à l’altérité entre les participants (futurs psychoéducateurs) et les familles relevant des communautés noires rencontrées dans le cadre de leur travail apparaît double. D’une part, ce rapport « nous »/« eux » s’appuie sur la perception du participant que deux cultures se rencontrent. D’autre part, il renvoie à une hiérarchisation des savoirs. À cet égard, le discours de certains participants témoigne d’une conception selon laquelle leur propre savoir (« nous ») est non seulement privilégié, mais est aussi le bon, par comparaison à celui des parents accompagnés dans le cadre de leur travail (« eux »). Si la cohabitation de divers savoirs est inévitable dans une relation d’aide, la manière de l’intégrer ou non dans l’intervention peut varier, allant d’une approche paternaliste à une véritable approche de partenariat entre les familles et les professionnels, qui repose sur la complémentarité et le partage des savoirs respectifs en vue d’atteindre un but commun (Gouvernement du Québec, 2018). Une hiérarchisation des savoirs peut ainsi orienter les pratiques du participant en le menant à adopter un rôle d’expert qui connaît et enseigne les bonnes pratiques parentales et disciplinaires. Ce type d’orientation peut créer des rapports de pouvoir, rapports qui peuvent nuire à la pratique psychosociale.

Forces et limites de l’étude

Le processus réflexif et critique déployé tout au long de l’analyse des résultats représente une force méthodologique dans cette recherche. Ce processus a permis d’assurer et d’accentuer la validité des résultats obtenus, considérant que ceux-ci ont été discutés et nuancés. Si les entrevues de groupes ont permis de générer des échanges riches entre les participants, seuls des constats généraux ont toutefois pu être mis en exergue. De plus, compte tenu de la sensibilité du sujet à l’étude, il est possible que les participants aient été influencés par des enjeux de désirabilité sociale, entravant alors leur transparence durant l’entrevue. Enfin, l’échantillon à l’étude étant composé d’un nombre limité de futurs psychoéducateurs, essentiellement des femmes, les limites quant à la représentativité et la généralisation des résultats ne peuvent être occultées.

Implications pour la recherche et la pratique

À la lumière des résultats, afin que la culture ne devienne pas un vecteur d’éloignement, il apparaît essentiel pour les futurs psychoéducateurs de développer leurs pratiques réflexives afin de favoriser la prise de conscience de leurs malaises et biais à l’égard de certaines pratiques parentales ou groupes culturels (DeLoach, Dvorsky et White-Johnson, 2013; Pumariega et al., 2013). De plus, une pratique qui tient compte de la composante culturelle s’avère indispensable pour apprécier avec justesse et nuances les diverses situations rencontrées (Sarmiento et Lavergne, 2017). Enfin, il semble pertinent que de futures études s’intéressent aux formations offertes aux professionnels de la santé et des services sociaux, dont les psychoéducateurs, afin d’enrichir la compréhension du lien entre la formation et des enjeux tels que la punition corporelle et l’intervention en contexte interculturel.

Conclusion

Cette recherche a porté sur les représentations sociales de la punition corporelle et sur les pratiques de soutien de futurs psychoéducateurs auprès des familles, dont celles relevant des communautés noires. La poursuite de tels objectifs s’inscrit au sein d’une réalité complexe, caractérisée à la fois par des défis professionnels en contexte de punition corporelle et en contexte interculturel. L’analyse thématique a montré que les participants entretiennent une opinion défavorable à l’égard de l’utilisation de la punition corporelle. Toutefois, leur tolérance quant à son utilisation est nuancée en fonction de différentes caractéristiques, dont l’appartenance de la famille aux communautés noires. Les participants tendent à privilégier des approches non contraignantes lorsqu’ils sont appelés à intervenir en contexte de punition corporelle auprès de familles relevant des communautés noires. Des stratégies doivent maintenant être mises en place dans leurs milieux de formation et d’intervention pour les soutenir, afin que les familles se sentent bien accompagnées par des intervenants qui, eux, se sentent légitimes et compétents.