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Introduction

Depuis peu, les recherches autour de la mobilité se multiplient dans diverses disciplines des sciences humaines et sociales. La mobilité, considérée comme ayant des dimensions géographiques mais aussi sociales, voire subjectives (Ortar, Salzbrunn et Stock, 2018), est présentée comme étant facteur de transformation. Pourtant, encore trop rares sont les études s’intéressant à la mobilité des jeunes, se déplaçant souvent dans le cadre de projets familiaux. Selon plusieurs auteurs (Marcu, 2020; Maunaye, 2013), la mobilité permet de faciliter l’insertion sociale et professionnelle des jeunes. Elle constituerait donc un atout, à condition de savoir capitaliser et valoriser ces expériences dans différents contextes et usages. Rechercher les spécificités de la mobilité des jeunes pourrait nous aider à mieux comprendre les dynamiques et trajectoires passées, présentes et futures de ces citoyens.

Dans cet article, nous essayons de mieux comprendre comment s’articulent et s’influencent mutuellement mobilité, potentiel de mobilité et trajectoire migratoire, dans le parcours de jeunes immigrants francophones en Alberta. Nous analysons les processus à l’oeuvre dans l’expérience d’intégration scolaire et sociale d’une jeune issue de l’immigration, à la lumière de ses expériences de mobilité.

Après une brève revue de littérature sur la mobilité et la motilité (définie ici comme la capacité à se déplacer), nous articulons ces concepts avec celui d’individuation, permettant ainsi de mieux définir les trajectoires identitaires et mobiles dans le cas spécifique d’une jeune participante à notre recherche. Nous explicitons ensuite la méthodologie adoptée pour notre recherche avant de présenter les résultats et d’en discuter.

Cadre conceptuel

Étudier la mobilité de façon holistique, en intégrant les dimensions spatiales, humaines et matérielles, mais aussi sociales et subjectives, est un champ relativement récent au sein des sciences humaines et sociales. Avant les années 2000, seules la socio-économie (qui analyse les déplacements quotidiens des humains) et les études migratoires, qui s’intéressent aux mouvements entre États-nations (Ortar, Salzbrunn et Stock, 2018) s’opérant le plus souvent dans le sens Sud-Nord, traitaient spécifiquement de la mobilité. Dans les années 2000, caractérisées par le tournant migratoire (mobility turn), Sheller et Urry (2006) proposent la création d’un nouveau paradigme, celui de la mobilité, attirant l'attention sur les conditions de possibilité et la pluralité des pratiques et des modes de vie associés au déplacement. Ce tournant migratoire ouvre la voie à des études s'intéressant à la mobilité dans plusieurs disciplines, en particulier la géographie, l’anthropologie et la sociologie. L’idée de mobilité varie selon les disciplines: prioritairement spatiale en géographie, elle est avant tout sociale en sociologie et culturelle en anthropologie.

Dans la littérature scientifique, la mobilité est souvent connotée de façon positive et valorisante (Kaufmann, 2005 ; Lindgren et Lundahl, 2010). Selon Sheller et Urry (2006), le pouvoir est une question essentielle dans ce champ d’étude. Kaufmann (2005) soutient que si la mobilité est toujours au coeur des processus de transformations et de changements, qu’ils soient géographiques ou sociaux, ce n’est pas parce qu’on a la possibilité d’être mobile qu’on l’est forcément, suggérant ainsi un lien avec les relations de pouvoir en place et la capacité à agir. Le concept de « régimes de mobilité » (Schiller et Salazar, 2013) met en avant les interconnections entre les types de mobilité et les régimes de pouvoir implicites affectant certains groupes et individus, mobiles ou non, en fonction de la classe, de l’ethnicité, du genre, de l’âge et de la sexualité. S’ajoute à cela l’analyse de Lindgren et Lundahl (2010), estimant que la notion de mobilité contribue à éclairer l’analyse des inégalités sociales.

Prenant en compte les relations de pouvoir et la capacité à agir, Kaufmann et ses collaborateurs (Kaufmann, Bergman et Joye 2004; Kaufmann et Widmer 2005) théorisent la mobilité en reprenant la conceptualisation bourdieusienne du capital (Bourdieu, 1986). Le capital de mobilité ou « motilité » serait une dimension essentielle de l’insertion sociale dans les sociétés confrontées à une multiplication des manières de se déplacer dans le temps et l’espace, et donc d’assurer la coprésence des êtres ou des acteurs (Kaufmann, 2002).

Ces auteurs définissent la motilité comme :

la manière dont un individu ou un groupe fait sien le champ du possible en matière de mobilité et en fait usage. [...] on peut décomposer la motilité en facteurs relatifs aux accessibilités (les conditions auxquelles il est possible d’utiliser l’offre au sens large), aux compétences (que nécessite l’usage de cette offre) et à l’appropriation (l’évaluation des possibilités).

Kaufmann et Widmer, 2005, p. 200

Les sociologues soulignent que la motilité peut rester à l’état de potentiel. Ils remarquent aussi que l’on sait peu de chose sur l’acquisition de la motilité mais suggèrent que ce capital se construit et s’apprend souvent dans le cadre familial, faisant l’hypothèse que la motilité dépend à la fois du fonctionnement au quotidien de la famille et de ses structures.

Vatz Laaroussi (2009) situe le projet familial de mobilité au coeur des migrations contemporaines, s’inscrivant dans des stratégies de citoyenneté et d’intégration. Elle rappelle que les enfants sont souvent les éléments centraux dans la décision de migrer, les parents espérant leur permettre un meilleur avenir. Veale et Donà (2014) estiment que les adolescents ayant migré envisagent souvent un avenir mobile, que les familles migrent souvent plusieurs fois et que, même une fois installées, elles restent très mobiles.

Toutefois, peu de recherches existent sur les jeunes migrants, car il est sous-entendu que les enfants migrent du fait de leurs parents. Pourtant, Veale et Donà (2014) voient dans l’analyse des trajectoires mobiles des jeunes une source riche et nouvelle d’information sur leurs expériences ainsi que, plus globalement, sur les changements économiques et sociaux. Selon elles, les enfants et les jeunes migrants sont engagés dans des processus de globalisation, devenant les destinataires et les promoteurs d’une culture jeune globale, ouvrant la voie à des cultures et des identités complexes et hybrides.

Maunaye (2013) remarque que la mobilité géographique marque sensiblement les cheminements des jeunes vers l’âge adulte et leur insertion sociale et professionnelle. Les ancrages d’origine influencent diversement la construction des trajectoires de mobilité. Il nous semble ainsi opportun d’articuler la notion de motilité à celle de trajectoire identitaire, vue comme un processus d’individuation (Simondon, 2007), ce qui repositionne la motilité comme participant à la construction de l’individu.

Simondon (2007) conceptualise l’individuation comme une construction dynamique et permanente de l’individu. Celle-ci, désormais considérée comme un processus et non comme le résultat d’évènements passés, ne s’opère que dans l’équilibre métastable, c’est-à-dire dans un état riche de tensions et de potentiels. Pour s’individuer, les individus doivent résoudre des tensions, grâce à une structuration interne faisant que « les conséquences du passé ne sont pas éliminées de l’individu et lui servent à la fois d’instrument pour résoudre les difficultés à venir et d’obstacle pour accéder à des types nouveaux de problèmes et de situations » (p. 80). En d’autres termes, pour le philosophe, l’individuation est toujours en cours, intégrant les expériences passées mais s’ouvrant sur un futur de potentiels. Cette individuation psychique se réalise simultanément à l’individuation collective, qui se base elle aussi sur les résolutions de tensions au sein des divers collectifs que l’individu fréquente.

Nous analysons ici comment la motilité et l’individuation s’articulent au fil des récits narratifs de Victorine, jeune ivoirienne de 21 ans, vivant depuis plusieurs années en Alberta. À travers ses récits, il s’agit de savoir comment ses capitaux de mobilité sont utilisés en tant que ressources à son individuation.

Méthodologie

L’étude de cas présentée ici est issue d’une recherche comparative plus vaste entre deux provinces canadiennes, l’Ontario et l’Alberta, réalisée entre 2017 et 2020. Elle porte sur l’expérience socio-scolaire de 16 jeunes issus de l’immigration, diplômés d’écoles secondaires francophones à Toronto et à Edmonton. Quelles ressources internes et externes les jeunes mobilisent-ils pour faciliter leur intégration en milieu francophone minoritaire ? Dans quelle mesure leurs parcours migratoires sont-ils influencés par ou ont influencé leur capital de mobilité ?

L’étude s’intéresse en particulier à des jeunes immigrants de première génération et de minorités visibles, âgés de 19 à 24 ans, ayant terminé depuis moins d’un an leurs études secondaires de 12e année à l’école de langue française et inscrits dans des programmes d’études au niveau collégial/universitaire ou ayant intégré directement le marché du travail après leurs études secondaires. L’objectif principal est de dégager les processus à l’oeuvre dans l’expérience d’intégration socio-scolaire de ces jeunes immigrants à partir de leur récit narratif individuel.

Ces discours narratifs s’articulent autour de trois grands axes : la compréhension du contexte familial et de leur trajectoire de migration et de scolarisation pré-migration ; l’explicitation de leurs expériences d’intégration scolaire et sociale à leur arrivée au Canada et enfin l’influence de ces expériences sur la manière dont ils envisagent leur mobilité future. Ce texte porte sur les données recueillies auprès d’une participante de l’Alberta.

Le récit de vie permet de donner une voix aux participants et leur permet d’être activement engagés dans le déroulement de l’entretien. En effet, le participant peut raconter son histoire ou simplement une partie de celle-ci, au fil de sa trajectoire dans le temps et dans l’espace (Bertaux, 1997). Pour les jeunes immigrants de minorités visibles rencontrés, son utilisation est source d’empowerment, leur permettant a posteriori de donner sens à leur expérience d’immigration, qui relève d’une décision familiale où les enfants ne sont pas toujours convoqués (Rachédi et Vatz Laaroussi, 2016).

Ces récits de vie sont recueillis par l’entremise d’entretiens semi-directifs pour permettre de contextualiser ces trajectoires dans des environnements plus larges que la simple histoire individuelle (Bertaux, 2000). Échelonnés sur deux ans, ces entretiens individuels ont été menés en Alberta avec les huit participants, recrutés par le biais des écoles, d’un organisme communautaire d’accueil des immigrants et de références par d’autres jeunes participant à cette recherche. Le premier entretien est centré sur leur expérience sociale et scolaire dans leur pays d’origine, ainsi que sur leur expérience d’immigration et leur arrivée au Canada. Le second entretien porte davantage sur leur intégration sociale et scolaire, leur situation actuelle et leurs perspectives d’avenir. L’utilisation de plusieurs entretiens permet de développer une relation de confiance entre les jeunes et les chercheures et d’effectuer une analyse comparative plus en profondeur, en revenant sur certains aspects du discours des participants restés flous ou tus. L’étendue dans le temps permet aussi de mieux appréhender l’aspect dynamique et évolutif non seulement du parcours scolaire mais aussi du parcours identitaire, pour des jeunes plus âgés et plus indépendants au fil des différentes rencontres. Les participants ont aussi l’occasion de s’autocorriger et d’apporter davantage de réflexion personnelle dans le récit de leur trajectoire.

Les entretiens sont ensuite retranscrits intégralement pour l’analyse. Nous avons procédé à une première lecture flottante des transcriptions avant de faire un premier codage thématique des données. Cette étape, à la fois déductive et inductive, permet de générer une liste extensive de codes. Une codification en aveugle de quelques transcriptions permet de ne retenir que les codes pertinents pour la spécificité des données recueillies (Paillé, 2007). Une analyse individuelle et croisée des transcriptions est réalisée afin de rendre compte à la fois de la spécificité des récits de vie et des thématiques similaires et distinctes qui en émergent.

Dans cet article, nous focalisons notre attention sur une seule participante, Victorine (pseudonyme), afin de mieux comprendre sa trajectoire de mobilité à partir de son récit de vie. Des éléments de comparaison avec une autre participante sont apportés en conclusion.

Résultats

Au travers de deux entretiens réalisés à un an d’intervalle, nous avons pu établir la chronologie du récit de Victorine. Elle est née en 1997 en Côte d’Ivoire, d’un père travaillant dans le pétrole et d’une mère d’origine guinéenne ayant fait des études de commerce et de psychologie. En 2002, dans un contexte de crise politico-militaire du pays, son père part travailler comme électricien aux États-Unis, dans l’optique de regrouper sa famille en Amérique du Nord. Après le décès de son petit frère en 2011 des suites d’une longue maladie, Victorine et sa mère rejoignent le père au Canada en mai 2012. Alors que sa mère reprend des études dans une institution universitaire francophone en Alberta (pour être aujourd’hui enseignante), Victorine arrive en 10e année dans une école francophone catholique à Edmonton.

Il importe à présent de voir comment la trajectoire personnelle de cette jeune femme s’inscrit dans les contextes sociaux que sont la famille, l’école et les autres réseaux qu’elle détaille, et comment cette trajectoire influe sur sa motilité.

De l’absence et de la présence de la famille

Selon Victorine, sa famille est très présente, notamment quand elle aborde ses choix scolaires. Elle évoque ses parents, son frère mais aussi ses oncles et cousins qui l’ont aidée à s’installer à Edmonton. Lors du premier entretien, elle vit chez l’un de ses oncles.

Paradoxalement, ses souvenirs d’enfance en Côte d’Ivoire sont marqués par l’absence, celle du père parti quand elle avait cinq ans, celle de son petit frère et de sa mère qui étaient plus souvent à l’hôpital qu’à la maison. Les souvenirs de cette période douloureuse sont assez flous lors de son premier entretien :

Quand j’avais 5 ans, 5-6 ans, mon père est allé aux États-Unis pour travailler et donc je suis restée avec ma mère et mon frère et puis mon frère est décédé en 2011, mon petit frère. […] c’était... ma mère était beaucoup à l’hôpital. […] à cause de mon frère, parce que c’était mon petit frère, il fallait qu’elle soit toujours avec lui à l’hôpital presque chaque jour, une fois par semaine ou souvent plus d’une fois par semaine.

Entretien 1

Cette absence n’est pas que physique, elle est aussi affective, puisque Victorine estime que personne ne se rendait compte que l’attention maternelle n’était pas distribuée de la même façon entre elle et son frère. 

[…] c’était pas la même attention parce que forcément il est malade, moi le sentiment que j’ai c’est que personne ne se rendait compte qu’elle donnait moins d’attention à une personne que l’autre, parce qu’on avait tous notre attention sur la même personne.

Entretien 1

Après le décès de son frère, le départ de Côte d’Ivoire lui semble évident puisque, son père ayant immigré, elle savait qu’elle et sa mère le rejoindraient. Ce départ se fait par ailleurs sur fond de crise politique et de combats au sein du pays, éléments que Victorine omet dans les entretiens. La destination fut directement Edmonton, suivant les conseils d’amis de son père concernant les opportunités de travail en Alberta. Les retrouvailles avec son père, après dix ans de vie séparée, ont donné lieu à des ajustements des deux côtés.

Transition culturelle

À son arrivée, Victorine se souvient d’avoir appréhendé le froid albertain et d’avoir été surprise par l’accueil chaleureux des gens. Une fois la famille réunie, elle explique qu’ils ont passé trois semaines chez des amis en banlieue d’Edmonton, avant d’aller dans l’ouest de la métropole et d’être fortement soutenus par le Centre d’accueil et d’établissement des immigrants francophones, concernant, se souvient-elle, l’acquisition de meubles.

L’école

Sur le plan scolaire, les parents de Victorine ont toujours été très impliqués dans les choix de leur fille. Jugeant les écoles publiques trop laxistes, et bien qu’issue de famille musulmane, sa mère l’inscrit en Côte d’Ivoire comme en Alberta dans des écoles catholiques. C’est aussi sa mère qui lui fait sauter une classe :

En Côte d’Ivoire tu peux genre faire skipper l’élève d’une classe quand le niveau est vraiment bon, donc mon enseignante, elle a décidé de faire ça et ma mère était d’accord avec. [...] j’ai pas fait ma 6e année.

Entretien 1

Afin de préparer l’examen obligatoire en Côte d’Ivoire de fin de 6e année, la mère de Victorine fait venir un enseignant particulier. Si les souvenirs de Victorine sont flous quant à l’année scolaire qu’elle a sautée, elle se souvient très bien de l’attention des autres élèves et des enseignants du fait qu’elle était la plus jeune dans les classes.

Une fois arrivée en Alberta, son père est très présent dans les choix scolaires de Victorine, la poussant toujours à viser un niveau dépassant sa zone de confort :

J’avais maths mais tiret 1 […], mon père voulait pas que je fasse tiret 2. […] parce qu’il dit que c’est trop faible. […] 20-1 ça allait, mais 30-1 j’ai eu 50 % juste, tout rond. [...] Il m’a dit, si tu peux, va en tiret 1, pourquoi pas, peut-être que ça va t’ouvrir plus de portes donc je me suis dit ok [...].

Entretien 2

Ces choix faits par son père expriment une bonne connaissance du système scolaire albertain, puisque pour entrer dans certains programmes universitaires, le niveau le plus avancé (tiret 1) est nécessaire.

Transition entre deux cultures éducatives

En arrivant en Alberta en 2012, Victorine a aussi aménagé son emploi du temps, choisissant de suivre des cours en ligne avant la rentrée scolaire pour réviser et passer certaines matières comme la physique-chimie ou la biologie avant la rentrée en personne. Elle comprend aussi que, du fait de son jeune âge, elle devra refaire une 10e année à son arrivée. En fait, le conseil scolaire francophone souhaitait la faire entrer en 9e année mais Victorine a refusé car cela lui aurait fait perdre deux ans.

Je pense qu’avec l’âge, vu que j’ai sauté une classe, j’étais vraiment beaucoup plus petite donc normalement je devais aller en 9e année mais quand ils ont dit ça à ma mère j’ai dit non, je peux vraiment pas rentrer en 9e année, c’est genre deux ans en arrière.

Entretien 2

C’est à ce moment précis, lors du second entretien, que Victorine exprime une certaine prise de contrôle, d’empowerment, sur sa trajectoire scolaire. Ce ne sont plus ses parents qui gèrent seuls, Victorine se positionnant comme actrice de sa propre trajectoire scolaire.

Elle reconnaît en revanche a posteriori avoir apprécié le compromis de refaire sa 10e année, ce qui l’a aidée dans sa période de transition et d’acculturation vers une culture éducative nouvelle. Elle note sa surprise de s’adapter aussi rapidement, même si lors du second entretien elle admet avoir dû ajuster sa technique d’étude pour que celle-ci ne repose plus uniquement sur la mémorisation mais aussi sur la compréhension du contenu. Elle attribue cette transition rapide à deux facteurs : d’une part, à l’encadrement continu de ses parents dans sa scolarité, en particulier sa mère, qui s’implique dans son cheminement scolaire et se renseigne en amont sur les classes, d’autre part au fait de fréquenter les associations communautaires du milieu minoritaire francophone, qui sont source d’appui et d’information importantes et favorisent ainsi une meilleure intégration (Jardim et Da Silva, 2019).

Elle estime que son arrivée en école francophone a facilité son intégration scolaire. Victorine, se comparant à certains de ses amis, immigrants francophones comme elle mais dont les parents ont fait le choix de l’école anglophone, estime que l’école francophone lui a permis de « ne pas perdre de temps ».

[…] je connais plein de gens qui sont allés directement dans des écoles anglophones et qui ont fini deux ans après moi, j’ai plein d’amis comme ça. Après, ils sont quand même revenus au système francophone, donc je me dis que c’est une perte de temps [...].

Entretien 1

Concernant la pratique de la langue anglaise, Victorine explique qu’en arrivant elle avait déjà un très bon niveau à l’écrit, mais pas à l’oral. Dès son arrivée, elle choisit alors de suivre des cours d’anglais en ligne afin d’être au niveau lors de la rentrée scolaire de septembre. Elle estime mieux parler anglais désormais que ses amis qui sont à l’école anglophone.

Cependant, elle soulève un point négatif sur le fait d’être à l’école francophone dans une province anglophone : celle-ci étant beaucoup plus petite, elle estime que tous les élèves se connaissent et, de ce fait, il est plus long de s’intégrer socialement, de se faire des amis. En outre, lors du second entretien, elle estime qu’à l’école où elle a étudié, les élèves se regroupaient selon les affinités d’âge ou d’origine culturelle, excluant ainsi certains élèves.

Études universitaires

Actuellement en quatrième année d’études universitaires (baccalauréat en art), Victorine affirme avoir choisi le campus francophone dans cette université anglophone à la fois pour sa proximité avec son lieu de domicile et pour sa petite taille, correspondant à son caractère, qu’elle qualifie d’« introverti ».

Lors du premier entretien, elle hésite entre poursuivre des études en droit ou en relations internationales. Bien qu’elle souhaite devenir avocate, elle craint un long et difficile cursus. Elle préfère ainsi se doter d’un plan B avec une maîtrise en relations internationales. Elle aimerait aller à l’Université d’Ottawa pour faire une licence bilingue de droit (diplôme de premier cycle universitaire) avant d’enchaîner sur une maîtrise. Lors du second entretien, Victorine confirme son projet professionnel et n’évoque plus de plan B : à la date de l’entrevue en avril 2019, elle attend la décision pour l’admission au programme de droit.

Même si elle peut postuler à cette licence dès sa troisième année d’études universitaires, Victorine préfère, contre l’avis de sa mère, attendre d’obtenir son diplôme pour envoyer sa candidature. Elle explique sa décision par le fait qu’elle souhaite être prudente et avoir un diplôme au cas où elle change d’avis.

Le positionnement de Victorine évolue durant son parcours scolaire : d’enfant effacée au sein d’une famille qui suit attentivement son évolution scolaire et veut lui offrir les meilleures chances (professeur particulier, immigration, choix des écoles catholiques réputées plus strictes et performantes, choix des cours plus avancés, etc.), brillante par ses résultats scolaires, elle s’implique davantage dans son orientation et trajectoire scolaire à partir de son arrivée en Alberta. Notons toutefois que les parents restent très présents dans ce domaine. Ensuite, elle décide elle-même de son orientation en dépit des conseils de sa mère. Tout au long de son parcours, Victorine s’émancipe et s’approprie sa trajectoire scolaire et son orientation professionnelle future.

Réseaux sociaux de mobilité

La rentrée scolaire à l’école francophone a été difficile pour Victorine, qui ne connaissait personne et se souvient d’avoir passé son premier jour d’école en Alberta seule. Elle a trouvé complexe de quitter ses amis en Côte d’Ivoire et de s’en recréer de nouveaux en Alberta. Elle note que ses amis actuels sont tous immigrants et francophones.

Mes amis, j’ai beaucoup d’amis migrants et enfin je connais des gens dans la communauté francophone albertaine mais on ne serait pas amis-amis au point de se voir genre tous les jours […].

Enquêtrice : Et des immigrants africains ou des immigrants de partout?

Victorine : Africains et de partout, je dirais.

Entretien 1

Au fil des entretiens, Victorine occupe différents espaces sociaux. Elle participe par exemple aux événements réguliers d’une association d’Ivoiriens. Elle estime que, si au début elle était timide, désormais tout le monde la connaît grâce notamment à la popularité de son père. Elle participe également aux activités de la Cité francophone, qui lui ont permis d’élargir son réseau d’amis. Elle est aussi bénévole au sein de différentes associations.

S’affirmant d’un naturel réservé, « aimant rester dans sa coquille », elle estime que son caractère est la raison pour laquelle elle ne se sent pas intégrée à 100 % dans la société albertaine mais plutôt à 60 % ou 70 %. Ce trait de caractère inquiète son père, qui la force à aller vers les autres, en utilisant des méthodes originales :

C’est-à-dire qu’il m’envoie dans des endroits publics et il me laissait toute seule en mode « je m’en vais ». […] Oui il te laisse dans un mall, tu le regardes « comment je vais demander les directions ? », il te dit « je ne sais pas, je m’en vais », il te laisse.

Entretien 2

Lors du second entretien réalisé un an plus tard, Victorine ne se considère toujours pas comme francophone de l’Alberta, mais plutôt comme francophone et canadienne. Pour elle, être francophone est une fierté :

[…] ce n’est pas tout le monde qui parle français, je trouve que surtout en Alberta et au Canada c’est un gros avantage de parler couramment français, d’étudier en français. Donc de ce fait-là je suis fière [...].

Entretien 2

En outre, si elle maîtrise le français, l’anglais, le malinké et a des notions en soussou, elle parle principalement le français et l’anglais et réserve le malinké à ses parents ou certains cousins.

À propos de son affiliation identitaire, elle affirme jouir d’une identité hybride, canadienne et ivoirienne :

Hum, je me sens plus Canadienne, plus Ivoirienne. Je ne sais pas. Un peu des deux. Mais je dirais un peu plus Canadienne dans le sens où j’ai fait mes plus grandes choses, plus importantes de ma vie au Canada. Donc c’est un peu ça. En Côte d’Ivoire oui, je suis née, j’ai grandi en Côte d’Ivoire, j’ai plein de souvenirs, à chaque fois que je peux je vais en Côte d’Ivoire, mais c’est un peu ici que je vis tous les jours donc […].

Entretien 2

Victorine suggère par ailleurs que sa trajectoire scolaire aurait été très différente si elle était restée en Côte d’Ivoire et que cette double culture, ivoirienne et canadienne, lui permet d’avoir du recul sur son quotidien.

Ainsi, ses réseaux sociaux, tout comme ses décisions au niveau scolaire, présentent des similarités : si l’influence familiale semble indéniable, Victorine prend progressivement du pouvoir et occupe de nouveaux espaces de sociabilité, grâce notamment au bénévolat qu’elle effectue dans des associations francophones, tout en conservant le réseau social qu’elle s’était construit en Côte d’Ivoire. Cette multi-appartenance, que ce soit sur les plans culturel, social ou langagier, se retrouve dans d’autres aspects de sa vie, comme celui de la religion notamment. Musulmane scolarisée dans des écoles catholiques, elle y a ainsi suivi les cours de religion et les prières sans réticence, estimant que cela lui permet d’avoir une plus grande tolérance et du recul, avec ses amis notamment :

Je pense que ça m’a donné une assez bonne ouverture d’esprit et il y a des débats auxquels je ne participe pas, [...] c’est juste la même chose, écrite par deux groupes différents, juste si ça se trouve c’est peut-être la même personne qui a écrit les deux livres, je ne sais pas mais ils sont assez similaires.

Entretien 2

Discussion

Tout au long de son récit, Victorine est positionnée par les institutions scolaires qu’elle fréquente : d’élève brillante en Côte d’Ivoire sautant une classe, elle est initialement inscrite deux ans en arrière par l’école albertaine. Elle est ensuite repositionnée en tant que bonne élève, pour accéder à une institution universitaire en Alberta et possiblement à Ottawa. Sa conscience de cette trajectoire « objective » selon Dubar (1998) est omniprésente dans les entretiens quand elle se réfère à la perte de temps scolaire qui aurait pu avoir lieu si elle avait fréquenté l’école anglophone ou si elle était restée en Côte D’ivoire.

En filigrane, on voit aussi comment les différents niveaux du récit narratif entrent en relation. Le fait que Victorine suive sa scolarité dans des établissements privés et catholiques en Côte d’Ivoire peut s’expliquer car l’éducation nationale ivoirienne est en proie à une forte crise au début des années 2000 (Lanoue, 2004). Ainsi ses parents, tous deux scolarisés, ont-ils préféré la placer dans des institutions privées avant d’émigrer et que la famille soit réunie. La trajectoire individuelle décrite par Victorine s’insère dans un projet familial, en particulier face à la situation politique et économique traversée par le pays d’origine. Cette conscience est renforcée notamment par le soutien qu’apportent les parents : sa mère lui suggère de postuler à la licence en droit avant même d’avoir obtenu son diplôme d’études universitaires et son père la pousse toujours à choisir un niveau plus avancé dans certaines matières.

Devant cette trajectoire objective, duale du fait de la migration, Victorine ne peut s’empêcher de se comparer à ses amis de Côte d’Ivoire mais aussi aux immigrants qui ont fait d’autres choix, comme celui de l’école anglophone. De ces comparaisons, souvent valorisantes, elle conclut qu’elle n’a pas « perdu de temps » à l’école, étant fière de sa francophonie et de ses différences, qui l’enrichissent, comme le fait de parler malinké ou d’être musulmane dans un monde scolaire catholique. Ces spécificités lui permettent notamment de jouer de ce positionnement objectif dans les institutions et devant les acteurs sociaux et scolaires. Tout au long des entretiens, elle semble se construire entre la trajectoire institutionnelle, celle d’être catholique et francophone puisque fréquentant un système scolaire catholique et francophone, et une trajectoire plurielle, plus officieuse et complexe.

Concernant sa trajectoire subjective, Victorine se positionne différemment lors des deux entretiens. Lors du second entretien, Victorine s’affirme désormais comme décisionnaire de sa trajectoire, que ce soit dans le redoublement à son arrivée ou dans le choix de l’université, un empowerment que nous n’avions pas ressenti lors du premier entretien. Au-delà des thèmes abordés, la mise en récit de sa vie a provoqué chez elle une réflexivité, une mise à distance et une mise en cohérence de son histoire, de sa trajectoire identitaire, des événements qui lui ont été imposés (la situation politique et éducative de son pays d’origine, le décès de son frère, le départ de son père, le départ de son pays) et on assiste à une prise de pouvoir sur ce nouvel environnement à la fois culturel (bénévolat dans les associations) et scolaire. Elle souligne aussi le rôle omniprésent de ses parents dans cette trajectoire. De seuls décisionnaires dans l’éducation, ils sont ensuite devenus soutiens – notamment lorsqu’ils la poussent à aller dans les associations mais aussi à « sortir de sa coquille » – puis conseillers. Même une fois séparés, puisqu’ils vivent désormais à plus de cent kilomètres les uns des autres, Victorine déclare passer le plus clair de son temps avec sa mère.

Kaufmann, pour définir la motilité, formule trois caractéristiques dont il faut tenir compte : l’accessibilité, les compétences et l’appropriation (Kaufmann, 2005). En examinant la trajectoire de Victorine et notamment le support permanent de ses parents au niveau scolaire et social, on voit que ces derniers lui permettent d’avoir accès aux ressources offertes par le territoire, tant au niveau des cours en ligne ou de l’aménagement de l’emploi du temps que de l’accès à des associations et aux événements que ces dernières organisent. Ensuite, Victorine utilise et s’approprie ces ressources, qui font désormais partie de son identité hybride. Ses capacités de mobilité dans un espace tiers (Bhabha, 1994) lui permettent, dans une société multiculturelle comme l’est le Canada, de se sentir intégrée en tant que Ivoiro-Canadienne plurilingue.

La motilité suit l’évolution de la trajectoire identitaire de Victorine. Son empowerment sur son environnement proche lui permet de créer des espaces de sociabilité, de s’adapter à son environnement et de s’approprier les ressources disponibles, qu’elles soient affectives, scolaires ou sociales.

Victorine définit également son processus d’individuation, et notamment la manière dont celui-ci interagit avec sa motilité. Les tensions générées par le départ de son père, l’hospitalisation et le décès de son petit frère et le sentiment d’absence de ses parents en Côte d’Ivoire lui ont permis d’ouvrir des équilibres métastables et productifs au niveau scolaire : l’attention qu’elle ressentait ne pas avoir auprès de sa famille lui a permis d’en trouver dans un autre espace, en milieu scolaire. Cet équilibre devient par ailleurs une nouvelle fois métastable lors de son départ pour l’Alberta quelques années plus tard, alors que Victorine doit désormais s’individuer à partir de sa culture d’origine afin de trouver une cohérence avec la culture d’accueil. Cette résolution ne se fait pas en remplaçant une culture par une autre mais en utilisant les potentiels de chacune afin de construire une identité multiculturelle. Ainsi, concernant la culture scolaire, Victorine s’appuie sur ses acquis à l’école ivoirienne pour refuser d’être rétrogradée dans le système scolaire albertain. Se percevant comme bonne élève, elle choisit de ne refaire qu’une seule année et d’écouter son père quand celui-ci l’incite à se dépasser, en mathématiques notamment.

Si elle entend les conseils et le soutien de ses parents, elle prend progressivement ses propres décisions, jusqu'à aller à l’encontre de leurs conseils lors de son inscription à l’université. Elle s’individualise aussi vis-à-vis de ses amis restés en Côte d’Ivoire qui, selon elle, ne bénéficient pas d’une bonne structure universitaire, ainsi que de ses amis dont les parents ont choisi l’école anglophone à l’arrivée au Canada. Tout au long du parcours qu’elle retrace, sa motilité évolue avec le temps mais aussi dans les différents espaces de sociabilité intersectés qu’elle fréquente : familial, scolaire, amical, identitaire (canadienne et ivoirienne), plurilingue (parle français, anglais, malinké et soussou) et interconfessionnel (catholique et musulman). Ce capital de motilité riche lui permet de passer aisément d’un espace à l’autre.

Notons toutefois l’homogénéité « sur papier » de ces différents espaces, puisqu’il s’avère que ses réseaux sociaux sont majoritairement en lien avec l’Afrique de l’Ouest et la francophonie internationale : elle ne s’identifie pas comme franco-albertaine. Il convient d’aborder ici ce qui est peut-être une limite de la mise en récit narratif comme outil d’investigation, puisque Victorine dans ses propos met en cohérence la pluralité de ses différents espaces sociaux sans évoquer certains cloisonnements ou rapports de force pouvant émerger.

Ainsi, son individuation est marquée par sa capacité à évoluer dans des espaces tiers qui n’étaient pas initialement les siens. Sa motilité, sa capacité de mouvement, s’exprime ici sans opposer ces espaces distincts mais en les rassemblant de façon cohérente dans son appropriation du monde : pour elle, les deux religions (catholique et musulmane) se rejoignent plus qu’elles ne se différencient, les langues qu’elle parle et comprend lui permettent de faire le pont entre différents espaces et d’en rendre les frontières floues. Il en est de même quand elle évoque sa timidité : elle estime désormais pouvoir être perçue comme réservée par certains et plus extravertie par d’autres.

Ce processus d’individuation se fait aussi grâce aux entretiens puisque la mise en récit, d’un entretien à l’autre, change très sensiblement, ainsi que la position que se donne Victorine lors de chaque entretien. En effet, si lors du premier elle demeure en retrait et raconte son parcours sans trop d’implication, lors du second, elle précise et justifie souvent sa position.

Conclusion

En nous appuyant sur son récit narratif, nous avons pu retracer les différentes trajectoires mobiles et individuelles mais aussi en filigrane, plus collectives, de Victorine, jeune étudiante d’origine ivoirienne à l’Université d’Alberta. Son individuation marquée par son empowerment progressif sur son avenir et sa capacité à évoluer au sein de divers milieux culturels et sociaux éclaire la manière dont sa motilité se construit et lui permet de s’émanciper vis-à-vis de sa famille. En effet, si la source de ce capital tient à la relation qu’elle entretient avec ses parents, ce même capital lui permet aussi de s’autonomiser et de se distancer, physiquement, mais aussi scolairement, puisque Victorine prend à présent elle-même des décisions concernant son avenir scolaire et professionnel.

Par contraste, Cathy, originaire elle aussi de Côte d’Ivoire, arrivée à l’âge de 17 ans à Edmonton avec ses deux parents et une de ses soeurs, connaît une trajectoire légèrement différente. Comme Victorine, elle a dû négocier son entrée au sein de l’école albertaine afin de ne pas être rétrogradée. Elle s’est aussi appuyée fortement sur le réseau africain et francophone d’Edmonton afin de s’intégrer. Toutefois, avertie du projet migratoire une semaine seulement avant son départ, elle affirme deux ans après avoir « la mentalité canadienne mais l’esprit africain ». À l’entendre, les trois composantes de la motilité sont réparties différemment par rapport à Victorine : si elle s’est appuyée sur le réseau de sa tante lors de son installation en Alberta, elle mentionne assez peu ses parents comme guides, préférant mettre en avant son caractère extraverti afin d’accéder aux ressources albertaines et se les approprier (bénévolat, expériences professionnelles…). Si sa maîtrise de la langue française lui a très vite permis de s’intégrer par du bénévolat au sein de la communauté francophone, elle essaie, par ses expériences professionnelles, d’intégrer le monde anglophone. Or, malgré son souhait d’intégrer une école anglophone, il semble qu’elle ait dû changer son orientation vers un cursus francophone dans une université du Nouveau-Brunswick. Cette difficulté à s’intégrer à un milieu plus anglophone est un élément fréquemment rencontré au cours de cette étude et cela semble présenter une limite forte à la mobilité sociale mais aussi géographique des jeunes immigrants.

Que ce soit dans le cas de Victorine ou dans celui de Cathy, on voit l’intérêt de coupler les concepts d’individuation et de motilité : cela permet une analyse longitudinale et personnelle de la trajectoire passée, présente et potentielle de l’individu.