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Le rapport au réel, le lien entre théâtre et cité au sens noble de la « polis » grecque à la fois ville et communauté politique ; le théâtre qui fait fuir le spectateur, qui l’endort ; le son dans le spectacle vivant désormais interdisciplinaire et indiscipliné : voilà autant d’angles que nous avons choisies pour aborder les revues de théâtre en langue française de cette saison 2011-2012.
Le document et le témoignage
Résultat de pistes de réflexion lancées en commun par l’Université Paris 3 et le Centre d’études théâtrales de Louvain, les deux derniers numéros d’Etudes théâtrales questionnent le rapport du théâtre au réel, à un monde référentiel, comme l’explique Jean-Marie Piemme dans sa préface au volume 50 sur le « document » qu’il définit comme un élément dans un spectacle qui a une existence aussi dans le monde et instaure donc un rapport au vrai. Ce numéro commence par une analyse historique de la notion et de son usage au théâtre, puis propose des réflexions théoriques et des analyses d’exemples pour enfin donner la parole aux auteurs. On retiendra le premier article de Philippe Ivernel, qui dessine une histoire du théâtre documentaire en partant de Zola et de son travail documentaire dans le cadre du théâtre naturaliste, et en passant par Piscator et sa vision d’un théâtre politique basé sur le document politique. Il retrace l’entrée en scène progressive de nouvelles réalités, celles des ouvriers, qui donnent aux spectacles une « couleur documentaire ». (p.24).
Dans la deuxième partie de cette livraison, on peut noter l’article d’Hélène Kuntz intitulé « Évènements à l’échelle du monde et petits faits vrais : deux modes d’ancrage dans le réel » (p.62) qui parle du nouveau rapport des auteurs aux évènements mondiaux qui les poussent à écrire alors qu’ils ne les ont pas connus eux-mêmes mais les ont entendus raconter dans les médias. Elle y développe l’idée de l’avènement d’une « scène-monde » qui cohabite avec une dramaturgie du « fait divers » qui, elle aussi, propose l’entrée du réel sur scène. Elle illustre ces deux tendances avec l’écriture de Lars Norén dans deux spectacles datant de 2007 : A la mémoire d’Anna Politovskaïa, en hommage à la journaliste russe engagée et assassinée en 2006 ; et 20 novembre qui traite de la tuerie perpétrée par Sébastien Bosse en Allemagne le 20 novembre 2006 dans un lycée en Allemagne. Lars Norén fonde son écriture sur le témoignage que Bosse a laissé sur Internet pour expliquer son geste et que Norén transforme en monologue.
La question pour Kuntz est la suivante : en quoi le fait réel informe-t-il l’écriture dramatique ? Il s’agit ici de lier invasion du réel dans le théâtre et invention de formes autour d’une dramaturgie du témoignage, du monologue ou de la forme chorale. Ce dernier exemple est illustré par l’« oratorio » inédit composé par Michel Vinaver pour la pièce 11 septembre 2001.
On doit souligner la cohérence de la ligne éditoriale de la revue avec le double numéro (51-52) qui suit et qui porte sur « Le geste de témoigner ». Ce dossier est issu d’un colloque qui a eu lieu à Paris 3 et au Centre d’études théâtrales de Louvain en Belgique en 2011. On y retrouve à nouveau un article d’Hélène Kuntz sur le surgissement du réel sur la scène avec les « témoins réels » (p.26) qui interviennent dans un spectacle marquant, Rwanda 94 du Groupov, présenté en Avignon en 1999. La figure du témoin est traitée pour sa part à partir de son origine historique au XXème siècle, la Shoah, comme le rappelle Jean-Pierre Sarrazac dans son écrit liminaire. Du point de vue théâtral, cette figure réfère aux usages du document tels que développés par Antoine Vitez, mais aussi à la figure tutélaire d’Antonin Artaud. A ce propos, Monique Borie (« Antonin Artaud triple témoin : témoin de soi-même, témoin d’une génération, témoin de l’autre ») montre à quel point Artaud se met en scène comme témoin de lui-même et privilégie le témoignage de l’être plutôt que du fait en montrant bien la nécessité de la subjectivité dans le témoignage.
Mais l’essentiel, dans ce volume, reste l’idée de penser le « témoignage » (tout comme le « document ») comme un dispositif, un modèle d’écriture dramatique qui provoque chez les auteurs de nouvelles formes et qui entretient un rapport très intime à la forme théâtrale elle-même, comme le montre Adriano Fabris dans l’article qui clôt le dossier : « Représentation théâtrale et témoignage » où il fait clairement le lien entre le travail de l’acteur, son expression et le geste de témoigner de soi et de l’autre.
Théâtre et « polis »
Si la naissance du théâtre coïncide avec celle de la démocratie athénienne et de l’idée de citoyenneté, il semble que les revues de cette année questionnent à nouveaux frais les rapports que peuvent entretenir théâtre, cité et politique. La Revue Jeu propose dans son numéro 139 un dossier intitulé « Jouer dans la cité ». Quant à Alternatives théâtrales, son numéro 109 porte sur « Le théâtre en sa ville ». Les approches sont toutefois bien différentes. Si la revue Jeu interroge largement la possibilité d’un théâtre politique, citoyen, Alternatives théâtrales se pose plus concrètement des questions d’action culturelle et analyse la place que peut occuper un théâtre dans le tissu urbain.
Les auteurs de la revue Jeu se penchent sur les conditions requises aux utopies collectives et sur la possibilité de faire du théâtre engagé au sens d’une pratique mise au service d’un propos citoyen et politique. L’entretien avec le jeune auteur québécois Étienne Lepage, réalisé par Philippe Couture, « Pour en finir avec un théâtre engagé », propose une vision désenchantée ou lucide (à la convenance du lecteur) des pouvoirs du théâtre sur la société. Etienne Lepage poursuit ici les analyses entamées dans un blogue du CEAD en 2011. Pour lui, le théâtre ne peut plus être directement « porteur de changements sociaux » (p.79). Pourquoi ? Parce qu’il s’adresse à une élite et qui ne peut donc pas toucher une large part de la société. Loin de l’utopie, la vision de Lepage postule un théâtre qui serait « lieu de disjonction collective » (p.82) renvoyant chacun à son individualité et ne pouvant donc pas créer une communauté de pensée. Pour l’auteur dramatique, l’art n’est pas là pour livrer un message, mais pour pour être simplement là.
On notera que le dossier débute par ce texte qui, loin de fermer le débat, sert plutôt à le lancer. Car tous les autres articles analysent finalement les nouvelles formes de théâtre politique en en montrant les possibilités comme les limites. Etienne Bourdages (« Pour un théâtre sociétal (et autres épithètes idoines) ») pose la question d’un renouveau possible du théâtre politique dans un milieu artistique québécois qui a connu la création collective dans les années 1970 et qui pourrait être tenté de juger ringard ou dépassé un théâtre qui se dit engagé. Pour Bourdages, le théâtre québécois s’est fortement institutionnalisé depuis les années 1980, ce qui fait obstacle à toute initiative politique au sens où la subversion risque d’être aussitôt récupérée par l’institution. Là où le politique peut réapparaître, selon Bourdages, c’est dans la forme du théâtre-documentaire qui prend de plus en plus de place dans le théâtre québécois et notamment dans un lieu comme l’Espace Libre qui présentait, par exemple, L’Affiche de Philippe Ducros, une pièce mettant en scène le conflit israélo-palestinien. Ce dernier, auteur, metteur en scène et directeur d’Espace Libre, se définit comme « auteur-citoyen » dans la mesure où chacun de ses spectacles est lié à un voyage qu’il a pu faire en territoire occupé. Si l’on ne peut parler ici de théâtre pleinement documentaire, en raison de son usage de la fiction, il y a néanmoins, dans ce travail, une appropriation d’images réelles piochées dans des voyages. Bourdages parle aussi du spectacle Sexy Béton qui correspond tout à fait à la définition du théâtre-documentaire puisqu’il réutilise des témoignages recueillis lors de l’effondrement du viaduc de la Concorde en 2006, à Laval, en banlieue de Montréal.
Les articles suivants vont plus loin puisqu’ils interrogent la possibilité d’une « utopie collective » (p.88). Michel Vaïs donne l’exemple intéressant de théâtres participatifs en Slovénie, à Lubljana, tels celui de la compagnie Manifest K. Celle-ci propose des productions où les spectateurs sont payés et peuvent agir dans le cours de la représentation. Vaïs qualifie toutefois ce type de théâtre « d’adolescent » (p.94), et note finalement le peu d’intérêt qu’il représente pour le spectateur lui-même. Philippe Couture, en revanche, décèle une forme de renouveau de la création collective au Québec, alors qu’on la croyait morte et enterrée. Il prend comme exemple le spectacle Les Mutants, créé en 2011 par le Théâtre de la Banquette à l’Espace Go, à l’initiative du metteur en scène Sylvain Bélanger et de la comédienne Sophie Cadieux. Ce spectacle revenait sur la question nationale québécoise, et les comédiens y parlaient en leur nom propre de leur vision du Québec d’aujourd’hui. Selon Couture, il ne s’agit pas de ressusciter la parole politique telle qu’elle a pu exister après la Révolution tranquille, mais plutôt de mesurer la distance avec cette parole pour en proposer une nouvelle qui se souvienne et sache prendre ses distances avec cet héritage. Comme le note Couture, ce spectacle qui questionnait la possibilité d’une utopie nationale se voulait aussi une forme renouvelée de création collective.
Dans le numéro 199 d’Alternatives théâtrales, la question du rapport à la cité est pensée en termes plus concrets puisqu’il s’agit d’analyser des nouvelles formes de spectacles in situ, des occupations originales des villes et des conceptions artistiques de l’espace social. Bernard Debroux, rappelle d’entrée de jeu les liens indéfectibles du théâtre et de la cité remontant aux origines grecques de cet art. Il développe le concept de « ville-monde » pour penser un théâtre ancré dans l’urbanité et qui ouvre des espaces imaginaires collectifs. L’exemple au coeur de ce dossier est celui du Théâtre de la Ville à Paris dirigé par Emmanuel Demarcy-Mota et qui porte en son nom son mandat artistique. Il s’agit pour le directeur de s’engager en faveur d’un accès au théâtre pour tous en faisant malgré tout des choix audacieux de programmation. Pour Demarcy-Mota – et c’est tout le propos du dossier dans son ensemble - un théâtre de ville se nourrit de l’urbanité dans laquelle il est plongé. Ainsi, Alternatives théâtrales invite plusieurs directeurs de théâtres associés à des villes européennes (le Piccolo Theatro de Milan, le Berliner Ensemble de Berlin, le Young Vic de Londres) à réfléchir sur les liens concrets et métaphoriques que peuvent entretenir leur théâtre avec la ville où ils sont implantés. Les notions de « ville-monde » et d’« action culturelle » sont ici centrales.
Mais l’article qui permet d’introduire le dossier tout en en faisant des synthèses conceptuelles utiles est celui d’Emmanuel Wallon qui propose une réflexion sur les notions de centre et de périphérie et analyse le théâtre au gré des changements politiques en France qui ont construit un réseau urbain théâtral fondé sur une décentralisation avec l’émancipation des Centres Dramatiques Nationaux. Pour lui, ce théâtre décentralisé et décentré crée des dynamiques de création autour d’un réseau de grandes villes qui fonctionnent ensemble et forment un nécessaire contrepoids à Paris. Wallon conclut son article très riche autour de l’idée d’un « theatrum loci » qui soit aussi « theatrum mundi » (p.10). La formule très lumineuse de Wallon pour synthétiser son propos est celle d’un théâtre « urbis et orbis » (p.10)… théâtre de la ville et de l’univers. Le dossier se clôt sur une réelle parole politique puisque c’est le maire de Paris, Bertrand Delanoë, qui donne son avis sur le rapport du théâtre à la capitale. Il ne fait en cela qu’appuyer les initiatives du Théâtre de la Ville et exprime sa volonté de proposer dans ce théâtre central « excellence et éclectisme » (p.47) pour inscrire toutes les formes nouvelles de spectacle vivant au coeur de Paris. La culture est pour lui « un instrument essentiel d’émancipation » (p.47).
Dans ce même esprit d’adéquation entre des formes théâtrales et le lieu où elles se déploient, les numéros 110 et 111 d’Alternatives théâtrales consacrent un dossier en deux volets au metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski qui pourrait s’intituler « un homme, un lieu ». Les auteurs y développent l’idée que Warlikowski fuit les institutions pour donner toute la liberté nécessaire à son théâtre. Dans le premier entretien du dossier, réalisé par Georges Banu et Bernard Debroux, Warlikowski fustige les conventions théâtrales et en particulier les obligations institutionnelles imposées par une grande maison comme l’Odéon à Paris, où il ne s’est pas senti totalement libre. Warlikowski dirige une structure plus appropriée aux nouvelles formes qu’il travaille, le Nowy Theatr de Varsovie, qui occupe une grande place dans ce dossier. Le metteur en scène définit ce lieu comme un Eden, « une liberté dans cette prison qu’est la Pologne » (p.7). Piotr Gruszczynski, dans son article « Nouveau toujours nouveau », explicite la mission de ce lieu. Il le présente comme étant propice aux expérimentations, aux tâtonnements, et qui offre à Varsovie un terrain de jeu pour les artistes.
On retrouve là encore ce lien fort entre projets artistiques et ouverture d’espaces concrets et imaginaires. Pour Warlikowski, le Nowy Theatr appelle des spectateurs actifs (on retrouve ici l’utopie collective d’un théâtre participatif interrogé par Jeu) et cherche à rendre poreuse la frontière entre espace public et espace privé. Lucie Vérot, quant à elle, s’attarde à la construction de ce centre culturel et aux transformations nécessaires pour que cette friche industrielle devienne lieu de création. Son article « Le projet de création du centre pluridisciplinaire Nowy Theatr » (p.89) insiste sur les liens entre architecture et projet artistique et développe l’idée du lieu comme outil de création. Warlikowski est ainsi comparé à Peter Stein et Peter Brook pour qui lieu original et mise en scène vont de pair.
Fuir ou dormir…
Étrangement, on aura vu dans la production éditoriale 2011-2012 la récurrence d’articles sur le thème de l’ennui au théâtre. Réné Gaudy en traite sur un mode plutôt comique dans un billet publié dans Théâtre/Public n°200 intitulé « Dormir au spectacle ». Pour sa part, la revue Jeu y consacre un dossier complet dans son numéro 141 (« Le théâtre m’ennuie ») qui fait suite à un débat lancé sur le blogue du CEAD et auquel les dramaturges québécois ont pu prendre part.
Dans son article, Gaudy se concentre sur le rapport originel entre le théâtre et l’oeil. Il note que le Théâtre de Besançon, par exemple, fut conçu à la fin du XVIIIème siècle par l’architecte Claude-Nicolas Ledoux sur l’idée, révolutionnaire à l’époque, qui consistait à privilégier la visibilité des spectateurs, allant à l’encontre du modèle classique du théâtre à l’italienne en supprimant notamment les cloisons entre les loges et en installant l’orchestre dans une fosse à l’avant de la scène. Gaudy tisse un lien à la fois concret et métaphorique entre le rideau de théâtre et la paupière. Ce lien remonterait aux origines du théâtre où le rideau tombait à la fin des concours dramatiques, qui correspondait à la tombée du jour pour permettre aux spectateurs d’aller dormir. C’est dire que longtemps, le théâtre fut associé à la lumière... et non à l’obscurité.
Gaudy analyse dans un deuxième temps les facteurs d’endormissement au théâtre qui sont autant de causes extérieures indépendantes des créateurs : alcool, fatigue, digestion. De ce point de vue, Gaudy prodigue de bons conseils pour ne pas s’endormir. Mais il établit aussi un lien entre architecture théâtrale et endormissement pour souligner à son tour l’importance du lieu bâti dans tout projet de mise en scène. Gaudy parle du théâtre comme d’un espace de compréhension mais aussi de socialité. Il fait la différence entre les metteurs en scène qui souhaitent rendre le spectateur actif, citant la référence à Brecht, et ceux qui, au contraire, misent sur un état de demi-éveil et qui veulent ainsi faire entrer le spectateur dans un rêve (Claude Régy). Gaudy montre très justement le rapport entre lieu, acteur et spectateur en expliquant que le théâtre hors les murs est un remède efficace contre tout assoupissement puisque le spectateur ne peut pas être passif. Cela vaudrait aussi pour le théâtre déambulatoire dont Gaudy ne parle pas.
Enfin, ce dernier explique bien que le théâtre, ayant cherché à assurer le confort de ses spectateurs, a lui-même contribué à augmenter les risques d’endormissement : sièges moelleux, obscurité, chauffage central, sont autant d’éléments qui ont contribué à assimiler le théâtre à un espace privé pour le spectateur qui peut alors se laisser aller à sa fatigue. Mais l’auteur conclut sur une note positive en présentant l’état de bien-être et de détente des spectateurs comme les signes que ceux-ci se sentent bien au spectacle…
A l’inverse, le dossier du numéro 141 de la revue Jeu, intitulé « Le théâtre m’ennuie », vise à analyser les causes profondes d’une disharmonie entre les scènes et les salles.
Dans ces pages on retrouve les mêmes caricatures de Daumier croquant les spectateurs ensommeillés au théâtre que l’on pouvait voir dans l’article de René Gaudy. Marie-Andrée Brault, en introduction, affiche ses couleurs par un questionnement : le théâtre manque-t-il de sens, d’ « audace » (p.4), est-il tombé dans la facilité du divertissement ? Ce dossier très riche porte un jugement sévère sur des productions théâtrales récentes et donne la parole à divers acteurs de l’activité théâtrale pour comprendre les raisons de l’ennui du spectateur. On y croise aussi des critiques qui retracent l’histoire de l’ennui, en dressent une typologie et interrogent la capacité relative du théâtre à se soustraire aux standards médiatiques. On y trouve enfin le propos d’auteurs qui s’interrogent sur la nécessité de chercher de nouvelles formes.
Benoît Mélançon adopte une perspective distincte en partant de l’histoire de l’ennui dans la littérature pour rappeler qu’il a été au départ lié à la vie en province. Son propos développe ensuite l’idée qu’aujourd’hui ont été mis en place des moyens de communication qui bannissent l’ennui grâce à l’immédiateté et à la possibilité de zapper, si bien que le théâtre serait devenu son refuge, autrement dit un lieu à l’abri du temps médiatique où il est encore permis de voir les minutes s’écouler.
Hélène Jacques, quant à elle, propose un article qui traite de l’ennui là on ne l’attend pas, dans les spectacles trash. Elle montre ainsi que le trash tend à devenir un formalisme, et que loin d’être réellement subversif, il peut provoquer l’ennui d’un spectateur habitué à recevoir des spectacles « in-his-face ». Dans le même esprit, Jean-François Morrisette et Julianne Racine interrogent le rapport subversion/standardisation et s’étonnent du paradoxe d’une société qui se dramatise de plus en plus mais qui repousse le théâtre dans la marge. Ils analysent ça sous l’angle de la peur des spectateurs de s’ennuyer dans un lieu où l’on ne peut pas zapper ou partir discrètement. La suite du dossier rassemble des propos d’artistes qui s’insurgent contre l’ennui provoqué par certaines productions. Christian Lapointe s’en prend à la dictature de la télévision qui impose un réalisme insupportable au théâtre ; Jérémie Niel lance un coup de gueule contre le conformisme qu’il voit se développer sur les scènes contemporaines. Le problème du théâtre québécois, selon le jeune auteur Eric Noël, est qu’il se conforme aux désirs du spectateur et en particulier à son envie de se divertir à tout prix. Cela aboutit à une « professionnalisation néfaste » et à un « théâtre hygiénique ». (p.75)
Loin de chercher à tout prix le consensus, ce dossier tente de trouver dans l’institutionnalisation excessive et la dictature de l’ « entertaining » les causes de l’ennui des spectateurs québécois. La boucle est bouclée avec l’article de Paul Lefevbre, « Comment survivre à un mauvais spectacle de théâtre » (p.92), dans lequel est à nouveau insérée une caricature de Daumier des dormeurs de théâtre, et dans lequel, sur le ton ironique, l’auteur prodigue au spectateur des conseils pour survivre à un spectacle ennuyeux. Ultime solution, selon Lefebvre : la mort pure et simple !
Entendre/Voir le théâtre
Dans Agôn, le dernier dossier mis en ligne au moment où cette chronique était rédigée, portait sur la question de l’objet dans le théâtre et interrogeait ainsi les formes interdisciplinaires de la scène contemporaine autour de la matière visuelle et sonore. La proposition d’ensemble s’intéresse à une forme de « théâtre d’objets sonores », développée par le Trio de Bubar à Lyon. Cette compagnie travaille beaucoup sur les percussions et utilise nombre d’objets comme caisses de résonance. Les artistes ne travaillent pas sur des instruments a priori mais préfèrent un théâtre d’installations, toujours à la frontière du théâtre d’objets, du théâtre musical et de la performance. Il s’agit pour eux de composer une oeuvre proche du plateau, a priori nu, habité petit à petit, grâce à une dramaturgie du coup par coup, d’improvisations sonores, d’images, de sons, d’idées qui construisent une trame pour le spectacle. Ce type de théâtre privilégie le tâtonnement, l’expérimentation sonore. Le processus fait donc entièrement partie d’un spectacle qui est avant tout laboratoire. Dans ce sens, l’article de Christian Carrignon, intitulé « Le théâtre d’objets : mode d’emploi », propose une parole expérimentale puisqu’il s’agit d’un texte très original alliant la théorie à une profonde poésie pour repenser le territoire du théâtre d’objets. Il s’agit d’un compte-rendu du processus de création mais aussi de pensées sur le théâtre d’objets. Carrignon définit sa pratique dans l’aléatoire en même temps que dans la nécessité et l’incongru.
Cette réflexion sur la matière visuelle et sonore des spectacles permet d’introduire le numéro 199 de la revue Théâtre/Public qui poursuit ainsi un questionnement introduit dans le numéro 197 sur le son au théâtre. En effet, le son prend de plus en plus de place dans les recherches universitaires en études théâtrales grâce à des groupes actifs en France et au Québec autour de Marie-Madeleine Mervant-Roux et de Jean-Marc Larrue, lequel dirige ce dossier avec Chantal Guinebault-Szlamowicz. Évoquant la difficulté de trouver les « mots du son » (p.5), ces derniers insistent en introduction sur le champ quasi inexploré du son alors qu’il s’agit d’une composante essentielle (mais invisible) du spectacle vivant.
Une première partie du dossier donne la parole à des praticiens du son, une autre s’intéresse aux formes radiophoniques du spectacle et la dernière interroge « le moment théâtral et l’expérience du public-auditoire» (p.7), donc la réception du son. On entre d’abord dans « la génétique sonore » avec une exploration des cahiers de régie au tournant des XIXième et XXième siècles que nous propose Vincent Dussaiwoir à partir des archives de l’ART, l’Association de la régie théâtrale. Chantal Guinebault-Szlamowicz élabore par la suite une pensée contemporaine du son qui combine l’analyse du son (conception sonore) avec celle de l’espace (scénographie). Elle y parle de l’électricité et de son influence sur la réception. C’est l’occasion de rappeler que le son a été un défi dans l’avènement de nouveaux lieux théâtraux dans les années 1960, ces « théâtres-hangars » comme celui de la Cartoucherie de Vincennes investi par le Théâtre du Soleil. Guinebault-Szlamowicz insiste sur la notion très riche de « multidimensionnalité » (p.31) développée par le metteur en scène Matthias Langhoff qui accorde une grande importance à la création d’espaces singuliers, notamment sonores, et pour qui le son est intimement lié à la cohérence du spectacle et à la notion de durée, parlant même d’une réelle « bande-sonore » (p.31).
Cette notion de « bande-son » est au coeur de l’article de Guillaume Trivulce qui retrace l’histoire du son au théâtre, d’abord mise en rapport avec son usage au cinéma, puis par l’analyse de spectacles récents. Il souligne le paradoxe qu’il y a à utiliser le terme de « bande-son » pour parler de conceptions sonores de plus en plus complexes. Mais ce terme, comme il le dit, convient aux concepteurs eux-mêmes car il exprime un travail global du son, la « construction de la forme sonore du spectacle », pour reprendre ici les termes de Daniel Deshays. On trouve par ailleurs dans ce dossier des paroles qui ont peu souvent leur place dans les revues : celles des régisseurs et des techniciens qui replacent ici le son au centre du processus théâtral, notamment celle de Jean-Luc Ristord, le régisseur de Matthias Langhoff. De même, il y est question de théâtre radiophonique, thème peu étudié là encore, avec un article de Philippe Baudoin (p.72) qui analyse les différentes critiques que Brecht a pu adresser à ce média. Ce travail sur le son débouche enfin sur une réflexion sur l’intermédialité sur les scènes contemporaines qui conduit Marie-Christine Lesage (p.79) à aborder le travail d’un multipraticien de la scène, Heiner Goebbels, qui conçoit depuis le début des années 1990 des objets scéniques interdisciplinaires brisant les frontières de la musique, du théâtre et des arts visuels. Le son est, pour Goebbels, la structure de ses spectacles, et il en parle d’ailleurs comme d’un travail de « composition ».