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« Quand on n’a pas de caractère,

il faut bien se donner une méthode »

Camus, 1956, p. 15

Introduction

Toute démarche de recherche implique, de manière plus ou moins prononcée, une mobilisation des écrits. Celle-ci contribue bien sûr d’abord à outiller le regard et, ainsi, l’interprétation. Mais elle nourrit également la réflexion générale, permettant de prendre un recul par rapport aux pratiques (tant les pratiques investigatrices de recherche que les pratiques sociales investiguées) et de délimiter le cadre de la recherche. Le recours à une approche inductive suppose toutefois un rapport particulier aux écrits puisque la menace de « ne rassembler que les données utiles à la vérification des hypothèses [et] à l’exclusion des autres » (Quivy & van Campenhoudt, 2006, p. 146) persiste. Une telle approche nécessite ainsi une vigilance particulière, et nécessite du même coup une réflexion préalable sur la place qu’occupent les écrits.

Le présent article s’inscrit dans un projet de recherche doctorale[1] portant sur les expressions et les légitimations du goût pour le théâtre, c’est-à-dire au récit, à la mise en récit et à l’image de soi qui se construisent à travers le discours sur le goût pour le théâtre dans son rapport à soi, aux autres et à la culture. Pour ce faire, l’approche privilégiée, qui se veut continuellement inductive, accorde une grande importance à la relation entre le terrain et la théorie. Dans ce qui suit, l’approche inductive adoptée sera exposée en se concentrant sur la mobilisation des écrits et sur la prise de distance par rapport à ceux-ci. L’article pose ainsi l’épineuse question du rapport entre la théorie et l’empirie[2]. Plus spécifiquement, il s’articulera en trois temps, décrivant autant de stratégies adoptées dans la mobilisation et la prise de distance par rapport aux écrits. La première stratégie implique le croisement entre le terrain et la théorie, reposant sur la valorisation de la connaissance empirique et la rupture par rapport aux préconceptions et permettant la mise à l’épreuve de notions-clés. La seconde stratégie, l’immersion théorique, sera ensuite abordée en distinguant deux approches : la gloutonnerie livresque et la conjugaison de perspectives épistémologiques. Enfin, l’immersion dans le terrain sera mise de l’avant en portant une attention particulière à la valorisation du discours provenant d’entrevues se déroulant comme de simples conversations.

1. Première stratégie : le croisement de la théorie et de l’empirie

L’appréhension inductive du social impose une réflexion préalable quant à la place et à l’importance accordées aux écrits et, par extension, à la théorie. Or, avant d’exposer la première stratégie qui consiste en un croisement de la théorie et de l’empirie et la posture quant à la connaissance empirique qu’elle requiert, il convient de préciser la question de la mobilisation des écrits dans une approche inductive. Nous exposerons alors brièvement les enjeux liés à cette question en les situant dans le cadre de l’entreprise de recherche qui constitue le socle et le cadre du présent article.

1.1 Théorie et empirie dans l’appréhension du social

La question de la mobilisation des écrits est centrale à l’investigation du social, et ce, tant pour les approches déductives que pour celles qui sont inductives. D’un côté, une approche déductive implique une investigation théorique menée a priori dans le but de circonscrire le cadre théorique et d’ainsi préciser la question et les hypothèses de recherche (Quivy & van Campenhoudt, 2006). De l’autre, une approche inductive tâche de préserver une pleine ouverture empirique, ramenant du même coup, suivant les traces de l’empirisme, « la raison à l’expérience » dans l’appréhension du social (Durkheim, 2007, p. 54). Il s’agit là de deux approches distinctes, l’une visant à vérifier empiriquement des conceptions développées théoriquement et a priori, l’autre cherchant à examiner le social à partir des perceptions empiriques.

Or, si la place occupée par la mobilisation des écrits se trouve clairement délimitée dans une approche déductive, il en va autrement pour une approche inductive. Deux postures se présentent concernant la mobilisation préalable d’écrits à première vue pertinents. D’une part, l’ouverture empirique préconisée par celle-ci apparaît incompatible avec une mobilisation des écrits qui semblent d’emblée pertinents à l’objet d’investigation. Cette incompatibilité est d’ailleurs posée comme une règle de la méthodologie de la théorisation enracinée (Grounded Theory), d’abord afin de demeurer disponible à « la découverte et à l’émergence de concepts, problèmes et interprétations provenant des données »[3] [traduction libre] (Glaser, 1998, p. 67; Glaser & Strauss, 1967). Cela est également motivé par le fait que les questionnements propres au terrain ne pouvant être connus avant l’investigation empirique, il en va de même pour les « écrits appropriés concernant les processus fondamentaux impliqués »[4] [traduction libre] (Glaser, 1998, p. 70). La mobilisation d’écrits semblant pertinents gagne alors à se faire une fois que la théorie enracinée est adéquatement consolidée pour être comparée à d’autres (Glaser, 1998). D’autre part, la mobilisation des écrits dans une approche inductive peut être menée de diverses manières et suivant des motifs variés, que ce soit pour « s’assurer [qu’une question] n’a pas déjà fait l’objet d’un projet de recherche semblable », pour « aider à clarifier la perspective dans laquelle les phénomènes seront étudiés », pour définir et préciser les « termes servant à la description de la problématique de recherche » et des « concepts sensibilisateurs », pour « faciliter la collecte des données pertinentes dans des domaines connexes aux objets d’étude », ou pour « enrichir l’analyse » et « la discussion des résultats de recherche » (Luckerhoff & Guillemette, 2012, pp. 51-53).

Notre entreprise de recherche se voulant inductive, la question de la mobilisation des écrits s’est dès lors rapidement posée. Ce questionnement s’énonce sous une triple forme. Une première forme s’inscrit dans la condition particulière dans laquelle s’ancre l’entreprise de recherche, c’est-à-dire les exigences liées à l’obtention d’un doctorat, qui requiert une certaine mobilisation préalable des écrits, ce qui rompt avec la méthodologie de la théorisation enracinée (Glaser, 1998). Une seconde forme est liée au désir de préserver une ouverture et une sensibilité empiriques, alimentée par la valorisation de la connaissance empirique et découlant sur une approche inductive (Bertaux, 2010; Glaser & Strauss, 1967; Kaufmann, 2013; Olivier de Sardan, 2008). Une troisième forme de questionnement s’ancre dans l’objet de recherche lui-même – les expressions et légitimations du goût pour le théâtre –, qui s’inscrit au carrefour de diverses disciplines, qui est protéiforme et qui propose une interrogation transversale visant à cerner le rapport à soi, aux autres et à la culture. L’objet de recherche est en ce sens complexe.

Dans un tel contexte, la question n’est dès lors pas « doit-on mobiliser les écrits avant l’investigation empirique? », mais plutôt « comment peut-on mobiliser les écrits avant l’investigation empirique tout en préservant une ouverture et une sensibilité empiriques? » Une réponse à cette seconde question s’est imposée : par la mobilisation conjointe du terrain et de la théorie. Cette conjugaison du terrain et de la théorie prend forme à travers deux démarches. D’une part, la valorisation de la connaissance des informatrices et des informateurs participant à l’enquête contribue à l’établissement d’une rupture par rapport aux préconceptions théoriques et sociales partagées tant par ceux-ci que par la chercheuse ou le chercheur. D’autre part, des notions-clés préalablement organisées par la théorie sont mises à l’épreuve empiriquement.

1.2 Valorisation de la connaissance empirique et rupture par rapport aux préconceptions

Valoriser le discours et la parole amène à revoir de manière critique les écrits et à pouvoir plus aisément cerner les limites de l’investigation théorique. C’est ainsi en alimentant la théorie par le terrain qu’il nous est d’abord possible d’établir une rupture par rapport aux écrits. Car une sensibilité aux discours amène rapidement, d’une part, à faire apparaître les limites de l’appréhension théorique et, d’autre part, à viser la création de catégories plus adaptées au terrain.

La valorisation de la connaissance des informatrices et informateurs s’inscrit plus largement dans une démarche d’explicitation, c’est-à-dire visant à « expliciter, en mettant en évidence la logique interne, la cohérence des systèmes de représentation » (Heinich, 1998, p. 33). Il ne s’agit pas de lier des causes générales (le contexte, l’histoire ou les structures sociales, par exemple) à des effets spécifiques, comme le voudrait la démarche explicative (Heinich, 1998). Pour ce faire, il convient de valoriser la compétence, la connaissance et l’expérience des personnes que nous rencontrons. Celles-ci ont en effet une compétence, au sens où ils ont « quelque chose à dire sur un référent extérieur à [leur] propre expérience directe » et détiennent des « connaissances intéressantes sur [leur] groupe, [leur] profession, [leur] société », mais sont également amenés à traiter de leur « expérience personnelle » en racontant « tel ou tel fragment de [leur] vie, [en rendant] compte d’événements » auxquels ils ont participé (Olivier de Sardan, 2008, pp. 55-56).

Cette valorisation des connaissances des informatrices et informateurs contribue ainsi à rompre avec les préconceptions. Comme le dit bien Favret-Saada (1977),

[q]ue l’ethnographe [ou le sociologue, pourrait-on ajouter] puisse être ainsi dérouté, que rien de ce qu’il trouve sur le terrain ne corresponde à son attente, que ses hypothèses s’effondrent une à une au contact de la réalité indigène, bien qu’il ait soigneusement préparé son enquête, c’est là le signe qu’il s’agit d’une science empirique et non d’une science-fiction

p. 31

La mise en examen des préconceptions s’inscrit au coeur même de l’investigation du social et, plus spécifiquement, de la sociologie. En effet, puisque « [l]e langage a déjà nommé les choses avant que je les dise à mon tour » (Dumont, 2005, p. 37) et puisque l’individu « ne peut pas vivre au milieu des choses sans s’en faire des idées d’après lesquelles il règle sa conduite » (Durkheim, 2010, p. 115), l’investigation sociologique s’avère constamment confrontée à la compréhension ordinaire. Celle-ci apparaît alors comme « un voile qui s’interpose entre les choses et nous » (Durkheim, 2010, p. 117). Or la connaissance ordinaire et la connaissance scientifique peuvent toutes deux être créatrices de conceptions. La sociologie gagne en ce sens à subordonner « l’utilisation des techniques et des concepts à une interrogation sur les conditions et les limites de leur validité » (Bourdieu, Chamboredon, & Passeron, 2005, p. 16). Cette interrogation s’ancre, dans le cadre de la présente enquête, dans le contexte empirique, le terrain en venant à nuancer, compléter ou invalider la théorie.

1.3 Mise à l’épreuve de notions-clés : le théâtre et l’amateur[5]

Nous cherchons ainsi à nous doter de notions, de conceptions et de catégories qui cadrent adéquatement avec le terrain. Plus spécifiquement, la démarche de prise de distance par rapport aux écrits s’effectue notamment à travers une mise à l’épreuve empirique et une ouverture des frontières de notions-clés à partir des discours tenus par les informatrices et informateurs lors d’entretiens narratifs – nous reviendrons sur le déroulement de ces entretiens plus bas. Cette démarche peut être illustrée à l’aide de deux exemples : la mise à l’épreuve empirique de la délimitation de la notion de « théâtre », d’une part, et de celle d’« amateur », d’autre part.

1.3.1 Les délimitations flexibles du théâtre

L’articulation du terrain et de la théorie nous amène à adopter une approche sensible aux différentes compréhensions des notions mobilisées. Ce faisant, nous ne cherchons pas à restreindre la conception du théâtre afin de ne pas limiter les discours à une conception rigide ou formelle de cet art. Dit simplement, le théâtre est considéré comme un spectacle, cette conception renvoyant à sa « réalité première » (Viala, 2009, p. 5). Cela permet alors d’inclure différentes conceptions, parfois plus restreintes, parfois plus étendues. Le théâtre peut en effet renvoyer soit spécifiquement au spectacle dans un lieu conventionnel, comme une salle de théâtre, soit à tout art de scène, que ce soit de l’improvisation, de l’humour, du cirque ou du théâtre. Une distinction peut aussi être parfois établie entre un théâtre où la mise en scène intégrerait avec parcimonie d’autres formes d’art, comme la danse, le chant ou le numérique, et un théâtre dans lequel elle y accorderait une grande importance.

Il convient toutefois de noter la force de la préconception de ce qu’est le théâtre (distinction nette entre la scène et la salle, importance accordée au texte, au jeu et à la mise en scène, pièce jouée dans une salle de théâtre, etc.). Cette force se révèle plus explicitement lorsque les informatrices et informateurs souhaitent parler d’autres formes plus atypiques de théâtre (pièces déambulatoires, pièces hautement participatives, docu-théâtre, performances, etc.) ou d’autres arts de la scène (improvisation, cirque, humour, etc.) et qu’ils soulignent leur inconfort (« je ne sais pas si c’est considéré comme du théâtre » (Informatrice 17).

1.3.2 L’amateur, une notion protéiforme

C’est surtout la mise à l’épreuve de la notion d’« amateur » qui met en lumière la pertinence de cette valorisation de la connaissance des informatrices et informateurs. Cette notion est souvent utilisée dans le milieu de la culture afin de désigner une personne exprimant un grand intérêt pour une forme culturelle, mais elle demeure équivoque[6]. Lors des entretiens, les informatrices et informateurs sont alors amenés à souligner ce qui distingue l’amateur du non-amateur de théâtre, tout en précisant s’ils se considèrent eux-mêmes comme des amateurs. Cette question, qui prend des formes diverses selon le cours de la conversation et qui est posée à des moments variés, mais toujours vers la fin des entretiens, permet alors de distinguer diverses compréhensions[7]. Quatre conceptions peuvent être distinguées, renvoyant à autant de critères utilisés pour définir l’amateur.

La notion peut d’abord renvoyer à l’opposition amateur/professionnel. Cette opposition, a priori incongrue à l’étude de spectatrices et spectateurs de théâtre, prend son sens lorsque l’on considère le travail de critique théâtral. Selon cette conception, le spectateur amateur s’oppose au spectateur professionnel par le fait que l’activité spectatorielle de ce dernier s’inscrit dans une démarche liée à sa profession. Le critère central est ici le motif de la fréquentation : professionnel ou non. L’amateur peut ensuite renvoyer, plus largement, à toute personne qui aime le théâtre. Il ne s’agit alors pas d’une catégorie distinctive, au sens où toute personne qui va au théâtre de son plein gré peut être considérée, d’une manière ou d’une autre, comme un amateur, et ce, peu importe la fréquence. L’amateur s’oppose ici au non-amateur, et le critère central est l’amour ou, plutôt, l’appréciation du théâtre. La compréhension peut aussi s’inscrire à la mi-temps d’une gradation passant du non-amateur au connaisseur. Ici, la connaissance du théâtre tient lieu de critère de distinction entre les trois catégories, puisque le non-amateur renvoie à une connaissance très partielle et superficielle, voire inexistante, et s’oppose ainsi au connaisseur qui possède une grande connaissance historique, théorique et artistique du théâtre, pouvant situer les metteures et metteurs en scène, les actrices et acteurs, auteures et auteurs et les pièces entre eux. L’amateur correspond donc ici à cet être qui, bien qu’ayant certaines connaissances qui le distinguent du non-amateur, ne se sent pas adéquatement outillé pour parler finement de cet art. La qualification d’amateur peut enfin se traduire par l’assiduité de la fréquentation. L’image du « mordu » est alors évocatrice : telle une cicatrice provenant d’une morsure, le théâtre en vient à faire partie de l’individu lui-même, qui lui accorde une place centrale. L’équivoque de la notion d’« amateur » repose ainsi sur le critère utilisé pour la définir, que ce soit le motif de fréquentation (professionnel ou non), l’appréciation (l’amour du théâtre), la connaissance (connaissance historique, théorique et artistique du théâtre) ou l’assiduité (fréquence de l’assistance au théâtre et importance accordée dans la vie quotidienne).

Cette première stratégie ne peut toutefois pas se tenir seule et s’appuie sur deux autres stratégies structurantes qui alimentent à la fois la théorie et le terrain. Le croisement entre la théorie et l’empirie implique en effet leur mobilisation conjointe et une domination de la méthode et de la théorie, qui amène à être « son propre méthodologiste et son propre théoricien », ce qui renvoie à l’image de l’« artisan intellectuel » (Mills, 2006, p. 124). En ce sens, pour qu’une sensibilité théorique s’accompagne d’une sensibilité empirique, il convient d’orchestrer cette entreprise au moyen d’une double immersion : théorique, d’une part, et empirique, d’autre part.

2. Seconde stratégie : l’immersion théorique

La seconde stratégie alimentant la mobilisation des écrits et la prise de distance par rapport à ceux-ci cherche à nourrir le regard par une immersion théorique, prenant forme à travers une appropriation abondante d’écrits et par le croisement de perspectives épistémologiques.

2.1 Lire continuellement : plaidoyer pour la gloutonnerie livresque

Le premier volet de la stratégie visant une immersion théorique s’ancre dans une appropriation théorique continuelle, la mobilisation des écrits étant inassouvie et ininterrompue. L’investigation théorique ne suit dès lors pas une fin précise, et prend à contre-pied la recommandation énoncée par Quivy et van Campenhoudt qui vise à éviter la « gloutonnerie livresque ». Cette gloutonnerie consiste à

se « bourrer le crâne » d’une grande quantité de livres, d’articles ou de données chiffrées en espérant y trouver […] la lumière qui permettra de préciser enfin correctement et de manière satisfaisante l’objectif et le thème du travail que l’on souhaite effectuer

2006, p. 12

Le risque qu’elle pose à l’investigation sociologique est, selon les auteurs, de conduire au découragement, puisque « l’abondance d’informations mal intégrées finit par embrouiller les idées » (Quivy & van Campenhoudt, 2006, p. 12). Or c’est justement cet embrouillage des idées qui est recherché, car une perspective théorique ouverte et continuellement actualisée contribue au sentiment d’être constamment déstabilisé et alimente de ce fait la prise de distance par rapport aux écrits. Et la gloutonnerie livresque assure du même coup le maintien de la « sensibilité théorique », qui est notamment alimentée par la lecture constante d’écrits abordant d’autres problématiques et s’inscrivant dans d’autres disciplines (Dey, 2010; Glaser, 1998).

Emprunter des avenues épistémologiques variées pour ainsi diversifier les influences constitue donc une stratégie pertinente. La lecture, qui s’échelonne tant dans les démarches préliminaires à la recherche que pendant la collecte de données et l’analyse, sert alors de fuite vers l’avant. La problématique se densifie à mesure que les lectures s’accumulent, que les perspectives se conjuguent et que les approches se contredisent. Plus spécifiquement, donc, il convient de ne pas cantonner la démarche d’investigation théorique aux étapes préliminaires de la recherche, mais à l’étendre sur l’ensemble des étapes de la recherche. Cet état de constante ébullition théorique assure de ne pas figer la pensée et du même coup de ne pas limiter l’interprétation, puisque celle-ci se nourrit continuellement. La mobilisation des écrits gagne toutefois à être délimitée, cette délimitation servant de « garde-fou élémentaire » (Kaufmann, 2013, p. 33). Car, comme le note Montaigne (1580a), « l’âme qui n’a point de but estably, elle se perd : car, comme on dict, c’est n’estre en aucun lieu, que d’estre par tout ». Afin d’assurer la préservation de la complexité théorique, le cadre conceptuel n’est alors pas pensé comme un carré, mais plutôt comme un chiliogone. De plus, porter attention aux autres manières d’étudier le goût pour le théâtre et, plus largement, le théâtre et les autres formes artistiques, fournit les outils adéquats afin de bien délimiter le champ d’investigation.

Le recours à la gloutonnerie livresque comporte toutefois ses limites. Une première est le risque omniprésent de ne pas agrandir le spectre interprétatif, mais plutôt de continuellement le renouveler. Il importe dès lors de constamment veiller à actualiser ce qui a été antérieurement lu afin d’assurer la complémentarité. Une seconde limite est que cela complexifie considérablement l’interprétation, d’autant plus que, comme nous le verrons plus bas, la théorisation se développe également à travers l’immersion dans le terrain. L’immersion théorique implique une difficulté liée à la pluralité des interprétations possibles qui devient manifeste. L’interprétation ne repose dès lors pas sur l’application d’une grille de lecture préétablie (la théorie de la légitimité culturelle, par exemple), mais bien sûr la création d’une grille de lecture évolutive et flexible.

La mobilisation des écrits s’inscrivant dans le cadre d’une approche inductive repose ainsi sur l’adoption d’une seconde stratégie, qui consiste en une immersion théorique se déclinant d’abord à travers une gloutonnerie livresque. Celle-ci contribue à consolider les frontières du chiliogone conceptuel en mettant de l’avant les limites de l’investigation. De cela découle un second volet de l’immersion théorique, lié au premier, selon lequel diverses perspectives épistémologiques sont conjuguées.

2.2 La conjugaison de perspectives épistémologiques : un croisement nécessaire

La combinaison de différentes perspectives épistémologiques s’avère tout à fait pertinente, d’autant plus qu’elle contribue à la prise de distance par rapport aux écrits. Un tel croisement des perspectives oblige en effet à prendre un recul par rapport à chacune d’entre elles. C’est en ce sens que trois principales perspectives épistémologiques ont été mobilisées, deux concernant la culture, une, l’individu[8].

La première perspective considère la relation entre l’individu et la culture de manière hétéronome, c’est-à-dire en mettant en relation le monde social et le monde culturel. C’est dans cette perspective que sont ainsi abordées, notamment, la domination symbolique, les inégalités d’accès à la haute culture et les dispositions amenant les individus à développer un goût, mais aussi les questions de légitimité, d’hégémonie culturelle, de luttes symboliques et de distinction. Le rapport à la culture y est toujours pensé dans son contexte sociohistorique à travers un rapport à soi, aux autres et au groupement, articulant à la fois les influences synchroniques et diachroniques. Cette perspective regroupe tant la sociologie de la culture (autour de Bourdieu et de Peterson) que les études culturelles (avec Hoggart, Hall, Morley, etc.) ou les approches historiques de la réception culturelle (Levine, Kennedy, etc.). La seconde perspective appréhende la relation entre l’individu et la culture en et pour elle-même et l’interprète comme étant autonome. Le rapport à la culture est alors pensé comme immédiat, c’est-à-dire sans médiation. Elle s’oppose ainsi, comme le note Alexander (2000), aux différentes réductions conceptuelles inhérentes aux approches hétéronomes, qu’elles soient politiques, économiques ou autres, le rapport à la culture apparaissant ici à travers une relation entre le soi et le bien artistique (pictural, théâtral, littéraire…). Ce spectre épistémologique comprend tant la sociologie culturelle (Alexander et Hennion, notamment) que l’esthétique de la réception (autour de Jauss et d’Iser) ou les études théâtrales et de la performance (Féral et Schechner, entre autres).

Ces deux perspectives globales[9] donnent l’impression d’être irréconciliables à première vue. En effet, alors que la première met au second plan le rapport subjectif et performatif entretenu avec la culture, la seconde tâche d’atténuer l’importance des éléments de contexte, notamment le rapport aux autres et au groupement. Or elles sont complémentaires, et leur conjugaison devient essentielle à l’appréhension compréhensive du discours portant sur le goût pour le théâtre chez les spectatrices et spectateurs, puisqu’elle permet de cerner l’objet dans sa complexité et ses nuances. D’une part, le goût pour le théâtre s’inscrit dans un contexte socioculturel et dans un parcours individuel, ce qui amène une investigation suivant la première perspective selon laquelle la culture est pensée de manière hétéronome. La question de la légitimité occupe alors une place centrale, que ce soit la légitimité culturelle du théâtre par rapport à d’autres formes culturelles ou la légitimité de soi en relation avec d’autres individus (Bourdieu, 1979; DiMaggio & Useem, 1978; Lahire, 2004; Peterson, 1992). D’autre part, ce goût se voit également comme une relation subjective et intersubjective liant l’individu et le bien artistique, ce qui renvoie à la seconde perspective. Cela prend notamment forme dans les récits concernant l’expérience théâtrale et l’« horizon d’attente » dans lequel elle s’inscrit (Bennett, 1998; Fleury & Vazereau, 2005; Jauss, 1990).

C’est par le recours à la sociologie de l’individu que cette combinaison s’établit. Cette troisième perspective considère l’individu en accordant une importance aux différents processus sociohistoriques (différenciation sociale, rationalisation du monde, affirmation de l’individualité, etc.) qui ont contribué à modeler le rapport à soi, aux autres et au groupement et qui permettent ainsi de se pencher, par extension, sur la relation qu’entretient la culture avec ces trois pôles. Elle est également habitée par une sensibilité théorique et empirique, réfléchissant le social à l’échelle individuelle, ce qui l’amène à penser trois échelles de variations : intergroupales, interindividuelles et intra-individuelles. Cette approche est d’ailleurs flexible, car la relation liant l’individuel et le collectif peut être pensée à partir de différents axes[10], comme l’attestent les travaux menés notamment par Martuccelli, Kaufmann, Lahire[11], Singly et Dubet.

Cette stratégie d’immersion théorique permet de proposer un cadre interprétatif cohérent qui suit deux impératifs : déstabiliser et outiller. Le premier impératif survient à travers la gloutonnerie livresque qui sollicite les écrits empruntant les différents chemins possibles. Le second s’articule à travers la proposition d’une perspective épistémologique faisant une synthèse de la conception autonome et de la conception hétéronome de la culture en recourant à la sociologie de l’individu. Cette démarche vise à circonscrire adéquatement le questionnement central qui concerne le discours des spectatrices et spectateurs de théâtre par rapport à leur goût pour le théâtre. Et cela amène alors à penser cette problématique par le prisme du rapport à soi, aux autres et à la culture. Cela ouvre vers la troisième stratégie, tout à fait discursive, qui vise une immersion empirique.

3. Troisième stratégie : l’immersion empirique par le discours

L’immersion empirique constitue la troisième stratégie contribuant notamment à la prise de distance par rapport aux écrits. Cette autre immersion se manifeste dans le recours à des entretiens narratifs sous forme de conversations, notamment afin de se perdre volontairement dans les discours et, par extension, dans le terrain. Cette troisième approche vise donc à déstabiliser le regard de la chercheuse ou du chercheur, à ébranler ses conceptions et, de cette manière, à établir une distance par rapport aux écrits.

3.1 Le recours au discours comme cohérence épistémologique

La perspective épistémologique privilégiée, et plus particulièrement avec l’intégration de la sociologie de l’individu, met notamment en lumière la différenciation, l’individualisation et l’individualisme qui caractérisent le monde contemporain et pense le social à l’échelle individuelle. Or, afin de rendre adéquatement compte de cette sensibilité au rapport entre l’individuel et le collectif, il est nécessaire de saisir les intentions, les interprétations et les légitimations du goût pour le théâtre en recourant au discours au moyen d’entretiens narratifs qui se déroulent le plus possible sous le signe de la conversation.

Rappelons que, dans le cadre d’un entretien, le discours est employé dans une situation de face-à-face, la parole apparaissant comme une manière privilégiée de « colmater les brèches, [de] prononcer un sens pour ici et maintenant » (Dumont, 2005, p. 36). Elle contribue aussi à l’appropriation des formes, des symboles et des codes sociaux par les individus (Demazière & Dubar, 2004). Cette forme d’investigation permet en effet d’appréhender à la fois la « compréhension actuelle » et la « compréhension explicative » (Weber, 1995, p. 34), c’est-à-dire d’un côté la compréhension du goût tel qu’il se manifeste et de l’autre la compréhension des motivations. L’entretien est, de plus, une interaction sociale dans laquelle l’informatrice ou l’informateur est invité à proposer un récit. La situation d’entretien représente alors « une rencontre et un échange entre deux subjectivités » où « à un récit succède une mise en récit » (Bellavance, Valex, & Ratté, 2004, p. 41). Cette mise en récit implique alors autrui, avec un « tu » (le destinataire) et un « nous » (le groupement dans lequel s’inscrit le « je ») (Elias, 1991). Elle est aussi une « mise en intrigue » permettant de donner une cohérence à une suite d’événements en les articulant en un début, un milieu et une fin (Roberge, 2008). De ce fait, elle contribue à développer une synthèse des récits « ordinaires » du quotidien, qui apparaissent sous la forme de fragments, et d’en faire un « récit des récits » (Kaufmann, 2004, pp. 155-156) puisant dans des séquences variées de l’expérience vécue. Cela alimente du même coup la mise en relation de la biographie individuelle et de l’histoire collective en tâchant de faire ressortir l’influence qu’elles ont l’une sur l’autre (Berger & Luckmann, 1996). Il s’agit dès lors d’adopter une approche méthodologique cohérente par rapport à la perspective épistémologique qui met l’individu au centre de son investigation, le discours se révélant être un véhicule privilégié pour étudier les expressions et légitimations du goût pour le théâtre. La prise de distance par rapport aux écrits s’inscrit donc également dans la valorisation de la parole.

Par ailleurs, pour que l’investigation accorde une grande place aux discours, il convient de plus de créer les conditions nécessaires pour « déclencher une dynamique de conversation plus riche que la simple réponse aux questions » (Kaufmann, 2013, pp. 43-44), tout en demeurant dans le cadre de la recherche.

3.2 Converser et se laisser porter par le discours : trois manières de provoquer la conversation

Regrouper les conditions nécessaires à la tenue d’entretiens de conversation implique une distance par rapport à la structure linéaire, le discours en venant à être rythmé « de digressions, de retours en arrière, de circonvolutions, d’hésitations, de pauses, d’anecdotes » (Olivier de Sardan, 2008, p. 59), etc. Cela s’articule de trois manières.

3.2.1 Canevas d’entretien

La première façon est de se doter d’un outil adéquat consistant en un canevas d’entretien souple et flexible. En effet, comme le note bien Beaud, le recours à un canevas « serré […] coupe court à toute possibilité de libération de la parole de la part de [la personne] enquêté[e] » (1996, p. 240). Au contraire, un canevas d’entretien souple et flexible « relève du “pense-bête” personnel, il ne se consulte qu’en cas de besoin et permet simplement, tout en respectant la dynamique propre d’une discussion, de ne pas oublier les thèmes importants » (Olivier de Sardan, 2008, p. 60). Le canevas utilisé dans notre projet de recherche a été élaboré dans cette perspective et inclut d’abord une question générale sur l’objet d’étude, « pourriez-vous me parler de vos différentes expériences en lien avec le théâtre et de la manière dont cela a évolué dans le temps? », question qui n’est d’ailleurs jamais posée directement. Il présente ensuite des pistes de relance, regroupées en quatre thèmes et exposées dans des tableaux sous forme de « dimensions et indicateurs » : inscription du théâtre dans la vie de la spectatrice ou du spectateur; habitudes de fréquentation du théâtre; appréciation du théâtre; théâtre et autres pratiques culturelles. Les questions posées au cours de l’entretien surviennent naturellement au fil de la conversation, de la relation créée, etc. Surtout, les entretiens ne sont jamais contrôlés par une structure précise. Ils suivent leur cours et, lorsque cela est pertinent, l’informatrice ou l’informateur est relancé en étant invité soit à préciser quelque chose qui a été dit plus tôt, soit à discuter d’un nouveau sujet, le tout en tâchant de toujours demeurer fidèle au discours tenu. En somme, les pistes, qui ne sont pas exhaustives et qui peuvent être abordées ou non par les informatrices et informateurs, servent simplement d’appui dans la réalisation des entretiens.

Les dimensions et les indicateurs sont d’ailleurs consultés habituellement en fin d’entretien, suivant la recommandation de Bertaux (2010), et alimentent les interventions uniquement lorsque la personne rencontrée ne les a préalablement pas abordés ou lorsque les propos semblent nécessiter des éclaircissements. Ces pistes ont ainsi pour objectif de stimuler la discussion et non de guider l’entretien. Le canevas d’entretien gagne de plus à n’être consulté qu’occasionnellement, lors d’une pause de la conversation ou à la fin de l’entretien, afin de préserver le caractère conversationnel de l’entretien. Ce retour au canevas peut même être « vécu positivement par les [informatrices et] informateurs, car il rappelle le cadre structuré et légitime de l’entretien, que l’allure conversationnelle avait pu faire un peu oublier » (Kaufmann, 2013, p. 49). Parfois même, ce sont les informatrices et informateurs eux-mêmes qui y réfèrent en nous interpellant : « Avez-vous d’autres questions à me poser? » (Informatrice 10); « Avez-vous d’autres choses dans la grille? » (Informatrice 23). Un tel canevas, aide à circonscrire certains aspects du problème général faisant l’objet d’une investigation, contribuant ainsi à « créer les conditions de l’apparition d’un discours extraordinaire, qui aurait pu ne jamais être tenu, et qui, pourtant, était déjà là, attendant ses conditions d’actualisation » (Bourdieu, 1993, p. 1407). Il participe ainsi, suivant l’invitation d’Olivier de Sardan, à « faire mentir le proverbe bambara “l’étranger ne voit que ce qu’il connaît déjà” » (2008, p. 51).

Le canevas d’entretien est également considéré comme évolutif, puisque les relances peuvent être influencées par les informations recueillies lors d’entretiens précédents. Cette caractéristique est entre autres motivée par le fait que les interrogations de la chercheuse ou du chercheur se transforment au fil des entretiens. Par exemple, étant donné que les entretiens se sont déroulés sur une période précise, de septembre à décembre 2016 (à l’exception d’un entretien en juin 2016), et que les informatrices et informateurs résident dans la même région – la région de Québec –, ceux-ci ont parfois vu les mêmes pièces[12]. Il nous arrive alors de les relancer en fonction de ce qui a été relaté par d’autres, notamment concernant les pièces vues (comme 887 de Robert Lepage présentée à l’automne 2016 ou Changing room d’Alexandre Fecteau présentée au printemps 2013, deux des pièces qui ont été les plus commentées). Un autre exemple de ce caractère évolutif est l’inclusion d’une question portant sur la définition d’un amateur. Cette question est en effet apparue lors du troisième entretien, après que nous ayons été frappé par l’expression « je suis un mordu de théâtre », et que, suivant la sensibilité à la fois théorique et empirique, une question s’est imposée : « qu’est-ce qu’un mordu ou un amateur de théâtre? »

L’utilisation d’un canevas d’entretiens souple, flexible et évolutif crée une prise de distance par rapport aux écrits puisqu’il ouvre le cadre de l’entretien, provoque la conversation et, de ce fait, alimente la sensibilité empirique.

3.2.2 Banalité de l’entretien

La seconde manière de déclencher la conversation est de banaliser le contexte de l’entretien afin de proposer une « perception simple, souple, décontractée, de la situation » (Kaufmann, 2013, p. 61) en en réduisant « au maximum l’artificialité » (Olivier de Sardan, 2008, p. 58). Cette simplicité de l’entretien amène toutefois un risque : celui que l’informatrice ou l’informateur sente que sa contribution est accessoire, voire anecdotique, et ainsi que la banalité de la conversation n’amène, en fin de compte, pas grand-chose. Cette préoccupation en ce qui a trait à l’apport de leur témoignage a été manifestée par plusieurs d’entre eux : « Je ne sais pas si c’est vraiment pertinent ce que je dis » (Informatrice 12); « Je ne sais pas si vous allez pouvoir tirer quelque chose de ce que je dis » (Informatrice 3); « J’espère vous avoir aidé » (Entretien 20). Cette crainte fait d’ailleurs écho à un avertissement de Montaigne : « Je n’ay point l’authorité d’estre creu, ny ne le désire, me sentant trop mal instruit pour instruire autruy » (1580b). Mais la simplicité de l’entretien contribue fortement à la spontanéité du récit, celui-ci étant « improvisé au sein d’une relation dialogique » (Bertaux, 2010, p. 74) qui demeure orientée par le cadre de l’entretien. Cette spontanéité n’est toutefois pas absolue. Plusieurs informatrices et informateurs nous ont en effet souligné avoir entamé la réflexion en chemin vers le lieu d’entretien (« j’y pensais justement dans le trajet d’autobus tout à l’heure » [Informatrice 9]) ou, plus largement, avoir réfléchi à la problématique abordée (« je me doutais que vous me poseriez la question “depuis quand allez-vous au théâtre?” » [Informateur 24]).

La banalité et la simplicité de l’entretien facilitent donc la conversation en se rapprochant d’une situation de face-à-face habituelle. Et c’est de la sorte que la prise de distance par rapport aux écrits s’opérationnalise, la spontanéité amenant la chercheuse ou le chercheur à être davantage investi dans la conversation et à se laisser porter par elle.

3.2.3 Filtre de l’entretien

De plus, cette conversation n’est pas entièrement libre, car l’informatrice ou l’informateur est amené à « considérer ses expériences passées à travers un filtre » (Bertaux, 2010, p. 38). Et c’est là la troisième manière de stimuler la conversation. Ce filtre est en partie établi par le contexte de l’entretien, qui s’inscrit dans le cadre d’une recherche déterminée, celui-ci évoluant au fil de l’immersion empirique et théorique. Bien que changeant, le filtre de la conversation guide, de manière générale, le discours des informatrices et informateurs, de même que les relances proposées par la chercheuse ou le chercheur. Et il est d’ailleurs parfois mis de l’avant par des informatrices et informateurs, notamment lorsque la conversation prend un détour. Des invitations à parler de théâtre (« Bon, on parle-tu de théâtre, là? » [Informateur 5]) ou des demandes de confirmation (« Mais on n’est pas trop loin du sujet? » [Informateur 15]) peuvent ainsi être lancées. La réponse à ces questions dépend du contexte, de la relation établie, de la tonalité de la question, etc. Dans bien des cas, en effet, l’informatrice ou l’informateur est explicitement invité à guider la conversation en soulignant la possibilité de discuter de théâtre ou de continuer à aborder d’autres sujets. Cela dit, lorsque ces interrogations semblent cacher une certaine irritation, il convient de réaligner la discussion grâce à la grille et d’actualiser le filtre.

Un exemple illustre bien à la fois le rôle du filtre et la pertinence de la flexibilité de l’entretien : l’enthousiasme avec lequel un informateur nous a longuement exposé son intérêt pour le dessin et sa participation à des ateliers de dessin au sein d’une association. Cet art plastique a servi de point de comparaison central avec le théâtre, et cette parenthèse s’est avérée instructive quant au rapport entretenu avec l’art de scène, notamment lorsque l’informateur a souligné qu’il n’est pas « un grand amateur de théâtre » et qu’il privilégiera toujours le dessin. De ce fait, malgré qu’il ait énoncé certaines inquiétudes par rapport à la pertinence d’une telle digression, les encouragements à développer davantage cet intérêt pour le dessin l’ont amené à apporter un éclairage sur le rapport entretenu avec le théâtre.

Bref, le filtre sert à la fois dans la structuration (sommaire) de l’entretien et dans le choix des relances, mais il sert également l’informatrice ou l’informateur dans la sélection de ce qui est relaté. Et dans tous les cas, le filtre permet un rappel à l’ordre. Cela n’implique toutefois pas que celui-ci soit toujours effectif, certains individus semblant plus réfractaires à respecter ce filtre. C’est notamment le cas d’un informateur qui a très peu parlé de son expérience spectatorielle, mais qui a fait part de ses expériences de metteur en scène, d’enseignant et d’auteur, et ce, malgré les différentes tentatives de réaligner le discours en vue de respecter ledit filtre.

C’est ainsi non pas seulement en mobilisant le discours, mais aussi, et surtout, en recourant à la conversation sous sa forme banale, désacralisée mais encadrée par le filtre de l’entretien que se réalise l’immersion empirique. Celle-ci est considérée comme un moyen privilégié afin de prendre une distance par rapport aux écrits puisqu’elle prend forme à travers une grande sensibilité aux perceptions individuelles. Cette immersion demeure toutefois en constante relation avec l’immersion théorique, au sens où – gloutonnerie livresque oblige – les écrits ne sont pas évacués.

Conclusion

L’entreprise de recherche dans laquelle s’inscrit le présent article se veut ainsi inductive, mobilisant les écrits tout en adoptant diverses stratégies afin de maintenir une distance par rapport à ceux-ci. Reposant sur la valorisation de la connaissance empirique et une rupture par rapport aux préconceptions, la première stratégie cherche à mettre à l’épreuve des notions-clés, comme le « théâtre » et l’« amateur ». Cette stratégie s’appuie sur deux autres qui alimentent la théorie et l’empirie. La seconde stratégie se concrétise dans une immersion théorique, s’enracinant dans une boulimie livresque et dans la jonction de perspectives épistémologiques variées. Enfin, la troisième stratégie s’exprime par une immersion empirique, une valorisation du discours des informatrices et informateurs à partir des entretiens narratifs où la conversation est mise de l’avant. Cette entreprise marie de plus un double engouement, l’un théorique, l’autre empirique, et implique le croisement entre les deux.

Nous inspirant de Virginia Woolf, nous pourrions avancer que l’entreprise de recherche s’inscrit entre les actes[13] de deux manières. La première renvoie aux moments entre les actes de théâtre où la parole domine, c’est-à-dire où l’on parle de la pièce, de l’appréciation et des émotions vécues. Ces moments peuvent ainsi survenir notamment à l’entracte, mais également entre les pièces de théâtre, c’est-à-dire entre deux participations à des événements théâtraux. Cette période, plus ou moins longue, amène à penser la question « est-ce que je souhaite retourner au théâtre? » et à s’interroger sur ce qui alimente la réponse à cette question. La seconde manière est plus théorique, conceptuelle, et renvoie à la navigation entre les différentes approches ou, pour reprendre la formulation, entre les actes de recherche. Elle contribue alors à lier les perspectives et à se nourrir de sensibilités variées. C’est donc entre les actes que s’articulent la mobilisation des écrits et la prise de distance par rapport à ceux-ci. Et les stratégies adoptées dans cette démarche inductive contribuent à proposer une compréhension adéquatement sensible aux nuances du rapport à soi, aux autres et à la culture.