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Le numérique constitue un changement de paradigme qui nécessite une nouvelle conceptualisation de la gestion des documents et des archives. Ces derniers sont désormais des objets documentaires instables, dynamiques et éphémères. Ces nouvelles propriétés caractérisant de tels objets menacent les valeurs de preuve, de témoignage et d’information qu’ils revêtent sur les plans individuel, institutionnel et sociétal. À cela s’ajoute la question de l’accessibilité et de la sécurité de l’information documentaire. Aussi, la profession d’archiviste connaît un nouvel essor qui exige l’acquisition de compétences cognitives, techniques et sociales innovatrices. Tous ces aspects constituent des points de départ pour des pistes épistémologiques plus approfondies et actualisées sur les enjeux du numérique et leurs répercussions sur l’archivistique. C’est dans cet ordre d’idées que l’ouvrage s’inscrit. Il s’agit d’un recueil de réflexions d’un ensemble de spécialistes – théoriciens et praticiens – qui s’intéressent à l’archivistique dans le contexte numérique. Il constitue une mise à jour de sa première édition, parue en 2010, sous la direction de Terry Eastwood et Heather McNeil, respectivement professeurs à l’Université de la Colombie-Britannique et à l’Université de Toronto (Canada).

L’ouvrage est structuré en trois grandes parties. Dans la première, il est question des fondements de la discipline archivistique. La deuxième partie concerne les fonctions archivistiques, tandis que la troisième s’attarde aux cadres théoriques et conceptuels régissant la discipline. Chaque grande partie est subdivisée en chapitres rédigés par une variété de collaborateurs.

Tracer l’évolution de la pensée archivistique implique tout d’abord la compréhension des fondements de cette discipline. Terry Eastwood aborde les archives dans leur approche traditionnelle. Il situe l’archivistique comme une discipline et une pratique, se déplaçant d’une vision analogique vers une vision numérique. Jennifer Douglas expose le principe de provenance et souligne son importance dans la définition du lien entre le document d’archives, le créateur et l’activité traitée. Il s’agit aussi de remettre en question ce principe à l’ère du numérique et de valoriser le rôle des métadonnées dans la documentation du contexte de création des documents d’archives numériques. Adrian Cunningham, en partant d’une perspective sociale, décrit la métaphore des archives en tant qu’espace pour caractériser l’évolution des missions socioculturelles des institutions des archives dans la société.

Les fondements théoriques et conceptuels s’avèrent utiles dans la mesure où ils orchestrent un ensemble d’interventions archivistiques. Ces dernières sont cristallisées en une série d’étapes formant une chaîne archivistique. Gillian Oliver aborde la gestion des documents d’archives dans des environnements hybrides (analogiques et numériques). Elle brosse l’historique de l’évolution du concept de gestion documentaire. Les modèles et théories encadrant cette gestion sont également nuancés, notamment le principe du cycle de vie, le modèle du Records Continuum, l’approche du Recordkeeping informatics, la diplomatique et la théorie des genres rhétoriques. L’auteure s’attarde ensuite aux dimensions pratiques et professionnelles de la gestion documentaire, soit le rôle des associations professionnelles et des référentiels normatifs. Elle expose enfin les dispositifs technologiques exploités dans un contexte documentaire hybride. Fiorella Foscarini présente l’évaluation des archives et en retrace l’évolution depuis le début du vingtième siècle. Elle examine cette fonction en quatre paradigmes : la preuve, la mémoire, l’identité et la communauté. Sous un angle social, l’évaluation est perçue dans une nouvelle conception, soit l’évaluation participative qui consiste à impliquer d’autres intervenants dans la définition des valeurs archivistiques et ne pas la limiter à l’archiviste seul. Enfin, Foscarini souligne l’importance d’intégrer les modalités de l’évaluation des archives dans les pratiques de la conservation des documents d’archives numériques. Glen Dingwall définit la fonction de la préservation et dresse l’historique de son évolution. Il valorise le rôle des métadonnées, établit la liste des stratégies de préservation les plus populaires et présente le cadre normatif régissant une telle pratique, notamment la norme OAIS (Open archival information system). Il évoque aussi la curation numérique et l’infonuagique en tant que méthodes utilisées pour la préservation numérique, puis conclut par l’exposé des enjeux actuels liés à cette fonction archivistique. Geoffrey Yeo s’attarde à la description des archives et postule qu’elle sert à rendre les documents d’archives plus intelligibles. Il met en avant le principe de provenance qui est désormais assimilé grâce aux métadonnées. Wendy Duff et Elizabeth Yakel décrivent le service de référence en tant que manifestation de l’interaction entre les archivistes, les archives et les usagers. Les auteures énumèrent les modalités de cette interaction, notamment le courriel, les réseaux sociaux et les systèmes de gestion des archives. Elles mettent l’emphase sur les compétences nécessaires pour une meilleure exploitation des outils numériques à des fins de référence. Sigrid McCausland aborde la programmation publique des archives qui se définit comme étant l’acte de rendre les archives facilement accessibles au grand public. Cette programmation devrait, d’après l’auteure, faire partie des fonctions de la chaîne archivistique, puisque les programmes publics (publications, expositions) sont des instruments qui soutiennent la collecte, la diffusion et la valorisation des documents d’archives. À l’ère du numérique, les technologies du Web 2.0 jouent un rôle prépondérant dans la promotion des activités de la programmation publique des archives.

Les archives s’enracinent dans un cadre socioculturel qui influe sur les modalités de leur création, leur gestion et surtout leur diffusion. Cette partie de l’ouvrage vient éclaircir cette dimension sociale. Elizabeth Shepherd présente le droit de l’information en tant que droit humain fondamental et le met en relation avec la transparence administrative, la participation citoyenne et la gouvernance ouverte. En outre, elle énumère, dans le cadre du gouvernement en ligne, les enjeux liés à l’utilisation des données ouvertes (p. ex. authenticité, fiabilité, intégrité, etc.) ainsi que les responsabilités sociales et informationnelles du gouvernement dans le contrôle de la qualité de ces données. David Wallace met en lumière le lien entre les archives et la justice sociale. Il estime que les archives sont souvent situées dans des contextes structurés par le pouvoir, que ce soit dans un cadre économique, politique, organisationnel, ou encore individuel. Alexandra Eveleigh identifie une nouvelle dimension sociale des archives, soit les archives participatives. Il s’agit d’une manifestation de l’exploitation des technologies du Web 2.0 à des fins de participation aux processus archivistiques (l’indexation collaborative, le crowdsourcing, etc.). Sur la base du Records Continuum, Eveleigh suggère une modélisation de cette participation, qu’elle a nommée le « Continuum participatif ». Jeannette Bastian, avec une vision multidisciplinaire, nuance le dialogue entre les GLAM (Galleries, Libraries, Archives and Museums). Les aspects de convergence et de divergence entre les pratiques culturelles de ces institutions de mémoire sont soulignés en termes de valeurs et de principes de gestion. Rebecka Sheffield discute des archives communautaires, ce patrimoine culturel qui reflète les expériences et les intérêts des agents et des groupes sociaux. Après avoir défini le principe du cycle de vie appliqué à ces archives, l’auteure conclut qu’elles représentent à la fois un levier à l’exercice d’une bonne démocratie et un reflet de l’autonomie des organisations quant à la constitution de leur patrimoine culturel.

Le sujet de l’ouvrage n’est pas nouveau : il s’inscrit dans la continuité du débat concernant l’avènement du numérique et les changements qu’il induit sur la pratique archivistique. Plusieurs cadres théoriques et conceptuels en archivistique ont été mis à profit dans les exposés des auteurs. Ces cadres sont remis en question à l’ère du numérique, ce qui implique la nécessité de revoir les conceptions théoriques et pratiques ayant trait à la gestion des documents et des archives. Les perspectives nord-américaine, européenne et australienne en archivistique ont majoritairement été mobilisées afin de refléter les positionnements des auteurs dans les sphères théorique et pratique de l’archivistique.

Un regard structurel sur l’ouvrage permet de constater que celui-ci est équitablement réparti : il comporte trois grandes parties correspondant aux facettes habituelles nécessaires à une étude approfondie d’un sujet, soit les fondements, les fonctions et les cadres théoriques et conceptuels. Dans chaque grande partie, il y a un ensemble de chapitres répartis selon une structure logique offrant au lecteur une possibilité de mieux assimiler les dimensions techniques, fonctionnelles, culturelles et sociétales de l’archivistique.

Comme mentionné auparavant, ce livre est une mise à jour de son édition antérieure datant de 2010. Si les auteurs, dans la première parution, abordent les bases théoriques et pratiques de l’archivistique traditionnelle, la présente édition expose les mêmes aspects, mais en les remettant en question à l’ère du numérique. Il s’inscrit aussi dans le même courant de pensée de celui de Recordkeeping informatics for a networked age (Evans, Reed, Oliver et Upward, 2018). Gillian Oliver, entre autres, y expose l’approche du Recordkeeping informatics en tant que conception novatrice résultant du questionnement sur les fondements archivistiques dans un contexte numérique.

La valeur ajoutée de ce recueil de réflexions réside principalement dans la diversité des visions des auteurs. Cela permet de percevoir la discipline archivistique non seulement dans son approche théorique, mais aussi sous un angle pratique. De surcroît, les auteurs ne se sont pas contentés d’étudier l’acception traditionnelle de l’archivistique, soit les finalités probatoire et mémorielle sur les plans individuel et institutionnel. La discipline et la pratique sont plutôt abordées dans une approche qui positionne les archives dans une perspective sociale. L’ouvrage nuance des aspects novateurs en archivistique, soit la dimension participative et son insertion dans le continuum des fonctions archivistiques. Cela prouve que les institutions culturelles tendent vers une implication plus active avec le grand public. Ce livre se veut ainsi une référence incontournable pour la communauté archivistique internationale – dans la diversité de leurs profils (professeurs, chercheurs, étudiants, praticiens, etc.) – qui désire s’informer davantage sur la restructuration des pratiques archivistiques à l’ère du numérique.