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Intérêt de Léon Davidovitch pour l’américanisme ; ses articles, ses enquêtes sur le « byt »[1] et sur la littérature, activités plus liées entre elles qu’il ne pouvait sembler, puisque les nouvelles méthodes de travail sont indissociables d’une nouvelle façon de vivre, de penser et de sentir la vie : on ne peut obtenir des succès dans un domaine sans obtenir des résultats tangibles dans l’autre.

Gramsci 1934 : 199[2]

Introduction[3]

Depuis plus d’une quinzaine d’années, les difficultés de l’économie japonaise ont considérablement transformé la configuration du marché du travail et les pratiques des entreprises au Japon. L’idéologie de l’emploi à vie et de la kigyô shakai[4] proclamée et acclamée durant la période de haute croissance est de plus en plus en plus difficile à soutenir. Dans l’après-guerre, les grandes entreprises, la bureaucratie et le Parti libéral démocrate avaient mis en place un cadre institutionnel très serré avec des objectifs de croissance ambitieux. C’est dans de ce cadre que les dirigeants ont maintenu un discours favorisant une logique participative qui s’appuie sur une idéologie où les processus d’appropriation du surplus du capitalisme doivent être justifiés (du moins en partie) comme étant dans l’intérêt de tous et, ultimement, dans celui de la nation.

Les difficultés économiques des années 1990 et leur prolongement pendant la décennie suivante ont mis à mal non seulement les institutions, mais aussi le discours qui avait servi de moteur à la croissance. Les problèmes économiques ont fait ressurgir ce que le discours hégémonique tendait à dissimuler (avec l’idée d’une grande classe moyenne par exemple), c’est-à-dire une diversité importante des pratiques et des représentations qui varient selon la position que les individus occupent dans l’organisation sociale. Non seulement la crise des années 1990 a fait ressortir les inégalités sociales, mais elle a aussi mis en évidence les différences dans les conditions de travail, les aspirations, les choix de vie. En fait, la flexibilisation de la main d’oeuvre[5] rompt avec les énoncés corporatistes des cinquante dernières années, qui constituaient le fondement de l’économie morale.

C’est dans ce contexte que depuis le milieu des années 1990, un nombre toujours plus important de jeunes femmes repoussent le moment du mariage ou choisissent de rester célibataires. Cette situation contraste fortement avec l’ordre moral prescrit et la position conservatrice du milieu des affaires et des politiciens. Ces jeunes femmes n’ont en général pas de sécurité d’emploi et restent de plus en plus longtemps sur le marché du travail. Par ailleurs, les jeunes femmes qui ne sont pas mariées représentent une cible idéale pour les entreprises qui ont besoin d’une main d’oeuvre qualifiée, flexible et bon marché (Weathers 2005).

Le présent article vise à analyser comment les jeunes femmes effectuent leurs choix, en fonction de la conjoncture économique, certes, mais aussi d’une nouvelle logique identitaire qui va à l’encontre de la conception dominante du travail. Il y a en effet une double tension entre la problématique du marché du travail et le mariage. En m’appuyant sur différents témoignages de jeunes femmes âgées entre vingt-quatre et trente ans avec un diplôme universitaire[6], je discuterai de la relation entre le mariage, la crise économique et le travail dans l’idée d’offrir une meilleure compréhension des transformations du travail et de la famille au Japon. Pour ce faire, j’examinerai comment les jeunes femmes refusent le mariage ou repoussent son moment, et comment elles essaient de s’approprier le monde professionnel pour acquérir une certaine autonomie. C’est en effet dans ce contexte que les jeunes femmes organisent leurs choix professionnels autour des contradictions et des contraintes du système. L’examen de différents témoignages permettra de voir à quel point les contraintes, les contradictions et les différentes attentes élaborées par les jeunes femmes par rapport à leur travail ont une incidence sur leurs pratiques, qui consistent tantôt à résister aux contingences du cadre hégémonique, tantôt à les suivre.

Il est légitime de penser que les jeunes femmes entrent sur le marché du travail aussi bien pour des raisons économiques que pour échapper à des formes de contrainte familiale, donc à une forme de domination. C’est que le travail offre des possibilités d’accomplissement d’objectifs personnels dont elles ne disposent pas forcément dans une vie centrée sur la famille. L’exploitation des interstices institutionnels et les formes de résistance s’accompagnent de nouvelles représentations où le mariage et le travail pour les femmes sont moins définis comme une responsabilité sociale et morale que comme un choix individuel. Autrement dit, il y aurait une rupture, une discontinuité dans la vision doxique des rôles qui génère une zone de flou ou de transition entre des valeurs qui étaient vues comme naturelles, d’une part, et une nouvelle vision[7], d’autre part. On peut aussi observer que la recherche d’autonomie et le refus des rôles assignés peut faire le jeu des transformations actuelles du capitalisme du fait que ces éléments contribuent à entretenir la flexibilité du travail à travers des pratiques de résistance et d’adaptation aux transformations.

En évoquant différents aspects de la relation complexe entre le travail et les relations de genre ainsi que la morale (publique), on tente de réfléchir ici à une façon d’aborder le travail au-delà du contexte de l’entreprise. Il est intéressant d’analyser le sens du travail en incorporant les expériences individuelles dans un contexte économique et politique plus large[8]. Cela implique d’analyser la formation et les transformations du sens du travail en tenant compte des processus qui relèvent de l’économie politique et, en même temps, d’examiner la façon dont ceux-ci sont perçus, vécus et interprétés (Marcus 1998). De même que l’identité des personnes ne dépend pas d’un seul lieu ou d’une seule communauté – plusieurs contextes sociaux dessinant les contours de ces identités –, les représentations et les pratiques sont fonction de plusieurs contextes, luttes, et décalages entre la vie quotidienne et les mouvements plus larges du capitalisme.

Autrement dit, il est ici proposé d’aborder la question du travail en termes de matrice de sens. Le travail n’est pas simplement vu comme une activité productive ou rémunératrice, mais également comme un ensemble de pratiques et de représentations à travers lesquelles les personnes se définissent et définissent leur place dans la société. Cette optique tient compte de l’articulation des rapports de domination qui structurent la réalité sociale ; une articulation qui ne réduit pas pour autant le social à des structures et prend en considération le caractère mouvant, fluide et ambigu des pratiques et des représentations, ainsi que les transformations de ces rapports.

Le propos n’est donc pas de dire que ce sont le travail ou les rapports de production qui déterminent l’organisation et les relations sociales au Japon. L’objectif est plutôt de mettre en évidence l’incorporation de valeurs, de façons de faire et d’une volonté politique dans la définition même du travail, et donc de montrer l’influence de la culture, de l’idéologie et du politique dans les rapports de production. C’est ce que Lazzarato (2005) appelle en parlant de Foucault une « réalité de transaction » :

Au croisement des relations de pouvoir et de ce qui sans cesse leur échappe, naissent des réalités de transactions qui sont en quelque sorte une interface entre gouvernant et gouvernés. C’est à ce croisement, dans la gestion de cette interface, que se constitue le libéralisme comme art de gouvernement.

Lazzarato 2005 : 54

C’est à l’intersection de cette interface que le travail se constitue. Autrement dit, il est important d’examiner comment les pratiques et les représentations du travail sont structurées et comment elles sont naturalisées, c’est-à-dire vues comme telles, comme quelque chose de donné et d’évident.

La crise, la flexibilisation de la main d’oeuvre et le modèle dominant

Voilà maintenant plus d’une décennie que l’économie japonaise est en difficulté. La crise des années 1990 a considérablement modifié le régime de travail des entreprises et la durée de la crise a eu des effets importants sur la société. Les difficultés économiques des années 1990 et 2000 ont considérablement changé le paysage institutionnel japonais. Par exemple, une conséquence majeure de la crise économique concerne la détérioration de la transition entre le système d’éducation et le monde du travail, qui s’est traduite par une augmentation des emplois à temps partiel et temporaires (Bernier et Mirza 2001). En effet, ce sont les jeunes qui entrent sur le marché du travail qui ont été le plus touchés. Ce ne sont pas seulement les liens institutionnels qui sont mis à mal, mais aussi les modèles de l’idéologie dominante, notamment celui de la division sexuelle du travail. De plus, l’inefficacité des plans de relance économique du gouvernement ainsi que les scandales reliés au monde politique, aux bureaucrates et aux hommes d’affaires ont miné la confiance de la population.

En fragilisant le cadre hégémonique, la crise a affecté ce que Taylor (2002) a appelé l’imaginaire social. Autrement dit, la crise a modifié les représentations du monde et les pratiques. Ce qui veut dire que le social, tel qu’il est ou tel qu’il devait être naturalisé dans l’hégémonie, a révélé en partie ses contradictions. Les ruptures dans l’ordre établi entre la famille, l’éducation et le monde du travail ont ramené dans le domaine de l’explicite, donc dans l’idéologie, ce qui auparavant était vu comme donné et naturel, ou tout au moins n’était pas forcément débattu dans l’espace public.

Pour pallier ces ruptures dans l’ordre établi, plusieurs voix se sont fait entendre dans l’espace public ces dernières années afin de souligner la nécessité de revenir à un modèle japonais traditionnel. D’autres au contraire sont d’avis qu’il faut libéraliser davantage le régime de travail afin que la population active participe encore mieux à la globalisation. Mais que ce soit chez les néoconservateurs ou les néolibéraux, la solution à la crise doit passer par un retour à l’esprit national et à la morale traditionnelle. C’est dans ce contexte que plusieurs voix ont dénoncé l’attitude des jeunes[9] en ce qui a trait au mariage ; passant d’une crise à l’autre, ces mêmes voix évoquent les modèles traditionnels de la division sexuelle du travail pour résoudre les importants problèmes du vieillissement de la population et de la baisse des naissances.

Le modèle traditionnel japonais articulait une division sexuelle du travail où les hommes se dévouaient entièrement à la vie de l’entreprise et où les jeunes femmes, une fois mariées, quittaient leur emploi afin de se consacrer à la vie familiale. Ce rôle était étayé par un discours moral encensant le rôle de la mère en général, et quant à l’éducation des enfants[10] en particulier. Dans ce modus operandi, on a pendant longtemps encouragé (et souvent poussé) les jeunes femmes à quitter leur emploi au moment du mariage. Le mariage s’inscrit comme une étape importante dans les décisions concernant l’avenir professionnel des jeunes femmes : il signale le retrait, du moins pour un temps, de la vie professionnelle et le début de la prise en charge de la vie familiale. Le modèle de gouvernance des entreprises qui s’appuie sur une division sexuelle du travail très rigide décourage de surcroît le retour des femmes au travail après le congé de maternité. Si on s’attend à ce que la majorité des femmes retournent travailler, ne serait-ce qu’à temps partiel, ce n’est que lorsque les enfants entrent à l’école secondaire. Ce schéma est à l’origine de la fameuse courbe en M qui illustre le parcours professionnel des femmes au Japon (Brinton 1992), avec des sommets autour de vingt-cinq et de quarante-cinq ans. La division sexuelle du travail a participé à la rationalisation des cycles de vie, laquelle a eu des effets importants, en particulier sur la standardisation des attentes de la classe dite moyenne (Kelly 2002). Le discours sur l’emploi à vie et la division sexuelle du travail a joué un rôle déterminant dans la régularisation des cycles de vie et dans la formation des attentes, des rôles de chacun et des rapports de genre.

Si ces mouvements traduisent une tendance à l’uniformisation, ils ne sont pas pour autant synonymes d’un passé homogène et standardisé. À ce sujet, plusieurs auteurs[11] ont montré que la réalité est plus nuancée et plus complexe, mettant en évidence les variations des attentes et des représentations des femmes par rapport au travail. Dans les années 1980, plusieurs observateurs ont noté une augmentation de l’embauche des jeunes femmes dans des emplois réguliers, auparavant réservés aux hommes. Les entreprises ayant un besoin important d’employés, d’une part, et les jeunes hommes se faisant moins nombreux, d’autre part, la main d’oeuvre régulière et féminine avait donc augmenté. C’est, entre autres, la nouvelle loi de 1986 sur l’égalité des chances qui a contribué à cette amélioration, même si les effets de cette loi et ses modifications en 1999 doivent être sérieusement nuancés puisque les entreprises ont développé des stratégies pour la contourner (Weathers 2005). Depuis la crise, les entreprises ont besoin d’une main d’oeuvre bon marché et flexible. Le nombre d’emplois stables a diminué au profit de ceux dits flexibles, et ce sont les femmes qui ont été les premières victimes du gel des recrutements pour des postes avec sécurité d’emploi au cours des années 1990.

Les jeunes femmes, le travail et le mariage

L’insécurité et la mobilité de la main d’oeuvre féminine découlent de plusieurs facteurs, notamment de la politique des entreprises qui soutiennent une vision particulière de la division du travail, des mesures gouvernementales et, avec la crise économique et la flexibilisation du capitalisme japonais, une demande croissante pour une main d’oeuvre flexible et bon marché avec une diminution des emplois réguliers. Cette augmentation de la main d’oeuvre précaire au détriment d’emplois réguliers ne s’est toutefois pas traduite par le retour au modèle dominant. Ainsi, on remarque que les jeunes femmes restent de plus en plus longtemps sur le marché du travail, mais bénéficient de peu de sécurité d’emploi ; et que ce mouvement s’accompagne d’une diminution des mariages. Il y a un nombre croissant de jeunes femmes entre vingt-cinq et trente-cinq ans qui refusent le mariage ou le retardent. À Tokyo[12], plus de la moitié des femmes atteignent trente ans sans être mariées, et celles qui sont mariées ont moins d’enfants (Kelly 2002). Le problème prend une dimension particulière face à la chute constante du taux de natalité (1,23 enfant par femme pour le Japon en 2009), au vieillissement rapide de la population et à une conjoncture économique qui ne peut plus soutenir le modèle hégémonique des quarante dernières années.

Cette articulation travail-mariage s’élabore à partir des conditions du marché, du régime de travail dans les entreprises et du discours politique et culturel, lequel tend à essentialiser la position des femmes dans la société, notamment dans la maternité. En effet, le discours sur le mariage au Japon est étroitement relié à celui sur la natalité puisque les enfants hors mariage sont encore l’exception (1 %).

Deux tendances se rejoignent dans l’explication de ce phénomène. La première s’appuie sur le fait que les jeunes femmes sont plus éduquées qu’auparavant[13] et qu’elles ont accès à de meilleurs emplois, à de meilleurs revenus, et donc à une certaine autonomie financière[14]. Ces deux facteurs rendraient la vie de couple peu attrayante : les jeunes femmes peuvent se réaliser dans l’existence à travers la consommation, les loisirs et la satisfaction professionnelle. La deuxième explication concerne les conditions de vie après le mariage. Reculer le mariage ou y renoncer, c’est échapper aux contraintes qui accompagnent la vie maritale. Ce sont en effet les femmes qui se consacrent seules à l’éducation des enfants et aux soins des personnes âgées. Ces deux explications doivent cependant être nuancées.

Cette situation, on le voit, contraste avec le discours très conservateur de certains dirigeants d’entreprises et politiciens qui encouragent justement les femmes à avoir plus d’enfants et à s’occuper des personnes âgées. Ce discours a été accompagné de plans gouvernementaux afin d’inciter les jeunes couples à avoir des enfants et les familles à revenir au modèle traditionnel de la maisonnée à trois générations (Bishop 2000 ; White 2002), notamment des incitatifs fiscaux (Osawa 2000, 2001). Si ces programmes n’ont pas eu le succès escompté, il reste qu’ils cherchaient à pallier les insuffisances du modèle institutionnel de 1955 qui visait à définir un ordre social cohérent autour des objectifs de croissance. Par ailleurs, certaines infrastructures sont particulièrement contraignantes et ne facilitent ni le travail des femmes, ni l’augmentation des naissances. Les garderies, par exemple, exigent la participation constante des mères et n’offrent pas d’horaires adaptés aux heures de travail. Récemment, toujours dans le but d’augmenter le taux de natalité, le gouvernement de monsieur Yukio Hatoyama a pris une initiative qui visait à améliorer le service des garderies. Elle n’était pas en place au moment d’écrire ces lignes[15].

En plus, avoir des enfants est très cher au Japon à cause des frais de scolarité et de ce genre de choses. Ainsi, même si plusieurs femmes travaillent, peu d’entre elles choisissent d’avoir des enfants. Le taux de natalité chute. Les politiciens sont très inquiets et ils essayent de donner des sortes de bonus aux gens pour qu’ils aient un deuxième ou un troisième enfant. Mais certaines personnes s’opposent à cela en disant que le fait d’avoir des enfants doit être quelque chose de personnel et que c’est négatif pour les politiciens d’encourager les gens à avoir des enfants de cette façon. C’est un problème très sérieux et plusieurs économistes, politiciens, professeurs essaient de définir des politiques pour faire en sorte que le taux de natalité arrête de chuter. Les valeurs des femmes ont changé, elles ne veulent pas nécessairement avoir des enfants même si elles se marient. Il y a beaucoup de couples mariés qui choisissent de ne pas avoir d’enfants. C’est bien d’avoir plusieurs choix. Les choses changent, mais c’est encore les femmes qui ont le plus grand fardeau parce que c’est aussi très difficile de combiner travail et famille. L’économie est au ralenti et plusieurs compagnies font des coupes dans la main d’oeuvre.

Mademoiselle S.

Les observations de mademoiselle S. sont intéressantes : elles rappellent la prégnance d’un discours qui vise à contrôler le travail des femmes et expose de ce fait des problèmes reliés à l’éthique, puisqu’il consiste à réfréner l’individualisme dans les choix de carrière et de vie.

Malgré ce discours et la volonté politique des dirigeants, qui cherchent donc à maintenir les femmes dans un rôle connu et défini, le contact de la conjoncture économique et de la modification des pratiques et des représentations produit un résultat différent de celui attendu. L’utilisation de la main d’oeuvre féminine comme main d’oeuvre flexible ne peut se comprendre que dans le rapport entre le mariage et le travail, donc en lien avec le modus operandi que les entreprises ont mis en place, et dans la définition même du mariage. Ce rapport est organisé en fonction d’un ensemble de valeurs qui conditionnent souvent les attitudes et les attentes des hommes et des femmes dans l’entreprise.

Un discours moral sur les jeunes femmes japonaises a donc cours, qui vise à contrôler et à dénoncer une double problématique reliée à l’éthique du travail : une forme d’individualisme dans les choix de vie et de carrière ainsi qu’une double dénonciation morale par rapport au travail, à la famille et à la consommation effrénée[16]. Ce discours s’est cependant notablement atténué. En effet, avec la crise actuelle, les messages dénonçant le manque d’initiative et de persévérance des jeunes – et soutenant que les individus étaient responsables de leur condition – se sont considérablement nuancés ; depuis 2005 environ, le débat s’est articulé autour des questions de pauvreté, de chômage et de précarité (Malinas 2008). Cette configuration n’empêche pas que soit pérennisé le discours moral sur le mariage et le rôle des femmes dans la société. Autrement dit, même si le discours moral sur le travail s’est adouci, celui sur le mariage est encore bien présent.

Dans les entreprises, les emplois réguliers et les possibilités de promotion restent difficilement accessibles pour les femmes. Le terrain que les jeunes femmes avaient gagné dans les années 1980 sur leur embauche à la fin de l’université a été perdu à cause de la crise et de la flexibilisation de la main d’oeuvre qui s’en est ensuivie. Entre 1987 et 2007, soit en l’espace de vingt ans, le nombre de femmes employées à temps partiel a augmenté de 15 % (JILPT 2008).

Lorsque l’on prend en compte dans l’analyse la relation entre le mariage et le travail, on observe qu’un nombre croissant de jeunes femmes préfèrent repousser le moment du mariage et rester autonomes. Les raisons de ce choix sont complexes. D’abord, en évitant le mariage elles peuvent demeurer plus longtemps ou plus facilement sur le marché du travail. Ce faisant, elles peuvent réaliser, mais aussi rentabiliser, l’investissement qu’elles ont fait dans leurs études. En occupant plus longtemps leur emploi, elles essaient de construire un sens à partir des désavantages structurels qui leur sont imposés ; parmi ceux-ci figurent en premier chef le plafond de verre et la forte incitation à quitter l’entreprise une fois enceintes. Elles sont en effet poussées vers la sortie :

Je travaille dans une grande entreprise, mais je sais que si j’ai des enfants mon retour sera très difficile. Même si je peux revenir, ils vont essayer de me pousser vers la sortie. Je ne veux pas non plus être seule ou, comme ma mère, femme au foyer. Alors, j’utilise cet emploi pour construire mon CV et obtenir de l’expérience. Ainsi, j’aurai l’expérience et la flexibilité nécessaires pour obtenir un emploi qui me plaît vraiment. Les grandes entreprises nous utilisent, alors nous devons nous aussi utiliser cette expérience et la mettre à profit.

Mademoiselle A.

L’exemple de mademoiselle A. nous montre que les jeunes femmes essaient de transformer la mobilité qui leur est imposée et la précarité structurelle en quelque chose de « positif », à travers la volonté d’améliorer leur condition, entre autres en quittant des entreprises aux pratiques trop rétrogrades selon elles. En s’émancipant des contraintes maritales, ces jeunes femmes s’émancipent aussi des contraintes imposées par le modus operandi des entreprises. Un travail sans sécurité leur procure des avantages (autonomie financière, réalisation de soi, indépendance, etc.) même si ces avantages s’avèrent souvent temporaires et incertains. Mais cette émancipation doit être constamment négociée, comme on le voit dans le cas de la mobilité d’emploi, par rapport aux valeurs persistantes et au cadre contraignant de l’entreprise. Et cette négociation se fait par le biais du refus des « anciennes valeurs » ou par la mise en place de stratégies spécifiques dans l’entreprise ou dans leurs plans de carrière.

J’ai voulu quitter mon ancienne compagnie parce que la culture d’entreprise y était antique, que cela soit bon ou mauvais. Le mépris des femmes y était considéré comme normal. Le travail en soi était plaisant, mais il n’en valait pas la peine parce que, tout compte fait, malgré mes capacités, c’étaient toujours les hommes qui obtenaient les choses intéressantes. Le niveau de travail de mon environnement était bas, et j’étais surestimée juste parce que je faisais ce qui m’apparaissait normal. L’inefficacité du travail entraînait beaucoup d’heures supplémentaires ; dans les pires cas, je travaillais jusqu’à 11 heures du soir. Il n’y avait aucun signe montrant que la situation allait s’améliorer, et je me suis dit que je n’avais pas d’avenir dans cette compagnie.

Mademoiselle J.

Les difficultés que mademoiselle J. a rencontrées dans son milieu de travail ne sont pas exceptionnelles. Les longues heures de travail ne sont pas inhabituelles non plus. Ce qui apparaît plus nouveau, c’est la dénonciation explicite des valeurs jugées rétrogrades. Pour mademoiselle J., même si dans plusieurs entreprises la situation s’est améliorée, ces valeurs sont encore trop présentes en milieu de travail, et c’est ce qui l’a motivée à quitter son emploi.

On perçoit dans ces témoignages une volonté des femmes de s’exprimer dans le cadre de leur activité professionnelle. Mais c’est aussi dans le but d’être reconnues comme des personnes qualifiées et compétentes, ainsi que le montre cet autre commentaire de mademoiselle B. :

C’est très difficile de se faire respecter dans l’entreprise en tant que femme. Même si, dans la compagnie où je travaille, les choses vont bien, parfois, c’est avec des clients que nous avons des problèmes. Par exemple, je venais d’être nommée à un poste avec des responsabilités. À la suite de ma nomination, j’ai décidé que nous ne ferions plus affaire avec une firme de consultants que mon prédécesseur avait employée. Un jour, le consultant appelle et il voulait des explications, que je lui ai données. Mais il ne m’a pas cru, il a demandé à parler au responsable. Je lui ai dit que le responsable c’était moi. Le lendemain il a téléphoné encore, mais à un de mes collègues. Il lui a dit qu’il ne voulait pas discuter avec une femme. Mon collègue m’a appuyée et lui a dit qu’il n’y avait rien à faire, que c’était moi qui prenais les décisions. J’ai trouvé ce comportement extrêmement insultant.

Mademoiselle B.

Le récit de mademoiselle B. illustre combien la vie quotidienne dans le milieu de travail reste difficile même pour les femmes qui ont des postes de gestion. Elles attribuent cette difficulté à une question de génération et de rapport avec les hommes, qui ont des attentes inscrites dans un paradigme traditionnel[17]. Plusieurs des jeunes femmes interrogées disent trouver beaucoup plus facile de travailler avec des collègues plus jeunes qui sont, pour reprendre les mots de mademoiselle Y., « plus ouverts et moins cantonnés dans leur rôle ».

Les valeurs qui sont rattachées au mariage ont justement aussi changé par rapport à celles de la génération précédente (Sasagawa 2004 ; Nakano et Wagatsuma 2004). Cette transition ne se produit pas de façon évidente et uniforme, mais il apparaît que de plus en plus de jeunes femmes cherchent un conjoint, non pas en fonction des critères établis par la génération précédente, mais plutôt par rapport à une conception plus romantique du mariage. Les jeunes femmes désirent aussi faire participer les hommes à l’éducation des enfants et aux travaux ménagers, ce qui n’est pas le cas de leur aînées. L’enjeu de la participation est important dans un contexte économique où, pour beaucoup de jeunes couples, il est nécessaire que les deux travaillent pour joindre les deux bouts. Pour les femmes qui occupent un emploi et veulent avoir des enfants, les témoignages montrent qu’il est extrêmement difficile de s’en sortir seules et sans la participation du conjoint.

Que les jeunes femmes favorisent un emploi qui en vaut la peine met en lumière un point dans leur conception du travail : l’importance de l’appropriation et de la mise en valeur des tâches reliées à leur activité professionnelle. Cette appropriation vient contredire la conception encore présente que les femmes qui travaillent en entreprise ne sont pas là pour rester et que les tâches qui leur sont confiées n’ont que peu d’incidence sur le bon fonctionnement de l’entreprise et sur sa réussite. L’investissement dans cette nouvelle conception du travail traduit leur volonté d’avoir une carrière, de construire et d’élaborer un ensemble de représentations par rapport à leur avenir, et a une incidence sur leur conception de la vie quotidienne. Mais cet investissement ne se fait pas sans heurts, même pour celles qui ont des positions d’employées permanentes.

Au début de ma carrière, mon père voulait que je m’oriente vers une bonne compagnie pour trouver un bon mari. Il travaillait pour Tokyo Mitsubishi Bank, c’est très conservateur. Alors, pour lui, c’était normal que j’essaye de trouver un mari dans une bonne compagnie. Mais ça n’a pas fonctionné. Je ne voulais pas. Pour faire carrière dans une entreprise (shôgô-shoku), c’est mieux de dire que l’on est célibataire. Parce que si on a un petit ami, alors les questions arrivent. Quand vas-tu te marier ? Quand vas-tu avoir des enfants ? Ces questions ne sont pas seulement posées par les collègues, mais aussi par les managers et la réponse peut mettre fin à une carrière ou à des chances de promotion. Peut-être que c’est mieux de ne pas dire qu’on a un petit ami…

Mademoiselle C.

Le récit de mademoiselle C. montre que les jeunes femmes ne sont pas passives devant les contraintes et les attentes du milieu de travail. Cette attitude fait partie d’un ensemble de facteurs qui montrent à quel point les attentes reliées au travail, et en particulier l’ordre des priorités, ont changé. Il se produit un déplacement vers l’épanouissement personnel. Les expressions « à la recherche de soi » ou encore « jiko jitsugen » (réalisation de soi), par exemple, sont très à la mode chez les hommes autant que chez les femmes. Cette nouvelle priorité contraste avec celle de la génération précédente, fait remarquer mademoiselle I. :

Maintenant beaucoup de gens pensent qu’ils travaillent pour eux-mêmes alors que dans le cas de la génération précédente, j’ai l’impression que l’individu existait pour son entreprise.

Mademoiselle I.

Le désir individuel se conjugue donc avec la définition d’un travail qui inclut une responsabilité sociale. Or, la responsabilité sociale fait partie intégrante de la définition du travail au Japon :

L’idéal, c’est que mon travail corresponde à ma vocation, que je puisse m’améliorer en ne perdant jamais la volonté de progresser. Si je trouvais un emploi correspondant à ma vocation, et même si aux yeux des autres cela semblait pénible et trop prenant, je ne pense pas que je trouverais ce travail difficile. En une journée, nous travaillons plus de la moitié du temps. Ce serait douloureux de ne le faire que pour gagner de l’argent. Donc, travailler, c’est un moyen pour jusqu’à un certain point satisfaire ses intérêts, obtenir un sentiment d’accomplissement et prendre plaisir à la vie. (Toutefois, la réalité est difficile, et je n’ai pas en ce moment de sentiment de satisfaction envers mon travail). Le travail c’est aussi une responsabilité envers la société.

Mademoiselle R.

Comme mademoiselle R. le remarque très justement, on ne peut pas toujours faire ce que l’on veut, et souvent, c’est l’aspect rémunérateur et donc économique du travail qui prévaut. Mais dans plusieurs commentaires, comme celui de mademoiselle R. sur l’importance de gagner sa vie, apparaît également l’idée qu’en travaillant on contribue à la société. Si cette conception n’est pas nouvelle au Japon[18], que les jeunes femmes s’approprient ce rôle est par contre récent.

Cet investissement dans le travail en termes de carrière, dans un emploi intéressant, qui leur permette de jouer un véritable rôle, a des incidences importantes sur les attentes que les femmes ont vis-à-vis du mariage. En donnant un nouveau sens à leurs activités professionnelles, les jeunes femmes élaborent un ensemble de nouvelles significations qui favorisent à leur tour l’émergence de nouvelles attentes et pratiques.

Le fait que les jeunes femmes et les jeunes hommes se marient de plus en plus tard et ont moins d’enfants n’est pas un phénomène propre au Japon. La particularité réside plutôt dans la relation mariage/travail et dans le discours idéologique qui l’accompagne, en particulier la dénonciation des choix individuels et de l’individualisation. Autrement dit, les dirigeants dénoncent la multiplication des choix qu’une personne peut faire par rapport à sa vie privée et à son travail. La critique adressée aux jeunes femmes à cet égard est la preuve d’une volonté de maintenir le cadre hégémonique en place, et de continuer à imposer la vision selon laquelle le mariage et le travail relèvent d’une responsabilité sociale et nationale. À une autre échelle, les pratiques qui ont cours dans les entreprises ne vont pas vers une amélioration des conditions de travail pour les jeunes femmes.

Les conditions de travail en général restent difficiles et les structures en place ne sont pas perçues par toutes de façon uniforme. Weathers (2005) a noté que, devant les difficultés rencontrées dans les entreprises et sur le marché du travail (sexisme, plafond de verre, absence d’avancement, etc.), de nombreuses jeunes femmes reproduisaient les schémas connus et choisissaient de se marier, trouvant ainsi refuge dans les pratiques traditionnelles, avec des valeurs différentes néanmoins. Ce choix s’effectue moins en fonction des devoirs et obligations que la société leur impose que dans le but de se protéger des affres du marché.

Conclusion

Un premier point à noter concerne la crise et son incidence sur les transformations du travail est que la crise n’est pas le seul déterminant de ces transformations ou du discours sur la société. Toutefois, en mettant en évidence certaines contradictions, la crise constitue un cadre qui favorise l’émergence de nouvelles pratiques et discours ; elle trace les limites à l’intérieur desquelles l’idéologie et la pratique se créent, se négocient et se transforment. Ainsi, la crise économique et politique fournit, pour reprendre l’expression de Hall, un « répertoire de catégories » nouvelles (Hall 1986a, 1986b). La déréglementation et la délocalisation des processus de production, par exemple, ne sont pas en soi un produit de la crise, mais plutôt des mesures prises pour assurer et légitimer ces pratiques. La crise s’avère finalement un prétexte, un référent flou et diffus qui autorise la construction ou le maintien et la diffusion d’une nouvelle idéologie. Deuxièmement, si la crise met au jour les contradictions existantes, elle ne le fait pas de façon absolument claire. La crise financière occasionne des réponses variées et diffuses, et, pour les individus, génère un sentiment confus d’incertitude ; incertitude qui peut parfois devenir très concrète devant les contraintes imposées par les conditions économiques et sociales.

Les crises résultent en des mesures et des effets concrets sur la structure sociale, sur les relations de travail et sur l’économie et le politique. Elles ont aussi pour conséquence la mise en place ou la modification de référents, laquelle se traduit par un décalage entre les attentes et ce qui est vécu dans les structures en changement ; ce qui peut à son tour mener à de nouvelles façons de penser le monde. Ainsi, en examinant la question du travail et du mariage chez les jeunes femmes tokyoïtes, on comprend que ces dernières ne restent pas sur le marché seulement pour des raisons économiques, mais aussi à cause de facteurs en lien avec leur conception de la carrière professionnelle, de la famille, du mariage et de leur contribution sociale. En ce sens, les pratiques et les représentations du travail sont au premier chef des tensions qui s’exercent entre les modifications objectives de l’économie et les transformations subjectives des pratiques et des représentations.

En somme, la dénonciation courante et moraliste de l’égoïsme des jeunes femmes s’avère une erreur. Ces dernières revendiquent bien une forme de liberté par rapport aux rôles et aux choix qui leur sont assignés, mais elles n’excluent pas l’intention de participer à la société, bien au contraire. C’est ce que l’on constate dans leur façon de définir le travail : les jeunes femmes entendent bien participer à la société par le biais du travail. Par ailleurs, l’éthique du travail chez les jeunes femmes interrogées sort renforcée de cette analyse. Les formes de résistance et les stratégies qu’elles mobilisent se font plutôt en réaction face aux choix qui sont mis à leur disposition. Le refus du mariage, la dénonciation des pratiques rétrogrades des entreprises et la flexibilité d’emploi qui leur est imposée indiquent clairement cette nouvelle direction prise par les jeunes femmes.

Malgré cela, ces jeunes tokyoïtes n’ont d’autre choix que d’entériner la flexibilisation de la main d’oeuvre, entretenant malgré elles l’image d’une main d’oeuvre féminine qui ne bénéficie pas de la sécurité d’emploi. Mais si la mobilité leur permet en quelque sorte de jouer sur les valeurs imposées et sur les contraintes[19], c’est à travers ce jeu qu’émergent de nouvelles représentations et pratiques. L’exemple de ces jeunes femmes montre qu’elles ont su conceptualiser le travail et suivre les transformations du marché de l’emploi, notamment sur les aspects de la flexibilisation et l’individualisation du travail (Boltanski et Chiapello 1999).

Le Japon est encore en plein marasme économique du fait de la récente crise. Si la précarité, la pauvreté et l’insécurité sont des thèmes qui n’apparaissaient pas dans les discussions il y a encore quelques années, ils font maintenant partie des débats publics[20]. Plusieurs observateurs ont à cette occasion souligné l’augmentation régulière de la main d’oeuvre temporaire, typiquement féminine. Avec la chute continue des naissances et le vieillissement de la population, les questions entourant le mariage et le travail ont lieu d’être un sujet de préoccupation. Les dirigeants vont devoir rapidement faire des choix devant l’autre crise, démographique celle-là, qui se profile, de sorte à mieux intégrer les femmes sur le marché du travail tout en favorisant les naissances.