Article body
Dans son allocution d’ouverture du colloque Ville imaginaire, ville identitaire, tenu par le CRELIQ et le CELAT, Daniel Le Couédic propose une histoire du bâti, de l’architecture et de l’urbanisme, en Europe et au Québec, tout au long du XXe siècle. Relecture de l’histoire, serait-il plus juste de dire, pour les raisons que nous allons tenter d’exposer maintenant.
S’élevant tout d’abord contre une propension du sens commun à voir dans chaque réalisation architecturale contemporaine un « bouleversement », sinon une « révolution », l’au-teur nous invite à reconsidérer ce XXe siècle, « prématurément célébré comme celui des ruptures et vite proclamé fondateur d’une ère nouvelle » (p. 15). Dans l’immédiateté du discours — projet, programme ou éventuelle charte — le champ des penseurs-bâtisseurs se livre en effet à notre perception (a fortiori pour les non-spécialistes) comme divisé autour de deux formes de croyances faites système. Croyances issues du rationalisme, d’une part, conduisant certains à vouer un véritable culte au modernisme. Croyances historicistes, d’autre part (traditionalismes, régionalismes, etc. : leur nom étant somme toute moins important que le rapport à l’histoire qu’elles mettent en œuvre), reposant sur la question de l’ancrage des réalisations présentes dans le passé — ancrage du futur dans le passé, faudrait-il dire plus précisément, puisque le terrain de l’architecture se réactualise en permanence dans des con-figurations mouvantes de projets successifs. Évoquée de façon aussi brute, la dichotomie des positions porte à se représenter le champ du bâti comme un univers social scindé et clos par une frontière absolument hermétique. Daniel Le Couédic prend au contraire cette tension comme point de départ de son analyse en lui donnant le statut de principe générateur du bâti, de sa morphogenèse, et refait un parcours du XXe siècle au prisme de cette construction : c’est cela, précisément, qui est nommé le résistible arrachement au passé.
Mais venons-en à la façon de faire de l’histoire élaborée à partir de là, car c’est sur ce point particulier que l’ouvrage révèle ses qualités heuristiques principales : le résistible arra-chement au passé n’est réductible ni à un motif discursif, ni à une histoire des idées. Plus précisément, il s’agit d’une « histoire des idées en actes » : une succession de pensées et de réalisations concrètes, que le lecteur découvre à travers la description des situations, parfois inconfortables, dans lesquelles se sont trouvés impliqués les protagonistes de la construction. L’analyse va donc bien au-delà des catégories habituellement déployées. La prise en compte concomitante des paroles et des actes permet de faire apparaître architectes, urbanistes et hommes politiques dans des configurations complexes et riches, que l’exclusive de leurs discours ne nous permettrait pas d’entrevoir. On pense notamment aux deux périodes d’après-guerre, pendant lesquelles se trouvaient simultanément exacerbés le désir des plus radicaux de profiter de la « nappe blanche » laissée par les destructions totales (Le Corbusier, cité p. 41) et le poids d’un passé subitement effacé, dont l’absence constatée en faisait d’autant plus ressentir le besoin (voir notamment le cas de Brest, terrain longuement étudié par l’auteur, p. 62 et sq.).
Dans une telle perspective, le siècle du bâti est retracé dans ses présents successifs, moments de tension particuliers entre un « champ d’expérience » et un « horizon d’attente » (Kosseleck 1999 ; voir Revel 2000). Parmi les cas étudiés, la construction des « villes nouvelles » met elle aussi en évidence cette tension spécifique. La seule grammaire de ces ouvrages pourrait laisser supposer que la part belle fut enfin faite aux conceptions architecturales les plus modernistes ; les informations réunies attestent cependant que ces villes n’ont eu de « nou-velle » que leur manière de réactualiser tantôt une manière de s’inscrire dans le relief naturel (voir le cas de Louvain-la-Neuve, p. 77-79), tantôt un ancrage dans le passé (voir A. Grumbach et C. de Portzamparc, recréant de toutes pièces les artefacts d’une histoire fictionnelle à Marne-la-Vallée, p. 79-81). Preuve que même les phases de réalisations jugées les plus radicales dans leur modernité ont dû affronter, à leur tour, l’épreuve du temps.
Le résistible arrachement au passé est enfin une histoire en forme de récit qui, outre la lecture plaisante, permet de porter de part en part les forts partis pris annoncés dès l’intro-duction. Ce court essai s’avère un outil du plus grand intérêt pour quiconque est engagé sur le terrain du bâti et, plus largement, sur l’étude de la ville. Un lieu dont on oublie trop vite qu’il est autant un espace humain qu’un espace physique concret, mais surtout que pour se livrer à l’analyse, chacune de ces dimensions doivent être envisagées dans sa temporalité spécifique.
Appendices
Références
- KOSELLECK R., 1990, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques. Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.
- REVEL J., 2000, « Pratiques du contemporain et régimes d’historicité », Le genre humain, 35 : 13-20.