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À ce jour, le tiers de la population mondiale est infecté par le bacille de Koch (infection latente) et la tuberculose est responsable de plus de deux millions de morts par an[1]-[2]. Depuis les années 1990, le nombre de personnes infectées a augmenté : « Les personnes responsables de protéger la santé publique sont consternées, car les données épidémiologiques montrent que la tuberculose persiste dans les pays pauvres et refait surface parmi les pauvres de nombreux pays industrialisés » (Farmer 1997 : 347)[3]. Cette augmentation suscite une attention accrue des autorités médicales, qui préconisent le dépistage parmi certains groupes cibles, et une vigilance de la prise régulière de la médication curative et préventive (Carle 2007, 2009). Ces actions s’inscrivent dans le contexte général de la gestion du risque en santé, c’est-à-dire la construction de groupes à risque (le dépistage ciblé) et la prévention de comportements à risque (la prise non adéquate du traitement). Actuellement, le développement d’une souche multirésistante de la maladie serait notamment lié à la prise irrégulière de la médication. Même si les chiffres varient d’une étude à l’autre, on estime que 20 % à 50 % des patients ne termineraient pas leur traitement dans le cas d’une tuberculose active et ce chiffre serait de 33 % pour la tuberculose latente (Chrétien 1995). De plus, l’observance serait moindre chez les patients étrangers que chez les natifs (Cabrera et al. 2002 ; Colson et al. 2010). Plusieurs interprétations sont avancées pour expliquer ce « comportement à risque » : raisons médicales, individuelles, culturelles, sociales, environnementales, économiques ou politiques (Farmer 1997, 1999). Ce comportement est habituellement multifactoriel.

Le présent article explore certains éléments modulant les conduites et les attitudes quant à l’acceptation et la prise de la prophylaxie pour la tuberculose chez des enfants immigrants et leur famille. Dans le cadre de notre étude, la compréhension de la non-observance thérapeutique s’inscrit dans un contexte plus global illustrant l’impact des inégalités sociales en santé sur les conduites (Farmer 1997, 1999). Toutefois, cet article se focalise sur les facteurs socioculturels (notamment le pays d’origine et la profession). En nous appuyant sur une ethnographie réalisée à la Clinique de tuberculose d’un hôpital pédiatrique montréalais (Québec, Canada), nous présentons une étude de cas qui permet d’approfondir la compréhension de l’observance (ou non) et de l’adhésion (ou non) thérapeutique.

Compliance, observance et adhésion thérapeutique : Quelques précisions

La littérature sur le non-respect de la prescription médicale aborde quasi systématiquement la terminologie de compliance, observance ou adhésion. Bien que ces concepts soient parfois employés en tant que synonymes, il est intéressant de mettre en relief leurs différences sémantiques. La notion de compliance a commencé à avoir un impact dans le monde médical à la suite des publications de Sackett et Haynes (1976). Leur définition a longtemps servi de référence. Il s’agit du « degré de correspondance entre le comportement d’un patient et les recommandations du médecin (prendre des médicaments, suivre un régime, changer son mode de vie) » (Sackett et Haynes 1976 : 12)[4]. S’installe alors un nouveau mode de pensée au sein de la profession médicale, qui teinte encore la relation médecin/patient. Lerner (1997) mentionne que la compliance réfère au rôle de plus en plus important que joue la médecine fondée sur les données probantes. Le concept répond lui-même à une logique normative (Conrad 1985 ; Donovan et Blake 1992 ; Trostle 1998 ; cités dans Proulx 2006) qui établit une distinction entre le « bon » et le « mauvais » patient en fonction de ses comportements. Parler de compliance au traitement renvoie donc au point de vue des médecins, dont le rôle consiste à ramener vers la norme les individus ne s’y conformant pas (Lerner 1997).

Dans la langue française, les trois concepts sont utilisés. Cependant, la notion de compliance tend à être éliminée, car elle réfère à « une idée de soumission aux ordres des prescripteurs médicaux » (Morin 2001 : 6). L’observance et l’adhésion désignent des réalités distinctes. Desclaux (2001) mentionne que l’observance correspond à « [l]’adéquation des pratiques de prise des traitements aux indications médicales », alors que l’adhésion qualifie « [l]’adéquation des perceptions du patient aux perceptions du médecin, concernant l’intérêt du traitement, de manière générale et pour le patient lui-même, ce qui renvoie aux représentations individuelles et collectives du traitement » (Desclaux 2001 : 57-58). Ces deux concepts sont respectivement associés aux comportements et aux attitudes (perceptions). Ces distinctions servent d’assise dans le cadre de cet article. Sow et Desclaux (2002) précisent que l’adhésion est souvent présentée comme un facteur déterminant dans la compréhension de l’observance de la prescription médicale. Tout comme les travaux de Desclaux (2001) sur les conduites médicamenteuses des patients porteurs du VIH en Afrique, notre recherche tend à mettre en doute cette corrélation et expose les diverses rationalités[5]. Comme le rappelle Fainzang :

[…] les comportements des patients sont souvent considérés comme irrationnels du point de vue médical parce qu’ils échappent aux directives médicales, mais ils n’en ont pas moins leur propre rationalité dans la mesure où ils obéissent à d’autres logiques liées à la perception que le patient a de sa maladie et de l’efficacité de son traitement.

Faizang 2001a : 4

Ces réflexions nous guident dans la compréhension des trajectoires thérapeutiques de deux familles originaires de la Russie et de la Roumanie rencontrées dans le cadre de la recherche.

Mise en contexte

En concordance avec la surveillance mondiale de la maladie, la Clinique de tuberculose a mis en place, en 1998, un système de dépistage dans les classes d’accueil de deux quartiers ayant une forte concentration d’immigrants au sein de leur population. Le test cutané tuberculinique (TCT) est utilisé pour repérer les enfants porteurs de l’infection latente et ainsi prévenir les risques qu’ils développent la tuberculose active[6]. Un traitement préventif et un suivi à la clinique sont offerts aux enfants ayant un résultat positif au test de dépistage[7]. Les données recueillies entre 1997 et 2007 (n=3401) indiquent que le pourcentage d’enfants porteurs de la forme latente de la tuberculose varie entre 19 % et 27 % selon les années. Parmi ceux à qui le traitement a été offert (n=777), la prophylaxie est refusée dans 11 % des cas et dans 28 % des cas, le traitement n’a pas été mené à terme dans les délais prescrits (Minodier et al. 2010). Cet article met en lumière la pluralité des logiques associées au respect (ou non) de la prescription médicale chez les enfants immigrants et leur famille. Plus spécifiquement, des familles de l’Europe de l’Est sont au coeur de la réflexion[8]. Ces familles comptent pour 75 % des refus alors qu’elles ne représentent que 18 % des TCT positifs (Lamarre et Tapiéro 2009)[9]. Selon Fainzang, « [s]’il est vrai que l’origine culturelle n’est pas une variable suffisante pour analyser les conduites, sa prise en compte contribue à analyser des conduites que les déterminations sociales ne suffisent pas à expliquer » (Fainzang 2002 : 126). L’objectif de notre article n’est pas de dresser un portrait complet et homogène de ces familles. Toutefois, dans ce cas précis, l’origine commune des familles met en avant une logique et des comportements qui leur sont propres. Notre étude ne vise aucunement à généraliser leurs comportements, mais plutôt à dégager certaines tendances qui ont émergé des différents corpus. D’autres variables viennent également modifier la compréhension des trajectoires thérapeutiques de ces familles et mériteraient d’être approfondies ultérieurement. Avant de présenter les méthodes utilisées et les récits de deux familles, la section suivante décrit brièvement le fonctionnement de la Clinique de tuberculose.

La Clinique de tuberculose

Au moment de notre collecte de données, quatorze personnes travaillaient à la Clinique de tuberculose, c’est-à-dire trois infirmières bachelières (spécialisées en santé internationale, pneumologie et maladies infectieuses) et onze médecins spécialistes (pneumologie, microbiologie et maladies infectieuses). Le suivi à la clinique comporte cinq rendez-vous. La visite initiale vise à offrir un suivi avec une équipe de professionnels spécialisés en tuberculose et à donner des informations aux familles sur la tuberculose latente, l’interprétation du TCT, les risques de réactivation, le traitement préventif et le suivi. Cette visite permet de connaître les inquiétudes des familles et leur compréhension de la tuberculose et de diriger les patients vers d’autres services si nécessaire (Blais 2010). Lors de cette première visite, les patients rencontrent d’abord une infirmière puis un médecin. Ceux-ci procèdent à une anamnèse et à un examen physique dont l’objectif est de détecter des signes et des symptômes de la tuberculose, ainsi qu’à une radiographie pulmonaire. Les visites subséquentes ont lieu avec l’infirmière et permettent de vérifier que les comprimés sont bien pris. On surveille également la présence d’effets secondaires et l’on offre un dépistage aux autres membres de la famille. Les infirmières proposent aussi un bilan de santé et un rattrapage vaccinal (Lamarre et Tapiéro 2009 ; Blais 2010). La dernière visite permet de remettre le certificat de « fin de traitement », qui stipule que plus de 80 % des cachets ont été consommés, ce qui correspond à une efficacité thérapeutique de l’ordre de 90 %. Les familles rencontrent l’infirmière et le médecin.

Méthodes

La méthodologie préconisée dans le cadre de cette recherche est principalement qualitative. Des observations ont été réalisées sur une base hebdomadaire lors des consultations (en présence des infirmières et des médecins) à la clinique avec les familles dont les enfants avaient été dépistés positivement à l’école (n=85/Clinique de tuberculose et n=203/consultations). Ces observations se sont échelonnées entre les mois de décembre 2006 et juin 2009. Elles avaient pour but de documenter la dynamique relationnelle entre les soignants et les familles, les questionnements des familles face à la tuberculose, la place des conditions de vie dans les discours respectifs, ainsi que les barrières et les facilitateurs à l’observance et à l’adhésion thérapeutique. Des entretiens semi-dirigés ont été réalisés auprès du personnel soignant (médecins et infirmières) de la clinique (n=13), concernant (entre autres) la qualité de sa relation avec les familles et sa vision des résistances au traitement[10]. Ces entretiens ont eu lieu entre les mois de décembre 2008 et juillet 2009. Des entrevues avec les familles (n=22) abordant l’expérience migratoire, les barrières à l’observance, la connaissance de la tuberculose et l’expérience à la clinique complètent le corpus qualitatif. Les entrevues avec les familles ont eu lieu entre les mois de février 2008 et juin 2009. Le niveau d’observance de la prescription médicale était le principal facteur d’inclusion. Les parents et les enfants étaient originaires de quinze pays différents. Un logiciel d’analyse qualitative (N’Vivo) a facilité le travail de codage et d’analyses thématiques transversales des entretiens et des observations. La méthode de travail utilisée est inspirée de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss 1967 ; Strauss et Corbin 1998).

En collaboration avec les soignants de la Clinique de tuberculose, deux bases de données ont été mises sur pied. La première a servi à dresser un portrait de l’ensemble des dossiers (n=153) classés comme fermés/inactifs entre 2002 et 2009 pour différentes raisons (refus du traitement, perte des coordonnées, absence au rendez-vous, etc.). Ces informations ont apporté des pistes d’explication sur l’échec de la prescription thérapeutique et ont complété les informations obtenues lors des observations et entrevues. La deuxième base de données dresse un portrait de l’ensemble de la clientèle provenant du dépistage scolaire entre 1997 et 2007. Au total, ce sont 777 dossiers qui ont été saisis à l’aide du logiciel SPSS. L’analyse de plusieurs informations (connaissance et compréhension de la tuberculose, observance, absence aux rendez-vous, etc.) a permis d’utiliser ces données pour documenter l’étude de cas présentée ici.

En ce qui a trait plus spécifiquement aux familles provenant de l’Europe de l’Est, trois entrevues ont été réalisées avec des familles provenant de cette région du monde. Nous avons également observé 23 consultations et consulté 201 dossiers.

Savoirs experts et profanes : quelles rationalités ?

Un des effets de la catégorisation de « groupe à risque » consiste à imposer une « étiquette » similaire à l’ensemble des membres d’un groupe, sans considérer la possible variabilité interne (Plant et Rushworth 1998 ; Massé 2003). Or, au sein d’un même groupe, on observe des divergences dans les comportements et les attitudes, voire des contradictions (Benoist 1996). La perception du risque varie selon les groupes et en fonction des individus, et peut ainsi modifier les conduites. Comme le souligne Fainzang, « [o]n s’aperçoit en définitive que, la plupart du temps, il ne s’agit pas tant pour les individus de prendre un risque que de refuser d’en prendre un autre » (Fainzang 2001a : 11). Elle ajoute que la multitude de points de vue quant à l’évaluation du risque ne se limite pas exclusivement à une opposition entre « l’expert » et le « profane »[11]. À ce sujet, Fortin et Le Gall (2007) rappellent que :

Les professionnels de la santé et les familles sont porteurs de croyances, de normes et de valeurs qu’ils ne partagent pas toujours. Chacun intervient avec son cortège d’identités, de statuts, de rôles et de références. Les premiers interviennent sur la base d’une compétence d’experts, en vertu d’un mandat de soutien aux familles. En plus de normaliser les pratiques de ces dernières, ils ont un pouvoir parfois direct, parfois indirect de sanctionner les conduites jugées inadéquates ou, dans certains cas, de se substituer aux familles.

Fortin et Le Gall 2007 : 9

Qu’arrive-t-il lorsque les rationalités et le rapport au risque se confrontent au sein des savoirs « experts » ? Ou encore quand le patient (le profane) possède lui aussi le savoir « expert » ? Nous avons été témoin de cette situation, qui sera illustrée par deux histoires familiales. Précisons tout d’abord que le profil sociodémographique de ces familles (niveau d’éducation plus élevé que les autres immigrants, maîtrise de la langue, profession médicale pour plusieurs parents, contact avec le médecin dans le pays d’origine, etc.) semble avoir une influence importante sur la relation avec les soignants[12]. Par exemple, les parents maîtrisant souvent la littérature médicale, il n’est pas rare que la discussion se fonde sur les données probantes. Il apparaît également que les pratiques préventives face à la tuberculose sont fort différentes dans cette région du monde et que ces distinctions incitent les familles à douter de la pertinence du traitement ou encore à le refuser. Contrairement au Canada, la plupart des enfants sont vaccinés contre la tuberculose à la naissance avec le BCG (Bacille Calmette-Guérin). Le TCT n’est utilisé qu’afin de vérifier l’immunisation par le vaccin. Un résultat positif est synonyme d’une immunisation efficace. Un résultat négatif entraîne la reprise de la vaccination et du TCT jusqu’à l’obtention d’un résultat positif qui confirmera que l’enfant est bien protégé. Au Canada, le TCT est plutôt utilisé pour détecter la présence ou non de la forme latente de la tuberculose. Ces deux réalités de la compréhension d’un danger potentiel s’opposent. Le BCG garantit et sert de preuve de protection, alors que le TCT informe d’un risque de développer la tuberculose. Pour un même test, le rôle et la fonction sont donc différents. Ces distinctions confrontent des logiques au sein même de la biomédecine. Il est possible d’observer des conflits au sein des discours médicaux, mais également des différences entre les conduites des familles. Malgré des perceptions similaires, les comportements peuvent différer. Les histoires des deux familles permettent d’illustrer les contrastes et les apparents paradoxes au sein des conduites engendrant parfois une adhésion similaire, mais une observance distincte répondant à des logiques différentes[13]. Dans un premier temps, l’histoire de Polina explore les raisons associées au refus du traitement et la variabilité des savoirs experts. Par la suite, l’histoire d’Elena évoque elle aussi des doutes quant à la pertinence du traitement.

L’histoire de Polina et Klara

Polina, Andrei et leur fille Klara (10 ans) sont arrivés à Montréal en 2009 après avoir quitté la Russie. Bien que médecins en Russie, ils ont envisagé une nouvelle carrière en immigrant au Québec et font actuellement une formation technique dans le domaine de la santé.

Polina ne s’affole pas en apprenant que Klara doit passer un test pour dépister la tuberculose, car elle est habituée à ce type d’interventions préventives en Russie : « Il y a un programme pour lutter contre la tuberculose et toute la population est observée. Chaque année, nous devons faire la radiographie des poumons. C’est obligatoire » (Polina). Elle ajoute que pour les enfants, le test sur le bras (TCT) est également obligatoire.

Si jusque-là tout est similaire à ce qu’elle connaît, l’étape suivante, c’est-à-dire le premier rendez-vous à la Clinique de tuberculose, la gêne. Une amie l’avait d’ailleurs prévenue de ce qui allait lui être proposé : « j’ai déjà décidé que j’allais refuser » (Polina). Par conséquent, lors de la consultation avec l’infirmière, elle demande si le traitement est obligatoire. L’infirmière la questionne sur les raisons de son refus. Polina explique qu’elle craint les effets secondaires. L’infirmière lui précise que pour les enfants, ils sont rares. Polina a tout de même des doutes : « Je ne sais pas pourquoi l’infirmière a dit que c’est facile pour les enfants. Pourquoi pour les adultes ça peut causer des dommages à la santé et pas pour les enfants ? ».

Polina ajoute qu’en Russie, sa fille a reçu plusieurs TCT et vaccins et que cela n’a pas été considéré dans l’interprétation du test. De plus, le résultat est légèrement supérieur aux standards établis par le Canada, c’est-à-dire plus grand ou égal à 10 mm : « 11 mm, c’est une réaction pas très sûre, pas très positive ». Elle ajoute : « Le docteur m’a dit que c’était une réaction anormale. Il m’a dit que c’était positif, mais dans mon pays, ce n’était pas positif ».

Polina doute aussi de l’efficacité du médicament : « Ce traitement n’est pas une garantie qu’elle ne sera pas malade dans quelques années. Il y a peut-être la bactérie qui va être tuée, oui, mais on peut être réinfecté ». Elle ajoute finalement qu’en prenant ce traitement alors qu’elle n’est pas malade, sa fille peut développer une allergie (multirésistance au traitement) et que par la suite, si elle devient malade sérieusement elle ne pourra pas prendre cet antibiotique. Ainsi, Polina refuse la prophylaxie lors de la première visite.

Cette histoire fait écho aux propos de Fainzang (2001a) selon lesquels une prise de risque est souvent associée à un refus de s’exposer à un « autre » risque, ici la résistance au traitement et les effets secondaires. En ce sens, plusieurs inquiétudes sont évoquées par Polina pour refuser la prescription médicale[14]. Dans un premier temps, elle mentionne ses appréhensions quant aux effets secondaires. Pour leur part, les soignants, tout en étant conscients de cette crainte chez plusieurs parents, ne considèrent pas que le risque d’effets secondaires puisse justifier un refus du traitement. En effet, les enfants tolèrent généralement bien le médicament et les effets sont la plupart du temps mineurs.

Il n’est pas rare que les discours médicaux et pharmaceutiques soient contradictoires. Plusieurs familles, de toutes les régions du monde, disent avoir reçu des consignes divergentes de celles fournies par le médecin au moment de se procurer la prescription à la pharmacie. À ce sujet, un médecin explique :

Parce que ça peut donner une perspective différente : dans mon pays ils disent de ne pas traiter et le docteur [au Canada] me dit : « Il faut que ça soit traité et c’est bien toléré » et là le pharmacien me donne les pilules et une liste épouvantable [d’effets secondaires].

Dr Marceau

Ces variations dans les discours « experts » peuvent susciter le doute dans les familles qui s’inquiètent des risques encourus par les antibiotiques et de la validité du traitement.

Le deuxième argument évoqué par Polina concerne l’interprétation du TCT. Encore une fois, il est possible de mettre en évidence des contrastes entre les savoirs « experts » :

Les explications de notre interprétation du test [sont] diamétralement opposées à celles qu’elle a reçues dans son pays d’origine. […] [E]n fait, leur raisonnement n’est pas complètement erroné. Certains de ces enfants, en effet, n’ont probablement pas de tuberculose latente et ont une réaction cutanée positive à cause du BCG.

Lamarre et Tapiéro 2009 : 123

Nombre des parents présents à la clinique et provenant de l’Europe de l’Est possèdent une formation médicale. Ils sont donc habitués à des standards différents de ceux utilisés au Canada et sont sceptiques quant aux pratiques en matière de prévention de la tuberculose. Ces éléments influencent l’évaluation et la perception du risque. Peretti-Watel (2001) souligne que chaque « groupe » (voire chaque individu) évalue les risques en les classifiant selon un degré d’acceptabilité. L’exemple de ces familles tend également à confirmer les propos de Le Breton (1995) qui mentionne que le risque est socialement construit et se modifie selon les lieux et les époques. Ces perceptions du risque permettent d’éviter les conclusions associant les conduites à risque à l’irrationalité.

Le troisième argument utilisé par Polina concerne la multirésistance possible en réaction à l’antibiotique, c’est-à-dire le fait de ne pas répondre à l’isoniazide. En Europe de l’Est, et plus particulièrement en ex-URSS, cette problématique est importante (OMS 2009). Encore une fois, des médecins reconnaissent cet argument et, loin de le considérer comme irrationnel, certains vont même jusqu’à « souscrire » au refus des familles : « Ils n’ont pas toujours tort de refuser. En plus, il y a beaucoup de résistance, là-bas, je ne suis pas certaine que l’isoniazide marche. Ça, ils le savent aussi » (Dr Desruisseaux). Alors que la question des rationalités est régulièrement associée à une opposition entre les savoirs « experts » et les savoirs « profanes » (Fainzang 2001a), cette histoire nous informe plutôt de la dichotomie entre les savoirs « experts » : d’un côté les savoirs des médecins russes (dont Polina et Andrei font partie) et, de l’autre, ceux des soignants de la clinique et des pharmaciens. La non-adhésion est donc partiellement conditionnée par les différents standards selon les pays, mais également par un doute quant à la validité du test.

Le refus de la prophylaxie porte à réfléchir sur l’adhésion thérapeutique qui tend à redonner au patient son pouvoir décisionnel et son autonomie. Il faut resituer le patient en tant qu’acteur dans sa trajectoire thérapeutique pour mieux comprendre l’adhésion. Par exemple, la conduite de Polina devient une action logique et réfléchie et non plus un comportement déviant ou anormal. La dynamique observée avec cette famille tend vers cette logique plutôt que vers une approche plus traditionnelle selon laquelle le patient doit suivre les recommandations médicales (to comply with, selon Lerner 1997). Polina souligne que les gens craignent parfois de confronter les médecins qu’ils considèrent « comme un Dieu ! » et préfèrent accepter toutes leurs recommandations sans trop se poser de questions. En ce qui la concerne, de par sa formation médicale, le refus de traitement est la seule perspective possible. La perception des soignants semble corroborer ce point de vue : « Ce sont des gens qui comprennent bien, qui ont, à mon avis, un niveau d’instruction plus élevé que la moyenne… Et qui sont peut-être moins dociles et qui argumentent avec de bons arguments » (Dr Clément).

Tel que nous l’avons signalé précédemment, le concept de compliance est apparu à la même époque que le développement d’une pratique médicale centrée sur les données probantes. Dans ce cas-ci, ces données ne sont pas univoques, et laissent place à une incertitude qui valide, ou du moins contextualise, le comportement des familles. Ainsi, bien que les conduites des familles refusant le traitement préventif ne conviennent pas toujours aux soignants, le dialogue se situe souvent autour des données probantes et le débat oppose des perceptions biomédicales internes distinctes. Parce qu’ils partagent un même discours, les patients ne sont pas étiquetés comme non-observants. Ce contexte influence les dynamiques relationnelles et modifie l’évaluation des conduites à risque, et ce, tant pour les soignants que pour ces familles. En ce sens, il est possible de se questionner sur les réactions des soignants face à ces refus. Un médecin met en perspective les hésitations de certaines familles concernant la prise en charge de la tuberculose latente au Québec : « Je pense qu’on le prend mal, on le prend comme un échec […] C’est une différente interprétation, la leur n’est pas complètement fausse, la nôtre n’est pas complètement vraie non plus… » (Dr Desruisseaux). Cette position des médecins nuance les écrits concernant les comportements à risque et la non-observance thérapeutique. Selon Benoist, les conduites ne respectant pas les prescriptions peuvent être difficiles à accepter pour les médecins :

Le mode de pensée dominant chez les médecins pousse alors à conclure que des conduites en contradiction avec les connaissances actuelles, que les alternances des malades entre des références opposées, tiennent d’abord à des entorses logiques, à des errements enracinés dans l’ignorance.

Benoist 1996 : 13

Dans le cas présent, le refus de traitement, ou du moins la non-adhésion, est considéré différemment par les médecins. Est-il imaginable qu’un refus basé sur des justifications religieuses, par exemple, puisse être perçu différemment que celui de cette famille, qui s’inscrit plutôt dans la logique des données probantes ?

Toutes les familles ne refusent toutefois pas le traitement. Celles acceptant la prise quotidienne de la prophylaxie respectent la posologie et n’oublient pratiquement aucune dose. L’histoire suivante illustre cette situation.

L’histoire d’Elena et d’Alexandru

Elena, Sergei et Alexandru, leur fils de 17 ans, ont quitté la Roumanie en 2007. Avant d’émigrer, Sergei exerçait le métier d’ingénieur et Elena était professeur de physique. Ils sont présentement inscrits à une formation technique. Tout au long du traitement, Alexandru prend bien ses cachets et en est responsable. Elena connaît la forme active de la tuberculose et mentionne que sa prise en charge nécessite une alimentation particulière et une exposition à l’air froid de la montagne. Elle précise qu’il n’y a plus de tuberculose active dans son pays, car l’ensemble de la population est vacciné. Elle est surprise des procédures canadiennes contre la tuberculose (active ou latente). Lorsqu’on lui propose le traitement préventif, elle est réticente, car elle craint que la réaction positive ne découle du vaccin (BCG). Elle téléphone à son médecin en Roumanie :

J’avais confiance quand je parlais avec le médecin de mon pays. Il m’a dit de prendre le traitement et m’a conseillé un rapport du foie […]. C’est important pour moi parce que les conseils venaient de chez moi, parce que moi je ne savais pas quoi demander ici.

Elena

Des amis lui conseillent également d’inclure du gras dans l’alimentation d’Alexandru pour protéger son foie et de s’assurer qu’il ne fasse pas trop de sport afin de conserver son énergie. Ils lui suggèrent également de nettoyer les vêtements, les rideaux et les fauteuils avec lesquels Alexandru a été en contact afin d’éliminer les bactéries pouvant être dangereuses.

Elle accepte le médicament préventif, et ce, bien que l’infirmière l’informe qu’il n’est pas obligatoire et qu’elle peut y réfléchir. À la Clinique de tuberculose, elle apprécie le discours du médecin qui lui dit, tout comme son médecin en Roumanie, que le résultat du test d’Alexandru peut effectivement être dû à son vaccin, « mais qu’il n’y a pas de garantie » (Elena). Elle est rassurée de constater que les discours médicaux concordent et cela la convainc.

Mais globalement, Elena semble perplexe quant au système de santé québécois et en comprend mal le fonctionnement :

Si Alexandru attrape une maladie comme la tuberculose, c’est difficile pour nous dans un pays étranger. Où trouver des cliniques ? C’est difficile de trouver des médicaments, des médecins qui peuvent te soigner, te faire du bien, comprendre la situation. Parce qu’ici tu peux décéder avant d’être dans le système de santé. […] Je n’ai pas une bonne opinion du système de santé. Je ne veux pas être malade.

Elena

Finalement, même si elle demeure perplexe face aux procédures canadiennes, Elena déclare : « Je l’ai accepté parce que c’est mieux de prévenir… ».

C’est grâce à une combinaison de facteurs qu’Elena accepte que son fils prenne le traitement. Elle craint de ne pas savoir quoi faire ni à qui s’adresser si son fils développe la forme active de la maladie. Le système de santé compte en effet parmi les éléments pouvant influencer l’observance. Ici, l’incompréhension de son fonctionnement ainsi qu’un manque de confiance en la capacité d’obtenir des soins ont pu contribuer, malgré une faible adhésion thérapeutique, à une observance de la prescription. Alexandru n’a pratiquement omis aucun cachet et Elena s’est assurée d’adapter l’alimentation de son fils ainsi que leur environnement afin d’éviter les effets secondaires et la transmission de la maladie.

Malgré sa perception du système de santé québécois, Elena ne remet pas en cause le professionnalisme et les compétences des soignants rencontrés à la Clinique de tuberculose. En effet, un manque de confiance envers ces derniers aurait pu, par exemple, résulter en un refus du traitement, car la dynamique relationnelle compte au nombre des facteurs pouvant influencer le suivi (ou non) de la prescription (OMS 2003 ; Lamouroux et al. 2005). Ses démarches participent d’une certaine confiance en ce qui concerne la biomédecine, mais aussi d’un désir de discuter des différentes approches (canadiennes vs roumaines). Les familles téléphonent à leur médecin, qui leur recommande parfois de ne pas suivre le traitement. Dans le présent, c’est l’inverse qui s’est produit. Est-ce que les familles que l’on qualifie de « non-observantes » le sont réellement en respectant les recommandations d’un autre médecin, ou est-ce plutôt comme demander une « seconde opinion » ? À ce sujet, Sarradon-Eck rappelle qu’à l’origine :

[L]e concept d’observance traduit la norme de comportement que le malade doit adopter face à la prescription médicale, la non-observance étant alors une déviance (Donovan et Blake 1992) et l’étiquette « non-observant » est invariablement critique et porteuse de jugement normatif (Lerner 1997).

Sarradon-Eck 2007 : 7

La norme différant entre les pratiques préventives de l’Europe de l’Est et celles du Canada, il devient difficile de qualifier de déviantes les conduites de ces patients. En effet, comme le souligne Lock (2005), le monde biomédical n’est pas monolithique. Ajoutons que la normalité est culturellement construite et intriquée dans un contexte social, politique et moral donné (Lock 2000). Cette évaluation divergente de la normalité dans le monde biomédical, par exemple l’interprétation du TCT, pourrait-elle expliquer l’attitude de certains soignants de la Clinique de tuberculose envers ces familles ? « Ils ont des littératures médicales parfois un peu différentes. Ce n’est pas juste le fait que c’est culturel, c’est le fait que ce n’est pas la même approche selon les pays » (Dr Vanier).

Les raisons justifiant l’acceptation d’Elena sont donc nombreuses et représentent un amalgame d’arguments combinant les conseils de son médecin en Roumanie, ceux de ses amis, ses connaissances préalables de la maladie, sa méconnaissance et sa crainte du système de santé québécois, son désir de prévenir, etc. Malgré certaines appréhensions, la prophylaxie a été prise avec succès. Cette histoire illustre l’existence de logiques différentes dans la compréhension et l’acceptation du traitement. Une adhésion plus faible en ce qui concerne l’offre de la clinique, tout comme dans le cas de Polina, a toutefois entraîné un comportement opposé, c’est-à-dire la prise du médicament. Cette histoire met en lumière le fait qu’un degré d’adhésion limité ne va pas nécessairement de pair avec une observance défaillante.

Conclusion

Un fil conducteur s’est tissé au long de cette exploration des univers référentiels des soignants et des familles. À travers les discours et les expériences respectives, des frontières ont été déplacées, des catégories interrogées et des conduites et des attitudes remises en question. De ces constats émerge une réflexion sur la nature de la norme et de la déviance, mais également sur le normal et le pathologique. Les frontières de la normalité sont confuses et selon les contextes, les interventions préventives diffèrent. S’il est généralement admis que la maladie est une déviation quant à la norme biologique, dans ce cas-ci, la diversité des standards interprétatifs questionne le diagnostic même de la forme latente de l’infection. La normalité biologique varie selon les contextes (Lock 2000).

Les débats sur la rationalité des conduites ont fait couler beaucoup d’encre en anthropologie (Massé 1995, 1997 ; Benoist 1996 ; Bibeau 1997 ; Fainzang 2001a, 2001b). La logique coûts/bénéfices est au coeur des mesures préventives et postule que les individus tendent à optimiser leur action pour diminuer les risques. Qu’en est-il réellement ? En guise de réponse, ces réflexions rappellent qu’il est impossible de prédire les comportements des patients envers la prescription médicale. Les facteurs influençant l’observance sont multiples et diversifiés. Ils peuvent être combinés ou non à une forte adhésion thérapeutique. Aucun modèle (pattern) n’est observable ni applicable à un groupe donné. Les variations et les particularités évoluent et interfèrent tout au long de la trajectoire thérapeutique. Tel que signalé, cette recherche s’inscrit dans une réflexion plus globale combinant les facteurs micro, méso et macro sociaux dans la compréhension des trajectoires thérapeutiques des familles immigrantes (Carle 2009, 2011). Ainsi, les récits d’autres familles montrent que les conditions de vie, l’accès au logement et à un emploi, ainsi que la stigmatisation sont tous des éléments devant aussi être pris en compte dans l’étude de la prévention de la tuberculose chez les nouveaux arrivants.