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Musée-mouroir ?

Plusieurs d’entre nous, et non seulement des Aînés, pensent que le musée devient un mouroir exposant nos choses qui, hors des institutions, sont vivantes[1]. Du point de vue amérindien, le musée est-il à éviter ? Ce problème du « musée-mouroir » pourrait-il, au contraire, s’examiner comme un défi d’« agir communicationnel » (Habermas 2001 [1981]) ? Pourrait-il exister des portages de charges symboliques autochtones investies dans la culture matérielle à exposer pour l’Autre, chez l’Autre ? Ces questions sont complexes.

Pour répondre à ces questions, j’adopte dans cet essai le regard d’un Wendat (Huron), sociologue, critique et commissaire indépendant d’événements[2]. Nomade à la recherche des territorialités amérindiennes de l’art, un peu comme un ethnographe et moins comme un anthropologue académique, j’y esquisse un ancrage théorique amérindien et une invitation à une expédition vécue dans certains musées de par le monde, mais aussi dans les réserves. Cette mise en contexte tente de soupeser les limites de non exposition et de nouveaux processus d’archives vivantes.

De l’Américité

Le concept d’Américité[3] opposé à celui d’Américanité été énoncé en 1992 par le philosophe et historien wendat Georges E. Sioui Wendayete. Introduite au coeur de cette période d’effervescence des grandes expositions d’art autochtone telle une quête institutionnelle de compréhension culturelle de la crise de Kanehsatake/Oka et de la résistance aux commémorations du 500e anniversaire de la « découverte » des Amériques, cette notion problématise une intéressante alternative. Ce faisant, son définiteur visait à rendre explicite une distance théorique et épistémologique autochtone d’avec la vision anthropologique allochtone :

L’Américité comporte ainsi et définit une spiritualité et, donc, une idée sociale qui est celle de l’Amérique. C’est la conscience d’un pouvoir, et d’un devoir, appartenant à ce continent – le pouvoir et le devoir de définir et d’offrir au reste de la famille humaine et cosmique une vision de la vie et de l’univers qui puisse transformer notre monde humain en une société vraiment unitaire et universelle. Essentiellement, l’Américité signifie la formulation, au profit des êtres de tous les ordres, des raisons et, surtout, des moyens d’adopter la vision circulaire qui est si caractéristique de l’Amérique et qui lui a permis d’être un havre de tolérance et d’espoir pour tant d’êtres humains. […]

[Espérons] que les premiers peuples d’Amérique commenceront à mettre en oeuvre sérieusement, dans leur art, leurs paroles et leur enseignement, la vision d’équilibre et de beauté qu’ils ont conservée […].

Sioui Wendayete 1992 : 68

Référence conceptuelle utile dans la révision amérindienne de l’histoire et des rapports qui se nouent entre les sociétés amérindiennes et leur art, Sioui Wendayete y fait converger les apports historiques scientifiques universels et les apports autochtones (écrits, oraux, pictographiques, mnémoniques, esthétiques, etc.) en y ajoutant sur une dimension sous-estimée jusqu’à tout récemment : celle des aspects spirituels, moraux et éthiques.

En 2002, lors du colloque Indian’s Acts tenu au Emily Carr Institute of Art and Design à Vancouver, j’ai ainsi introduit la substitution épistémologique de fait total d’Américité[4] au concept occidental de fait social total. Loin de n’être qu’un simple jeu de mots, il faut y voir, d’une part, un parti pris idéologique de décolonisation intellectuelle, et, d’autre part, une nuance pouvant complexifier les débats théoriques et la muséologie à une ère interdisciplinaire et inter nations. En effet, ce changement reformule épistémologiquement une réappropriation autochtone conceptuelle.

D’une part, rappelant au plan intellectuel ce que « le monde doit aux Autochtones », pour paraphraser Côté et al. (1992) quant à l’observation de ces rituels d’échanges autochtones ayant donné naissance à la notion de fait social total, ce concept incarne la réappropriation de l’origine empirique autochtone de la conception et de l’usage de cette notion de fait social total, concept fondateur de l’anthropologie et de la sociologie.

D’autre part, le fait total d’Américité suppose une complexification du phénomène, notamment avec la mise en réseaux de plusieurs autres notions autochtones. Bien que les appellations amérindiennes diffèrent selon les langues pour nommer le même phénomène, la notion recentre la théorie sur la valeur sociologique analytique de pratiques amérindiennes aux appellations jusqu’alors demeurées descriptives comme les potlaschs, le Grand festin des morts ou les makushams. Par exemple, le terme potlash dans la langue des Tinglits désigne ces grands rassemblements protocolaires et cérémoniaux communautaires des Amérindiens de la côte nord-ouest de l’océan Pacifique. Dans l’Est, pour les Algonquiens, ce sont les makushams dans le Nitassinan (Innus) ou le Mig’maki (Mig’Makw). Pour les Wendat c’est le Grand festin des morts, comme ce fut le cas en 1999 à Ossosasne dans l’ancien Nionwentsïo dans la Baie du lac Huron[5] et à l’automne 2013 à l’Ossuaire Thonnakona près de Toronto[6]. Ce sont là un ensemble conduites/situations culturelles – réelles ou imaginaires – généralisant le don, le consensus, les traités, les échanges, les rythmes, sons, apparats et formes de l’oralité artistique. Ainsi compris, le fait total d’Américité comprendrait ces conduites/situations, inspirées d’une éthique/esthétique exerçant la totalité des éléments constitutifs d’une culture vivante, de sa vision du monde, plaçant ses dimensions culturelles immatérielles (dont l’art) au poste de commande de l’action comme économie politique du signe.

Ce n’est point un hasard si, en ce début de XXIe siècle, la protection et la promotion de toutes les dimensions des cultures autochtones sont reconnues par plusieurs articles de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007)[7]. La notion de fait total d’Américité, lorsqu’elle est combinée au desserrement des statu quo colonialistes et du passage progressif de « l’Indien inventorié » (par les autres) à « l’Amérindien conteur » (de ses propres récits), peut ainsi servir d’ancrage théorique critique amérindien au périple critique dans les musées de la prochaine section. Elle cautionne ce nécessaire changement de paradigme pour la muséologie anthropologique.

Un Wendat nomade

Au fil de ces années, les conceptions anthropologiques et les mises en espaces muséologiques – pour plusieurs héritées de la modernité coloniale dans les grandes institutions –, y ont fait tantôt impasse, tantôt rétractations et innovations. Dans les communautés, surtout dans les années 2000, des acquis de proximité en osmose avec la vie territoriale dialoguent avec des modèles mimétiques de la muséologie dominante. C’est dans cette perspective que cette section propose un approche sociologie critique dite de « Contexte-Contenant-Contenu » (Sioui Durand 1997) autour de quatre zones géographiques dessinées par mes déplacements dans des expositions muséologiques ponctuelles dans : 1) des musées du Monde ; 2) d’Ouest en Est, dans les musées du Kanata de Vancouver à Ottawa/Hull ; 3) dans les grands musées urbains ; et 4) dans les musées amérindiens dans les communautés au Kébec (Québec).

Dans les musées du monde

Les expositions consacrées à la vie culturelle actuelle des descendants des Mehicas, Totonaques, Totzils, Mayas, Incas au Musée d’anthropologie à Mexico (1993-2001)[8] pourraient être un premier arrêt utile à notre parcours critique.

Mexico/Tenochtitlán : du calendrier solaire à la fin d’un monde

J’ai visité le Musée d’anthropologie de Mexico en 1994 et en 2001. Sa collection, en tant que patrimoine matériel autochtone des Amériques, a longtemps été considérée comme une référence de l’anthropologie moderne. La notoriété de l’institution reposait également sur ses modes d’exposition et d’explication muséologiques des grandes civilisations passées que furent les Incas, les Mayas et les Mehicas (Aztecas). La promenade, sublime parmi ces chefs d’oeuvres, s’y termine cependant en peau de chagrin : les salles consacrées aux réalités contemporaines des Indios, de l’avis même des conservateurs de l’établissement, n’ont trouvé ni la formule ni le ton pour refléter avec réalisme les réalités autochtones d’aujourd’hui. Leur situation de survie socioéconomique au bas de l’échelle sociale, les résistances et luttes d’émancipation doivent se comprendre (et s’exposer) au-delà de la folklorisation et de l’instrumentalisation politique des traditions.

Ce modèle, salué en Europe et aux États-Unis, a peut-être atteint sa limite. Il y a un déséquilibre évident entre la valorisation de chefs d’oeuvres antiques issus de grandes civilisations d’époques révolues et la présentation boiteuse des réalités actuelles des descendants des Incas, des Mayas ou des Mehicas. L’attribution du prix Nobel de la paix à Rigoberta Menchu en 1992 ; l’insurrection, à partir de 1994, des zapatistes, liée à la condition des indigènes du Chiapas ; et la récente condamnation de l’ancien dictateur José Efrain Rios Montt pour génocide envers les « Indios » du Guatemala en mai 2013 ne devraient-elles pas être prises en compte dans la partie contemporaine des expositions du Musée d’anthropologie de Mexico ?

Voilà tout autant des faits et des lieux de mémoire comme patrimoine immatériel. Ils doivent être perçus comme des signaux sociétaux d’un changement des contextes que doit considérer la muséologie dans son approche des objets autochtones. C’est pourquoi à mes yeux, quand en 2012, dans le fameux calendrier solaire des Mehicas (Aztecas), extrait intact du sous-sol de Tenochtitlán sous la grande place du Zocalo, bien des « néo-indiens » (Galinier et Molinié 2006) ont vu l’annonce de la fin du monde, disons que cela aura plutôt été la fin d’un monde : celui du colonialisme anthropologique.

Du centre de l’Américité, traversons l’océan Atlantique vers une des grandes capitales, un temps coloniale, Paris. L’évolution radicale entre l’exposition Les Indiens montagnais du Québec. Entre deux mondes à l’ancien Musée de l’Homme (1995) et l’exposition Exhibitions, l’invention du sauvage au nouveau Musée du quai Branly (2011) est très révélatrice d’un changement d’attitudes et de style.

Du Musée de l’Homme au Musée du quai Branly

Le Musée de l’Homme, à qui Claude Lévi-Strauss a donné ses lettres de noblesse, a été un des piliers de l’ethnologie française jusqu’à son déclin dans les années 1990. Par exemple, en 1995, le Musée de l’Homme présentait l’exposition Les Indiens montagnais du Québec. Entre deux mondes. L’institution parisienne s’était assurée de la collaboration du Musée innu de Mashteuiatsh, du Musée de la civilisation à Québec, et du Musée Shaputuan de Uashat/Sept-Îles. Malgré ces collaborations, malgré une sélection exceptionnelle d’artefacts de la culture matérielle innue, le résultat fut décevant. On y présenta notamment un magnifique couteau croche, expression d’un design innu original qui a su intégrer les innovations européennes : l’acier y a remplacé l’os pour sa partie tranchante. L’échec tenait au fait que la scénographie « parisienne » de l’exposition avait tenté de recréer le Nitassinan, le territoire ancestral innu situé dans le Grand Nord hivernal, de manière ignorante et malhabile. Ainsi des dunes de sable sur lesquelles on avait placé une motoneige (!!!) étaient entourées çà et là d’animaux empaillés sortis tout droit de la réserve du musée. Or, plusieurs de ces espèces, comme l’ours brun de Sibérie, ne vivent tout simplement pas ici ! Invité à écrire dans le catalogue, et de retour de la Biennale de Venise qui accueillait pour la première fois Edward Poitras, un artiste autochtone comme représentant du Kanata, je me suis rendu sur place pour dénoncer l’exposition et présenter en conférence, à l’invitation d’Anne Vittart, un survol plus juste des artistes amérindiens (Sioui Durand 1995).

Le passage de l’institution, que je qualifierais ici de postmoderne, de la rive droite à la rive gauche de la Seine pour lui assurer un nouveau souffle en ce XXIe siècle, aura été pourtant quelque peu chaotique. Annoncée comme Musée des arts premiers, elle se rebaptise, après un feu de critiques anthropologiques, en Musée du quai Branly (Price 2007 ; Breton 2008). Dans l’intervalle, le paradigme colonialiste a été, comme en Amérique, ébranlé du côté européen de l’Atlantique. La présentation en 2011-2012 de l’exposition Exhibitions, l’invention du sauvage, rend visible ce long processus de mea culpa. Une décennie avant, l’édition du mois d’août 2000 du journal Le Monde diplomatique avait consacré un dossier critique sur la persistance colonialiste de ce qu’on a appelé les « zoos humains » – ces expositions d’êtres humains bêtes de curiosité dans des environnements très fréquentés de 1874 jusqu’en 1930 en Angleterre, Allemagne, Belgique et France (Bancel et al. 2000). Les expositions « vivantes » de ces « zoos humains » ne furent que des extensions pour le grand public de l’exhibitionnisme exotique des cabinets de curiosités pour l’élite. Un « village » de ceux que l’on appelait les « Eskimos » y figura. Les zoos humains rejoignaient l’attractivité des anomalies des foires ainsi que ce concept, né aux États-Unis, des nouveaux spectacles d’« entertainment », dont le Wild Wild West Show de William Coody, alias Buffalo Bill, en tournée avec de « vrais » Amérindiens, dont les légendaires Sitting Bull et Gabriel Dumont, le Métis, seront les prototypes. Exhibitions, l’invention du sauvage arrivait à la bonne heure. Ce type de muséologie raciste proche des foires, confortant une idée monopoliste européano-centriste de « la » civilisation, était enfin documenté, exposé et critiqué. Qui plus est, cette exposition aura été remarquable par la qualité de conservation et de mise en exposition. La section consacrée aux dessins, gravures, enluminures, photographies, affiches, machines et objets originaux parsemant un parcours chronologique classique et aux grands textes explicatifs ayant nourri l’invention européenne de l’autochtone et moins celle sur les Indiens d’Amérique, trop portée sur les grands portraits des vedettes des grands spectacles et du cinéma états-uniens, valait le détour que j’y fis.

Des récits revisités en Kanata

La mise en contexte canadien de l’exposition itinérante To the Totem Forests. Emily Carr and Contemporaries Interpret Costal Villages au Vancouver Art Gallery (2000), nous fait faire un bond géographique de l’Amérique centrale et de l’Europe vers la côte Ouest bordée par l’océan Pacifique en Kanata.

En mars 2000, la Vancouver Art Gallery présente l’exposition To the Totem Forests. Emily Carr and Contemporaries Interpret Costal Villages. Un moment clé sera cette visite critique avec les conservateurs Jay Stewart et Peter Macnair et des Aînés des communautés Gitksan, Haida, Kwakwaka’awakw et Nuu-chah-nulth (Macnair et Stewart 1999)[9]. Les croquis et peintures d’Emily Carr, inspirés d’expéditions dans les villages amérindiens du nord de Vancouver, des maisons longues sculptées et des mats totémiques, firent sa renommée. Alors que les oeuvres de Carr furent exposées « comme » art amérindien canadien lors de l’exposition organisée par Marius Barbeau et Eric Brown en 1927 à la Galerie nationale du Canada à Ottawa, l’exposition To the Totem Forests… lui adjoignit des documents photographiques et des oeuvres d’autres artistes de son époque ; ce qui redonna sa pleine importance aux interprétations des récits transmis par les Aînés de ces communautés et peints par Carr. Mis ensemble, tous ces éléments créèrent une exposition lumineuse de sens.

Les mythes fabuleux, les maisons longues, les potlashs, les habits traditionnels, les rythmes et les sons des cérémonies liées à la nature réapparurent comme phénomène social total. L’art inventif d’une Emily Carr et de ses contemporains relevait d’un dialogue avec cet art des mats totémiques des forêts et des villages côtiers, stylisation collective inouïe des lignées immémoriales de villages comme ceux de Caynaa, Uvluelet, ‘Yalis, ‘Mi’mkwgmlis, Tsasisnukomi ou Alert Bay, entre autres. Cette interdisciplinarité, couplant la peinture, la photographie, les interprétations des ethnologues et des historiens de l’art, mais surtout intégrant les souvenirs et les explications des Amérindiens survivants de l’époque ou de leurs descendants à qui on les avait racontés, se révéla à mes yeux comme une voie au renouveau muséologique, compris comme récits partagés mis en commun.

Des « regards » exposés au Kébec

En 1979, lorsqu’Anne-Marie Sioui dresse un premier bilan de la situation des Amérindiens dans les musées québécois en tentant de dégager des perspectives d’avenir (Sioui 1979), elle établit que la période de remise en question postmoderne a débuté lors de l’exposition universelle Terre des hommes de 1967 à Montréal, avec l’autonomie du Pavillon indien du Canada et du Québec (Sioui Durand 2003 ; Philipps 2011)[10]. Alors qu’il y a à cette époque une focalisation sur les débuts de l’« Indian Movement » et du « pouvoir rouge » aux États-Unis à partir de l’insurrection sur l’île d’Alcatraz, l’avant-gardisme architectural, artistique et ethnographique amérindien du Pavillon indien d’Expo 67 fait impact. Avec comme tête d’affiche le grand peintre Ojibwe Norval Morrisseau, dix artistes autochtones contemporains ornent l’architecture stylisant un tipi dans lequel l’exposition révèle pour la première fois à la face du monde, pour des visiteurs planétaires, les conditions réelles d’existence des Amérindiens du Canada régis par la Loi sur les Indiens. Bien que des oeuvres, jugées subversives, soient déplacées par les fonctionnaires fédéraux, rien ne sera plus pareil, notamment les négociations pour les travaux hydroélectriques de la Baie James qui se profilent.

Plus de deux décennies plus tard, les années 1989-1994 seront celles des grandes expositions consacrées à l’art et à la culture des Amérindiens d’Amérique. Bien que le signe avant-coureur vienne de Paris avec la fameuse exposition mondiale Les magiciens de la terre au Centre Georges Pompidou en 1989 – exposition à laquelle participe Norval Morrisseau –, et qu’un vaste programme de festivités allochtones avait été mis en chantier afin de commémorer le point de vue allochtone dominant de « la découverte des Amériques » (1492-1992) de la part des grandes institutions, la crise politique et militaire de Kahnesatake-Oka à l’été 1990 mettra en évidence la grande distance culturelle entre ces deux mondes. La remise en question, ou prise de conscience, amorcée en 1967, y connaît son apogée. Révélateur d’une grande fracture, cet événement influencera les expositions suivantes, lesquelles s’en trouvèrent radicalement métamorphosées. Leur teneur politique mais aussi cognitive et artistique s’en trouvera amplifiée. Citons L’oeil amérindien. Regards sur l’animal au Musée de la civilisation (1991) ; Terre, esprit, pouvoir au Musée des beaux-arts du Canada (1992) ; Indigena. Perspectives autochtones contemporaines, au Musée canadien des civilisations (1992) ; Nouveaux territoires 350-500 ans après, à Montréal (1992) ; Nishk E Tshiptamuk. Sous le regard de l’outarde. Hommage à Diane Robertson à Mashteuiatsh (1994). Replacer ces expositions dans leur contexte sociétal entraîne un changement de perspectives qui a contribué à renouveler la muséologie dite « de société ».

L’oeil amérindien. Regards sur l’animal

L’exposition L’oeil amérindien. Regards sur l’animal présentée au Musée de la civilisation de Québec en 1991 fit consensus et constitue, sous cet angle, un repère. La thématique fut portée par une mise en scène faisant référence à trois dimensions du patrimoine immatériel autochtone : 1) l’adoption de la vision du monde et des expertises amérindiennes dans le traitement rituel des objets, notamment au niveau de leur protection ; 2) l’intégration de l’art contemporain autochtone et des références de celui-ci aux cosmologies locales ; et 3) l’inscription originale dans le contexte politique de l’époque. La thématique et la mise en exposition de L’oeil amérindien. Regards sur l’animal, comme son titre l’indique, était fondée sur des procédures consensuelles entre les membres des Premières Nations et l’équipe du musée sur le respect de la puissance symbolique des artefacts aux yeux des Aînés traditionnalistes. L’exposition, en faisant une place de choix à des artistes autochtones contemporains comme Domingo Cisneros, Diane Robertson, Ron Noganosh, Bill Read et Edward Poitras, établissait encore une trame prometteuse, consistant à utiliser les approches créatrices des artistes. Cette exposition demeure sans aucun doute une référence-étape pour le développement et le renforcement des relations entre l’institution muséale et les représentants autochtones.

Ces dernières années, les expositions du Musée de la civilisation à Québec et du Musée McCord à Montréal sont exemplaires de nouvelles approches collaboratives[11]. Toutefois, une autre face toute aussi importante de la muséologie est à prendre en compte : l’émergence des institutions autogérées dans les communautés amérindiennes, qui accélèrent le développement d’une muséologie de proximité.

À proximité dans les réserves

Les années 2000 sont celles de la consolidation d’une masse critique significative des musées et centres culturels dans les communautés amérindiennes. À Kahnawake, à Odanak, à Uashat, à Kawawachikamach, à Wendake, à Mashteuiatsh, à Oujé-Bougoumou ou à Amos, des institutions animent la vie culturelle des communautés. Certaines de ces approches de proximité sont plus que prometteuses. Leurs objectifs et procédures muséologiques ne sont pas tant distinctes des grands musées allochtones sinon par un trait : la proximité de ces institutions et le rôle de celles-ci comme acteurs culturels dans la communauté. Cet ancrage a permis (et permet encore) l’expression d’une singularité pour les nôtres, malgré un intérêt évident d’attraction de l’autre, le touriste. Mais qu’en est-il de leurs activités comme contrepartie du « mouroir » muséal ?

Il y a une grande vitalité autour du patrimoine immatériel des communautés du Québec. La continuité des activités du Centre culturel Kanien’kehàka Onkwawén : na Raotitiohkwa de Kahnawake, oeuvrant pour la promotion de la langue et du patrimoine mohawk avec de nombreuses expositions temporaires, en est un premier exemple. La persistance du programme culturel des Naskapis de Kawawachikamach ; la restructuration du musée innu Shaputuan de Uashat ; le dynamisme de l’Institut Tsakapesh (anciennement Institut culturel et éducatif montagnais) ; le rôle de pionnier du Musée des Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh avec son exposition permanente qui a fait appel à tous les artistes et les artisans de la communauté ; ses expositions d’art autochtone contemporain ou son appui aux expériences d’économie sociale comme le Parc sacré et le Festival de contes Atalukan ; tout cela constitue d’autres exemples de réussite.

Récemment s’est ouvert (en juin 2012) l’Aanischaaukamikw, l’Institut culturel des Cris d’Oujé-Bougoumou, dont l’architecture unique pensée par l’architecte Douglas Cardinal en dialogue avec les gens de la communauté a été primée par l’UNESCO. Que ce soit son hall d’exposition, son centre de recherche ou son site Internet interactif, force est d’admettre que la proximité peut favoriser des liens entre institutions et milieux de vie qui n’ont rien du mouroir et qui stimulent très certainement la mise en valeur de patrimoines matériels et immatériels uniques.

Il en va de même avec la modernisation des salles du musée des Abénakis d’Odanak, et tout près, de l’ouverture de l’institution collégiale Kiuna qui a pris le relais du Collège Manitou (1974-1976). Ils mettent l’accent sur les arts avec des standards du XXIe siècle. L’original jumelage du Musée amérindien de Wendake avec un hôtel est aussi un jalon prometteur. Des expositions au musée comme la retentissante et politique Loi sur les Indiens revisitée (2009) et Résistance. Plus jamais l’inaction (2014) témoignent qu’à Wendake, ce sont les groupements traditionnalistes comme celui de la Maison-Longue Akiawenrahk, de la société de la langue Yawendowänenh, ou encore des Éditions Kwahiatonhk des Salons du livre des Premières Nations avec la librairie Hannenorahk et les rassemblements communautaires Yänonhchia’de yäneda’ye (« la Cabane d’automne ») qui dynamisent le contexte du musée.

Sous l’oeil conceptuel du fait social total d’Américité, l’objectif de ce récit-périple dans les musées était d’en dégager des pistes comme alternative, des stratégies émancipatoires pour échapper au qualificatif de « mouroir » pour les artefacts autochtones lorsqu’ils sont exposés dans un musée, urbain ou communautaire. Ce nouveau contexte peut-il être propice au renouvellement du traitement muséologique métamorphosant le musée-mouroir en lieu d’archive vivante ? Que la conservation, la protection et la mise en valeur des patrimoines autochtones ne soient plus le monopole des grands musées urbains de civilisation depuis que des musées, des instituts et des centres culturels autochtones ont pris place dans les réserves amérindiennes et les villages inuit, ne règle pas tout.

Bien au contraire.

Donner vie aux artéfacts comme devoir de mémoire ne se fait, ne se réalise plus désormais que par la conservation intacte, la restauration et la colorisation par l’apport, si insoupçonné et magnifique qu’il soit, de spécialistes et d’artisans. Le défi est le même pour les grands musées que les petits, en ville comme sur une réserve. On demande désormais aux premiers intéressés leurs récits, leurs versions des faits, leurs visions et leurs concepts afin de donner à comprendre et à expliquer la nature et la fonction des objets. Assiste-t-on à un phénomène irréversible d’une muséologie de proximité en liaison avec les communautés et de scénarisation pouvant débucher vers la cocréation de nouvelles approches aux regards pluriels, partagés, voire artistiques ?

À la croisée des chemins

Nous voilà à la croisée des chemins, tel l’envers et l’endroit, entre les limites et les nouveaux processus et protocoles éthiques et esthétiques (d’exposition). Comment, d’une part, faire entrer au musée de manière pertinente « l’humanité des objets » exprimant un « fait total d’Américité » ? Deux « sentiers », que l’on pourrait formuler par les questions suivantes, se retrouvent aujourd’hui à la croisée des chemins :

En premier lieu, les objets et les rituels autochtones doivent-ils se soustraire au mode de conservation, d’interprétation et d’exposition défini par le musée ? Doit-on plutôt s’en remettre aux processus de conservation et de transmission du patrimoine tels qu’ils sont pensés hors de l’institution muséale ? Doit-on imaginer de nouvelles formules institutionnelles hors musée afin de rendre compte de la complexité et de la diversité de patrimoines autochtones bien vivants ?

En second lieu, sinon, en quoi et comment faire entrer de manière pertinente et vivante l’humanité et la vie de nos objets au musée ?

Cette croisée des chemins annoncée au début obéirait à un envers de l’endroit, lequel pourrait s’exprimer : 1) tantôt par l’invisibilité assumée et documentée comme telle des artefacts que l’on voulait exposer ; 2) tantôt par les possibilités des nouvelles créations artistiques jumelées aux expositions de civilisation autochtone dans la mesure où, en bout de ligne, j’ai constamment tenté de montrer que la place accordée aux créations artistiques autochtones et aux nouvelles technologies dans l’évolution des expositions anthropologiques d’artefacts au cours des 25 dernières années m’est apparue avoir joué un rôle fort significatif de changement. C’est en ce sens qu’une hypothèse d’exposition comme archive vivante du phénomène des marcheurs d’hiver comme fait total d’Américité, mettant à profit le recours à l’art autochtone contemporain, a été formulée.

Voyons voir.

L’envers comme endroit

Pour rester vivants, les objets et les rituels autochtones devraient se soustraire au mode de conservation, d’interprétation et d’exposition que définit l’institution. Ils ne devraient pas entrer au musée. L’humanité des objets est difficilement transposable dans les expositions, et ce pour plusieurs motifs : considérations éthiques (sacralité de certains objets), faisabilité (certains objets peuvent difficilement être conservés dans une salle d’exposition) et plus grande pertinence d’autres milieux de conservation comme, par exemple, la Maison longue dédiée aux rassemblements et aux cérémonies traditionnalistes chez nous, les Wendat, pour ce qui est de l’usage du hochet yändia’wich awenrore’yastawen’cha’, le hochet de tortue serpentine (Sioui Durand 2013). Cet environnement permet à l’objet de demeurer « vivant ».

Toutefois, de nouvelles attitudes des conservateurs se rapprochent de cette réflexion faite par l’artiste et commissaire pekuakamiulnuatsh Sonia Robertson, alors que nous visitions ensemble l’exposition permanente du Musée amérindien de Mashteuiatsh :

Il y a (ou aura) une vision vivante de ce qu’est vraiment l’usage et la fonction symbolique du couteau croche dans la culture matérielle et immatérielle dans tout le Nitassinan (territoire des Innus) lorsque le public d’un musée se trouvera devant une vignette d’exposition sans objet. Le carton de description de l’emplacement vide du couteau croche se ferait substitution avec la mention : emprunté pour la chasse du caribou. De retour après son utilisation !

Sonia Robertson, Musée amérindien de Mashteuiatsh, 2011

Voici d’abord deux exemples de protocoles dits d’invisibilité comme envers de l’endroit, suivis d’une inclusion d’oeuvres d’art contemporaines comme archives vivantes et d’une hypothèse relative à un fait total d’Américité, à première vue impossible à inclure dans une exposition au musée.

En effet, ces dernières décennies, un vaste mouvement de rapatriement ou de retrait des expositions reconnaît l’importance des avis éthiques des communautés. Des protocoles d’entente encadrant les modalités de restitution, de retrait ou d’exposition des artefacts autochtones à caractère sacré concrétisent la redéfinition de l’éthique muséologique (Philipps 2011). Un protocole muséal récent à propos des Faux Visages, ces masques iroquois conservés dans la réserve du Musée de la civilisation à Québec auxquels on offre du tabac, est fort significatif – il y en a plusieurs autres, comme pour les ga:gohh’sah, ces masques conservés dans les réserves du Musée d’anthropologie de l’Université de Vancouver (UBC) ou bien à l’occasion de la reddition à la communauté māori d’un Toi moko, une tête momifiée, par le Musée des beaux-arts de Montréal en 2012.

Ces « Faux Visages » à qui on donne à manger

C’est dans cette perspective que le Musée de la civilisation à Québec, en marge de la fameuse exposition L’oeil amérindien : regards sur l’animal dans ses réserves, conserve depuis 1991 de manière protocolaire et selon une localisation spécifique vingt-et-un masques appartenant à la Société Faux Visages. Tous ces masques doivent être protégés des regards. Aucun d’entre eux ne peut être manipulé ou photographié sans que la conservatrice responsable n’ait donné son aval, et ce seulement après avoir obtenu l’autorisation de la communauté concernée, soit la communauté mohawk. Pour respecter le caractère sacré de ces objets, et conserver la conscience de leur destination, l’équipe muséale les « nourrit » épisodiquement par l’entremise de sachets de tabac déposés à leurs côtés, suivant les recommandations de la communauté des Kanienkea’:ka (Mohawk) de Kahnawake. Les masques sont placés face au mur, les yeux tournés vers l’extérieur, vers l’au-delà.

Le caractère sacré de ces masques réside dans leur utilisation. Seuls des initiés ont le droit de les arborer et donc de les manipuler. Les masques Faux Visages, utilisés par la société iroquoise des Faux Visages, doivent être considérés comme étant des objets sacrés à considération rituelle. Leur manipulation n’est pas permise à tous et leur utilisation se fait en lien direct avec la communauté.

L’endroit comme envers

Reformulons la question sous la forme de l’endroit comme envers : comment faire entrer au musée de manière pertinente « l’humanité des objets » exprimant un « fait total d’Américité » ?

Les marcheurs d’hiver Atikamekw

L’idée vient d’un fait déclencheur. Le lundi 4 mars 2012, il n’y a pratiquement pas d’élèves qui assistent à mon cours Initiation à l’art autochtone moderne et contemporain à l’Institution Kiuna à Odanak : aucun Atikamekw ni Innus ne sont là ! Une des rares étudiantes présentes m’explique. Les étudiants innus, rentrés dans leurs communautés sur la Côte-Nord durant la semaine de relâche, étaient aux prises avec la tempête de neige qui sévissait là-bas, mais surtout avaient respecté le barrage routier dressé sur la route 138 par les gens d’Uashat Mak Mani-Utenam pour bloquer le passage des camions allant vers le chantier du barrage sur la rivière La Romaine. Bon, « climat et politique » me suis-je dit. Le phénomène différait pour le groupe Atikamekw. Les étudiant(e)s étaient demeurés là-bas pour attendre et accueillir avec l’ensemble des leurs l’arrivée des « marcheurs d’hiver ». Une grande fête collective les attendait ! Quel était donc ce phénomène tant attrayant qui retenait les élèves chez eux ?

Ce qui s’est passé en 2012 allait se répéter un an plus tard en mars 2013. En mars 2012, les marcheurs d’hiver arrivaient à Manawan. Le porteur du bâton de chaman, orné des plumes d’aigle de la sagesse, devance le porteur du drapeau de la Nation et le docteur innu Stanley Vollant. Ce dernier s’est joint à la cinquantaine d’Atikamekw pour cette portion de son plus large périple Innu Meshkenu à la grandeur du territoire québécois (Lemieux 2013 ; Sauvé 2013)[12]. Partis d’Opitciwan, ils ont traversé en raquettes et traineaux, en faisant campement sous la tente, les territoires forestiers, lacs et rivières, ainsi que le réservoir Gouin afin de passer par Wemotaci et arriver à Manawan. Leur meskanaw (expédition) a franchi quelque 290 kilomètres en 14 jours. Ils font leur entrée dans la foule, sous les cris, les rires, les pleurs et les caméras. Il y aura grand festin. Ce voyage est une revitalisation contemporaine qui fait suite à celles entreprises auparavant. En effet, il y a quelques années, une poignée d’Atikamekw – une trentaine – des trois communautés ont renoué avec les Cris de Waswanipi et entrepris de refaire l’immémoriale meskanaw des Aînés de 400 kilomètres en plein hiver et en raquettes jusqu’aux alentours du lac Waswanipi vers la Baie James. La Marche des peuples pour la Terre-Mère qui s’est ébranlée le 10 mai 2014 à Cacouna en territoire des Wolustuk (Malécites) pour se rendre en territoire des Kanienke’a:ka (Mohawks) à Kanehsatà:ke s’inscrit dans cette tendance.

Je pose ici l’hypothèse que le périple des « marcheurs d’hiver » met en branle et condense l’entièreté des variables de la civilisation, de la spiritualité, de l’imaginaire, de l’écologie, de la politique et de l’économie des Atikamekw comme Algonquoiens. Pour les marcheurs d’hiver, le temps et l’espace sociétal se fusionnent. La chronologie s’harmonise : l’avenir peut puiser dans le passé et le présent initie l’avenir.

Sept variables sociétales amérindiennes y sont repérables : 1) la marche comme revitalisation de la mémoire collective immémoriale de la vie en forêt ; 2) la marche comme conscientisation des enjeux géopolitiques historiques, autant chez les individus participants que chez les gens de la communauté qui les accueillent ; 3) la marche comme processus de guérison commune contre les blessures des interdictions, séparations, pensionnats et autres ; 4) la marche comme pédagogie vivante de transmission intergénérationnelle en stimulant tous les savoirs : conscience historique, spiritualité, guérison, science, développement, mais aussi savoir-faire (nature/culture), savoir vivre (ensemble et individuellement) ; 5) la marche comme initiatrice de gouvernance civile ; 6) la marche comme modèle d’économie : et 7) la marche comme agir communicationnel culturel et artistique.

Ce fait total d’Américité fait impact par les agir communicationnels qu’il génère. Ses artefacts et sa symbolique rejoignent bien des pratiques artistiques contemporaines. Le bâton orné du chaman porté au-devant des marcheurs rejoint les perches de prières et les mâts totémiques stylisés comme sculptures amérindiennes. Les genres de la déambulation font partie des genres de l’art performance et des « happenings » comme art total dans l’art contemporain ; ils sont des dérivés des potlaschs et autres makushams autochtones. À cette expérience vécue in situ pour certains s’ajoutent les récits, les témoignages et des vidéos documentaires présentés sur YouTube. Ils nous entraînent du côté des réseaux sociaux médiatiques[13] ou engendrent des propositions de documentaires dans le cadre du projet de studio cinématographique ambulant Wapikoni Mobile. Ces situations d’Américité, comme les marches autochtones, fournissent un sujet de réflexion à la culture muséologique savante et pourraient donner lieu à une « autre » forme de muséologie. Mais comment vérifier cette hypothèse ? Comment l’activer sinon en imaginant et expérimentant[14] ? Considérons cette modélisation comme hypothèse d’archive vivante des marcheurs d’hiver dans un musée de civilisation, que je mets en italiques :

Il y a pénombre. On y entend les sons rythmés lentement du teueikan (tambour). Pour y en entrer et parcourir ce lieu, on doit prendre à l’entrée un des bâtons que surplombe un écran présentant une cohorte de marcheurs sortant de la forêt hivernale (un montage vidéo réalisé par de jeunes Atikamekw). Ces bâtons sont sertis de rubans aux quatre couleurs traditionnelles (blanc, jaune, rouge, noir). Il y a aussi des plumes. Ces bâtons de marche sont l’oeuvre de l’artiste Virginia Pésémapéo Bordeleau. On entre. Le froid nous glace. Une ingénieuse installation (variante de celle intitulée Natuapatakan du duo Sonia Robertson/Sophie Kurtness qui rend visuel le récit de la naissance des oiseaux d’État, et par là du cycle des saisons, une histoire racontée par la poète innue Joséphine Bacon) est faite de rideaux diaphanes. L’atmosphère d’hiver qui s’en dégage, accentuée par les sons du vent, enveloppe le visiteur qui y déambule, le plaçant au coeur d’une évocation du territoire à parcourir. Il est, il expérimente, ce nomade dans l’hiver ! Divers bâtons (pour la marche, pour la prise de parole), des perches (pour dresser la tente ou comme pôle totem), un nigog, de grandes plumes d’aigle, etc., apparaissent brièvement au long de son parcours lorsque le visiteur se trouve à proximité. Une volée de plumes d’oiseaux attirés vers le ciel termine ce circuit, évoquant l’Esprit des Animaux, aux passages entre Nature et Sacré. La sortie est un environnement en forme de grand tipi fait de grands mâts totémiques ornés pour les féminiser (Bordeleau). Lorsque l’on y entre, un détecteur repère la présence et éclaire la nouvelle installation qui, par un écran en suspension présente à nouveau la vidéo du début. Simultanément une paire d’écouteurs descend du plafond pour le son ; entendre et se sentir parmi les gens de la communauté qui sont là, à expérimenter, à (re)vivre, tantôt par procuration mais aussi, pourquoi pas, aux moments des cycles saisonniers et du calendrier en temps quasi réel – caméra à l’épaule via Internet – ce phénomène des marcheurs d’hiver comme fait social total d’Américité ?

La valeur d’usage de l’art ainsi que l’adhésion à des processus et rituels de respect de la charge symbolique culturelle placée dans plusieurs artefacts se sont imposées comme des éléments de renouveau dans les environnements muséologiques. Ajoutons-y les possibilités offertes par les nouvelles technologies audiovisuelles interactives et les nouvelles approches de participation des publics comme expériences à vivre, à ressentir. Il ne s’agit plus que de regarder. Désormais, une expérience immersive, interactive et relationnelle au musée est envisageable. À partir d’un point de vue autochtone, de tels défis novateurs visent davantage à exposer la richesse signifiante comme composante d’une universalité renouvelée.

Alors la muséologie vit.

Kwasakahkwa’

Kwasakahkwa’ exprime en langue des Wendat « nous tous, regardons ». Transcrit de l’oralité, c’est ce feu vivant qui a couvé dans cet essai. Dans l’actuelle « indiscipline », héritée de la période postmoderne, assurant des passages entre les sciences humaines, j’y inscris mon parti pris d’une vision de l’Américité. Il en appelle à une sociologie critique et à une histoire amérindienne des cultures et des arts autochtones. Il faut agir selon le pouvoir de ses rêves : être initié à l’imaginaire des mythes, des rituels, des légendes, des contes et des récits fabuleux certes, mais aussi marcher les territoires, s’en faire complices comme savoirs, savoir-faire et savoir vivre ensemble.