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De la visibilité… est un travail de grande ampleur qui s’inscrit dans la continuité des précédents travaux de la sociologue française Nathalie Heinich, notamment L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique (2005). La directrice de recherche au CNRS y embrasse de larges perspectives historiques, médiatiques et disciplinaires. Ce qui impressionne, dans cette somme de près de 600 pages, est en effet la diversité des disciplines universitaires convoquées : communication, philosophie, histoire, droit, sciences politiques, économie, psychologie, anthropologie, sociologie, et « à l’intérieur de cette dernière, des domaines aussi différents que la sociologie des professions, la sociologie de l’art, la sociologie des médias, la sociologie des religions, la sociologie des valeurs, la socio-psychologie, l’interactionnisme et même… la sociologie générale » (p. 561). Quel fait social requiert une telle approche afin d’être étudié ?

S’appuyant sur les travaux de Goffman, l’auteure initie sa réflexion sur la visibilité par une interrogation qui lui servira de fil directeur : « dans quelles circonstances, de quelle façon, avec quelle ampleur les visages de certaines catégories de personnes sont-ils offerts à la vision d’autrui, sous forme directe ou, plus souvent, médiatisée – et avec quels effets ? » (p. 25).

Avec un luxe de références issues de recherches en monde anglophone et francophone, elle s’attache à définir dans une première partie ce qu’est la visibilité en régime médiatique. Son principal apport est de réunir quatre dimensions constitutives du phénomène dans le monde contemporain, à savoir : la reproductibilité technique à grande échelle des images ; la dissymétrie entre objets et sujets du regard ; l’instauration d’une catégorie sociale spécifique, et celle d’une nouvelle élite. De la dissymétrie entre personnes connues et inconnues découle une ressource « mesurable, accumulable, transmissible, rapportant des intérêts, et convertible » (p. 46) : le capital de visibilité. Avant d’examiner la distribution de ce capital (troisième partie) et sa gestion (quatrième partie), l’auteure se livre à une trop brève histoire de la visibilité en revenant sur sa préhistoire (l’empire du nom, l’inscription de la renommée par l’image) et l’importance de l’apparition de nouvelles techniques de diffusion. Puis, à partir de cas pris chez les politiques, les sportifs, les acteurs ou encore chez les personnalités de la télévision, l’auteure montre comment la visibilité est une valeur « endogène » ou auto-engendrée par les moyens techniques de mise en visibilité et souligne sa dimension circonstancielle : « elle [la visibilité] n’est une valeur que dans certains milieux ou certaines circonstances (telle la vie mondaine), alors que dans d’autres elle est une anti-valeur, une valeur négative, qui stigmatise plutôt qu’elle ne grandit celui à qui elle est affectée » (p. 158). Porté par un style clair et accessible, l’ouvrage se poursuit par les conséquences de la visibilité dans le monde professionnel (artisanat et industrie de la visibilité), l’économie, le droit, les émotions (cinquième partie) et les valeurs (sixième partie). Le chapitre consacré au droit à la visibilité est des plus intéressants dans la mesure où le droit est contraint à réviser les notions de vie publique et de vie privée, de droit à l’information et de droits patrimoniaux, entre autres.

De ce parcours réflexif imposant, il ressort que la visibilité – à la fois réalité et valeur, dans la mesure où « elle constitue un principe d’évaluation des êtres auxquels elle est appliquée » (p. 562) – constituerait un fait social total, selon l’expression de Mauss, qui gagne à être comparé non pas à la religion mais avec la religion, où celle-ci serait envisagée comme « un “amalgame” contextuel de propriétés plus ou moins spécifiques […] comme des “fonctions” (autrement dit ce par quoi une entité fait quelque chose à une autre entité) » (p. 412). Cette approche préconisée, jumelée à une étude sur le long terme, permettrait d’apprécier comment le phénomène de la visibilité « relaie des pratiques profondément ancrées dans notre culture, notamment grâce aux formes religieuses qu’elles ont longtemps prises » (p. 564). Si l’idée est séduisante, il n’en demeure pas moins qu’au sortir de cet ouvrage, domine, malgré l’aspect nourricier et stimulant de certains chapitres, une forme de frustration devant ce qu’il aurait pu être : une étude circonscrite à des faits sociaux moins nombreux et examinés plus en profondeur démontrant comment dans des phénomènes de visibilité « s’expriment à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions : religieuses, juridiques et morales – et celles-ci politiques et familiales en même temps ; économiques […] ; sans compter les phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits et les phénomènes morphologiques que manifestent ces institutions » (Mauss 2001 : 147).