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S’agissant du Québec et en particulier de l’attitude de ses populations francophones devant l’immigration, il nous manque toujours une compréhension en profondeur des phénomènes historiques qui ont pesé sur le long terme afin de saisir les perceptions contemporaines face à la diversité culturelle. Sur ce plan, les chercheurs ont souvent négligé de se pencher sur les séquences chronologiques qui seraient susceptibles de faire apparaître des évolutions significatives quant à la compréhension du présent. Cela tient, d’une part, à l’idée profondément ancrée que la rencontre du Québec français avec le pluralisme serait un phénomène récent – ce qui ne fait aucun sens –, et, d’autre part, à ce que le Canada français sous sa forme historique aurait maintenu face à cette question un positionnement constant et inaltérable sur le long terme. De telles perceptions se sont par ailleurs incrustées dans le discours politique – et parfois dans l’analyse de niveau universitaire – en grande partie parce que de nombreux intervenants ont eu tendance à aborder les expériences immigrantes seulement du point de vue de la culture et du discours dominant. Dans ce schéma, les déplacements internationaux de population prennent la forme de pures considérations démographiques et économiques menant à des bilans de nature avant tout chiffrée. Le nombre, la provenance et les caractéristiques socioculturelles des nouveaux venus font foi de tout et contribuent à définir des espaces de densité résidentielle immigrante dans les grandes villes. Il suffirait d’observer ces enclaves spécifiques à petite échelle pour noter des évolutions d’une génération à l’autre menant à une intégration plus ou moins réussie. Cette approche tend à masquer la présence dans les grandes sphères discursives de l’État – et dans les couches sociales dominantes – de perceptions idéologiques qui articulent et encadrent fortement l’accueil de l’altérité. Comme l’arrivée de nouveaux citoyens fluctue fortement selon le climat politique et économique à l’échelle internationale, ces attitudes peuvent demeurer discrètes et imperceptibles pendant de longues périodes ou sembler marginales. À d’autres moments – à l’occasion de crises aiguës ou lors de périodes d’entrées massives –, elles refont surface et occupent une place de premier plan dans les médias écrits ou dans les idées véhiculées par les classes dirigeantes.

Il néanmoins est possible de retracer sur plusieurs décennies les formes discursives du Canada français à l’endroit de l’immigration et de l’altérité en analysant les propos tenus à ce sujet dans les grands journaux de langue française parus à Montréal au cours du XXe siècle. Cette approche historique présente l’avantage d’offrir à l’analyse une séquence chronologique longue qui recouvre les différentes périodes qui se sont succédé relativement à l’accueil de nouveaux citoyens. Il est ainsi loisible de mesurer comment la société québécoise a réagi aux variations très marquées depuis 1900 dans le flot d’immigration en direction du Canada et quelles perceptions ses élites francophones ont développées selon les circonstances. L’étude de ce phénomène requiert toutefois une sensibilité particulière aux manifestations de l’altérité culturelle d’une part, et aux points de référence fondamentaux de l’identité canadienne-française puis québécoise, d’autre part. Non seulement les chiffres des admissions fluctuent sans cesse – parfois à très court terme –, forçant un repositionnement continuel de l’appareil d’État et de ses parties constituantes, mais en plus les écarts culturels entre natifs et migrants sont perçus différemment selon les périodes historiques. À ce balancement constant de l’immigration au fil des décennies et à une variation fréquente dans la provenance des arrivants s’ajoute la reformulation systématique de l’idée que les francophones se font d’eux-mêmes au niveau discursif et de ce qui forme les parties constituantes de leur culture. Les modifications de part et d’autre du tableau contrasté que constituent, d’un côté, la société d’accueil et, de l’autre, les populations immigrantes favorisent l’introduction dans l’analyse d’une variable anthropologique susceptible d’appréhender le phénomène très intense de rencontre des cultures dont il est avant tout question. Dans cette quête de sens et au milieu d’un réajustement systématique des paramètres culturels qu’induit l’immigration, l’altérité joue le rôle d’une variable de première importance qu’il est nécessaire de saisir à sa juste valeur. D’où le recours à l’anthropologie historique pour la compréhension d’un phénomène qui se joue au Québec sur au moins un siècle et exige de la part du chercheur une ouverture particulière aux phénomènes culturels. Informé par une approche de sensibilité à l’altérité et de prise en compte des mouvements de déplacement massifs de population partout sur le globe, l’historien-anthropologue peut ainsi mieux parcourir la trame chronologique pendant laquelle s’est manifestée l’immigration à grande échelle. Société nord-américaine confrontée tôt à la modernité et au choc des cultures ; produit lui-même d’une migration issue de la France du XVIIe siècle, le Canada français n’a pas échappé aux bouleversements et aux redéfinitions identitaires imposées par l’arrivée de nouvelles populations forcées à l’exil par des conditions économiques défavorables. Il est plus que temps de faire l’histoire de cette évolution complexe et peu explorée.

La première hypothèse que nous voulons présenter dans le cadre de cette étude historique à sensibilité anthropologique concerne les attitudes actuelles des pouvoirs publics et des médias concernant l’immigration et la diversité culturelle au Québec. Pour l’essentiel, il faut comprendre que les discours au sujet de l’altérité présents aujourd’hui dans le tissu social francophone sont largement inspirés par les perceptions et les expériences du passé. Sur ce plan, c’est comme si le Québec faisait face à la situation contemporaine – à certains moments – avec un niveau d’inquiétude et avec les outils de compréhension qui étaient ceux du Canada français d’avant la Révolution tranquille. Il nous apparaît donc qu’il y a une inadéquation fondamentale entre la prise en compte idéologique des processus de diversification culturelle par les pouvoirs publics et ce que l’on peut observer sur le terrain dans les relations entre communautés et entre individus. Dans les faits le Québec – et particulièrement l’agglomération montréalaise – vit au rythme d’un changement de paradigme culturel intense qui n’est pas reflété par ailleurs dans le discours étatique ou médiatique par des projections et une imagerie qui soient suffisamment positives. La rupture entre la transformation rapide des pratiques courantes et le faible niveau d’acceptation de la diversité sur le plan politique crée un espace de tension parfois habilement exploité par les opposants au changement et par les tenants d’un nationalisme conservateur hostile à l’altérité.

Il en découle – et c’est notre deuxième hypothèse – que les résistances les plus vives manifestées au cours des dernières années devant la montée de la diversité culturelle et religieuse au Québec ont puisé la majeure partie de leur argumentaire dans le passé, c’est-à-dire à une époque où la société francophone portait encore un visage d’unanimité idéologique et identitaire prononcé. Ces propos à contre sens n’ont pas surgi dans le paysage discursif québécois du jour au lendemain, mais ont puisé dans un riche répertoire déjà constitué d’affirmations négatives, se découvrant ainsi des racines profondes dans le refus exprimé il y a plusieurs décennies face à l’immigration de masse en provenance de l’étranger. Il y aurait donc un élément de continuité historique indéniable, mais pas toujours clairement formulé, entre l’hostilité de certains idéologues du Canada français du début du XXe siècle au pluralisme et les réticences répétées de quelques porte-parole politiques contemporains (Bédard 2016 ; Bock-Côté 2016). C’est ce continuum temporel dans l’opinion que nous allons tenter d’explorer et de mettre à jour à partir de sources écrites validées par la recherche historique. Nous comprendrons ainsi mieux où se situent les résistances les plus soutenues émanant des francophones et de quels enjeux ils s’inspirent en dernière analyse. À coup sûr, les perceptions négatives de longue durée risquent de se montrer plus difficiles à surmonter que celles issues de conjonctures politiques plus immédiates et plus circonstancielles. Nés de craintes viscérales longuement activées et de perceptions relayées de génération en génération, certains pans du discours anti-immigration et anti-diversité présent dans le Québec contemporain s’inspirent souvent de problématiques apparues au moment de la fondation de fédération canadienne, c’est-à-dire il y a 150 ans. Pour une grande part, le refus contemporain de l’altérité réfère en effet en sous-main au processus de minorisation intériorisé par le Canada français au moment de la division des pouvoirs, processus mis en place par la constitution de 1867 et perçu par certaines couches de la population francophone comme jamais dépassé depuis.

Par ailleurs, il est important de souligner que le discours idéologique québécois présente souvent des formes évanescentes et momentanées qu’il est difficile de saisir sur le plan historique. L’arène politique se remplit en effet jour après jour du bruissement d’opinions opposées et il peut pour cette raison devenir très difficile d’en définir les contours précis à long terme. La complexité des processus d’affirmation politique croît encore lorsque l’analyse porte sur des périodes dont il ne reste pas de témoins oculaires ou qui sont masquées par des débats plus récents dont la forme peut sembler notoirement différente. La recherche historique ne peut en effet se fier ni à l’impression que les contemporains ont du passé plus lointain, ni à la manière dont il est présenté sur le plan perceptuel (Létourneau 2014). Ce qui est dit au sujet de l’histoire par des personnes aujourd’hui engagées politiquement, ou qui s’érigent nommément comme observateurs impartiaux, appartient plutôt au domaine de l’affirmation idéologique ou à l’étude du révisionnisme politique. Par souci de validité historique et dans un contexte de précision méthodologique, il n’est possible de saisir le discours qu’au moment précis où il a été émis et dans le contexte chronologique où il s’est formé. Toute autre approche présente des risques très élevés de contamination et de distorsion dont il convient absolument de mesurer la prévalence. Le doute est encore plus présent quand il s’agit d’affirmations faites de vive voix et rapportées comme telles. Il en va de même pour ce qui est des personnalités connues qui s’expriment à l’occasion d’un événement hautement symbolique. C’est ainsi par exemple que nous réalisons aujourd’hui que plusieurs slogans emblématiques de l’histoire contemporaine québécoise se sont avérés à l’analyse sans fondement réel ou le produit de constructions ultérieures érigées à des fins hégémoniques (Turgeon 2013a, 2013b).

Pour tenter de parer aux dérives méthodologiques qui planent sur l’analyse du discours relativement à la diversité culturelle en contexte québécois, j’ai opté pour un corpus discursif maintenu sur une longue période et dont les principaux porte-parole ont occupé un espace hautement symbolique au sein de cette société. La page éditoriale du quotidien Le Devoir – telle que publiée entre 1910 et 1963 – offre en effet plusieurs repères historiques et idéologiques de première valeur pour mesurer l’attitude du Canada français devant les phénomènes de l’immigration internationale, de la complexité croissante du tissu social montréalais et de l’ouverture à l’altérité. En puisant dans un organe de presse fondé en 1910 par une grande figure de la pensée politique québécoise, Henri Bourassa, il était aussi possible de se reporter à l’une des périodes fondatrices du nationalisme canadien-français moderne, c’est-à-dire avant que s’érigent au moment de la Révolution tranquille des formes plus spécifiquement québécoises d’affirmation nationale (Cardinal 2010 ; Bélanger 2013). Quotidien mis sur pied dans le but de soutenir la défense de la langue française partout au Canada et la lutte en faveur des droits constitutionnels des francophones, Le Devoir a connu une évolution remarquable au cours du XXe siècle qui reflète les positionnements successifs des milieux dont il était l’émanation idéologique. Le journal de Bourassa a ainsi répercuté les tensions et les doutes du Canada français lorsqu’il s’est porté pour la première fois au début du XXe siècle à la rencontre des nouveaux arrivants, pour ensuite basculer dans une logique complètement différente à partir de la Révolution tranquille. D’inspiration conservatrice sur le plan social, proche à ses débuts de la hiérarchie cléricale et longtemps méfiant quant à la modernité, Le Devoir nous donne ainsi à lire des positionnements articulés et cohérents, répartis sur plusieurs décennies, qui offrent une trame discursive sur le long terme concernant la question qui nous intéresse. Oeuvrant au sein d’un journal d’idées, un journal politique voué à la survie du Canada français, les éditorialistes du Devoir portent dès le départ une attention constante à la rencontre avec l’autre et s’inquiètent des conséquences de l’immigration sur les communautés francophones réparties dans diverses régions du pays. Il s’agit là à n’en pas douter d’une matière hautement significative pour saisir sur le long terme l’évolution des perceptions idéologiques des francophones jusqu’au grand renversement des années soixante-dix.

Il y a plus. Le Devoir n’a connu que quatre directeurs au cours des 68 premières années de son existence, dont le premier, Henri Bourassa, est resté à la tête du journal pendant près d’un quart de siècle[2]. Plusieurs parmi les éditorialistes les plus connus du Devoir, dont Omer Héroux, ont signé des textes d’opinion plusieurs fois par semaine sur de très longues périodes, souvent en reprenant des thèmes liés à l’affirmation du nationalisme canadien-français (Anctil 2010a, 2013 ; Lévesque 2010). Il se dégage ainsi de cette masse de textes des lignes directrices clairement exprimées et reprises systématiquement sous plusieurs formes au gré de l’actualité. Cette fidélité permet d’identifier les paramètres d’un discours soutenu au sujet de l’immigration – souvent doté d’une forte cohérence – et de le relier à d’autres enjeux clés du Canada français de l’époque, dont la préservation du français, le fonctionnement du fédéralisme canadien, les relations internationales, la démographie et la natalité. L’analyse du corpus éditorial du Devoir nous offre aussi l’occasion de repérer des moments de rupture bien identifiables dans la prise de parole, et de mieux cerner les contextes qui ont mené à de tels revirements de perception. À plusieurs reprises au XXe siècle Le Devoir modifie son attitude et change ses paramètres d’analyse pour ce qui concerne la question immigrante, ce qui permet au journal de franchir des étapes nouvelles dans son analyse de l’altérité. Ces renversements de perception subits, souvent dictés par l’apparition de nouvelles données politiques et sociologiques, forment une matière très riche pour mieux comprendre l’évolution de la société québécoise vers une meilleure acceptation de la diversité.

À l’inverse, Le Devoir exprime aussi des réticences et des méfiances profondément ancrées qui se manifestent à répétition pendant des décennies et forment la base au Canada français du refus du pluralisme culturel. Lorsqu’il s’agit de fixer les limites identitaires de la société canadienne-française, les éditorialistes du journal versent ainsi par moments dans des propos xénophobes ou reprennent à leur compte des opinions racistes, antisémites ou antimodernes venues souvent d’outre-Atlantique (Anctil 2014). Plusieurs aspects de ce discours négatif au sujet l’immigration et de l’intégration des nouveaux venus persistent de fait jusqu’à aujourd’hui dans certains milieux et refont surface périodiquement à l’occasion de débats politiques plus ciblés. L’analyse réalisée à partir du Devoir permet aussi de dégager des distinctions de discours importantes au sujet de ce thème entre le Canada d’expression anglaise et le Canada français (Dirks 1977 ; Avery 1988), dues en grande partie au fait que les francophones se sont sentis longtemps privés de leviers politiques et administratifs importants dans leur propre pays. Elle offre également un solide point de comparaison entre les organes de presse québécois de nature plus politique et ceux – qui représentent la majorité des titres disponibles – occupés à rapporter les seuls faits et gestes de l’actualité immédiate[3].

Le refus de l’immigration internationale

Le corpus d’éditoriaux analysés dans cette étude s’étend sur une période de cinquante-trois ans (1910-1963) et touche un ensemble de près de 16 000 textes à raison de 300 par année. Une lecture fine de ces prises de positions par thèmes révèle de nombreuses lignes de force dans le discours sur l’altérité, maintenues pendant plusieurs décennies et défendues systématiquement par certains éditorialistes. Le thème général de l’immigration est traité près de 250 fois entre 1910 et 1947 dans les pages éditoriales du Devoir[4], c’est-à-dire sous la gouverne d’Henri Bourassa et de Georges Pelletier. Entre 1947 et 1963, soit pendant le mandat de Gérard Filion à la tête du journal, le thème revient environ une centaine de fois dans les éditoriaux et les blocs-notes portant sur l’accueil des nouveaux venus et sur les conséquences de ces mouvements de population pour la société québécoise. Comme on peut le constater, il s’agit d’un ensemble considérable de textes qui offrent une approche systématique et constante. À certains moments de l’histoire québécoise – comme nous le verrons bientôt – des événements internationaux et de profondes modifications idéologiques réorientent le sens de ces éditoriaux et introduisent des variables idéologiques nouvelles. À coup sûr, le discours du Devoir s’en trouve transformé et sa perception de l’immigration altérée de fond en comble. Mais ce genre de revirement fondamental ne se produit qu’une à deux fois par génération, et le plus souvent à l’occasion d’une crise de société plus générale souvent en lien avec des questions identitaires propres à la population francophone majoritaire.

L’analyse des éditoriaux du Devoir présente quatre périodes distinctes pour ce qui est de l’accueil et du traitement de l’immigration au Québec, qui sont comme autant de réinterprétations d’une question fondamentale qui traverse tout le XXe siècle. D’un côté, la société québécoise évolue sans cesse et l’identité des francophones se modifie tandis que d’affirme et s’intensifie le passage à la modernité ; et de l’autre, les conditions dans lesquelles ont lieu les déplacements internationaux de population sont ponctuées de périodes de crise bien senties qui modifient de fond en comble la donne. Le rythme d’arrivée des nouveaux citoyens n’est en effet pas un phénomène prévisible et il fluctue fortement selon l’état de l’économie mondiale, la liberté de mouvement et la demande locale en main-d’oeuvre. Comme pendant longtemps le gros des migrants à l’échelle internationale viennent surtout d’Europe, le climat politique général et les conflits armés qui se déroulent sur l’ancien continent pèsent sur les mouvements d’année en année. Quand Bourassa fonde Le Devoir, le Canada et l’Amérique du Nord en entier se trouvent sous le coup d’une vague migratoire d’une ampleur sans précédent dans les annales historiques. La conjoncture force en quelque sorte les éditorialistes du journal à prendre position immédiatement sur cet enjeu. Se presse en effet aux portes du pays un flux d’une ampleur inédite qui submerge littéralement les provinces nouvelles situées à l’ouest du Canada. En 1910, quand Le Devoir paraît pour la première fois, 286 000 immigrants franchissent les frontières du pays, ce qui équivaut sur le plan statistique à un apport équivalant à près de 4 % de la population totale du Canada. Les entrées augmentent encore au cours des années suivantes pour culminer à 400 000 immigrants en 1913. C’est la plus importante séquence migratoire de l’histoire canadienne. Au déclenchement de la Première Guerre en août 1914, qui met fin aux départs massifs en provenance surtout de Grande Bretagne et de l’Europe orientale et méridionale, c’est près de 22 % de la population vivant au Canada qui est née à l’étranger.

La Grande vague migratoire de 1903-1913 bouleverse de fond en comble la société canadienne en introduisant des traditions culturelles et religieuses jusque-là peu présentes dans le tissu social, et en assurant le peuplement de régions restées marginales sur le plan économique. En l’espace de dix ans, près de 2,6 millions de personnes sont admises au pays, dont une partie, il est vrai, s’empresse aussitôt de traverser la frontière américaine. Du coup, le principe de dualisme linguistique qui avait été le fondement de l’évolution politique du Canada cesse d’opérer avec autant de vigueur. Dans les grandes villes en particulier, dont Montréal, un afflux très senti de travailleurs venus de l’étranger change de fond en comble la composition de certains quartiers et introduit des variables culturelles nouvelles au coeur de la cité. En l’espace de quelques années, au tournant du siècle, le boulevard Saint-Laurent et le Plateau Mont-Royal se peuplent de communautés récemment issues de l’Ancien monde et qui marquent en profondeur le contexte socio-économique de la métropole. Le Devoir, qui a pignon sur rue dans le Vieux-Montréal et qui assiste de manière privilégiée à ces bouleversements, prend aussitôt position contre les politiques migratoires du gouvernement canadien de Wilfrid Laurier. Le journal ne comptait encore que quelques mois d’existence que ses principaux éditorialistes tonnaient déjà contre l’arrivée massive d’immigrants au pays et rejetaient les conséquences démographiques et politiques de ces décisions administratives au plus haut niveau de l’État canadien. En 1912, par exemple, Georges Pelletier écrit :

Sans doute, il nous faut des immigrants. La vaste superficie du Canada exige une main-d’oeuvre de plus en plus grande, pour développer ses ressources naturelles, ouvrir de nouveaux territoires et accélérer la production des fermes et des métairies. Mais a-t-on songé que, au train où l’on va, la proportion des immigrants, comparativement à celle des anciens habitants du sol, est excessive ici, qu’elle dépasse de beaucoup celle qui exista jamais, même au temps de l’immigration intensive, aux États-Unis, entre la population d’origine américaine et celle venue d’Europe par toutes les lignes de paquebots possibles ? Nulle part […] la poussée de l’immigration ne fut aussi forte qu’ici. Et cependant, ce flot se fait de plus en plus volumineux, au risque de noyer la population primitive. En dépit de cela, nos gouvernants ne semblent pas se soucier de cet accroissement déraisonnable. […]

Il nous faut des immigrants, disions-nous. Mais il ne faut pas accepter tous ceux qui se présentent au pays. Limitons-en le nombre, maintenant que le Canada se fait populeux, n’acceptons que la meilleure classe d’étrangers. Par-là, nous n’entendons pas les plus riches, mais ceux dont les antécédents sont irréprochables, dans leur pays d’origine. Or comment saurions-nous ce que sont ces gens, si nous ne prenons pas d’autres précautions, à leur arrivée ici, que de leur faire subir un examen médical superficiel ? Il nous faut certes des immigrants sains, au point de vue physique ; mais ce n’est pas assez. Il faut aussi que ce soient d’honnêtes gens. Or les condamnations portées chaque mois, par les tribunaux, contre des personnes arrivées au pays depuis un ou deux ans seulement, indiquent que l’Europe nous expédie trop souvent les déchets de sa civilisation.

Pelletier 1912, cité in Anctil 2010a : 100-101

Et que reproche-t-on au Devoir à la politique d’immigration élaborée par le ministre Clifford Sifton au tournant du siècle ? Qu’elle se produit sur une échelle massive sans que ne s’exerce le moindre contrôle quant aux individus de réputation douteuse qui pourraient être tentés d’entrer au pays ; qu’elle entraîne des coûts exorbitants pour le trésor public ; et qu’elle se fait à l’avantage des grandes compagnies ferroviaires. Cela ouvre la porte, d’après Pelletier, à des abus significatifs et entraîne un nivellement par le bas des caractéristiques morales de la population canadienne. Plus encore cependant, l’arrivée en grand nombre de nouveaux citoyens d’origine britannique ou issus de contrées lointaines accélère la minorisation démographique du Canada français dans l’ensemble canadien et rend plus difficile qu’auparavant la préservation de la langue française au pays. Le Devoir ne peut en effet concevoir que les immigrants puissent s’intégrer à la partie francophone du Canada ou qu’un rapprochement puisse s’effectuer entre eux et la population bien établie qui parle le français. C’est que les éditorialistes sont persuadés que pour être Canadien français, il faut être issu du peuplement de la Nouvelle-France, pratiquer le catholicisme de manière soutenue, et vivre dans un milieu rural où les activités agricoles sont dominantes. À l’exception peut-être de Français, de Belges et de Suisses francophiles, Pelletier est convaincu que la vaste majorité des migrants que le Canada reçoit iront grossir les rangs de l’anglophonie canadienne et se poseront à terme en opposants des ambitions politiques des francophones canadiens (Pelletier 1913). Il n’y a simplement pas de mécanisme d’accueil au sein du Canada français, en cette heure de grande migration, pour ouvrir la voie à une francisation des nouveaux citoyens ou pour prévoir leur entrée dans le réseau institutionnel catholique francophone. Bourassa confie en 1913 :

L’accroissement de la population d’un pays par l’immigration étrangère doit être soigneusement surveillé et maintenu dans de justes bornes. Les pouvoirs publics doivent s’inspirer fortement de cette pensée maîtresse : il importe moins d’augmenter rapidement le chiffre de la population que de conserver au pays son équilibre économique et son unité nationale, de garder à la race mère son hégémonie politique et ses qualités morales et physiques. Si l’on s’écarte de ce principe, l’immigration peut facilement devenir le suicide de la nation. […]

Or, telle est exactement la situation qui est faite au Canada par la politique pratiquée à Ottawa depuis quinze à vingt ans. Loin de s’inspirer du principe suprême de la conservation nationale, le gouvernement fédéral semble s’être donné pour objets ultimes la dénationalisation du peuple canadien, la dislocation des forces économiques du pays et la rupture de la Confédération canadienne au bénéfice des États-Unis.

Bourassa 1913, cité in Anctil 2014 : 112

Les conséquences de cette attitude n’ont pas tardé à se manifester sur le plan structurel à Montréal. Au début du XXe siècle, les enfants des immigrants ont été dirigés en très grande majorité vers l’école protestante de langue anglaise. Simplement, il n’est pas venu à l’esprit des francophones qu’ils puissent contribuer à l’intégration des nouveaux venus à travers leur propre réseau scolaire confessionnel. Or, la division des institutions d’enseignement public en deux grands secteurs datait dans la métropole du milieu du XIXe siècle et cette mesure était très largement perçue par les deux parties en présence, les franco-catholiques et les anglo-protestants, comme un mécanisme d’exclusion mutuellement admis et conçu pour garantir la perpétuation des deux groupes dominants (Croteau 2010, 2016). Fixées avant le début des grandes migrations, ces balises identitaires se sont érigées comme un obstacle insurmontable à franchir du côté francophone, notamment parce qu’elles étaient perçues comme un des fondements inaliénables du nationalisme canadien-français. En termes clairs, cela a signifié que jusqu’à la Révolution tranquille, l’intégration des nouveaux Canadiens s’est réalisée au Québec essentiellement dans des milieux de langue anglaise. Ces distinctions se vérifient, entre autres, par le sort qui a été réservé au tournant du siècle aux immigrants d’origine juive est-européenne, qui formaient à l’époque la plus importante population non chrétienne à s’installer à Montréal. En 1903, le Parlement de Québec vote une loi, à la suggestion des parties en présence, qui dirige tous les enfants juifs à l’école anglo-protestante (Anctil 2010b)[5]. Incapable de concevoir une arrivée en son sein de tenants du judaïsme, le milieu catholique préfère se décharger de cette responsabilité auprès des écoles protestantes, même si cela signifiait l’anglicisation à court terme de ces populations nouvellement arrivées. De fait, il faut attendre l’année 1937 pour que Le Devoir fasse allusion pour la première fois à l’accueil possible par les Canadiens français d’une communauté allophone montréalaise, à savoir les Ukrainiens de rite catholique oriental (Héroux 1937). C’est le premier signe timide en près de trente ans qu’il serait peut-être possible de convaincre les immigrants de s’intégrer au Québec francophone. Émile Benoist écrit alors : 

La question qu’ils [les Anglo-Canadiens] se posent, c’est de savoir si ces générations futures de nouveaux Canadiens, d’origines diverses, seront aussi britanniques, de sentiment, que les Canadiens d’ascendance britannique et de langue anglaise. Il leur semble tout naturel que le melting pot canadien en soit un d’assimilation britannique, et parfois protestante. Des dispositions sont d’ailleurs prises en conséquence, non seulement dans les provinces dites anglaises, mais dans la française province de Québec.

Tout récemment encore, nous avions l’occasion de signaler le travail de propagande et d’assimilation que la Y.M.C.A.[6], en plein Montréal, non pas dans un quartier anglais mais rue Sainte-Catherine Est, à proximité de la rue Saint-Denis, accomplit auprès des étrangers. Elle met à leur disposition des gymnases et des salles de jeux, de réunion, de conférences, des salles aussi où se fait la classe, classe de bible protestante et classe de langues, d’abord et surtout, ce qui se comprend, de langue anglaise. Les étrangers qui fréquentent la Y.M.C.A. internationale de la rue Sainte-Catherine ne sont admis aux leçons de français que s’ils savent déjà l’anglais pour le parler couramment. C’est dans une ambiance protestante qu’on les admet tous. Et pourtant, c’est certain, un grand nombre d’entre eux, Polonais, Autrichiens, Allemands, Tchécoslovaques, Hongrois, Lithuaniens, Ukrainiens, sont de foi catholique. Mais le Montréal catholique, le Montréal français ne leur ont-ils jamais offert quelque chose d’équivalent ? Il n’y a pas à hésiter pour donner la réponse. C’est non.

Benoist 1940, cité in Anctil 2013 : 283-284

La montée du nazisme et l’exode des Juifs allemands

Une première période dans l’histoire du journal Le Devoir se clôt toutefois en 1932-1933 avec le départ d’Henri Bourassa et l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne. Jusque-là, le refus d’accueillir des immigrants avait pris une forme idéologique prononcée et les éditorialistes du journal s’étaient contentés d’énoncer des principes généraux. Pelletier par exemple, qui est hostile à toute migration internationale dirigée vers le Canada, tire à boulets rouges sur l’ensemble du mouvement migratoire. Au début du XXe siècle, il converge vers le pays suffisamment d’individus issus de différentes régions d’Europe pour que la cible soit assez vaste et que les préjugés prennent de multiples formes. Dans ce paysage fort diversifié défilent des personnes de toute provenance et porteuses de traditions culturelles plutôt variées. En 1910, par exemple, Pelletier écorche au passage des arrivants issus de quatre empires européens, en plus de ceux nés dans l’Italie récemment réunifiée. C’était sans oublier les Juifs que l’on trouvait dans toutes ces puissances sous forme de minorités plus ou moins émancipées :

Qu’avons-nous reçu, [à la fin de 1906] de cette compagnie [la North Atlantic Trading Co.], en retour de ces 403 245 $[7] ? À peu près 80 600 immigrants, venus de Russie, d’Allemagne, d’Autriche-Hongrie, d’Italie, de la Galicie et de la Turquie ; il n’y manquait pas de Juifs, ils sont le complément indispensable de cette immigration privée. Et la plupart de ces gens nous arrivèrent des régions européennes où la pauvreté, la misère et la dégénérescence physique et intellectuelle existent à perpétuité depuis des siècles. Ces 80 600 immigrants représentent la population de trois ou quatre comtés de la province de Québec ; le cabinet Laurier a pris aux contribuables de cette partie du pays, – ils paient un tiers des impôts du Canada, – un tiers de ces 403 000 $, soit cent trente-quatre mille piastres, et a déposé cette somme pour amener ici des gens étrangers à la civilisation anglo-saxonne et française, et diminuer, de la sorte, l’influence de la race française sur le sol qu’elle-même a découvert, colonisé et mis en valeur.

Pelletier 1910, cité in Anctil 2014 : 131-132

La situation bascule à la faveur d’un contexte tout à fait nouveau qui est celui de la Grande Dépression économique des années trente et du début de la persécution antisémite en Allemagne nazie. Il y a aussi que Bourassa avait incarné à partir du milieu des années vingt une influence modératrice à la salle de rédaction du Devoir, qui disparaît avec son départ obligé en août 1932 (Bourassa 1924, 1931). À partir de cette date, Pelletier, qui le remplace à la direction du journal, a le champ libre pour exprimer dans la page éditoriale un point de vue beaucoup plus xénophobe relativement à l’arrivée de nouveaux citoyens, en particulier s’ils sont d’origine juive. Au début des années trente, l’étranglement économique apporté par la chute de la bourse à Wall Street s’intensifie, et, en réponse au chômage qui ne cesse d’augmenter dans toutes les économies occidentales, Ottawa décide de réduire drastiquement sa capacité d’accueil. En 1931 le nombre des arrivées chute à 27 000, puis en 1935 à 11 000. Pendant les huit années qui s’étendent de 1931 jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, soit jusqu’en septembre 1939, le pays n’ouvre ses portes qu’à 140 000 immigrants. C’est le plus bas taux d’immigration jusque-là au XXe siècle. La situation s’aggrave encore pendant le conflit militaire, faute de moyens sûrs pour traverser l’Atlantique, et le Canada réduit l’apport immigrant à 7 500 personnes en 1942. Il faut attendre que la paix revienne et que le commerce intercontinental reprenne pour que la courbe des arrivées redevienne ascendante. Sous le directorat de Pelletier, qui va de 1932 à 1947, la migration internationale se trouve donc réduite à presque rien. Paradoxalement, c’est aussi la période dans l’histoire du Devoir où l’hostilité envers les immigrants a été la plus vive et le refus d’accueillir des nouveaux citoyens le plus fortement exprimé.

Le ralentissement économique très prononcé en 1933-1934 y est pour beaucoup dans cette frilosité face à l’étranger. D’autres facteurs influencent toutefois ce positionnement de Pelletier, dont la montée des fascismes en Europe – en particulier sous l’impulsion de la dictature hitlérienne –, la crainte d’une nouvelle guerre mondiale et le désir de mettre le Canada à l’abri des tensions politiques qui affectent durablement la paix sociale dans l’ancien continent. L’arrivée au pouvoir d’Hitler entraîne notamment de nouvelles persécutions dirigées contre les opposants politiques au régime et contre les communistes. Elle se traduit aussi par la mise en place d’une violente campagne antisémite qui s’intensifie lors de la promulgation des lois de Nuremberg en 1935, puis culmine à l’occasion de la nuit de Cristal en novembre 1938. Les Juifs allemands, qui sont au nombre d’un demi-million, cherchent alors désespérément à quitter le Reich, provoquant une crise à l’échelle mondiale. En réponse à la détérioration rapide de la situation dans les pays du centre de l’Europe, les représentants de trente-deux gouvernements – dont le Canada – et de vingt-quatre organisations humanitaires se réunissent en juillet 1938 dans la station balnéaire d’Évian pour tenter d’endiguer et de contrôler le flot des personnes déplacées. Tandis que ces événements se produisent, Le Devoir intensifie sa campagne contre l’accueil de nouveaux citoyens et dirige en particulier son attention contre les personnes d’origine juive qui cherchent à fuir l’Allemagne, l’Autriche puis bientôt la Tchécoslovaquie (Comartin 2013). C’est que les formes exacerbées de discrimination qui frappent les personnes issues du judaïsme sous le régime hitlérien sont répercutées dans toute la presse mondiale et sont devenues emblématiques du climat de violence politique qui marque l’avant-guerre immédiate.

Une propagande antisémite insidieuse atteint alors les rives du Canada et ravive les préjugés et les stéréotypes tenaces au pays à l’endroit des Juifs (Nadeau 2010 ; Théorêt 2012). Ces perceptions négatives se dirigent en particulier à l’encontre des immigrants de cette origine arrivés trente ans plus tôt d’Europe orientale. C’est au point où l’on pourrait affirmer que « le Juif » est à lui seul dans cette partie du XXe siècle la figure emblématique de l’altérité au Québec, caractérisation mythique encore renforcée par le fait que la population d’origine juive de Montréal est devenue la plus importante sur le plan numérique après celle des franco-catholiques et des anglo-protestants. En 1931, il se trouve environ 150 000 Juifs au Canada, dont 60 % sont nés à l’étranger (Rosenberg 1939). Montréal regroupe à elle seule une population juive de 60 000 personnes, massées le long du boulevard Saint-Laurent. Voulant repousser toute nouvelle tentative d’accueillir de nouveaux citoyens au pays, Georges Pelletier se saisit alors dans les pages du Devoir de l’exemple qu’offre au pays une population juive nouvellement installée, jugée inassimilable et hostile à l’affirmation du nationalisme canadien-français. Or, les Juifs ont élu résidence dans les grandes villes canadiennes, dont surtout Montréal, et ils ne cadrent pas à l’intérieur du vaste projet de colonisation agricole cher au Devoir et qui se trouve présenté comme une solution idéale à la crise économique (Rioux 1933). Qui plus est, les Juifs se trouvent de facto exclus du réseau paroissial et institutionnel catholique, du fait de leurs croyances religieuses, et ne peuvent revendiquer une appartenance au Canada français. Accepter les Juifs que persécute Hitler, propose Pelletier, c’est aussi augmenter le nombre déjà élevé de concurrents que rencontrent les commerçants canadiens-français dans la sphère économique. En une heure où les populations juives cherchent à tout prix à quitter l’Europe, Georges Pelletier et Omer Héroux proposent au contraire un durcissement des politiques d’immigration canadiennes, sans égard à la situation politique des minorités sur l’ancien continent. Ce n’est pas tant que Le Devoir appuie les méthodes des gouvernements fascistes – ce qu’il ne fait assurément pas (Pelletier 1937) –, ni qu’il applaudit à la persécution anti-juive en Allemagne. Le journal ne peut toutefois se résoudre à accueillir des immigrants dont il juge qu’ils viendront à coup sûr grossir les rangs du Canada français. En mars 1939, à la veille de la Seconde guerre mondiale, Pelletier publie le passage suivant :

Ainsi devons-nous assister à la recrudescence de l’immigration, si nous n’y prenons garde, si nous laissons carte blanche à ce ministre féru d’humanitarisme [Thomas Crerar], quand ce qu’il faut c’est d’abord la charité, la pitié envers les nôtres. En soi, l’immigration n’est pas un mal, aux périodes normales d’un jeune pays, si l’État et les citoyens la contrôlent bien. Or nous ne l’avons jamais convenablement surveillée, même aux temps d’avant-guerre, où cela eût été pourtant urgent, puisqu’il arrivait par nos ports de 350 000 à 400 000 immigrants chaque année, dont un grand nombre, – et cela est fort heureux, on l’a découvert depuis, – ont pris en vitesse la route des États-Unis. […]

Ayons pitié des réfugiés, des exilés, soit. Secourons-les, soit. Commençons néanmoins par protéger le Canada, les Canadiens de vieille souche, avant tout groupement d’étrangers plus ou moins inassimilables. Cela est de la plus grande urgence. Ayons moins d’humanitarisme, plus de sens commun ; soyons d’un esprit canadien plus réaliste. Bâtissons-nous ici Babel, Babylone, Ninive, ou si nous voulons bâtir une nation de civilisation et d’esprits chrétiens ?

Pelletier 1939, cité in Anctil 2014 : 154-155

Vers un changement d’attitude et une première ouverture

Il faut attendre le départ de Pelletier en 1947[8] et l’arrivée d’une nouvelle équipe de direction pour que Le Devoir reprenne sur des bases nouvelles son questionnement face à l’immigration au sein de la société québécoise. Pendant près de quarante ans, le quotidien fondé par Bourassa conçoit l’arrivée de nouveaux citoyens comme une épreuve de plus que le régime fédéral canadien impose aux francophones, sinon comme une calamité. Les politiques d’accueil généreuses du début du siècle ne font pas que menacer l’équilibre démographique précaire du Canada français au sein de la population canadienne – et par là son influence politique à Ottawa – mais elles contredisent l’idée profondément ancrée au Devoir que les immigrants sont irrecevables à l’intérieur de la société canadienne-française. Sous cette optique, les francophones ne peuvent compter que sur leurs propres forces et tout apport de l’extérieur se présente comme une dilution de leur identité historique. Cela s’avère particulièrement vrai pour les individus qui ne partagent pas la foi catholique et dont les horizons culturels ne sont pas ceux de la France de l’Ancien régime. Aux yeux de Pelletier, le christianisme intégral et l’adhésion à des valeurs sociales conservatrices, voire associées avant tout à la vie rurale, sont des attributs non négociables du Canada français et que ne peuvent incarner la très grande majorité des immigrants. Ces notions très ancrées jusqu’aux années cinquante, et qui bloquent la voie à toute forme d’ouverture face aux nouveaux venus, commencent à peine à se disloquer lorsque Gérard Filion entre au Devoir en 1947 et que le flux d’immigration reprend après la guerre. Une troisième période s’ouvre dans l’histoire du journal, période qui forme une longue transition vers les représentations nées de la Révolution tranquille. Le changement ne peut toutefois s’opérer que par le biais d’une redéfinition de l’image que les Canadiens français se font d’eux-mêmes, notamment en ce qui a trait à l’association très étroite que la pensée nationaliste a établie jusque-là entre catholicisme traditionnel et survie du fait français. En somme, le passage vers un accueil de la diversité sous toutes ses formes, entre autres celle issue de l’immigration internationale, ne peut venir que si les francophones abandonnent – du moins en partie – les paramètres culturels jugés fondateurs de leur identité traditionnelle.

Plusieurs objections fondamentales demeurent au cours de ces années face à l’immigration, dont l’idée que les politiques fédérales en la matière sont un complot fédéral pour angliciser le Canada français et réduire son influence au pays. Le journal continue de croire aussi – longtemps après les autres organes de presse québécois – que la colonisation agricole constitue un idéal de vie qui correspond de très près à ladite vocation historique des francophones (Vigeant 1947). Le basculement se produit plutôt du côté de la volonté qui se manifeste de plus en plus clairement d’attirer dans le giron canadien-français les nouveaux venus qui sont de foi catholique. Au cours de l’après-guerre, la Commission des écoles catholiques de Montréal (CECM) ouvre ses portes pour la première fois massivement à un flux migratoire en provenance de l’étranger et formule une approche d’accueil de la diversité (Behiels 1986 ; Andrade 2007). Parmi les immigrants qui entrent au Canada au cours de cette période se trouvent un grand nombre de personnes originaires de l’Italie, du Portugal et de pays est-européens qui sont susceptibles, pour des raisons religieuses et culturelles, de développer des affinités avec les francophones québécois (Morin 1966). L’Église institutionnelle de Montréal reçoit de plus des directives claires de la part de Rome (Robillard 2013), visant à faciliter l’intégration des croyants d’autres origines parmi ses rangs, ce qui lui permet de renouer avec la période du milieu du XIXe siècle marquée par l’arrivée des Irlandais chassés par la famine. Ce ne sont encore que les catholiques qui sont visés, mais une première avancée significative se produit qui élargit la palette culturelle à laquelle le Canada français et Le Devoir croient devoir s’ouvrir (Sauriol 1949a). L’identité étroitement définie des francophones entreprend pour la première fois de se transformer au contact d’autres traditions.

Il n’en reste pas moins que la résistance à l’immigration est encore palpable dans Le Devoir entre 1947 et la fin des années cinquante. Dans un éditorial daté de janvier 1949, Paul Sauriol fait remarquer que la natalité des Canadiens français au pays est florissante – cela représente la moitié des naissances au Canada – et que dans ces conditions l’accueil de nouveaux citoyens semble moins pressante au Québec (Sauriol 1949b). En somme, l’accroissement naturel suffirait amplement à assurer la perpétuation de la partie francophone du Canada et dans ces conditions il n’est pas nécessaire de se tourner vers des apports étrangers. Il en va bien sûr tout autrement du Canada anglophone qui non seulement doit avoir recours à l’immigration pour combler son déficit de naissances, mais – toujours d’après Sauriol – compte sur les populations venues de l’étranger pour minoriser toujours plus le Canada français. L’enjeu se résume donc essentiellement à une lutte d’influence entre les deux peuples dits fondateurs du pays, dont l’un impose à l’autre sa politique démographique. Cela n’exclut pas pour le Québec de recevoir à certaines conditions « un peu d’immigration », surtout « des Néo-Canadiens déjà installés au pays et des “dépatriés” qui viennent chercher refuge chez nous, notamment ceux qui nous sont déjà unis par la religion » (ibid.). En maintenant cette ligne de conduite, les Québécois préserveront les valeurs traditionnelles de leur société, ce qui revient à dire, selon les termes de Sauriol, que « La Providence nous permettra de poursuivre en terre d’Amérique notre vocation de peuple catholique et francophone » (ibid.). Son collègue Pierre Vigeant, s’il est moins attaché aux formulations à coloration religieuse, n’en défend pas moins lui aussi l’idée qu’une immigration internationale bien sélectionnée ne doit pas remettre en cause « l’équilibre entre les groupes ethniques qui composent la population du pays » (Vigeant 1953). Pour y arriver, il compte sur des apports européens français[9] et réclame une politique de peuplement à l’échelle du pays qui tiendrait compte des besoins spécifiques du Québec. Pour la première fois, Le Devoir conçoit que l’enjeu ne peut plus être éludé et qu’il doit être traité prioritairement par la classe politique et par l’appareil d’État.

C’est à cette évolution que va s’employer l’éditorialiste André Laurendeau, entré au Devoir en 1947 comme rédacteur en chef adjoint. L’homme de lettres se penche sur la question de la migration internationale dès 1951 dans un texte incisif : « Depuis quelques années en effet, les événements obligent les Canadiens français non pas à renier, mais à réviser leur attitude traditionnelle. Celle-ci est facile à résumer. C’était un refus pur et simple » (Laurendeau 1951). Or, des tendances nouvelles sont apparues qui forcent les francophones à réfléchir, dont la fin de l’immigration massive d’origine britannique et la diversification des origines des nouveaux citoyens. S’il faut toujours s’opposer à des arrivées massives, comme ce fut le cas au début du XXe siècle, Laurendeau croit désormais qu’un afflux bien géré et adapté aux besoins de la société québécoise pourrait être bénéfique. Pour l’éditorialiste, c’est au gouvernement du Québec de prendre en charge le dossier car il représente un niveau de responsabilité collective « qui seul pourrait donner de l’envergure à cette entreprise, […] et [permettrait] de la poursuivre avec tact et ténacité » (Laurendeau 1951). Ces prérogatives de l’État québécois sont déjà définies à l’article 95 de la constitution de 1867, et il suffirait de les activer pour obtenir de meilleurs résultats. Le changement de paradigme est d’autant plus urgent que l’Ontario – et en particulier sa capitale provinciale – profite à plein des avantages économiques avérés des flux migratoires internationaux et dame le pion à Montréal sur le plan de la croissance globale. En plus, relate Laurendeau, comme les francophones boudent les nouveaux citoyens en majorité allophones, ou restent indifférents à leur sort, ils s’anglicisent même au milieu des quartiers de la métropole où la langue française domine (Laurendeau 1952). L’éditorialiste revient à la charge en 1956 en réclamant à nouveau des interventions plus ciblées :

Le remède consisterait-il à s’opposer à l’immigration comme nous l’avons fait par le passé ? Cette politique négative n’a rien donné. Il n’est pas dit, non plus, qu’un pays jeune et riche comme le nôtre ait le droit de fermer ses portes aux hommes qui veulent y entrer. Il doit seulement poser ses conditions. […] Il y a surtout à élaborer au Québec une politique d’accueil. C’est le gouvernement provincial qui devrait y voir, car seul il dispose de moyens assez amples. […] s’il ne se réveille pas nous courons à la catastrophe.

Laurendeau 1956

L’apparition d’un nouveau discours

Les propositions avancées par André Laurendeau au milieu des années cinquante mettront plusieurs années avant d’être entérinées par les pouvoirs publics. D’une part, l’État du Québec dont il réclame l’intervention n’existe que sous une forme embryonnaire, et d’autre part, des obstacles identitaires se dressent encore qui empêchent les francophones de s’ériger comme la communauté d’accueil principale de l’immigration internationale. La très grande majorité des nouveaux venus catholiques intègrent la CECM au cours de l’après-guerre mais, dans l’indifférence générale, ils sont dirigés massivement vers le secteur anglophone (Taddeo et al. 1987). Jusqu’à la promulgation de la Charte de la langue française en 1978, l’appartenance religieuse des nouveaux venus semble revêtir plus d’importance aux yeux des éditorialistes du Devoir que la question linguistique, et le dossier évolue très lentement, c’est-à-dire jusqu’au départ de Claude Ryan la même année (Pagé 2012). Pendant une trentaine d’années, les dirigeants scolaires anglo-catholiques assument seuls la responsabilité de montrer la voie aux enfants des immigrants. La tendance ne sera renversée en partie qu’à la fin des années soixante, à la suite d’un conflit bruyant mettant en scène des parents italophones, d’un côté, et francophones, de l’autre, au sein de la Commission scolaire de Saint-Léonard. L’arrivée de nouvelles élites politiques avec la fondation du Parti Québécois en 1968, la création d’un ministère provincial de l’immigration la même année et la signature d’ententes fédérales-provinciales au début des années soixante-dix rendront possible le franchissement d’un nouveau seuil, à savoir pour la première fois le recentrement de l’intégration autour de la seule question linguistique et culturelle.

Pour y parvenir, les francophones québécois devront d’abord se percevoir collectivement comme les principaux agents de l’accueil des nouveaux citoyens. Cela ne viendra qu’à la suite d’un renversement identitaire décisif rendu possible à long terme par la Révolution tranquille, c’est-à-dire le passage du statut de minoritaire dans leur propre société à celui de majoritaire ; puis la mise au premier plan de la langue française par rapport à la tradition catholique comme point de référence culturel principal. De fait, il faut attendre le début des années quatre-vingt-dix pour que la majorité des enfants des immigrants soient inscrits à Montréal dans des institutions scolaires francophones, c’est-à-dire un siècle après le début des grandes vagues migratoires qui atteignent la métropole (Bourhis 2012). En retirant le référent religieux jusque-là prédominant et en traçant une voie surtout linguistique dans leur affirmation identitaire, les Québécois ont en somme balisé les changements fondamentaux menant à l’établissement d’une politique interculturelle crédible et universellement applicable (Gouvernement du Québec 1990). Ces avancées sont toutefois encore récentes et fragiles. Pour l’essentiel, le côtoiement scolaire avec les francophones, imposé par la Loi 101, date aujourd’hui de seulement vingt-cinq ans et il ne touche que les générations les plus jeunes (Anctil 1996, 2010c). Plusieurs pans du marché de l’emploi n’ont pas encore été durablement affectés par ces mesures et il n’est pas exagéré d’affirmer que beaucoup de milieux professionnels sont restés à l’écart du mouvement d’ouverture à la diversité. De nombreux doutes et reculs momentanés face à ces acquis ont aussi été exprimés récemment avec insistance, soit à l’occasion des audiences publiques de la Commission Bouchard-Taylor ou plus encore, pendant que l’on discutait au Parlement de la Charte de la laïcité mise de l’avant en 2014 par le gouvernement Marois. Il a ainsi été possible de découvrir au fil des témoignages publics que l’attachement aux valeurs traditionnelles du Canada français demeure plus profond qu’il n’y paraît à prime abord, et que la diversité induite par l’immigration soulève parfois encore des réflexes de repli prononcés.

Il n’est pas difficile de présumer que ces hésitations cycliques s’inspirent en droite ligne des perspectives identitaires et des discours anti-immigration mis de l’avant avant la promulgation de la Loi 101, voire même à une époque antérieure à la Révolution tranquille. Certains intervenants et universitaires restent en effet aujourd’hui persuadés, comme les penseurs politiques du Devoir avant Laurendeau, que l’immigration promeut des variables culturelles et religieuses préjudiciables auxquelles il convient de s’opposer avec force. Parmi celles-ci il y a l’affaiblissement présumé du fait français, la marginalisation possible de la tradition historique canadienne-française et la perte des repères moraux offerts par l’Église catholique traditionnelle. Il en va de même de ceux qui proposent que l’étude de l’histoire québécoise se limite à une trame narrative inspirée de Lionel Groulx et ne mettant en scène que des Canadiens français. Ces prises de positions paraissent d’autant plus exacerbées chez certains commentateurs que l’avenir de la langue française leur semble fortement menacé dans la métropole, et que l’intervention du gouvernement fédéral en matière de citoyenneté nouvelle s’intensifie. La montée du multiculturalisme, l’ouverture à l’altérité, l’accueil de traditions religieuses non-chrétiennes deviennent sous cet angle des tendances à combattre. C’est que l’enjeu de l’intégration et de la diversité n’a toujours pas acquis chez plusieurs esprits de tendance conservatrice une autonomie véritable en tant que question à traiter en soi, ou comme un reflet de la mondialisation des sociétés. Au contraire, trop souvent, l’accueil de l’immigration se trouve par moments subordonné au Québec francophone, comme il y a plus de cinquante ans dans les pages du Devoir, à des enjeux étroits de survie nationale ou à des calculs relatifs à l’équilibre des pouvoirs au sein du système politique canadien.