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Regard intime sur la vie d’un village de l’extrémité occidentale du Népal et exercice ethnographique, Le chemin des humbles. Chroniques d’un ethnologue au Népal s’éloigne volontairement de la voie classique. L’auteur favorise plutôt la poésie d’une description dense devant livrer « une vérité qui échappe au regard scientifique » (p. 20). Rémi Bordes retrace donc ses pas d’ethnologue débutant, racontant son initiation au terrain népalais. Son récit s’inscrit dans la période d’insurrection maoïste, mais fait bien davantage voir le « rythme débonnaire de l’époque des “Panchâyat” » (p. 25) précédant l’adoption par le Népal du multipartisme et la guerre populaire qui s’ensuivit.
La première partie situe l’auteur dans le cadre d’un grand tour devant le mener en Inde puis au Népal. Le romantisme est ici de rigueur alors que le héros quitte une France, voire une civilisation entière, qui ne sera exempte d’aucune récrimination. Le lecteur déambule avec Bordes, partageant son manque de direction et ses découvertes. L’ethnie khas, les rapports entre castes, entre le pur et l’impur ainsi que quelques mythes sont présentés succinctement, au rythme de leur découverte. La seconde partie se présente sous le couvert d’une recherche doctorale devant profiter des rencontres et amitiés développées par l’auteur lors de son périple. Sur le plan de la recherche, les champs d’intérêt de celui-ci passeront de l’herboristerie à l’art musical dholi.
L’ouvrage est issu d’une volonté légitime de « donner visage aux données ». Véritable observation de la participation, quoique faite quelques années à rebours, les péripéties népalaises de Bordes ouvrent la voie à des pistes d’analyse intrigantes. Savamment contextualisées, les réflexions autour de l’arrangement de l’espace, de la vie rituelle, de l’emprise du monde invisible sur le monde visible, de l’imbrication de la cosmologie et de la vie quotidienne ainsi que sur la place de la rumeur et des relations interpersonnelles dans le contexte villageois font voir et ressentir toute la densité de la vie sociale et spirituelle népalaise.
Malheureusement, ces discussions coupent souvent court, redonnant prestement la place au narrateur, à ses portraits d’informateurs et à ses critiques d’un Occident apparemment fourvoyé à jamais. Certaines anecdotes font sourire alors que d’autres manquent de sensibilité. On ne peut plus esquiver les discussions éthiques à propos des relations hommes-femmes dans la pratique ethnographique ; les justifications culturelles ne suffisent pas, sinon à démontrer que les critiques n’ont pas trouvé d’écho.
Le livre se clôt sur la guerre du peuple et le tremblement de terre de 2015, évènements dont les conséquences font l’objet des études népalaises d’aujourd’hui : reconstruction, fédéralisme, sécularisme, place des femmes et des jeunes. Ce regard sur le passé, l’auteur le justifie dans sa conclusion : les manifestations étudiées aujourd’hui doivent se lire dans la continuité des périodes précédentes. La trame narrative du livre apparaît donc en clôture de l’ouvrage : les inégalités, les insatisfactions, voire l’étouffement vécu par différents segments de la population font enfin corps, offrant une unité de propos parfois cachée par la réflexivité de l’auteur.
Cette conception d’une culture en constante émergence, faite « d’interprétation, d’endurance, de négociations, de nuances, de réimagination et de protestations des circonstances précédentes » (p. 11), permet d’envisager le livre sous un angle phénoménologique. Si l’auteur affirme que taire ses expériences est encore de convenance chez les anthropologues, les Tedlock, Goulet et Meintel ne sont que quelques exemples d’une « [e]ffervescence de la légitimité accordée à l’expérience vécue en anthropologie » (Laplante et Sacrini 2016 : 9). Alors que ces auteurs ne se détournent pas de la portée scientifique de leurs écrits, Le chemin des humbles s’attache essentiellement à présenter une description dense d’un Népal révolu. La perspective subjective adoptée offre un point de vue certes intéressant sur de grands sujets liés à l’étude du Népal, mais c’est ailleurs qu’ils auront été abordés de façon proprement académique.
L’apport de l’ouvrage de Bordes dépasse néanmoins la simple vulgarisation. Le livre possède en effet un véritable intérêt didactique. Les passages où l’auteur s’attarde sur sa position d’ethnologue fournissent de précieux conseils et avertissements aux futurs initiés. Des rencontres aléatoires initiales devant semer les graines de collaborations futures aux négociations avec les informateurs en passant par l’inévitable période de désamour avec le terrain, Le chemin des humbles est une incontournable antichambre pour les futurs ethnologues s’apprêtant à franchir le seuil du Népal.
Appendices
Référence
- Laplante J. et M. Sacrini, 2016, « Présentation. Poétique vivante », Anthropologie et Sociétés, 40, 3 : 9-35.