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En publiant sa première monographie, Thou Shalt Forget. Indigenous Sovereignty, Resistance and the Production of Cultural Oblivion in Canada, le sociologue ilnu Pierrot Ross-Tremblay boucle plus de douze ans de recherche auprès de sa communauté d’origine, Essipit, sur la Côte-Nord, au Québec. Proposant une véritable fouille archéologique des récits des Essipiunnuat (« peuple de la rivière aux coques »), de la « guerre du saumon » (1980-1982) à la résurgence identitaire communautaire qui a suivi, il trace notamment une voie possible de recherches décoloniales pour d’autres scientifiques, particulièrement ceux d’origine autochtone au Québec.

À travers les chapitres, Ross-Tremblay offre un nouvel éclairage sur le passé colonial du Québec et l’émergence d’un mythe nationaliste euroquébécois. Il démontre comment ce discours colonial a fabriqué un récit de l’abandon de la souveraineté ancestrale ilnue (Innu Tipenitemun), ensuite intériorisé par les Essipiunnuat. S’appuyant sur les recherches sur l’oubli et l’amnésie culturelle (Memmi, Fanon, Assman, Plate) de même que sur les enjeux de pouvoir (Foucault), il réfléchit à la corrélation entre l’oubli de leur identité culturelle collective et leur marginalisation. En résulte un portrait lucide de la résurgence culturelle et identitaire de la communauté provoquée par la guerre du saumon.

Au coeur de l’ouvrage se trouvent les voix d’une vingtaine de participants qui tentent de se remémorer les événements entourant la guerre du saumon et l’essor d’Essipit dans les années 1990, et de raconter leur version. Dans le premier chapitre, l’auteur présente le cadre théorique des études sur l’oubli de la mémoire culturelle, puis l’histoire conduisant à la guerre du saumon, un conflit entre des Autochtones (les Ilnus de la Côte-Nord et les Mi’gmaq de la Gaspésie), Québec et ses agents de la faune. On apprend que c’est en tentant de diminuer la pression sur la ressource halieutique que le gouvernement, en 1980, décide unilatéralement d’interdire la pêche traditionnelle au filet des Autochtones, mais protège du même coup les intérêts des clubs de pêche privés et des Québécois ayant acquis des baux d’exploitation des rivières à saumon depuis le milieu du 19e siècle. Les forces de la Sûreté du Québec sont alors déployées et des agents de la faune retirent les filets de pêche des Autochtones, considérés comme « hors la loi ». Des violences et des manifestations éclatent. Ces luttes, qui ont fait la manchette dans les médias de 1980 à 1982, sont le point culminant d’un siècle de dépossession pour ces peuples autochtones côtiers.

Le chapitre deux documente en détail l’éveil d’une agentivité collective chez les Essipiunnuat, les manifestations pour revendiquer leurs droits et la transcendance nécessaire pour revitaliser les points communs entre les membres de la communauté. La guerre du saumon, sujet indéniable de tension, devient un véritable catalyseur de leur (re)construction, de leur (ré)affirmation identitaire et de leurs droits ancestraux, tissant une grande toile de relations, comme les filets de pêche au saumon, qui devient par ailleurs métaphore du collectif pour Ross-Tremblay.

Les reconstructions et autoreprésentations des interviewés occupent le chapitre trois. Déchirés entre une certaine honte d’être ilnu et un désir d’affirmation, ils reproduisent, chacun à leur manière, des façons d’être autochtones tantôt ancrées dans les récits ancestraux, tantôt dans certaines représentations stéréotypées. L’auteur démontre que ces reconstructions provoquées par l’oubli de l’identité culturelle collective et l’internalisation du récit colonial entraînent des biais et des jeux de pouvoir détaillés au quatrième chapitre. Ils pavent la voie à des initiatives de développement de la collectivité menées par certains individus, mais créent aussi des tensions alimentées par l’État.

Si au chapitre cinq Ross-Tremblay traite des conséquences du projet de loi C-31 modifiant la Loi sur les Indiens sur le développement d’Essipit, le point de vue des femmes se laisse espérer tout au long de l’ouvrage. L’auteur note d’ailleurs que leur participation fut difficile à obtenir, mais que certaines se sont confiées sous le couvert de l’anonymat. Or, si les savoirs des ancêtres doivent prendre leur place dans la revitalisation des cultures et la (re)production des épistémologies autochtones, les kukum (grands-mères) ne peuvent pas être oubliées à l’entrée des universités.

Enfin, l’auteur dit se situer aux côtés d’autres penseurs de la résurgence autochtone actuelle au Canada (Alfred, Jackson et Kapesh), qui ont des approches subjectives de la recherche, mais il s’en distingue en misant davantage sur les entrevues avec les Essipiunnuat. Il arrive ainsi à préserver une posture autochtone (indigenous standpoint), mais reconnaît, dans la postface, être conscient des difficultés d’effectuer des recherches sur sa communauté. Ce choix judicieux aura par ailleurs sans doute été salutaire pour oser aborder le sujet délicat de cette résurgence des Essipiunnuat.