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La monographie de Clémence Jullien, chargée de recherches au CNRS, analyse les politiques de santé de la reproduction au Rajasthan, l’un des quatre États indiens considérés comme en retard du point de vue démographique (p. 20). L’autrice interroge la mise en place, les effets et les éventuels paradoxes des politiques indiennes pour une maternité sans risques, débutées dans les années 2000 (p. 18). En effet, un système de primes financières et la gratuité des soins ont permis, en l’espace d’une décennie, de doubler le nombre d’accouchements à l’hôpital. Jullien part du constat que la santé de la reproduction se révèle un prisme pour étudier la construction des rapports sociaux de classe, de caste et de sexe en Inde contemporaine (p. 32). De ce fait, l’ouvrage souhaite mettre en évidence comment les mesures envisagées par l’État et les normes véhiculées dans les programmes de santé affectent les femmes dans l’expérience de leur maternité, mais aussi dans leur rapport à leur corps, la gestion de leur fertilité et leur conception de la famille (p. 18).

L’enquête se déroule dans la ville de Jaipur et repose sur une ethnographie double : d’une part, dans des bidonvilles où une ONG oeuvre à la maternité sans risque ; d’autre part, dans l’un des principaux hôpitaux publics d’obstétrique de la ville (p. 21). Avec la volonté de relier l’ethnographie à une dimension historique, l’autrice part de la période coloniale pour présenter l’évolution des enjeux des politiques de biomédicalisation de la santé materno-infantile. L’ouvrage suit une organisation linéaire d’un point de vue spatial (du bidonville à l’hôpital) et temporel (de la grossesse à la stérilisation, en passant par l’accouchement), en analysant les relations entre différents acteurs (femmes, familles, membres des ONG, personnel hospitalier, autorités indiennes).

Les sept chapitres présentent minutieusement le cadre de vie des femmes dans trois bidonvilles, les difficultés qu’elles rencontrent au long de leur vie reproductive et les discriminations subies à l’hôpital à cause de leur caste, de leur religion, de leur classe sociale ou de leur analphabétisme. L’hostilité du secteur hospitalier se manifeste d’abord par une stigmatisation des patientes et leur punition (jeux sur le rapport à la douleur, désinvestissement plus ou moins feint, actes physiques) (p. 199). Elle est également matérialisée dans la configuration spatiale de l’hôpital qui, avec son aménagement, constitue un obstacle de taille à l’accès aux soins. Outre la violence structurelle de base, s’ajoutent différents types d’actions fondées sur une relation d’autorité inégale et paternaliste, qui se manifestent par une violence physique, verbale, performative et socio-symbolique (p. 203). En outre, la question de la normativité propre au champ de la santé materno-infantile (préférence envers les garçons, ne pas avoir plus de deux enfants, attendre trois ans entre chaque grossesse, etc.) renforce des formes de discrimination structurelles (p. 352). L’ouvrage de Jullien permet de mettre en évidence que même si les nouvelles politiques de santé de la reproduction ont permis d’augmenter le taux d’accouchement institutionnalisé, l’hôpital ne semble pas être l’outil de transformation sociale que le gouvernement avait espéré. En effet, l’égalité des chances dans l’accès aux soins obstétriques n’a pas mené à un empowerment des femmes, mais a continué à perpétuer les anciennes rivalités de castes.

Inspiré par l’anthropologie médicale clinique, l’ouvrage s’insère dans la lignée plus politique de l’anthropologie de la santé de la reproduction, mais mobilise d’autres domaines comme l’anthropologie des professions et la démographie. Fondée sur le concept de violence structurelle développé par Paul Farmer (1996) (p. 21), cette monographie permet de décentrer le regard de la dyade mère-enfant, et de mettre en lumière l’articulation des discriminations dans une optique intersectionnelle. Avec une écriture claire et directe, l’autrice arrive à transmettre la complexité des violences dont elle a été témoin. Ses longues visites sur deux terrains d’enquête lui ont permis de cerner le point de vue émique des femmes, des employés de l’ONG, mais aussi du personnel médical, en démontrant une grande capacité d’adaptation et de négociation de sa présence sur place. Cette double ethnographie constitue la richesse de cette monographie, et permet la reconstruction de la complexité des relations personnelles et professionnelles, comme des enjeux sociaux et structuraux qui peuvent entraver ou faciliter l’accès aux services obstétricaux.

Bien que basée sur l’ethnographie d’un État indien, dont l’autrice démontre une profonde compréhension du tissu social et culturel, cette monographie est une référence indispensable pour les chercheurs d’autres aires géographiques qui s’intéressent à l’anthropologie des hôpitaux ou des professions médicales. L’ouvrage dresse un tableau précis des parcours reproductifs des femmes issues de milieux défavorisés et souligne la complexité des effets d’une biomédicalisation de la naissance, centrée sur l’hôpital, et des politiques de santé avec une approche top down dans le but de modifier les conduites de la population.