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Introduction

Au cours de la dernière décennie, de vastes dispositifs de préparation et de réponse aux épidémies ont été mis en place par les institutions de santé globale, qui connectent le local au global en mobilisant un cadre conceptuel et réglementaire spécifique (Règlement Sanitaire International, One Health, Global Health Security Agenda) pour les situations d’exception que constituent les « urgences de santé publique de portée internationale » (USPPI selon la catégorisation de l’OMS). En première ligne face aux malades, ces dispositifs reposent, la plupart du temps, sur les capacités des agents de santé les moins qualifiés, mais présents au quotidien dans les services de soins. Dans quelles conditions sociales ces agents gèrent-ils localement la situation exceptionnelle d’une USPPI ? Quelles expériences ont-ils de ces dispositifs ? Dans les pays du Nord, des analyses anthropologiques, comme celles de Francine Saillant (2000) notamment, montrent que le système de santé ne valorise ni ne rémunère le travail des premiers soins de santé regroupés autour du « care ». Or, ceux-ci sont presque exclusivement dévolus aux femmes qui en prennent « naturellement » la responsabilité dans la continuité du travail domestique, renforçant ainsi une identité sociale de genre (Saillant 2000). Cette auteure montre que ces soignantes peu reconnues vivent une forme d’invisibilité et de dévaluation de leurs pratiques, qu’elles ressentent comme une « souffrance » due à une banalisation du travail de soins considéré comme gratuit, car « naturel », ce qui renforce les inégalités d’une division sexuelle du travail (Saillant et al. 2005). En sciences sociales, l’invisibilité est souvent synonyme d’inégalité, de non-reconnaissance, d’insuffisance de données et d’informations ainsi que d’exclusion (Tomas 2009). Dans le champ hospitalier, des « carrières d’invisibilité sociale » ont également été décrites à travers le travail de bénévolat exercé par des soignants à la retraite (Pennec 2004). En Afrique subsaharienne, l’invisibilité des acteurs non professionnels, de plus en plus nombreux, qui acquièrent un « savoir-faire » basé sur l’expérience non officiellement reconnue dans le système de santé, a été rapportée par divers auteurs (Hann 2009 ; Faye 2012). Quels que soient les contextes, les crises sanitaires telles que les épidémies conduisent à des situations exceptionnelles qui permettent d’appréhender des réalités humaines et sociales peu visibles d’ordinaire, notamment autour de la dispensation des soins dans le dispositif sanitaire. Les résultats d’une étude ethnographique que nous avons menée sur la construction sociale de la confiance lors de l’épidémie d’Ebola au Sénégal sont éclairants pour aborder, au temps de la COVID‑19, la question de la gestion de l’exception épidémique ainsi que les tensions entre l’exception de la crise sanitaire globale et l’ordinaire des soins dans une perspective d’anthropologie des systèmes de santé. Cette analyse permettra d’appréhender la complexité des itinéraires thérapeutiques et le recours à divers systèmes de soins.

Le système de santé du Sénégal a été confronté à la gestion d’une épidémie[1] d’Ebola déclarée le 29 août 2014, après la confirmation d’un cas de maladie à virus Ebola (MVE) chez un jeune patient originaire de Guinée. Le patient avait été pris en charge durant sept jours dans deux structures de santé. Dans un contexte d’incertitude scientifique où peu d’éléments étaient disponibles pour guider les décisions en santé publique concernant la MVE, les autorités sanitaires ont choisi l’option d’appliquer les mesures préconisées par l’OMS pour interrompre la chaîne de transmission, en recommandant que les personnes ayant été en contact avec le patient infecté soient surveillées. Le personnel du ministère de la Santé et de l’Action sociale du Sénégal a identifié 74 personnes, dont 40 agents de santé, comme sujets contacts et leur a donné instruction de rester confinées à domicile durant 21 jours.

L’objectif de cet article est de décrire l’expérience des soignants concernant ce cas de MVE, en considérant les modalités de prise en charge mises en oeuvre au cours de son itinéraire thérapeutique, le profil des soignants identifiés comme sujets contacts, leur vécu des risques ainsi que les effets de leur assignation à domicile lors de la période de surveillance communautaire. Cette analyse devrait permettre, d’une part, d’approfondir les connaissances sur le rôle des acteurs de santé de première ligne dans le système de soin, les formes et les effets de leur invisibilité, et, d’autre part, d’identifier des aspects à propos desquels des interventions ou des changements pourraient renforcer leur sécurité sur les plans médical et social dans une situation de crise sanitaire. Ces analyses vont être mises en perspective avec des expériences vécues par les soignants lors de la gestion de l’épidémie de COVID‑19, dans un contexte où le système de soins avait mis en place un dispositif de préparation et de réponse inspiré de la gestion de la MVE.

Notre travail est basé sur une recherche anthropologique avec une approche ethnographique qui a exploré « à chaud » par la mise en place immédiate, dès l’annonce de l’évènement, d’un dispositif d’observation des modalités de prise en charge du jeune malade dont les données ont été intégrées à celles du projet EBSEN[2]. Dans cet article, nous analysons les données liées au vécu de la période de surveillance des agents de santé entre septembre et octobre 2014, recueillies par trois assistants de recherche. Ces derniers ont mené des entretiens semi-directifs à domicile avec les agents de santé impliqués dans la prise en charge du patient et identifiés comme contacts ainsi que des observations dans le poste de santé, dans la maison familiale du « patient zéro » et dans les salles de consultations du service spécialisé. Les observations ont permis de décrire la configuration et l’organisation des structures de santé ainsi que du domicile de la famille du patient. Les thématiques suivantes ont été abordées lors des entretiens : le profil sociodémographique, la description des modalités usuelles de prise en charge dans la structure de santé, le récit du contact avec le patient, les modalités d’annonce et le vécu de l’isolement. Sur 40 agents de santé concernés, 30 ont participé à ces entretiens. Les motifs de non-participation étaient l’indisponibilité pour raison de service, de voyage ou de congés, et un refus de participation à l’enquête pour manifester la désapprobation de ne pas avoir été indemnisé. Les entretiens ont été réalisés après la présentation de l’étude aux responsables sanitaires puis à chaque personne contactée, et après obtention du consentement des personnes. Les entretiens ont été réalisés en majorité dans la langue locale (wolof) ou parfois en français. Diverses thématiques ont été approfondies et adaptées en fonction des profils des personnes interviewées : les circonstances et les modalités de prise en charge du patient dans leur structure, la description de leurs activités usuelles, la préparation à la prise en charge des patients atteints de la MVE, les informations et les formations sur la MVE, les modalités et le vécu de l’isolement communautaire. Le retour à la vie professionnelle, la perception sur le traitement et la prise en charge ont également été explorés.

Des informations complémentaires utilisées dans cet article, notamment pour trianguler les récits, sont issues d’entretiens avec des soignants n’ayant pas été en contact avec le patient infecté, des personnes-ressources oeuvrant dans le service des maladies infectieuses, et des observations pendant et après la flambée épidémique. Les entretiens ont été enregistrés, traduits, saisis et codés dans le logiciel Dedoose. Une analyse thématique a été réalisée à partir des extraits d’entretiens et des observations. Des informations issues d’un travail d’enquête en cours depuis 2020 au Sénégal sur la prévention des épidémies et qui a intégré des données liées au vécu de la COVID‑19 ont permis d’enrichir la mise en perspective des analyses effectuées[3].

Itinéraire thérapeutique du patient atteint de la MVE au Sénégal

Le jeune malade, qui se plaignait de fièvre, de vomissement, de diarrhée et de fatigue deux jours après son arrivée au Sénégal, a d’abord bénéficié durant cinq jours de soins ambulatoires dans un poste de santé[4] situé dans la banlieue dakaroise à proximité de son domicile. Au cours de cette période, il est successivement ausculté dans le poste de santé par une jeune élève sage-femme qui effectue son stage en soins infirmiers, par une infirmière diplômée qui travaille de manière bénévole, puis par Abdallah[5], un agent de santé communautaire contractuel. Ce dernier est en service dans la structure depuis près de 20 ans ; sans diplôme, il a bénéficié d’une formation pratique en santé durant deux années lors de son service militaire. Puis il a effectué divers stages dans des structures sanitaires avant de s’installer définitivement dans ce poste de santé. En l’absence de l’infirmier chef de poste, il assure régulièrement la supervision des activités médicales durant des périodes variant de quelques jours à quelques mois.

Les soignants interviewés rapportent que la prise en charge du jeune malade a été difficile. À son arrivée, il est agité et semble beaucoup souffrir[6]. Certains soignants craignent qu’il ne soit atteint de la MVE en raison de sa provenance, la Guinée, où l’épidémie sévit, mais cette hypothèse est écartée en l’absence de signes d’hémorragie. Les tests de diagnostic rapide de paludisme réalisés lors de la première consultation puis répétés le jour suivant reviennent négatifs. Un traitement symptomatique à base d’antalgiques, d’antivomitifs, d’antibiotiques et de vitamines est alors administré au patient par perfusions intermittentes. Après quatre jours de soins, face à la dégradation de l’état de santé du malade, Abdallah propose au patient de le référer à l’hôpital. Selon lui, le choix du service hospitalier n’est pas orienté par la suspicion d’un diagnostic d’Ebola, mais par le manque de ressources financières du patient, car les tarifs y sont plus abordables. Au cours du séjour du patient dans le poste de santé, treize agents de santé ont été en contact direct avec lui lors des actes biomédicaux ou de soutien pour faciliter les changements de position, les déplacements, ou pour nettoyer la salle et les draps. Aucune précaution particulière n’a été prise lors des soins, qui ont été prodigués à mains nues par les soignants ; de nombreuses altercations ont eu lieu avec le patient, qui s’est plaint de ne pas être bien traité, voire stigmatisé[7].

Le jeune malade arrive à l’hôpital, où un brancardier l’aide à sortir du taxi. Il est ausculté par un interne de garde, Gorgui. Après l’interrogatoire et l’examen physique, Gorgui sollicite l’avis des médecins et leur fait part de ses appréhensions sur le profil de ce patient, qu’il juge susceptible d’être atteint de la MVE. Toutefois, ces derniers le rassurent et lui demandent d’hospitaliser le patient avec un traitement symptomatique. Le lendemain, le malade est de nouveau examiné lors de la visite quotidienne du service par le médecin de garde. Le traitement est ajusté et l’interne responsable de la salle donne des instructions à l’infirmière pour que des analyses biologiques soient réalisées afin d’identifier les causes de la maladie. Après que les soignants eurent été informés du décès de certains proches du patient en Guinée causé par la MVE, le jeune malade a été placé en isolement puis a subi un test de dépistage à la MVE, qui s’est avéré positif.

Des soignants contacts peu préparés, envoyés immédiatement en confinement

La plupart des soignants identifiés comme sujets contacts ont été surpris d’avoir été exposés au virus Ebola, car le patient ne présentait pas, selon eux, de signes évocateurs de la MVE. Jusque-là, les messages de prévention ou les informations véhiculées lors des sessions de formation sur les manifestations de la MVE avaient mis l’accent sur les hémorragies alors que le patient n’en souffrait pas. Les signes observés chez ce jeune malade étaient similaires à ceux que présentent la plupart des personnes atteintes de paludisme ou de grippe, des maladies très fréquentes durant cette période de l’année. Aussi, la plupart des soignants interviewés ont eu des contacts physiques répétés à mains nues lors de l’examen physique et des soins, car l’usage des gants, souvent indisponibles, n’est pas systématique pour la dispensation de soins en l’absence d’écoulement ou de suppuration. Dès le diagnostic de MVE établi, les responsables des deux structures ont procédé à l’identification des sujets contacts.

Dans le cas du poste de santé, les autorités sanitaires n’analysent pas les niveaux de risque associés aux différents soins, mais décident d’emblée de la fermeture provisoire du poste de santé en considérant que toute personne ayant été en contact de près ou de loin avec le patient court un risque de transmission maximal. Les autorités informent donc tous les agents du poste de santé ayant eu un contact direct ou non avec le patient qu’ils sont considérés comme des sujets contacts, qu’ils doivent être confinés à domicile et faire l’objet d’une surveillance sanitaire deux fois par jour. Les soignants interrogés dans le poste de santé dénoncent la brutalité de l’évacuation. Abdallah, agent de santé communautaire, témoigne :

C’est que la façon dont ils nous ont annoncé la chose n’est pas qui… Dehors ! Nous ne sommes même pas assis nulle part, nous sommes restés debout, c’est ainsi qu’ils nous ont dit de rentrer chez nous. Vendredi, quand on a su l’affaire, les gars ont débarqué ici. Après, le service d’hygiène est venu ici pour pomper les lieux, ils n’ont même pas fait sortir les bagages. Même ma chemise est restée là où je l’ai accrochée, je suis rentré avec mon dessous que j’avais porté. Déjà quand les gars ont fini, ils nous ont dit « de ne pas rentrer à l’intérieur, partez à la maison », ça, ce n’est pas une façon pour l’annoncer.

Abdallah, 2015, Dakar

La décision est également présentée comme une mesure de protection des soignants contre les risques de stigmatisation par la population. En effet, dépassées par les réactions de peur créées par cette épidémie, à la fois au sein de la population et chez les soignants, dont certains désertent les structures ou demandent en urgence des congés, les autorités sanitaires n’excluent pas la possibilité d’actes de violence les ciblant, même si cette éventualité ne justifie en aucune manière les décisions radicales adoptées. Toutefois, dans l’immédiat, les autorités ne partagent aucune information sur les risques réels d’avoir été contaminé, de développer la maladie, de transmettre le virus ou de se protéger contre la MVE.

Les propos et méthodes des autorités vis-à-vis du personnel du poste de santé lors de l’annonce du diagnostic de MVE du jeune patient ont suscité des sentiments de honte et d’être méprisés chez des soignants déjà apeurés. En effet, renvoyer précipitamment des soignants ayant été exposés au risque de transmission d’une maladie grave en prodiguant des soins à des malades, sans explications convaincantes, a été perçu par ces soignants, déjà marginalisés dans le système de soins, comme une forme de blâme les rendant responsables de la situation.

À l’hôpital, l’identification des soignants contacts a été mieux structurée et organisée à partir d’enquêtes précises sur le type de contacts qui avaient eu lieu entre l’équipe médicale et le malade au cours des actes de soins. Ces investigations poussées ont permis d’identifier formellement les personnes devant être isolées.

Une majorité de soignants contacts précaires et « officieux »

L’analyse des caractéristiques sociodémographiques des agents de santé considérés comme contacts révèle que la majorité d’entre eux sont des femmes (22/30), et qu’ils sont âgés de 20 à 61 ans avec une moyenne d’âge de 35 ans. La répartition professionnelle est la suivante : infirmiers ou aides-infirmiers (9/30), agents de santé communautaire (9/30), internes en médecine et médecins stagiaires (4/30), techniciens de laboratoire (4/30), biologistes (2/30), gardiens et dépositaires (2/30). La plupart des agents de santé et sujets contacts interrogés sont en service dans le poste de santé (20/30) ; les autres interviennent au service des maladies infectieuses (10/30). En ce qui a trait au service hospitalier, les soignants contacts sont recrutés par l’État comme fonctionnaires (4), contractuels (4) ou stagiaires (2). Dans le poste de santé, tous les soignants contacts sont considérés par les autorités sanitaires comme du personnel « communautaire » sans statut officiel ni contrat de travail. Ainsi, bien que les deux structures sanitaires soient des établissements publics, la prise en charge du patient Ebola a été majoritairement effectuée par un personnel qui intervient dans les structures sanitaires à titre de « contractuel », de « bénévole » ou de « stagiaire ».

Les modalités et le profil des soignants impliqués dans la prise en charge du patient Ebola confirment que la majorité des soignants qui ont été exposés au risque de transmission de la MVE au Sénégal sont des paramédicaux, des stagiaires, ou des agents de santé contractuels, comme dans les pays confrontés à une flambée de l’épidémie d’Ebola (WHO 2015). Seuls quatre médecins stagiaires et internes ont été concernés. Au Sénégal, comme dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, ce n’est qu’à partir de la Conférence internationale d’Alma‑Ata en 1978, qui se penchait sur les soins de santé primaires, que les agents de santé communautaire ont été amenés à participer plus activement au système de santé. Au cours des dernières décennies, le nombre élevé d’agents de santé communautaire oeuvrant dans le système de santé ainsi que le manque de reconnaissance de leur rôle ont été régulièrement remis en question par les autorités sanitaires, et cette tendance s’est accrue avec la mise en place de politiques de financement sanitaire internationales (Bhattacharyya et al. 2001). L’hétérogénéité des profils, des attributs et des revenus de ces acteurs qui évoluent dans un contexte marqué par une négociation continue de leurs rôles a créé une tension permanente et de rudes concurrences, lesquelles ont été soulignées par Abdoulaye Moussa Diallo et Ivan Sainsaulieu (2022). Ces chercheurs classent d’ailleurs les agents de santé communautaire (ASC) en deux « segments professionnels », soit les ASC spécialisés, qui interviennent dans les structures de santé, et les ASC polyvalents, qui travaillent essentiellement auprès de la population. Selon eux, ces acteurs n’émanent pas spontanément d’un groupe communautaire, mais sont l’aboutissement d’une construction de l’histoire du système de santé au Sénégal. Ils rapportent que dans de nombreuses structures de santé, les ASC spécialisés sont contraints d’effectuer « le sale boulot » des professionnels de santé, travail pour lequel ils bénéficient d’une contrepartie honorifique, symbolique et financière et ont parfois la possibilité d’avoir accès au financement de formations complémentaires (Diallo et Sainsaulieu 2022). La survenue d’épidémies imprévisibles avec des risques de transmission virale qui nécessitent de retracer les itinéraires thérapeutiques des patients met en lumière les conditions de travail, les pratiques, le rôle et les responsabilités de ces soignants qui interviennent au début de la pyramide sanitaire.

Une protection et une formation insuffisantes contre les risques de transmission de la MVE

La plupart des soignants interrogés, notamment ceux qui exercent dans le poste de santé, estiment qu’ils travaillent dans des conditions difficiles et avec des moyens insuffisants pour respecter les mesures d’hygiène minimales contre les risques d’infection. L’insuffisance de matériel de protection les contraint à s’en procurer eux-mêmes, à en demander aux patients ou à s’en passer.

Le matériel est incomplet, on n’a même pas de pinces pour faire les pansements, on a même des problèmes pour suturer les malades, et même les pinces, je m’en étais chargé moi‑même [je les avais achetées]. S’il n’y a pas de gants, chacun cherche pour soi. Il y a eu une période où j’ai travaillé sans gants, on travaillait sans gants, des fois on faisait des sutures sans gants. Parfois j’avais des gants via les délégués [médicaux] vu qu’on s’entend bien, ils me donnent une boîte de gants que je garde dans mon sac parce que, il y a des moments où tu n’as pas de gants, et si tu demandes au malade, il te répond que l’argent qu’il avait, il l’a dépensé pour acheter, alors qu’il faut qu’on se protège. C’est pour cela que je cherche mes gants.

Boury, 2015, Dakar

Les soignants ont rapporté l’insuffisance et la faiblesse des formations effectuées pour la prévention et la prise en charge des cas de MVE. La plupart d’entre eux n’auraient pas bénéficié de ces formations organisées par les autorités sanitaires, ils n’auraient été que « sensibilisés » par des équipes chargées de la formation du personnel des structures de santé décentralisées. Selon certains soignants, des contradictions dans les propos des formateurs rendaient difficilement intelligible le discours sur la prévention de la MVE.

Des soignants apeurés, un entourage qui panique dans un contexte très médiatisé

Lorsque les réseaux sociaux annoncent qu’un jeune Guinéen a reçu un diagnostic positif à la MVE à Fann, après avoir transité par un poste de santé, des reportages diffusant des images des structures sanitaires et de la maison de la famille où a transité le patient font la une de tous les médias. Des rumeurs alarmantes d’existence d’autres cas de MVE et de décès dans la famille du malade circulent immédiatement. Les membres des familles des soignants en exercice dans les deux structures sont alors pris de panique. Certains soignants préfèrent nier qu’ils ont été en contact avec le patient pour rassurer leur famille. En sus de l’angoisse des proches, les soignants qui résident à proximité du poste de santé doivent immédiatement faire face à la curiosité des voisins. Certains soignants rapportent qu’au retour du centre de santé où l’annonce du cas de MVE vient d’être effectuée, ils ont été accueillis par des voisins ou des amis qui les attendaient. Non préparés à cette situation et soucieux d’éviter toute information susceptible d’être à l’origine de stigmatisation, ils sont alors obligés d’informer leur entourage en minimisant les contacts qu’ils ont eus avec le malade. Certains soignants doivent également gérer les manifestations de soutien des proches, qui tiennent à leur rendre visite pour leur exprimer leur solidarité, en essayant de les en dissuader sans les heurter et en leur rappelant qu’ils doivent éviter d’avoir des contacts physiques avec eux. D’autres soignants doivent faire face à l’absence de confiance de leurs proches sur l’efficacité de l’assignation à domicile comme moyen de prévention du risque de transmission de la MVE.

Tous les soignants identifiés comme sujets contacts ont communiqué de manières diverses avec leurs proches : certains partagent l’information immédiatement, d’autres les informent progressivement au fur et à mesure que le risque d’avoir été infecté par le virus Ebola s’amenuise, et d’autres ne les ont jamais informés. Tous les soignants contacts ont vécu l’assignation à domicile comme une mesure « dangereuse » et comme une source de peur de développer la maladie ou de contaminer leurs proches.

De nombreux soignants estiment, comme Ismaël, qu’ils auraient dû être isolés en dehors de leurs familles :

Ça m’a perturbé parce que je me dis que si je suis contaminé, ça ne concerne que moi et non ma famille ou mes voisins, alors si on me demande de rester chez moi et que je le suis, je peux les contaminer et ce ne serait pas normal. Je me suis dit que c’était une sorte de quarantaine et que ce n’était pas normal qu’on me laisse côtoyer ma famille. On aurait dû nous emmener dans un endroit plus sûr, je pense. D’ailleurs, quand le représentant du ministère est venu ici, je l’ai souligné, je lui ai dit que ce qu’ils ont fait aurait pu faire contaminer nos familles si on était infecté.

Ismaël, 2015, Dakar

Les personnes qui ont préféré ne pas informer leurs proches ont rapporté avoir éprouvé de la culpabilité et se sont senties seules dans un contexte socioculturel qui favorise le partage et la solidarité dans les épreuves difficiles. La plupart des personnes rapportent qu’elles ont vécu la période de surveillance dans un état de « mal-être psychologique ». Au début, leur esprit a été envahi par la remémoration des contacts physiques qu’elles ont eus avec le patient infecté. Beaucoup de soignants pensent à la mort et au risque de ne pas pouvoir bénéficier d’un enterrement conforme aux normes sociales[8] entourés de leurs proches, puis au fait que les circonstances de leur mort seront connues de tous. Ils trouvent refuge et soutien dans la religion. Paniqués, certains agents de santé partagent avec quelques proches leurs dernières volontés, au cas où ils seraient atteints de la MVE. D’autres, à l’opposé, estiment qu’ils jouissent d’une protection divine en rapport avec le travail de soins, valorisé par leur religion. De nombreux agents de santé rapportent des pratiques d’évitement de la part de l’entourage vis‑à‑vis de leur famille ou d’eux-mêmes, considérant que la transmission du virus Ebola aux soignants et à leurs proches est quasi automatique.

Une précarité des soignants accrue par un confinement à domicile sans soutien

Tous les soignants contacts qui travaillent dans le poste de santé n’ont pas de contrat de travail officiel et sont considérés comme faisant partie du personnel « communautaire »[9]. Les plus âgés d’entre eux, sans formation professionnelle générale, ont généralement acquis des compétences pratiques lors de stages prolongés dans les services sanitaires sous la supervision de personnel qualifié. Ils ont été progressivement formés pour accomplir les actes sanitaires routiniers tels que les consultations, les soins infirmiers et la surveillance hospitalière de certaines affections non compliquées. Les plus jeunes soignants sont généralement diplômés. Ils ont effectué leur formation dans des écoles d’infirmerie du secteur privé ou public. Sans emploi, ils ont rapporté qu’ils préfèrent continuer à exercer leurs compétences dans des conditions difficiles plutôt que de rester oisifs. Les soignants sont rémunérés sous forme de « motivations » financières dont le montant mensuel varie entre 4 000 et 45 000 FCFA (6 et 75 euros) en fonction des recettes issues des prestations de la structure de santé. Beaucoup d’entre eux ont rapporté qu’ils améliorent leurs revenus en effectuant de manière informelle des soins médicaux payants à leur domicile, chez les patients ou parfois au sein de la structure de santé. Les étudiants et les stagiaires ne sont pas rémunérés officiellement et reçoivent parfois de petits « cadeaux » lorsqu’ils réalisent des actes payants tels que des pansements, des injections, des massages, des consultations au sein de la structure sanitaire ou au domicile des patients. Durant la période d’isolement, aucun de ces soignants au statut précaire, qu’ils soient contractuels, stagiaires, ou bénévoles, n’a reçu la moindre rémunération.

Maintenant si on t’enferme, tu ne peux pas partir pour avoir de l’argent, on te dit que tu ne dois pas sortir, d’ailleurs ce mois-là, on ne nous l’a même pas payé. On n’a pas perçu un franc.

Boury, 2015, Dakar

L’interruption brutale de travail et l’assignation à domicile ont sevré abruptement toutes les sources de revenus de ces soignants. Un grand nombre d’entre eux se sont retrouvés sans ressources pour assurer leurs besoins et ceux de leurs familles. Certains ont vécu des moments de précarité financière importante qui ont occasionné des difficultés pour se nourrir ou pour assurer les dépenses de survie pour leur entourage. Nombreux sont ceux devenus totalement dépendants de leurs proches. Ce contexte a contraint certains soignants à révéler à leur entourage la précarité de leur statut professionnel. C’est le cas d’Abibatou, qui explique :

Ma mère me disait que... « tu ne travailles plus, donc tu n’as pas d’argent ? » Elle me donnait parfois 500 F et parfois 1 000 CFA. Elle me disait que... « vous aviez travaillé jusqu’au 29, est‑ce qu’ils ont payé ? » J’ai été obligée de lui expliquer qu’ils ne nous payent pas, c’est juste des motivations qu’on donne et c’est par ticket.

Abibatou, 2015, Dakar

Tous les soignants se sont plaints de l’insuffisance de l’aide matérielle ou financière, car même lorsqu’une aide alimentaire a été distribuée quelques jours avant la fin du confinement, les quantités ont été insuffisantes pour les besoins alimentaires de leurs familles.

Il fallait vraiment des mesures d’accompagnement pour nous qui avons été enfermés des jours. Dans ce poste, nous n’avons pas grand-chose, donc il y a toujours des moyens de compensation en dehors du travail, surtout durant cette période de Tabaski[10], c’est délicat, tu sais. Une maman isolée sans activité alors que ses enfants sont là, vraiment, je pense qu’on devait nous indemniser au moins pour pallier à [sic] certains manquements.

Mada, 2015, Dakar

Aussi, lorsque des soignants contacts sont réprimandés par les supérieurs hiérarchiques pour non-respect des consignes d’assignation à résidence, ils leur rappellent leurs obligations familiales et la précarité de leur statut. Ainsi, d’Abdallah avait tenté de calmer la révolte d’un de ses collègues face à une assignation à domicile sans contrepartie financière.

L’un d’eux m’a dit : « Allez vous asseoir comme ça, comme ça… sans rien, sans un franc, sans quelque chose à nous donner (rire), pour régler notre situation. Cela signifie : allez mourir avec votre famille chez vous (silence). »

Abdallah, 2015, Dakar

Certains agents de santé ont également été confrontés à des difficultés financières pour respecter les échéanciers de remboursement d’emprunts ou ont dû suspendre d’autres activités qu’ils menaient en plus de leur travail dans la structure de santé.

Une reconnaissance symbolique et matérielle jugée insuffisante et les effets du « bénévolat »

La plupart des soignants interrogés ne sont pas satisfaits de l’attitude des autorités sanitaires en raison du préjudice financier, moral et des sacrifices qui auraient selon eux mérité une meilleure reconnaissance, voire une compensation. Le déplacement personnel de la ministre de la Santé sur l’un des sites hospitaliers a été jugé important, mais superficiel, car les soignants n’ont pas pu partager avec elle les difficultés qu’ils ont vécues pendant la surveillance ni celles qu’ils vivent quotidiennement dans leur travail.

Je disais que quand la ministre est venue, on ne s’est pas senti concerné, parce qu’on est resté debout à l’arrière, elle ne nous a pas demandé qu’est-ce qui nous faisait mal, elle ne nous a rien demandé. On pensait qu’après avoir subi un tel malheur, à sa venue elle allait nous demander nos doléances afin qu’on puisse lui expliquer et en discuter. J’ai été un peu déçu parce que je m’attendais à ce qu’elle cherche à savoir dans quelles conditions nous vivons dans le service, c’est ce que nous voulions qu’elle sache ce que nous vivons ainsi que nos doléances, parce que vous voyez le travail, vous en avez la preuve avec les conditions dans lesquelles l’ICP[11] fait les consultations. Elle aurait pu nous demander ce que nous vivons dans le poste et comment on vit, qu’on lui explique un peu, que quelqu’un même prenne la parole pour lui décrire la vie dans le poste. Elle devait mieux nous écouter et qu’elle sache, parce qu’elle l’a fait à Fann, elle a écouté leur chef qui lui a fait part de leurs problèmes.

Abdallah, 2015, Dakar

Les soignants ont également rappelé les difficultés liées au statut officiel de « bénévolat », qui dissimule les réalités d’un travail peu rémunéré, peu valorisé, sans protection sanitaire ou sociale, mais qui assure les premiers soins tout en évitant les débordements dans les hôpitaux. Les propos ci-dessous en témoignent :

Être bénévole pendant 10 ans, avec des enfants, un mari, pour commencer le travail à 8 h, à 15 h, nous sommes toujours dans la structure à bien gérer notre travail, car être bénévole veut dire travailler sans rien avoir en retour… car s’il y en a pour qui on assure le transport, moi je n’en reçois pas et je n’ai pas cherché à comprendre, mais on ne reçoit rien, rien du tout, on a juste quelque chose et c’est une nouveauté avec le nouvel ICP. À la fin du mois on nous récompense avec 5000 francs CFA (8 euros) euh, la motivation c’est 5000 francs, c’est les 5000, vous imaginez travailler jusqu’à la fin du mois, prendre une domestique, laisser enfants et mari à la maison pour juste 5000, tu peux avoir même plus en restant chez toi.

La ministre doit venir en aide au personnel de l’unité 9, je veux qu’elle revoie les postes de santé, nous sommes très fatigués, parce que c’est le poste qui rencontre toute situation avant les grands hôpitaux. Mon mari m’avait demandé d’arrêter, car c’est un travail qui ne m’apporte rien et si un jour je tombe malade, c’est lui qui va me soigner, l’hôpital ne va pas me soigner. Il l’a vu sous cet angle et je suis entièrement d’accord avec lui, quand je tombe malade, c’est lui qui me soigne et non l’hôpital.

Absa, 2015, Dakar

Je pense que le problème est profond parce que pour quelqu’un qui travaille ici depuis 2007 et qui n’a pas de bulletin de salaire, le fait de l’isoler n’améliore pas sa situation. C’était dur pour moi de rester à la maison, d’autant plus que c’est moi qui devais aller chercher [l’argent/le salaire] et l’amener à la maison.

Bamba, 2015, Dakar

Des soignants peu visibles aux vulnérabilités structurelles renforcées par les épidémies

Notre enquête confirme la réalité d’un « sous-système de santé » composé en majorité de femmes, de qualification variable, peu rémunérées, mais qui assurent l’essentiel des soins au début de la pyramide sanitaire. À l’origine, les soignants ont été recrutés par les comités de santé[12] des structures décentralisées pour prendre en charge diverses tâches de gestion ou pour assurer les activités de promotion de la santé auprès des communautés (Hann 2009). Mais la multiplication des activités administratives du personnel « qualifié » composé de médecins, d’infirmiers ou de techniciens a conduit à déléguer à ces soignants la majeure partie des soins curatifs et préventifs des structures sanitaires de premier niveau tels les postes de santé, où ils assurent l’essentiel des consultations en remplaçant des professionnels de santé « débordés ou absents » (Hann 2021).

En marge de cette délégation informelle des tâches associées aux soins et aux différentes activités biomédicales, les soignants se sont retrouvés à assumer aussi les activités de routine, qui leur ont été progressivement dévolues. Ainsi, il ne s’agit pas uniquement d’assurer la continuité des tâches que ne peut accomplir le personnel qualifié débordé (Diallo et Sainsaulieu 2022), mais aussi d’effectuer des tâches essentielles pour le bon fonctionnement des structures de santé, ce qui met en lumière les inégalités dont sont victimes les soignants : exposition accrue au risque de transmission des maladies infectieuses, formation inadéquate et manque de soutien moral et financier provenant du système de soins. Or, dans un contexte d’épidémie, les soignants sont les premiers à être exposés aux risques ; en cas de confinement, leur assignation à domicile renforce la précarité économique et crée un risque de déstabilisation psychique, familiale et sociale. De plus, leur proximité résidentielle avec les populations accroît les risques de stigmatisation, car ces agents de santé communautaire peuvent être perçus comme des « passerelles » susceptibles de leur transmettre les germes responsables de l’épidémie.

Lorsque l’épidémie de COVID‑19 est survenue, la situation de ces soignants a été aggravée par les fragilités structurelles similaires à celles des personnes travaillant dans le secteur informel, ce qui concerne près de 90 % de la population active. Ces personnes ont été très affectées par la COVID‑19, notamment par des pertes d’emplois (40 % des travailleurs) (OIT 2020) auxquelles s’ajoutent les risques spécifiques liés aux situations d’urgences sanitaires évoquées plus haut qui exacerbent leurs vulnérabilités. Les soignants passent d’un statut de facilitateurs de l’accès aux soins, soignants valorisés par leurs proches, à des sujets à risque, des « passerelles » d’épidémies. Ils sont perçus comme potentiellement dangereux, à la fois pour les communautés et pour le système de soins, qui ne peut pas les protéger. Dans d’autres pays d’Afrique touchés par l’épidémie de MVE, les conditions difficiles de travail et le vécu de différentes formes de rejet ont parfois « révolté » les soignants contacts dont la surveillance a été souvent plus difficile que celle des autres sujets contacts (WHO 2015 ; Østergaard 2015).

La vulnérabilité des soignants est également aggravée par l’absence de protection sociale contre le risque professionnel. En effet, la notion « d’accident de travail », qui aurait pu s’appliquer et leur reconnaître des droits, lorsqu’identifiés comme contacts et mis en surveillance, ne peut pas être envisagée en raison de leur statut (ou de leur absence de statut) professionnel.

Ces données montrent que les « failles » dans la capacité de prise en charge des urgences sanitaires, telles qu’observées dans la riposte à la MVE (Desclaux et al. 2016), sont présentes dès les premiers contacts avec les soignants. Ces mêmes « failles » confirment le manque de reconnaissance et de valorisation du travail des soignants qui assurent les premiers soins à l’entrée du système de santé, ce qui augmente leur frustration et accroît la défiance vis-à-vis des autorités sanitaires, dans un contexte où les relations souvent conflictuelles ont été décrites (Desclaux et al. 2017 ; Diallo et Sainsaulieu 2022). Pourtant, au Sénégal comme dans d’autres pays d’Afrique, les soignants auraient pu être les premiers touchés et décédés d’Ebola, ce qui aurait affecté, voire suspendu les capacités de prise en charge des malades (OMS 2015). Lors de l’épidémie de COVID‑19, ces acteurs auraient également été les « invisibles » et les « oubliés » des différents dispositifs de formation et de gestion mis en place (Hann 2021), et ce, malgré l’expérience de la MVE (Desclaux et Sow 2015). Dans les pays du Nord, si les crises sanitaires ont mis en lumière des métiers habituellement invisibles tels que les domestiques ou les aides à domicile, elles ont également révélé leur fragilité et ont permis de prendre conscience des risques associés au processus de professionnalisation des métiers autour du « care » qui réduisent le chômage, mais perpétuent la vulnérabilité de ces travailleurs (Noûs 2019). Dans le système de santé sénégalais, l’invisibilité est d’abord institutionnelle, à travers les qualifications trompeuses de « bénévolat communautaire » et de « stagiaires », en déphasage des réalités de leur travail connues de tous, parfois encouragée par les dispositifs sanitaires sous couvert de stratégies de renforcement de la « santé communautaire » (ministère de la Santé 2016). Ce concept et ses mécanismes d’opérationnalisation contribuent à l’invisibilité de certains profils qui n’interviennent pas directement auprès des communautés et qui ne sont pas considérés comme des professionnels de santé malgré leurs interventions déterminantes dans les soins de premier niveau.

De nombreuses similarités peuvent être mises en perspective avec les pratiques et le vécu des soignants de pays du Nord impliqués dans le « care » décrits par Saillant (2005). En effet, malgré les différences de contexte, les données recueillies à Dakar confirment les caractéristiques d’un travail autour des soins peu rétribué, voire bénévole, peu gratifié, non qualifiant malgré le fait que les soignants aient de plus en plus de responsabilités et qu’ils soient souvent isolés. Au Sénégal comme au Canada, le recours à des profils de soignants vulnérables est encouragé par des politiques sanitaires qui visent une « délégation des tâches » des professionnels de santé sous-tendue par le souci de réduire les dépenses budgétaires en faisant appel à des acteurs issus de la « communauté », censés travailler bénévolement pour le bien commun. Ces pratiques, longtemps considérées comme relevant des pays du Sud, touchent de plus en plus certains travailleurs des pays du Nord (Simonet 2018).

De plus, au Sénégal aussi, la majorité des soignants sont des femmes dont l’identité, façonnée par les valeurs de dévouement, de solidarité, de don, de maternage, légitime l’engagement et l’adhésion à leur travail malgré leur statut inégalitaire et des conditions difficiles. Dans un système de santé où les structures de santé décentralisées sont fréquentées par les communautés les plus pauvres, considérer ces soignants comme des « travailleurs communautaires » permet de légitimer à la fois l’engagement, la posture de bénévolat et de gratuité de leur travail a priori basé sur un don altruiste à sa communauté. Ce contexte induit également des inégalités de l’accès à la qualité des soins en défaveur des populations les plus démunies. Censés servir de représentants et de médiateurs entre les structures de santé où ils officient et les communautés dans lesquelles ils vivent, ces soignants vulnérables, souvent sans contrat d’emploi, sont dans une posture délicate qui ne leur permet pas de dénoncer les abus dont ils sont victimes. Mais les inégalités et les paradoxes qui marquent le vécu de ces travailleurs de l’ombre au quotidien sont exacerbés lors de la survenue d’épidémies et peuvent induire des situations d’insécurité sanitaire, financière, psychique et sociale. La récurrence de ces effets analysés comme un invariant historique des défis de la santé communautaire face aux urgences en Afrique a été soulignée par Ridde et Hane (2022), mais étant donné leur contribution essentielle au système de santé à travers des activités pour certains d’entre eux spécialisées dans les soins conformes en tout point à celles des professionnels de la santé, peut-on considérer qu’ils relèvent réellement du champ « communautaire » auquel ils sont rattachés ?

Conclusion

Les observations réalisées dans le cadre de l’épidémie de MVE révèlent que le recours de plus en plus fréquent à des agents de santé communautaire dans les services sanitaires publics sénégalais officiellement « bénévoles » peut avoir des conséquences graves, notamment dans le cas des « urgences de santé publique de portée internationale » (USPPI), causées par des maladies contagieuses nécessitant des mesures de confinement.

Notre analyse confirme une institutionnalisation de l’invisibilité des soignants en première ligne, dont certains jouent le même rôle que les professionnels de santé. Elle souligne également la nécessité de remettre en question les modalités d’implication des soignants communautaires dans un contexte où la prise en charge de patients atteints de maladie contagieuse requiert une haute protection et un savoir-faire spécifique, alors que les soignants ne sont ni préparés, ni outillés, ni protégés pour y faire face. Paradoxalement, si les situations d’exceptions sanitaires ou d’urgences épidémiologiques exacerbent les souffrances et les vulnérabilités de ces soignants peu valorisés et non reconnus, l’impératif du traçage des itinéraires met en lumière l’importance de leur travail dans le système de santé. Ces crises, qui contribuent à rendre visible l’étendue de leurs contributions, devraient faciliter la reconnaissance, la valorisation et la formalisation du statut de ces soignants, notamment dans la riposte des épidémies émergentes, sans qu’ils soient forcément rattachés au statut de « soignant communautaire ».