Article body

Introduction[1]

Bien que le VIH ait perdu en attention médiatique depuis une décennie, notamment en raison d’autres épidémies/pandémies qui ont affecté le monde (Ebola, la grippe A [H1N1] et, plus récemment, la COVID‑19), il n’en continue pas moins de faire des ravages. Selon le Programme commun des Nations Unies sur le VIH/sida (ONUSIDA), 37,7 millions de personnes vivaient avec le VIH à travers le monde à la fin 2020, dont 1,5 million qui avaient appris leur séropositivité au cours de cette même année. En 2020, ONUSIDA estimait également à 79,3 millions le nombre de personnes qui auraient été infectées par le virus depuis sa découverte en 1983, incluant 36,3 millions de personnes qui en seraient décédées (UNAIDS, Fact Sheet—World AIDS Day 2021). Si les traitements antirétroviraux permettent aujourd’hui de considérer le VIH comme une maladie chronique, tous n’y ont cependant pas accès et les effets secondaires de ces médicaments couplés aux enjeux de leur prise et de l’évolution naturelle de la maladie (résistance médicamenteuse, infections opportunistes, etc.) continuent de faire du VIH une infection complexe.

Aux îles Fidji, le VIH demeure un enjeu de santé publique relativement récent. Bien que le premier cas ait été enregistré en 1989, ce n’est que depuis le début des années 2000 qu’il est véritablement devenu un objet de préoccupation et de mobilisation, et que le terme épidémie, bien qu’épidémiologiquement injustifié, est passé dans le vocabulaire d’usage pour parler de l’infection. À la fin 2020, ONUSIDA estimait à 1 300 le nombre de personnes vivant avec le VIH aux Fidji sur une population d’environ 900 000 habitants, soit une prévalence de 0,2 % chez les personnes âgées de 15 à 49 ans (UNAIDS Country Factsheets, Fiji 2020). Bien que ce nombre paraisse insignifiant en regard de critères internationaux, dans un petit archipel comme celui des îles Fidji, il fait craindre le pire, certains étant même allés jusqu’à évoquer la possible éradication de la population fidjienne de la face de la terre. Si ce scénario semble tout sauf probable, différentes réalités laissent toutefois présager la possibilité d’une augmentation significative des nouveaux cas de VIH au cours des années à venir. C’est le cas du très grand nombre d’infections sexuellement transmissibles non traitées (environ 30 % des femmes enceintes sont atteintes de chlamydia) (Cliffe, Wang et Sullivan 2006), du faible usage du préservatif et du nombre élevé de partenaires sexuels (Hammar et al. 2011), d’une industrie du travail du sexe développée (McMillan et Worth 2010, 2011) ainsi que des migrations et de la mobilité généralisées (Connell et Negin 2010). La situation géographique des îles Fidji et leur fonction de centre régional du Pacifique font par ailleurs du contrôle du VIH dans ce pays un enjeu pour toute la région.

Comme dans la plupart des pays du monde, le VIH aux Fidji touche majoritairement une population jeune, les 20 à 39 ans représentant à eux seuls 78 % des cas enregistrés (Ministry of Health and Medical Services 2015). La répartition des cas selon le sexe est, quant à elle, similaire à celle rencontrée dans la plupart des pays du Sud, l’infection affectant de façon équivalente les hommes et les femmes. Les rapports sexuels non protégés sont à l’origine de la quasi-totalité des cas d’infection (92 %). Plus précisément, 89 % des cas de VIH enregistrés au pays sont considérés comme associés à des rapports hétérosexuels et 3 % des cas à des rapports homosexuels (Ministry of Health and Medical Services 2015). On peut cependant présumer sans trop de risque que les cas d’infection associés à des pratiques sexuelles homosexuelles sont considérablement sous-déclarés par les personnes concernées. Jusqu’en février 2010, la sodomie était considérée comme un crime contre nature aux Fidji et passible, en vertu du Code pénal, d’une sentence pouvant aller jusqu’à 14 ans de détention. La condamnation sociale et religieuse de l’homosexualité, observable à travers les termes désobligeants dont sont affublés les hommes homosexuels ou considérés comme tels, ainsi qu’à travers les railleries et la violence dont ceux-ci font régulièrement l’objet (voir notamment White 2005 et Bavinton et al. 2011), constitue également un frein important à la déclaration d’une identité ou d’une sexualité homosexuelle dans le contexte de la relation de soins. Le VIH touche finalement principalement les Fidjiens autochtones. Les îles Fidji accueillent une population multiethnique composée, selon les derniers chiffres disponibles, de 56 % de Fidjiens autochtones ou i Taukei (qui signifie « maîtres » ou « propriétaires de la terre », en fidjien), de 37 % de Fidjiens d’origine indienne ou Indo-Fidjiens et de 7 % de Fidjiens d’origine « autre » (Fiji Islands Bureau of Statistics 2008). Les Fidjiens autochtones — appelés simplement Fidjiens ici — représentent la très vaste majorité des cas d’infection par le VIH au pays (82 % à la fin de 2015) (Ministry of Health and Medical Services 2015). Il est donc spécifiquement question de leur expérience dans cet article[2].

En m’appuyant sur des données recueillies au cours de 16 mois de terrain aux îles Fidji, et particulièrement sur les récits de vie de 17 femmes et de 11 hommes séropositifs[3], je me penche, dans cet article, sur la stigmatisation associée au VIH aux îles Fidji et sur la façon dont celle-ci est vécue dans ce pays. L’histoire des maladies montre que le blâme et la stigmatisation des personnes malades sont des phénomènes communs en temps d’épidémie/pandémie. Certaines infections ou affections ont toutefois un pouvoir stigmatisant plus grand que d’autres. C’est le cas du VIH qui, depuis son émergence, est communément associé à l’immoralité, à la déviance et à la contagion (voir Alonzo et Reynold 1995). La stigmatisation n’est par ailleurs pas sans conséquence. En fait, les effets négatifs de la stigmatisation sont tels qu’elle est de plus en plus considérée comme un déterminant social de la santé (Link et Hatzenbuehler 2016 ; Goldberg 2017). Certains chercheurs vont même plus loin et considèrent la stigmatisation comme une cause fondamentale de maladie (Hatzenbuehler etal. 2013). Prendre en compte la stigmatisation semble donc plus que jamais nécessaire dans tout contexte épidémique ou pandémique.

Mon objectif, dans cet article, est double. Je vise d’abord à montrer que la stigmatisation associée au VIH aux îles Fidji est une expérience morale au sens où l’entendent Arthur Kleinman et ses collaborateurs. Selon Kleinman et ses coauteurs, la stigmatisation peut être appréhendée comme « un enjeu moral dans lequel une condition stigmatisée […] menace ce qui est fondamentalement en jeu pour les acteurs sociaux dans un monde local » (Yang et al. 2007 : 1524, en italique dans l’original ; voir également Keusch, Wilentz et Kleinman 2006 ; Kleinman et Hall-Clifford 2009)[4]. Selon les auteurs, chaque monde local est caractérisé par des significations culturelles, des états affectifs, des façons d’être et de faire et des valeurs qui ont de l’importance aux yeux des acteurs qui le composent. L’engagement pratique et quotidien des individus et des groupes avec ces choses qui ont de la valeur définit, selon ces auteurs, leur expérience morale. Or, certaines situations ou conditions menacent justement ces valeurs et ces façons d’être et de faire. La stigmatisation se pose alors comme une possibilité importante. « Pour la personne stigmatisée », comme le notent les auteurs, « la stigmatisation aggrave les souffrances. Pour la personne qui stigmatise, la stigmatisation semble une réponse efficace et naturelle, émergeant non seulement à la façon d’un acte d’auto-préservation ou de défense psychologique, mais également de l’expérience existentielle et morale de se sentir menacé » (Yang et al. 2007 : 1528).

Selon Kleinman et ses collaborateurs, la stigmatisation présente également deux caractéristiques essentielles. Il s’agit d’abord d’un processus interpersonnel ou intersubjectif. Comme le suggèrent les auteurs, partout, la condition stigmatisante est « ressentie de façon particulièrement douloureuse, car ses effets se propagent à travers les réseaux sociaux, de sorte que le réseau en entier peut être menacé ou dévalué et que l’individu qui en souffre peut être évité, rejeté ou discriminé par ce réseau à la façon d’une réponse défensive » (Yang et al. 2007 : 1529). Selon ces auteurs, la stigmatisation doit également être considérée comme un processus « sociosomatique ». En effet, « […] la stigmatisation n’est pas seulement un processus discursif ou interprétatif, mais un processus pleinement incarné, physique et affectif, qui se manifeste dans la posture, le positionnement et la socialité de la victime » (Yang et al. 2007 : 1530). Selon eux, le social s’exprime dans le soi à deux principaux niveaux : le niveau « moral somatique » et le niveau « moral émotionnel ». Au niveau moral somatique, l’expérience physique est reliée aux valeurs et aux normes sociales ; en d’autres termes, l’expérience du monde social se traduit dans la physiologie. Au niveau moral émotionnel, les valeurs sociales sont directement associées au monde intérieur des sentiments, à l’expérience émotionnelle.

Si les personnes séropositives sont stigmatisées — et c’est là mon deuxième objectif —, elles ne sont toutefois pas passives devant la stigmatisation. Ainsi, je montre dans cet article que les personnes atteintes du VIH aux îles Fidji mettent en oeuvre différentes stratégies pour composer avec la stigmatisation et exercer leur capacité d’action dans les circonstances et les contraintes qui sont les leurs.

La stigmatisation liée au VIH aux Fidji : formes et logiques

Comme dans de nombreux pays, le VIH est fortement associé, dans l’esprit de la plupart des individus aux îles Fidji, à la « promiscuité » et à l’« immoralité ». Les discours locaux sur le VIH le décrivent comme une maladie qui touche les personnes qui ont des relations sexuelles hors mariage — en particulier celles qui ont de nombreux partenaires sexuels, notamment les prostituées ou les femmes considérées comme telles — et celles qui sont considérées comme ayant des pratiques sexuelles immorales, à savoir les homosexuels. Le VIH est en outre considéré par plusieurs comme une punition envoyée par Dieu pour les péchés individuels et pour le déclin moral généralisé qui toucherait la société fidjienne. Pour ceux et celles qui appartiennent à des Églises pentecôtistes, charismatiques et évangéliques — soit environ un quart (28,3 %) de la population fidjienne autochtone selon les derniers chiffres disponibles (Fiji Islands Bureau of Statistics 2008) —, le VIH constitue également une des calamités annoncées dans l’Ancien Testament et préfigurant le retour du Christ sur terre et la fin des temps et, par conséquent, la nécessité de se repentir de ses péchés pour être sauvé.

Les personnes séropositives sont aussi communément décrites comme des personnes « dangereuses ». La crainte d’être contaminé par des contacts directs ou indirects avec une personne atteinte ou en se retrouvant à proximité de l’une d’entre elles était commune lors de mes premiers séjours aux Fidji. Lors de ces mêmes séjours, des rumeurs circulaient également au sein de la population au sujet de personnes atteintes du VIH qui transmettaient le virus de façon prétendument volontaire. L’une de ces rumeurs mettait en scène des personnes atteintes du VIH qui contaminaient supposément de leur sang le jus en vente dans des distributeurs dans les marchés publics. Une autre faisait état de personnes séropositives qui, avec des seringues, injectaient leur sang aux personnes fréquentant les bars et les boîtes de nuit. Un autre type de rumeur mettait en scène des femmes atteintes du VIH qui séduisaient intentionnellement les hommes dans les bars et les boîtes de nuit et les incitaient à avoir des rapports sexuels afin de leur transmettre l’infection. C’est cette peur des intentions malveillantes des personnes séropositives couplées à la crainte de la contagion qui amenaient certains citoyens à appeler à l’isolement des personnes séropositives sur une île éloignée, la plus fréquemment évoquée étant l’île de Makogai, île qui abrita, jusqu’au milieu du XXe siècle, une léproserie accueillant des patients de tout l’ouest de la Polynésie (voir Stella 1978).

Avoir le VIH porte donc atteinte à la réputation et au statut moral de la personne aux îles Fidji. Les Fidjiens et les Fidjiennes vivant avec le VIH avec qui j’ai discuté dans le cadre de mes travaux et dont la séropositivité était connue ou soupçonnée rapportaient ainsi différentes expériences d’attitudes stigmatisantes. Certains avaient vécu des expériences flagrantes de mauvais traitements et de discrimination (perte d’emploi, isolement lors de séjour en prison ou à l’hôpital, etc.). Certains avaient vécu des expériences de rejet de la part de leur communauté. Deux femmes me racontèrent ainsi qu’elles étaient interdites de séjour dans leur village d’origine depuis que leur séropositivité était connue. Le rejet ne concernait toutefois pas uniquement les personnes séropositives elles-mêmes, mais également leurs proches. Bulou[5], une femme d’une trentaine d’années, m’expliqua que ses filles étaient malmenées à l’école par les autres enfants depuis que la nouvelle de sa séropositivité avait circulé. Selon elle, les enseignants avaient même demandé aux autres enfants de ne pas toucher à la nourriture que les deux filles amenaient de la maison. Bulou avait finalement dû se résoudre à changer ses enfants d’école. Suliasi me raconta, pour sa part, que son épouse s’était sentie rejetée par le groupe de femmes de son Église lorsque sa propre condition avait été découverte. Alors que son épouse (qui n’était pas séropositive) cuisinait des confitures avec ce groupe de femmes, elle avait entendu l’une d’entre elles dire aux autres de ne pas toucher à sa confiture, car elle « avait le sida ».

Mes interlocuteurs rapportaient également avoir été rejetés par leurs proches. Suliasi me confia ainsi que deux de ses soeurs s’étaient liguées, en vain, afin de faire pression sur leur frère aîné pour qu’il le bannisse de la famille. Suliasi n’avait plus revu ses soeurs depuis. Mosese, un homme âgé d’une trentaine d’années, me raconta que sa femme et lui avaient été désertés par leur famille respective lorsque celles-ci avaient appris qu’ils étaient atteints du VIH. Lors du décès de son épouse, une seule personne de sa famille, une soeur de sa mère, était présente aux funérailles et personne n’avait voulu contribuer financièrement ou matériellement à l’évènement — un acte à l’antithèse de l’éthos fidjien —, les coûts des funérailles ayant dû être assumés par une organisation de personnes séropositives.

Si certains de mes interlocuteurs rapportaient avoir vécu des expériences de discrimination et d’exclusion, la stigmatisation dont ils se disaient victimes prenait généralement des formes plus subtiles. Certaines personnes se disaient ainsi ignorées ou mises à l’écart par leurs proches. Plusieurs, et particulièrement les femmes, disaient également souffrir les critiques, les reproches et les remontrances de leurs proches. Taina, une jeune femme célibataire de 26 ans, affirmait que sa mère lui disait régulièrement qu’elle avait contracté le VIH parce qu’elle était vilaine et impertinente. Lagi, une femme célibataire d’une trentaine d’années, disait que sa mère, avec qui elle vivait, lui interdisait fréquemment de boire du thé et lui disait qu’elle ne le méritait pas, car elle était une mauvaise fille ; refuser à boire ou à manger à quelqu’un constituant un refus de socialité et un affront majeur dans la société fidjienne.

La principale forme de stigmatisation dont les personnes séropositives se disaient l’objet était toutefois les commérages. Les commérages constituent une forme fondamentale de contrôle social aux îles Fidji. L’anthropologue Andrew Arno (1980), qui s’est intéressé au phénomène, écrit : « La réputation d’une personne au sein du groupe représente un abrégé des jugements cumulés qui ont été rendus dans toutes les affaires la concernant et qui ont été entendus dans le “forum des commérages” » (1980 : 348). Les Fidjiens craignent donc les commérages et les répercussions que ceux-ci peuvent avoir sur leur image aux yeux des autres et sur leur acceptation par les autres.

Asena, une femme séropositive de 32 ans, qui n’avait révélé sa condition à personne hormis son mari, également séropositif, me confia ainsi que sa mère lui avait dit un jour qu’elle avait entendu des histoires à son sujet, que les gens disaient qu’elle avait le sida. Asena avait menti à sa mère et nié qu’elle était atteinte de la maladie. La séropositivité de Taina fit pour sa part l’objet de rumeurs dans sa ville de résidence dès le lendemain de son diagnostic. Sa mère avait d’ailleurs appris sa condition lorsque ces rumeurs s’étaient rendues jusqu’à elle. Mosese me raconta quant à lui qu’un de ses collègues avait entendu parler de sa condition par sa soeur, qui était infirmière. Ce collègue avait à son tour parlé de la séropositivité de Mosese à un autre collègue, lequel avait rapporté la nouvelle à l’employeur de Mosese, qui l’avait congédié pour cette raison.

Mes interlocuteurs qui se disaient l’objet de commérages exprimaient la difficulté de devoir composer avec ceux-ci. Bulou, qui se savait atteinte du VIH depuis environ cinq ans, me confia, par exemple :

La chose la plus difficile, c’est que… j’entends les autres qui disent : « Bulou, elle est séropositive. » Dans le quartier où j’habite.

Ceux et celles qui n’avaient pas encore fait l’expérience de commérages faisaient part de leur crainte à ce sujet. Salote, une femme qui se savait atteinte du VIH depuis plus de cinq ans lors de notre première rencontre et qui occupait une position enviée dans la fonction publique fidjienne, disait craindre particulièrement ce que les gens pouvaient dire à son sujet et les possibles conséquences de ces commérages sur la conservation de son emploi. Kesaia, une jeune mère de deux enfants qui avait appris sa séropositivité trois mois plus tôt, me dit :

La seule chose qui me fait peur, ce sont les rumeurs.

Les commérages et la crainte des commérages sont donc des dimensions fondamentales du vécu du VIH aux îles Fidji.

Il importe de préciser que toutes les personnes séropositives ne subissent cependant pas le même niveau de stigmatisation. Le degré de dévalorisation morale qu’elles subissent varie en fonction de la perception qu’ont les gens vis-à-vis de leur responsabilité dans la contraction du virus. En fait, il est possible d’affirmer l’existence d’une « échelle de la culpabilité » face au VIH aux Fidji. Au premier échelon se trouvent les enfants nés de parents atteints du VIH, qui sont considérés comme d’innocentes victimes de l’infection. Au deuxième échelon se trouvent les femmes mariées, supposées fidèles et ayant contracté le VIH par leurs maris, qui sont aussi considérées comme des victimes de l’infection et qui, pour cette raison, attirent la sympathie. La troisième position sur l’échelle de culpabilité vis-à-vis du VIH est occupée par les hommes qui ont eu des rapports sexuels hors mariage et qui, par conséquent, sont perçus comme ayant prêté le flanc à l’infection. Toutefois, ces hommes peuvent difficilement être tenus responsables de leur condition puisqu’il est considéré dans leur « nature » de chercher à avoir des rapports sexuels avec plusieurs partenaires (Toren 1990 ; Kaitani 2003). Au quatrième échelon se trouvent les femmes non mariées (veuves, séparées/divorcées ou célibataires) qui sont non seulement jugées coupables d’avoir eu des rapports sexuels hors mariage et d’avoir contracté le VIH, mais à qui il est également reproché d’avoir failli dans leur rôle de maintien de la moralité. Il est communément dit des hommes, dans la société fidjienne, qu’ils ont une sexualité plus forte que les femmes et que ceux-ci ont de la difficulté à contrôler leurs pulsions. Le corollaire de cette affirmation est qu’il est considéré de la responsabilité des femmes de faire en sorte qu’aucun rapport sexuel non sanctionné n’ait lieu en évitant les circonstances où elles pourraient ne pas être en mesure de refuser les avances des hommes. Parmi les femmes que j’ai rencontrées, celles qui se disaient acceptées de leur famille et de leur entourage étaient en général des femmes mariées ou en union de fait, réputées fidèles et qui avaient contracté le VIH de leur conjoint. Les femmes qui avaient contracté le VIH lors de rapports sexuels hors mariage étaient généralement moins bien acceptées. Taina me raconta ainsi comment les membres de sa famille médisaient derrière son dos, lui lançaient des regards désapprobateurs, ignoraient ses besoins et refusaient de lui venir en aide. Lorsque je lui demandai pourquoi les membres de sa famille se comportaient ainsi à son égard, elle répondit :

Ils me détestent parce que j’ai fait ce que j’ai fait. [FL : Que veux-tu dire par « j’ai fait ce que j’ai fait » ?] Je veux dire contracter le VIH, avoir des rapports sexuels avant le mariage.

Au sommet de l’échelle de responsabilité/culpabilité face au VIH se trouvent finalement les homosexuels, dont la sexualité est considérée par une majorité des habitants de ce pays très religieux comme un sacrilège méritant un châtiment. La stigmatisation associée au VIH aux Fidji se nourrit, renforce et reproduit clairement des inégalités préexistantes, notamment celles basées sur la sexualité et le genre.

Māduā : le sens de la honte aux îles Fidji

Face aux attitudes stigmatisantes et aux imputations d’immoralité, de contagiosité et de malveillance dont elles font l’objet, les personnes séropositives d’origine fidjienne disent fréquemment se sentir « māduā ». Māduā est un terme polysémique qui revêt plusieurs significations (Williksen-Bakker 2004). Le terme renvoie d’abord à la timidité. D’un enfant qui, au contact d’un étranger, se sent mal à l’aise et se cache derrière sa mère, on dira ainsi qu’« il est māduā » (« Sa māduā okoya »). C’est également le cas d’un adulte qui entre dans la demeure d’une personne qu’il ne connaît pas. Māduā renvoie aussi à l’humilité, à la modestie, à la discrétion, à la retenue et à la pudeur. Māduā est ici étroitement lié à la notion de respect (vakarokoroko) et fait référence au savoir-être requis entre personnes d’âge, de statut, de rang et de genre différents dans la société fidjienne, ainsi que dans le contexte des rapports hautement formalisés qui ont cours dans le système de parenté fidjien (voir par exemple Nayacakalou 1955 ; Sahlins 1962 ; Ravuvu 1983 ; Toren 1990). Māduā s’exprime par un ensemble de gestes et de postures du corps. La personne qui se sent māduā courbe l’échine, voûte les épaules, abaisse la tête, détourne le regard et reste silencieuse. Par exemple, lors des réunions dans les villages, ce sont généralement le grand chef, les chefs de clans, les porteurs de titres, notamment le chef du village, et les hommes mariés qui prennent la parole. Les femmes et les jeunes hommes demeurent le plus souvent silencieux en signe de reconnaissance de leur position inférieure dans la société et de l’humilité, de la discrétion et de la modestie que celle-ci requiert. Un individu qui rencontre un chef évite tout contact visuel avec lui et indique sa position inférieure avec son corps, en abaissant la tête et en voûtant son dos et ses épaules. Se sentir māduā et l’exprimer exige parfois également de quitter un lieu ou un évènement. Marshall Sahlins le montre dans cet extrait à propos du comportement approprié entre un neveu et sa tante paternelle :

Un neveu ne doit pas parler librement et directement à la soeur de son père. Un intermédiaire est souvent utilisé à la place. S’il n’y a pas d’intermédiaire, une conversion aura lieu, mais seuls les sujets les plus sérieux seront abordés, et il n’y aura aucun contact visuel pendant la conversation. Il n’y a pas de légèreté, et surtout pas de référence à la sexualité. Il est « honteux » (maduataka) pour les deux parties qu’une remarque obscène soit faite en présence d’une femme et de l’enfant de son frère. Les deux voudront quitter la scène. Tous ces comportements signifient un grand respect.

Sahlins 1962 : 169

Māduā au sens de timidité, d’humilité, de modestie, de discrétion, de retenue et de pudeur est donc un concept qui guide les Fidjiens et les Fidjiennes dans leurs interactions avec des personnes en position d’autorité ou avec qui ils entretiennent des rapports de parenté qui exigent le respect[6].

Le terme māduā revêt toutefois d’autres significations : celles de honte, d’embarras, de disgrâce ou d’humiliation. Māduā est ici étroitement associé aux trois concepts-valeurs clés ou piliers de l’ordre social fidjien, soit la terre (vanua), la famille (veiwekani) et la religion (lotu). Le concept fidjien de vanua désigne la terre, les cours d’eau, les montagnes, les forêts, la faune, la flore et les autres constituants naturels qu’un territoire abrite, ainsi que les ancêtres et esprits qui lui sont associés. Le vanua a également une dimension sociale et culturelle et renvoie aux habitants qui y vivent, à la façon dont leurs rapports sont structurés (par exemple les chefs vs les gens du commun) ainsi qu’à leurs coutumes, leurs normes de comportements et leurs valeurs. L’adjectif ou l’adverbe vakavanua, littéralement « à la manière de la terre », est employé pour référer à une situation conforme ou à une personne qui agit en accord avec les exigences et les obligations associées à ces façons d’être et de faire. Le concept de veiwekani désigne en premier lieu la relation entre un frère et une soeur. Il est toutefois également utilisé, dans sa forme élargie, pour référer aux relations de parenté en général, que ce soit celles entre personnes unies par le sang ou unies par le mariage. Se comporter de façon vakaveiwekani, c’est-à-dire « à la manière de la famille ou de la parenté », inclut participer et contribuer aux cérémonies organisées par les membres de sa parentèle, rendre visite à ceux qui sont malades ainsi qu’à ceux qu’on n’a pas vus depuis longtemps et apporter de la nourriture, généralement des mets fins, aux membres de sa parentèle. Agir « à la manière de la famille » signifie également respecter les règles régissant les interactions entre personnes apparentées, notamment celles existant entre les personnes qui sont considérées comme taboues l’une pour l’autre (veitabui) et qui doivent pratiquer l’évitement (voir la citation de Sahlins ci-haut). Le concept de lotu, finalement, renvoie au christianisme, à ses sites et à ses pratiques. La religion chrétienne occupe une place centrale dans la vie des Fidjiens, particulièrement le méthodisme ou le catholicisme, les deux plus importantes dénominations dans le pays. L’église domine le paysage de tout village fidjien et les activités associées à la pratique religieuse occupent une part importante du temps des habitants, à la ville comme à la campagne. Agir « à la manière de la religion » ou vakalotu signifie participer aux services religieux plusieurs fois par semaine, donner de son temps à l’Église, chanter dans la chorale, prier et lire la Bible. Agir de façon vakalotu veut également dire obéir aux dix commandements (sur les concepts de vanua, de veiwekani et de lotu, voir notamment Ravuvu 1983, 1987 ; Toren 1990 ; Nabobo‑Baba 2006 ; Ryle 2010).

Māduā au sens de honte, d’embarras, de disgrâce ou d’humiliation est ressenti par un individu ou un groupe d’individus lorsque ce dernier a manqué aux façons d’être et de faire dites « à la manière de la terre » (vakavanua), « à la manière de la famille ou de la parenté » (vakaveiwekani) ou « à la manière de la religion » (vakalotu) et qu’il est ou risque, pour cette raison, de faire l’objet de désapprobation sociale. S’il existe une diversité de contextes et de circonstances associés à māduā au sens de honte, certains sont particulièrement reconnus pour susciter cette émotion. C’est le cas de ne pas mener toutes les étapes des rituels funéraires pour un défunt, de ne pas être suffisamment généreux lors d’échanges cérémoniels, de manquer de nourriture lors d’une cérémonie ou d’une fête, de ne pas être en mesure d’accueillir convenablement des invités, du fait d’être sale, de porter des vêtements malpropres ou d’avoir une maison mal entretenue (voir par exemple Sahlins 1962 ; Ravuvu 1983 ; Nabobo-Baba 2006). La sexualité vécue hors du cadre social approprié — particulièrement celle des femmes —, lorsque mise au jour, par exemple par une grossesse hors mariage, est également une source profonde de honte (Toren 1990 ; Kaitani 2003). La virginité jusqu’au mariage, bien que rarement une réalité aujourd’hui, tel que l’atteste le nombre important de couples qui ont déjà des enfants au moment de leur union, demeure hautement valorisée dans la société fidjienne et de nombreux jeunes hommes affirment souhaiter épouser une vierge (Toren 1990 ; Kaitani 2003). Plusieurs jeunes femmes désirent également se préserver pour leur futur époux. La grossesse d’une femme hors mariage est donc honteuse puisqu’elle est révélatrice d’accrocs aux normes sociales, particulièrement du non-respect de l’idéal de virginité au mariage. Pendant leur grossesse, les jeunes femmes enceintes sans mari sont ainsi souvent mises à l’écart et exclues des activités sociales par leur famille afin de les dérober au regard des autres et d’éviter la désapprobation sociale et la honte. Après la naissance, la joie associée à la venue de l’enfant dédramatise toutefois la situation et atténue la honte.

C’est à cette catégorie de honte qu’appartient la honte associée au VIH. Tout comme une grossesse hors mariage chez la femme révèle des comportements non conformes aux normes sociales, un diagnostic de VIH est considéré comme rendant visibles des accrocs à la moralité. Il importe toutefois de mentionner ici qu’il n’est pas uniquement question de moralité chrétienne. La sexualité hors mariage est également jugée comme allant à l’encontre de la morale coutumière, notamment des façons de faire dites à la « manière de la terre », puisqu’elle contrevient aux normes ou aux traditions fidjiennes qui veulent que les rapports sexuels aient lieu dans le cadre d’un mariage culturellement sanctionné, qui instaure et favorise de bonnes relations entre les groupes qui deviennent des alliés à travers l’union des époux. La sexualité hors mariage, et particulièrement prémaritale, est également considérée contraire aux façons de faire dites « à la manière de la famille » parce qu’elle remet en cause l’autorité des parents et des aînés du lignage et les prive potentiellement de l’opportunité d’arranger des mariages économiquement et politiquement avantageux pour eux. Le VIH peut donc être considéré comme un révélateur d’accrocs aux normes sociales entourant la sexualité, mais également comme le signe d’un refus ou d’une incapacité de la part de l’individu à se comporter de façon appropriée, c’est-à-dire de façon conforme aux normes sociales, et à respecter l’ordre social et moral fidjien.

Jone, un père de famille de 40 ans, se remémorant sa réaction à l’annonce de son diagnostic, me dit :

[…] ce qui m’inquiétait… Premièrement, je ne savais pas. Tout ce que je savais c’est qu’avec le sida, tu as une vie très courte. Okay. Et l’autre chose, j’avais entendu dire que cette maladie est une maladie très honteuse. C’est très… c’est une maladie sexuelle. […] Je pensais « moi-même, j’ai tellement traîné ». Ouais. Je pensais à cette habitude « okay, les gens vont me pointer du doigt. “Ouais, c’est la conséquence de ce qu’il… […] C’est la conséquence de ce qu’il a fait. C’est tout. Alors on n’a pas à se préoccuper” ». Ce que les gens allaient dire, hein ? Je pensais à ma famille et à mon village [aussi] parce que tu sais, la culture fidjienne est différente [de la culture occidentale]. Si tu fais quelque chose de mal, ça amène la honte sur la famille, la honte sur la communauté : mataqali (lignage), yavusa (clan), koro (village), tous. Et la province. Ça m’est aussi venu à l’esprit.

Jone craignait ainsi qu’en découvrant sa séropositivité, les gens de son entourage et de sa communauté se diraient qu’il n’avait que ce qu’il méritait et qu’il ne fallait pas se soucier de lui, une expression claire de perte de valeur aux yeux des autres. Les propos de Jone indiquent également que le sentiment de honte ressenti par les personnes atteintes du VIH aux Fidji ne dépend pas uniquement du fait de voir leur histoire sexuelle révélée sur la place publique et d’avoir entaché leur réputation personnelle, mais également d’avoir terni le nom de leur famille. L’individu, dans la société fidjienne, se perçoit et est toujours perçu par les autres comme faisant partie d’une unité sociale plus large. Dans les termes de Jacqueline Ryle : « Une personne n’est jamais un simple individu, mais se voit toujours et est toujours vue par les autres en termes d’allégeance de parenté, de rang et de statut. Les actes d’une personne ne se répercutent jamais sur sa personne seule, mais aussi sur les membres de sa famille » (2010 : 124). La personne fidjienne est donc toujours considérée comme une représentante de sa famille, de son lignage, de son clan et de son village. « Tout ce que fait un individu — en bien ou en mal — il le fait au nom du groupe auquel il est identifié » (Ravuvu 1983 : 43). Les Fidjiens et les Fidjiennes sont donc très sensibles à ce que l’on dit d’eux, car une atteinte potentielle à leur réputation signifie ternir le nom de leurs groupes d’appartenance et susciter la honte chez ceux-ci. Asena, à propos de l’annonce de son diagnostic, me dit ainsi :

La première chose qui m’est venue à l’esprit lorsque le médecin m’a annoncé la nouvelle, c’est mon fils […] mon fils et mes parents. Ce que ma famille… C’est la chose qui m’est venue à l’esprit. Ce que les gens allaient dire de moi lorsqu’ils entendraient la rumeur à mon sujet.

Mere, une femme de 32 ans qui avait contracté le VIH de son mari, me dit sans détour :

J’ai dit dès le départ que j’avais amené la honte sur ma famille à cause de cela.

Salote qui, comme mentionné précédemment, se savait atteinte du VIH depuis cinq ans, me confia :

Personnellement, je me sens encore māduā. Parce que j’ai donné une mauvaise réputation à ma famille. C’est ce que je ressens. C’est ce que certains vont penser aussi.

Composer avec la stigmatisation et avec la honte

Comment les personnes séropositives aux îles Fidji composent-elles avec la stigmatisation dont elles font l’objet ? Quels sont les moyens et les stratégies mis en oeuvre par ces dernières pour gérer le sentiment de honte que celle-ci génère, à la fois pour elles-mêmes et pour leurs proches ? Les Fidjiens et les Fidjiennes atteints du VIH avec qui j’ai eu l’occasion de m’entretenir avaient recours à trois principales stratégies pour éviter ou atténuer la stigmatisation et pour redorer leur image aux yeux des autres.

Une première stratégie privilégiée par mes interlocuteurs consistait à conserver leur condition secrète. Conserver sa séropositivité secrète est une stratégie commune chez les personnes vivant avec le VIH à travers le monde (voir par exemple Gruénais et Ouattara 2008 ; Hardon et Posel 2012). Dans ses célèbres travaux sur la stigmatisation publiés 20 ans avant la découverte du VIH, Erving Goffman (1963) écrivait également que préserver le secret sur leur état était une option possible et souvent privilégiée par les personnes porteuses d’un « stigmate » non immédiatement perceptible ou dissimulable. Afin de conserver le secret sur leur condition, la plupart des personnes vivant avec le VIH aux Fidji choisissent de la taire ou de ne la révéler qu’à un nombre restreint de personnes choisies avec soin. Parmi mes interlocuteurs, une majorité (17/28) n’avait ainsi dévoilé leur condition qu’à un nombre limité de personnes. Les principales raisons fournies pour expliquer leur choix étaient la honte liée au fait d’être atteint du VIH, la peur d’entacher la réputation de leur famille et la crainte de l’exclusion. Vilisi, une femme qui avait attendu plus de deux ans avant de révéler sa séropositivité aux membres de sa famille, justifia ainsi son choix :

Je pensais à ma famille, comme, si je leur disais, ils me rejetteraient. Mais je savais au moment où je leur ai dit qu’ils ne… qu’ils ne me repousseraient pas. Mais seulement pour moi, c’était vraiment difficile pour moi de leur dire parce que je savais qu’ils allaient me blâmer, dire ceci et cela. […] J’avais honte.

Unaisi, une femme dans la vingtaine, au sujet des raisons qui l’amenaient à vouloir garder sa condition secrète, me confia :

Quant à moi, tu sais pourquoi ? Pourquoi je ne veux pas que personne ne le sache ? [Parce que] [l]es gens vont s’éloigner de moi. Parce que tu sais comment on parle de ce sujet aux Fidji. Je veux dire, pas seulement aux Fidji, partout dans le monde. Le VIH c’est : « Okay ! Oh ! Ce n’est pas une personne à fréquenter. »

Esiteri, une femme dans la quarantaine qui disait vouloir garder sa condition secrète de tous et dont les propos figurent dans le titre de cet article, me dit :

Je ne veux pas amener le stigmate de cette épidémie sur moi et sur ma famille !

Bien que la plupart des personnes vivant avec le VIH aux Fidji souhaitent garder leur statut sérologique secret ou ne le faire connaître qu’à une poignée de personnes afin d’éviter la stigmatisation et la honte pour elles-mêmes et pour leur famille, très peu y parviennent. Deux raisons expliquent cet échec : la première est l’omniprésence des commérages comme moyen de contrôle social dans la société fidjienne ; la seconde est la violation systématique de la confidentialité dans le système médical fidjien. Parmi mes interlocuteurs, au moins un tiers (10/28) avait fait l’expérience de violations de la confidentialité par le personnel médical qui les avait obligés à révéler leur état à des personnes proches qui les avaient confrontés à ce sujet. Le réseau de la santé et ses professionnels, par leurs violations de confidentialité, contribuent donc à la stigmatisation dont sont victimes les personnes séropositives aux Fidji.

Dans ce contexte propice aux commérages et aux violations de confidentialité, les personnes vivant avec le VIH aux Fidji mettent en oeuvre différentes tactiques afin de garder leur séropositivité secrète ou, du moins, confinée au monde de la rumeur. Une première tactique consiste à renvoyer une image de normalité jugée incompatible avec leur statut de « malade » du VIH. Pour les femmes, cela signifie généralement assumer leurs responsabilités domestiques sans égard à leur état de santé ou de fatigue. Pour les hommes, cela implique souvent de prendre part à des activités physiques exigeantes comme jouer au rugby. Pour certaines personnes, cela veut également dire avoir des rapports sexuels non protégés avec plusieurs partenaires afin de ne pas éveiller les soupçons sur leur condition (à ce sujet, voir notamment Alonzo et Reynold 1995).

S’isoler est une autre tactique commune. Comme l’écrit Goffman (1963), la personne qui désire dissimuler sa condition peut être amenée à instaurer une certaine distance avec son entourage afin de se soustraire au partage d’information et aux confidences qui découlent logiquement de l’intimité, et d’éviter les évènements imprévus et révélateurs qui pourraient venir rompre son secret. S’isoler ou instaurer une certaine distance avec son entourage peut également être, pour les personnes séropositives, une manière d’éviter que des symptômes sur leur corps ne trahissent leur secret (Alonzo et Reynolds 1995). Pour les personnes séropositives dont la condition est soupçonnée, s’isoler et éviter les rapports sociaux est aussi une façon de se dérober au regard scrutateur d’autrui et d’enrayer le sentiment de honte pouvant en découler. Les personnes atteintes du VIH aux Fidji ne choisissent toutefois pas uniquement l’isolement ou la distanciation sociale afin d’éviter la stigmatisation et la honte pour elles-mêmes. Elles le font également afin de ne pas jeter la disgrâce sur leur famille. Aporosa, un jeune homme d’une vingtaine d’années qui se savait atteint du VIH depuis environ quatre mois au moment de notre première rencontre et dont le corps commençait à laisser transparaître des signes de l’infection, me confia ainsi passer le plus clair de son temps seul dans sa chambre. Il ne prenait plus ses repas avec sa famille afin d’éviter d’éventuelles questions sur son état de santé. Dans la même veine, Taina, me raconta avoir quitté pendant un temps sa ville d’origine et être allée travailler dans une autre région afin de s’éloigner de sa famille. Un exemple extrême de distanciation sociale est celui d’un couple qui me confia avoir quitté la résidence familiale où il demeurait avec les parents et les frères et soeurs de l’homme pour aller s’installer, pendant environ deux ans, sur une ferme située dans une région éloignée des îles Fidji. Selon les explications du couple, la Croix-Rouge fidjienne avait eu vent de leur séropositivité et était venue leur rendre visite à leur domicile familial pour leur offrir des services. Afin d’éviter tout soupçon au sujet de leur condition dans leur voisinage et afin d’éviter la honte que des commérages à leur sujet auraient pu susciter chez leurs proches, le couple préféra s’exiler.

En vue de couper court aux soupçons concernant leur condition et de conserver leur séropositivité secrète, les personnes atteintes du VIH aux Fidji choisissent aussi fréquemment de retarder, d’interrompre ou de refuser les soins médicaux requis pour traiter leur condition. La stigmatisation liée au VIH est reconnue comme un obstacle majeur à l’accès aux soins de santé (voir entre autres Aggleton et al. 2005). Aux Fidji, une personne séropositive sur cinq ne bénéficie pas de suivi médical (Reproductive Health Clinic of Suva Second Quarter Report 2013). Selon le personnel des cliniques de suivi du VIH, la principale raison de cet évitement est la crainte que quelqu’un puisse les voir à proximité de la clinique et puisse en parler à leur famille. La stigmatisation associée au VIH entraîne donc des conséquences majeures sur la santé. Certaines personnes aux îles Fidji aiment mieux mourir que de supporter la honte de savoir leur séropositivité connue[7].

Les Fidjiennes et les Fidjiens atteints du VIH ont recours à deux autres grandes stratégies pour éviter ou atténuer la stigmatisation associée à l’infection et composer avec la honte qu’elle suscite. La première consiste à se distancier de l’image d’immoralité associée au VIH en adoptant une nouvelle vie religieuse et dévote. Les personnes vivant avec le VIH aux Fidji affirment couramment avoir redécouvert Dieu après leur diagnostic. Elles disent participer régulièrement aux offices religieux, lire la Bible, prier — que ce soit individuellement ou collectivement, via des groupes ou des chaînes de prières — et jeûner. Elles rapportent aussi fréquemment avoir apporté des changements radicaux à leur mode de vie, changements qui s’apparentent à une véritable réforme physique et morale. Elles disent ainsi couramment avoir cessé de boire de l’alcool, de fumer la cigarette et de fréquenter les bars et les boîtes de nuit. Elles affirment se coucher tôt, faire de l’exercice, boire de l’eau, manger des fruits et des légumes et avoir réduit leur consommation d’aliments gras et de viande. Cette transformation de leur relation avec Dieu et de leur mode de vie coïncide ou est concomitante, pour la plupart des personnes vivant avec le VIH, avec la conversion au christianisme évangélique, charismatique ou pentecôtiste. Parmi mes interlocuteurs, environ 60 % (16/25) — contre environ un quart dans la population fidjienne générale (Fiji Islands Bureau of Statistics 2008) — appartenaient à ces nouveaux mouvements religieux qui ont connu un essor fulgurant aux Fidji depuis les années 1980. Parmi eux, environ le tiers (5/16) affirmait avoir joint ces nouveaux mouvements religieux à la suite de leur diagnostic de VIH ou d’évènements directement liés à leur condition, comme une période de maladie ou d’hospitalisation. En requérant de leurs fidèles qu’ils renoncent à leur ancienne vie, qu’ils se repentent de leurs péchés et qu’ils respectent scrupuleusement les préceptes religieux, la conversion au christianisme pentecôtiste, charismatique ou évangélique permet aux personnes séropositives de renvoyer une image de personnes moralement exemplaires et de se distancier des images moralement incriminantes du VIH. Pour emprunter les termes de Laura Stanley (1999 : 113), « si elles ont péché dans le passé, elles sont dûment repentantes aujourd’hui ».

La troisième et dernière stratégie de gestion de la stigmatisation et de la honte mise en oeuvre par les personnes vivant avec le VIH aux Fidji consiste à résister à la stigmatisation et à la honte, voire à transformer la séropositivité en quelque chose de positif, en adhérant à un groupe de soutien pour personnes séropositives et en devenant militants pour la cause. Les groupes de soutien jouent un rôle crucial dans la vie de nombreuses personnes vivant avec le VIH à travers le monde (voir par exemple Lyttleton 2004 ; Robins 2006 ; Nguyen 2010). Ils sont souvent décrits par leurs adhérents comme des espaces où les personnes atteintes du VIH peuvent se sentir libres d’être et de parler, où elles peuvent partager leur expérience et échanger avec des personnes qui les comprennent réellement et où elles peuvent ressentir un sentiment de communauté et d’appartenance. Dans cette perspective, les groupes de soutien sont souvent dépeints comme des refuges contre la stigmatisation et la honte. Les groupes de soutien sont toutefois aussi des lieux privilégiés où les personnes atteintes du VIH peuvent apprendre à cultiver et à embrasser une « identité (séro) positive » (Robins 2006). Ces organisations proposent à leurs membres des lignes directrices ou des « recettes » sur la façon de vivre adéquatement ou moralement avec le VIH. Elles offrent également l’opportunité à leurs membres de participer à l’effort de prévention et de contrôle du VIH. Plus précisément, les groupes de soutien pour personnes atteintes du VIH sont devenus des tremplins pour le dévoilement public de la séropositivité. En témoignant de leur condition et en devenant des militants pour la cause, les personnes séropositives ont accès à un rôle social de valeur qui leur permet de se positionner comme des membres utiles et acceptables de la société plutôt que comme des personnes immorales. En d’autres termes, de « pécheurs » ou « déviants sexuels » aux yeux de la société, ils deviennent des personnes qui apportent une contribution positive au pays en racontant leur vie et en sensibilisant le public à l’infection.

Conclusion

En raison de son association à l’immoralité et au péché, le VIH est une infection hautement stigmatisée aux îles Fidji. En outre, les personnes séropositives sont considérées par plusieurs comme moralement suspectes et leurs intentions sont souvent perçues comme malveillantes. Pour ces raisons, avoir le VIH ternit fortement la réputation et le statut moral de la personne aux Fidji.

Face à la stigmatisation dont elles font l’objet, les personnes vivant avec le VIH aux îles Fidji disent se sentir māduā, un terme polysémique que l’on peut traduire ici par honteuses. Le sentiment de honte vécu par les personnes séropositives est intimement lié au fait que le VIH est considéré comme un révélateur de pratiques sexuelles hors normes et jugées contraires aux concepts-valeurs clés qui définissent les façons d’être et de faire fidjiennes. Le sentiment de honte ressenti et exprimé par les personnes atteintes du VIH n’est cependant pas uniquement lié à leur propre perte de valeur aux yeux des autres. Il est également lié au fait que tout ce qu’un individu fait — bon ou mauvais — rejaillit sur les groupes d’appartenance auxquels il est identifié. Comme le soutiennent Kleinman et ses collaborateurs (Keusch, Wilentz et Kleinman 2006 ; Yang et al. 2007 ; Kleinman et Hall‑Clifford 2009), la stigmatisation associée au VIH aux Fidji est donc une expérience fondamentalement morale, émotionnelle et intersubjective.

Face aux attitudes stigmatisantes — notamment aux commérages — dont elles font l’objet, les personnes atteintes du VIH ne sont toutefois pas passives. Les personnes séropositives aux îles Fidji sont en effet de véritables agents face à leur maladie et face à la stigmatisation dont elles font l’objet. Bien que leurs intentions soient parfois inconscientes et que les conséquences de leurs actions leur échappent par moment, les personnes vivant avec le VIH n’en font pas moins preuve de capacité d’action ou d’agentivité en regard de leur condition. En dissimulant leur séropositivité, en embrassant une vie dévote et en se convertissant au christianisme évangélique, charismatique ou pentecôtiste pour se créer une nouvelle image de soi morale aux yeux des autres, ou en joignant un groupe de soutien pour personnes atteintes du VIH et en devenant militant pour la cause, les personnes atteintes du VIH évitent, atténuent ou transforment la stigmatisation, qui est une dimension fondamentale de l’infection par le VIH.