Abstracts
Résumé
Les artistes Alice Lescanne et Sonia Derzypolski ont travaillé sur la figure du « grantécrivain » vivant à partir du cas emblématique de Michel Houellebecq. Leur questionnement s’articule autour des lieux et des instances de patrimonialisation de la littérature dans une création radiophonique et une installation itinérante. À partir d’un entretien audiovisuel et d’un corpus de photographies et d’extraits tirés des deux projets, l’article analyse comment les artistes mettent en lumière les ressorts de la patrimonialisation d’un auteur et de son oeuvre en choisissant la voie de la (dé)hiérarchisation des « grands auteurs ».
Abstract
Using the emblematic example of Michel Houellebecq, the artists Alice Lescanne and Sonia Derzypolski worked on the figure of the living « great writer ». In a radiophonic creation and an itinerant artistic installation, they question the venues and authorities which patrimonialize literature. The paper is based on an audiovisual interview carried out with the two artists and a corpus of pictures and extracts taken from the two projects. It analyses how the duo highlights the mechanisms of the patrimonalization of an author and his work by selecting a controversial writer and the path of the (de)consecration of “great authors”.
Article body
Comme en témoignent plusieurs de leurs projets (Le jour où le Penseur de Rodin s’est transformé en gomme [2018], Le sens de l’hitsoire [2013], ou encore Le titre du spectacle est : aléatoire [2015] qui porte sur la collection « Que sais-je? »), ainsi que la thèse de recherche-création menée au sein du programme doctoral SACRe (Derzypolski et Lescanne, 2020), le duo d’artistes aalliicceelleessccaannnnee&ssoonniiaadderrzzyyppoollsskkii (composé de Alice Lescanne et Sonia Derzypolski) s’intéresse à la construction du canon culturel et des légitimités savantes et artistiques, ainsi qu’au conditionnement médiatique et institutionnel correspondant. En 2019 et 2020, elles ont travaillé sur la figure du « grantécrivain » (Noguez, 2000) vivant à partir du cas, en France, de Michel Houellebecq. Leur questionnement a pris la forme de deux projets articulés autour de l’exposition des lieux de patrimonialisation de la littérature[1]. Le premier consiste en un faux reportage radiophonique, « Un Courdimanche avec Houellebecq » (2019). Commandée par le Centre national des arts plastiques et France Culture, qui l’a diffusée, la création radiophonique se concentre sur un roman fictif de l’écrivain, Mirapolis, publié en 2026, qui porte sur le parc d’attractions éponyme (Derzypolski et Lescanne, 2019) consacré aux classiques littéraires français et qui a réellement existé (1987-1991). La réflexion, « houellebecquienne » dans l’esprit et dans la lettre, sur une entreprise culturelle proprement « carnavalesque », s’articule à un autre fétiche patrimonial : la visite d’une maison-musée de l’écrivain « qui restitue l’intérieur de l’auteur au plus proche de ce qu’il était » (Derzypolski et Lescanne, 2019). Le second projet, Mmmh (Maison-musée Michel Houellebecq)[2] (2019), est une installation itinérante : les deux artistes ont imaginé plusieurs scénarios de patrimonialisation, en fonction des différents visages que pourrait prendre la « maison-musée » de l’écrivain. Dans leur travail, Derzypolski et Lescanne adoptent le même parti pris critique que Michel Houellebecq vis-à-vis de la fabrique et de la marchandisation de la culture et du patrimoine.
En nous appuyant sur un entretien audiovisuel conduit avec les deux artistes (Régnier et Roussel-Gillet, 2020) et sur un corpus de photographies et d’extraits tirés des deux projets, nous posons la question suivante : comment, à partir d’archives fictives, de faits réels sur un écrivain vivant et de l’esprit de ses romans, ces créations construisent-elles une forme de patrimonialisation déplaçant (tout en la faisant jouer) la force polémique de Michel Houellebecq vers la question — posée par l’auteur lui-même dans son oeuvre — de la (dé)hiérarchisation[3] des niveaux d’autorité qui structurent les milieux littéraire et culturel? Nous analyserons l’hybridation des codes médiatiques (presse, caricature) surexploités dans un parcours muséographique graphique et audio, et le recours au pastiche de modes discursifs propres aux émissions radiophoniques sur le patrimoine littéraire matériel. Dans ce jeu de poupées gigognes impliquant médias et registres de discours, que comprend le visiteur ou l’auditeur de l’univers de Houellebecq? L’hybridation de la littérature et des arts plastiques par l’auteur lui-même (commissaire de sa propre exposition au Palais de Tokyo[4]) suppose-t-elle des patrimonialisations novatrices?
Notre étude des propositions de Derzypolski et de Lescanne procède en trois temps, chacun placé sous l’éclairage d’une oeuvre de Houellebecq : d’abord une réflexion sur la maison d’écrivain et, plus largement, des lieux, ensuite une analyse de la figure du « grand écrivain » et des tiers qui prennent en charge sa patrimonialisation, et enfin, une exploration de l’oeuvre de l’auteur telle que traitée par le duo dans l’économie de leur propre fabrique littéraire. Le mode humoristique et décalé de leur démarche métapoétique sur la littérature et ses médiations constitue la signature artistique du duo et, sans doute, son caractère avant-gardiste.
La carte, plus intéressante que le territoire?
Les deux projets à l’étude déclinent une thématique et des dispositifs spatiaux qui interrogent des lieux de patrimonialisation de la littérature. Alice Lescanne et Sonia Derzypolski font jouer les frontières du réel et de la fiction autour de lieux autres. Et pour cause : le reportage et l’installation tirent leurs origines d’une interrogation conduite sur des lieux hétérotopiques (Foucault, 1967: 46-49), d’une part, un lieu réel et situé — l’appartement parisien de Michel Houellebecq —, et, d’autre part, des lieux légendaires, qui prennent forme dans un discours, sur des maisons imaginaires de l’écrivain qui s’apparentent à des dystopies. Le duo se pose ainsi une question déjà présente dans l’ouvrage de Houellebecq La Carte et le territoire (2019 [2010]) : la figuration du réel (la carte, la représentation) est-elle plus intéressante, plus signifiante, que le réel lui-même (le territoire)?
Du reportage à l’installation. Un parcours à travers les « lieux de mémoire »?
Dans l’entretien audiovisuel conduit par nos soins auprès des deux artistes, elles indiquent que le point de départ de leur travail autour de Houellebecq réside dans la découverte de Mirapolis, parc à thème « littéraire », placé sous l’égide du Gargantua de Rabelais (Régnier et Roussel-Gillet, 2020). Par la suite, le duo a lu la thèse de doctorat de Justine Delassus (2016)[5] sur les « lieux de mémoire » et les dispositifs scéno-muséographiques qui mettent en exposition la littérature (2 min 20 s). Ces lignes d’analyse structurent de fait la démarche des artistes, qui indiquent d’ailleurs s’être concentrées sur les « maisons d’écrivains » parce que ce sont des lieux de réification tangible et spectaculaire où l’on peut observer les mécanismes de patrimonialisation et de canonisation (13 min 10 s).
Les titres des oeuvres composant le diptyque annoncent la couleur d’emblée. « Un Courdimanche avec Houellebecq » fait référence à la commune éponyme, située dans le Val-d’Oise, et de façon sous-jacente au jour de diffusion et au format concis de l’émission radiophonique. Il s’agit d’un faux reportage radiophonique pour lequel Juliette Tison, journaliste, rencontre Philippe Faguol, un universitaire spécialiste de Houellebecq, qui est également « entrepreneur » (Derzypolski et Lescanne, 2019: 2 min) : il a fondé une maison-musée consacrée à l’écrivain. Le montage de l’émission fait s’alterner l’entretien mené lors d’une visite immersive de la maison-musée et la lecture du dernier ouvrage de l’écrivain, Mirapolis, qui porte sur le parc d’attractions du même nom. L’émission associe ainsi deux lieux de patrimonialisation et d’exposition de la littérature que tout paraît a priori opposer, l’un étant un lieu de mémoire, l’autre un lieu de divertissement. La forme du reportage radiophonique décline celle du reportage de presse in situ, dont l’essor a accompagné, au XIXe siècle, la consécration des demeures d’écrivains dans l’espace public (Emery, 2016 [2012]).
Mmmh (Maison-musée Michel Houellebecq) franchit le pas de la matérialisation et de l’immersion in situ. Toutefois, elle ne propose pas une reconstitution d’une maison-musée ou d’un intérieur d’écrivain[6]. Le duo a certes mis en espace la maison de l’auteur, mais autour de deux dispositifs qui la déréalisent autant qu’ils « démonumentalisent » la maison d’écrivain telle qu’elle a été sanctuarisée depuis la Renaissance (Régnier, 2017) : dans une première pièce, la maison de Houellebecq revêt à première vue la forme d’un totem, exposé en pleine lumière dans un espace démesuré et presque vide. Il s’agit d’une maquette en carton, en trois dimensions. Son allure générale fait penser à une maison de poupée, à un jouet dont le caractère facilement transportable contraste avec l’ancrage symbolique de la demeure sacrée. Par ailleurs, l’installation conduit ensuite le visiteur dans une seconde partie dans laquelle des maquettes cartonnées en deux dimensions qui figurent des plans approximatifs de lieux sont accrochées au mur. Maison-mémorial, maison-sanctuaire, maison-attraction, maison-niche, maison-caravane, maison-musée de Prévert (installé par le duo chez Houellebecq qui exècre le poète) : ce sont autant de visages que peut prendre la « maison de l’écrivain » en fonction des choix de visite proposés par un audioguide donné à l’accueil et par un livret mis à disposition dans la salle. Ces plans mettent à plat, au sens propre comme au figuré, la maison d’écrivain : ils représentent un lieu qui n’en est pas encore un, qui pourrait voir le jour si les autorités chargées de la patrimonialisation optaient pour tel ou tel scénario proposé par le livret et l’audioguide. Ce dernier évoque autant la pérennité du musée que son éventuelle destruction. Ces plans suggèrent-ils donc aussi que ces maisons n’ont pas lieu d’être? Ou que la figuration kaléidoscopique de la maison d’écrivain est plus intéressante que la maison elle-même? Faut-il alors parler de « lieu » ou de « non-lieu », non pas au sens où l’entend Marc Augé qui désigne des espaces interchangeables, anonymes, de passage (Augé, 1992 et 2010), mais leur statut même qui n’a pas lieu d’être?
Des « lieux communs ». Mise à distance de topiques éculées
Un autre dispositif de Mmmh[7] touche à la question des lieux : une table d’orientation touristique qui se trouve non pas au début mais au terme du parcours, au fond de la salle d’exposition. Elle présente une chrono-typologie des maisons d’écrivains organisée autour de cinq modèles : la maison-mémorial de Charles Maurras à Martigues, détournée pour honorer la lutte antifasciste, la maison-repoussoir de Louis-Ferdinand Céline à Meudon, la maison-attraction de Maurice Leblanc à Étretat, le sanctuaire de Gustave Flaubert à Croisset et le désert de la légendaire poétesse Enheduanna. Comme les plans sur les cimaises, cette topographie révèle de façon implicite une topique du lieu de vie et de travail de l’écrivain, repérable depuis les XVIIIe et XIXe siècles (Steinmetz, 1988). En effet, les représentations de ces demeures se sont progressivement cristallisées autour de scénographies et de scénarios de vie schématiques, de « cases » dans lesquelles les écrivains finissent par être rangés : au bohème sa mansarde, à l’ermite sa retraite, à l’esthète son écrin-musée…
Le reportage et les scénarios de l’installation empruntent ces différentes voies. Dans « Un Courdimanche avec Houellebecq », le conservateur fait visiter le musée et expose, chemin faisant, la vie intime de Michel Houellebecq. Ce qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer la manière dont l’écrivain lui-même se met en scène dans des reportages illustrés, dans son oeuvre La Carte et le territoire (2019 [2010]), mais aussi lorsqu’il accepte de recevoir chez lui Alice Lescanne et Sonia Derzypolski, qui se sont ensuite librement inspirées de ce qu’elles y ont vu (Régnier et Roussel-Gillet, 2020: 1 min 45 s). Le montage d’extraits de lectures de Mirapolis sur le parc d’attractions et de la visite du musée finit par opérer un glissement comique : le véritable parc d’attractions serait finalement la maison-musée de l’écrivain et non Mirapolis. Cette interprétation trouve un écho dans le scénario « escapegame[8] » de l’« installation-attraction », qu’annonçait déjà dans une certaine mesure la maison en carton, « toc », à l’entrée.
Une histoire des maisons d’écrivains. Cycle ou mécanique à vide?
La nomenclature et la taxinomie sont-elles malgré tout opérationnelles pour comprendre comment se forment ces représentations collectives en aval, mais aussi des modes de vie qui seraient étroitement liés à des écritures particulières? Jean-Christophe Bailly propose lui aussi de diviser les écrivains en deux catégories : « ceux qui ont laissé derrière eux une maison — souvent transformée par la suite en musée — et ceux qui n’ont rien laissé de cette sorte, rien en tout cas qui ressemble ne serait-ce qu’à une tanière ou qui évoque un territoire familier, centré autour d’un point. » (2015: 129) Parmi ces derniers, on trouve « ceux que leur époque, d’une manière ou d’une autre, a rejetés [et qui] n’ont guère eu l’occasion d’ancrer en un lieu qu’ils eussent pu considérer comme leur, le réseau de coutumes par lequel une vie d’écrivain s’effectue et se trace » (129). Les scénarios de visite peuvent être classés à partir de cette grille de lecture : d’un côté, la maison-musée qui fait lieu (maison-mémorial, maison-sanctuaire, maison-attraction, maison de Houellebecq consacrée à Prévert), de l’autre le refuge du nomade (niche, caravane…).
Mais, justement, la visibilité et la prolifération de ces catégories et de ces sous-catégories (Régnier et Roussel-Gillet, 2020: 9 min 10 s), de ces signes, les exposent au soupçon. La scénarisation du parcours de visite à choix multiples repose sur une démarche taxinomique qui se matérialise sous la forme de la table d’orientation. Véritable éventail des possibles, la table illustre plusieurs types de maisons d’écrivains qui entrent dans un jeu de miroir avec les scénarios proposés. Mais, justement, les lieux nommés sur la table ne coïncident pas avec les lieux présentés sur les cimaises qui sont incompatibles entre eux. Par ce décalage, rendu visible grâce à la représentation d’un paysage pittoresque marin qui évolue de façon absurde en désert, la table ne pointerait-elle pas la vanité de toute prétention savante à organiser le réel, et particulièrement ces (non-)lieux?
Faut-il alors superposer à cette grille herméneutique un ordre de lecture historique qui ferait se succéder lieux de mémoire, lieux de divertissement, puis non-lieux? D’autant que le parcours de visite envisage un empan chronologique très large, conditionné par l’immortalité supposée du conservateur du patrimoine. Mais si celui-ci est immortel, les monuments dont il a la charge ne sont pas éternels : ils peuvent être détruits (la maison-mémorial finit ainsi) ou tomber dans l’oubli (comme le désert d’Enheduanna). D’autres monuments sont inventés à partir d’extravagantes recherches archéologiques qui attribuent à l’écrivain cynique une niche et une caravane, deux lieux de vie inattendus dans le paysage patrimonial littéraire[9], marqué du sceau de la bourgeoisie et de son modèle du foyer permanent (Fabre, 2001). Le parcours planifie ainsi le devenir de la « maison de Michel Houellebecq » autour de ces deux options, pour le moins dystopiques, dans un discours d’ordre téléologique, si l’on tient compte du fait que les options de visite mènent à ces lieux. Est-ce à dire que les maisons d’écrivains n’ont plus lieu(x) d’être aujourd’hui? Le duo, interrogé sur ce point, se garde d’acquiescer (Régnier et Roussel-Gillet, 2020: 10 min 20 s, 12 min 20 s), même si, en fin de compte, leur démarche caustique favorise cette piste.
À moins que la temporalité envisagée ne soit pas linéaire mais cyclique, ce qui change la perspective. La table d’orientation figurerait alors l’histoire des maisons d’écrivains autour des modèles qui la jalonnent et selon un cycle qui se perpétuerait, du désert au désert. Ainsi, la vogue des maisons d’écrivains pourrait-elle, justement, céder la place à une traversée du désert et l’intérêt, rejaillir plus tard, soit sous une autre forme soit pour une maison différente, qui éclairerait un autre aspect de la vie ou de l’oeuvre de l’écrivain, selon les besoins de la cause (la maison-musée de Niort, où le narrateur se pose dans Sérototine (2020 [2019]), ou la maison de Courdimanche, près de Mirapolis). Est-ce donc un cycle qui serait là figuré ou toute la machine patrimoniale qui tourne à vide?
Il est notable en effet que le duo explore d’autres voies pour penser les lieux ou leur absence, comme la prolifération de signes, tels que les plaques commémoratives, les inscriptions sur les frontons des bâtiments, les ex-votos sous forme de pense-bêtes ou les graffiti. Ces signes font l’objet d’une mise à distance perceptible à leur juxtaposition, à leur accumulation et au détournement de leurs usages (savants ou populaires), de leurs matériaux (pierre, marbre, papier) et de leurs fonctions (sacrale ou commerciale). Le tout est mis au service d’une réflexion sur une topique attachée à la patrimonialisation de la littérature dans ces lieux de mémoire : le culte, le « sacre de l’écrivain » (Bénichou, 1973).
Les coulisses de la patrimonialisation. Hybridation des dispositifs expositionnels et médiatiques autour de la figure de l’écrivain
Outre le rapport à la demeure patrimonialisée de l’écrivain, le duo interroge les instances de légitimation régies par les tiers que sont les chercheurs, les journalistes ou les anthologues. La fidélité de la reconstitution des pièces où vécut Michel Houellebecq est sous la caution d’Alice Lescanne et Sonia Derzypolski, qui ont travaillé à partir de leur visite de l’appartement en 2018 et de la description qu’elles en ont faite.
Le conservateur de la maison-musée Michel Houellebecq n’échappe pas à la satire. Il insiste sur son statut de chercheur qui analyse et donne des clés de lecture, mais interroge aussi les processus classiques de légitimation en soulignant le fait que le parc littéraire Mirapolis propose un parcours avant-gardiste voulant éviter « la liste des 50 romans à lire » (Derzypolski et Lescanne, 2019: 20 min 39 s). Un des titres à la une du faux Charlie hebdo indique justement « Spécial TOP 20 des écrivains », et désigne avec ironie le rôle des médias dans la hiérarchisation des auteurs. Mais Alice Lescanne et Sonia Derzypolski ne s’enferment pas dans une sempiternelle dissertation sur ce qu’est le « grand écrivain », celui qui passe à la postérité : elles exposent avec humour tous les ressorts de la légitimation en choisissant un écrivain polémique, davantage pour sa proximité avérée avec l’actualité que pour sa libido, évoquée néanmoins lors de la visite de sa chambre à coucher. Un marqueur est le tissu de références déroulé au fil de l’émission radiophonique, qui nous rappelle que « [l]es histoires littéraires s’apparentent à des généalogies de textes et d’auteurs, dans la longue durée et le cadre national » (Thiesse, 2019: 11). Le duo revisite ces généalogies en suivant, d’une part, les fils allant de Prévert aux Frères Jacques, de Carlos faisant « l’apologie du tourisme sexuel » à Radio Song de Dillard and Clark, et d’autre part, en faisant dans un « extrait des premières pages de ce roman Mirapolis de Michel Houellebecq » une analogie entre les patrimoines littéraire et fromager, une généalogie de fromages en somme :
Dans la voiture, ma mère ressassait en boucle ses questionnements au sujet de Mirapolis. Elle n’arrivait pas à imaginer comment un parc d’attractions pouvait mettre en scène le patrimoine littéraire français, qui est, à l’instar de nos fromages, extrêmement riche et varié. En trois heures de route, elle était cependant parvenue à établir une analogie entre nos différents AOC et nos grands auteurs, passant du Saint-Nectaire à Jean Racine, de la Fourme d’Ambert au comte de Lautréamont.
Lescanne et Derzypolski, 2019: 9 min 42 s - 10 min 37 s
Ces écrivains cités dans l’émission sont valorisés pour être remisés par la suite : selon le romancier version Lescanne et Derzypolski mieux vaut Les Trois Mousquetaires que Céline, l’auteur de la comptine Dame Tartine que Duras. Prévert est un « con » selon le récit fictif Mirapolis, et le folklore envahit tant le parc que les propos du conservateur. Toujours dans l’émission radiophonique, la référence intertextuelle à un personnage de Huysmans[10] (Derzypolski et Lescanne, 2019: 41 min 58 s), pour interpréter le décor de la chambre rouge au miroir (39 min 32 s) évoqué par le conservateur, sert la satire de la clé de lecture. Cette généalogie est de moindre importance dans l’exposition, qui cite d’autres auteurs et donne des repères historiques surtout à travers la table d’orientation.
La place accordée aux objets de la culture populaire est exponentielle : l’émission cite le cendrier au moins trois fois, la clochette comme accessoire sexuel, les accessoires du chien (« emblème » de l’écrivain, si important également dans La Carte et le territoire) sont déclinés dans le musée, autant d’« objets infâmes » made in Michel Houellebecq devenus fétiches par le geste de patrimonialisation (à ce sujet, voir Thérenty et Wrona, 2019). Un des effets produits par cette hybridation des cultures populaires et savantes est de tirer la littérature savante vers la culture populaire, dans un mouvement identique à celui du parc Mirapolis. Quel discours est alors produit sur l’écrivain, sa place dans le patrimoine littéraire et à quelle échelle? La parodie désacralise-t-elle[11] ou renforce-t-elle la figure de l’auteur?
Les autorités gardiennes d’un temple pop en toc
Mirapolis avait été inauguré sur la commune de Courdimanche en 1987. Le projet du parc d’attractions avait germé dans la tête d’Anne Fourcade, une nana des beaux-arts de Toulouse reconvertie dans l’architecture et qui ensuite avait fait une thèse sous la direction de Roland Barthes. […] Il s’agissait d’ouvrir le premier grand parc d’attractions français qui livrerait une interprétation ludique et immersive des légendes et grands romans de France. En somme, cette fille voulait faire éprouver aux classes populaires les sensations fortes que peut procurer la littérature autrement qu’en les assommant avec des pavés de 500 pages.
Lescanne et Derzypolski, 2019: 8 min 28 s – 9 min 22 s
Le duo — tout comme dans leurs travaux sur les « Que sais-je » et sur Rodin — adopte le parti pris d’exhiber les codes de l’interprétation savante, remettant ainsi en question l’autorité de l’herméneutique. La réflexion est animée d’un double mouvement : d’une part, l’envahissement du champ littéraire par la culture populaire (à travers le portrait dérivé), d’autre part, le rappel insistant des acteurs de la culture savante (le choix de la station France Culture n’est pas anodin). La place de la culture populaire dans les musées aujourd’hui est légitime, mais sans doute est-elle moins courante dans des musées littéraires, bastions d’une muséographie poussiéreuse.
Dans l’émission de radio, les deux artistes convoquent cette culture populaire, qui leur est offerte comme sur un plateau par le parc : le géant Gargantua comme figure double (populaire et issue de la haute littérature) puis Balzac, Proust et les Évangiles en une seule évocation, celle de la madeleine géante, présentée comme le seul élément fictionnel ajouté par Michel Houellebecq. Le démantèlement du parc contribue à la désémantisation, et l’émission confronte à l’exagération, à l’absurde, qui fait qu’on peut faire dire ce qu’on veut au texte et à l’univers littéraire. Cette manière de défaire le temple par la satire pousse la logique à bout lorsque le parc est démantelé : l’attraction inspirée de la ville imaginée d’après l’univers de Jules Verne est rachetée par un parc allemand (Derzypolski et Lescanne, 2019: 45 min 5 s – 45 min 28 s), qui en fait un instrument de l’apologie de l’alimentation énergétique, et les entrailles de Gargantua deviennent un train fantôme, doublement disqualifié, puisque jamais mis en service. En ce qui concerne l’installation Mmmh, une une de presse se met au pas de la culture populaire en rapprochant Michel Houellebecq du chanteur Johnny Hallyday, en raison de l’émoi suscité par leurs morts au sein de la communauté.
Le commerce de la gloire. Fabrique d’objets dérivés et de vraies-fausses archives
La figure de l’écrivain dans l’émission radiophonique est réduite à une cible pour fléchettes (« viser la casquette de Prévert », Derzypolski et Lescanne, 2019: 30 min – 30 min 50 s), à des formules liées au fétichisme de l’objet[12] (« Michel Houellebecq était très pyjama », 2019: 25 min 22 s), ou aux objets eux-mêmes liés à Houellebecq : un cendrier, une clochette pour « demander des services sexuels à sa femme » (2019: 40 min 48 s). C’est sur cette clochette que se clôture l’émission : faire un petit tour à la boutique vous permet d’acheter une copie de ladite clochette, produite en série avec le portrait de l’écrivain dessus, une illustration à l’efficacité commerciale assurée. Ces objets prolifèrent dans l’installation jusqu’au fétichisme : cendrier, matriochka, masque, moulage de la main tenant une cigarette, sous-vêtement féminin ou encore « réplique de la mouche aperçue lors de la découverte du cadavre ».
L’oeuvre de Lescanne et Derzypolski passe par le truchement de fausses archives : le reportage programme cette clé de lecture pour l’installation. Dans l’émission, les références à deux archives réelles ne sont pas mentionnées au générique : une émission grand angle de 1987 avec une interview d’Anne Fourcade, et une interview sur France 3 Régions du chanteur Carlos, qui se présente aux élections municipales comme adjoint au maire. Cette absence de sources favorise le brouillage des pistes entre le vrai et le faux qui participe du canular et du parti-pris du décalé.
Médias et figure littéraire
La fonction des tiers évoqués précédemment est de conserver, légitimer ou diffuser une représentation, une identité, voire ici un génie littéraire national. Mais on ne sait à quel fromage l’écrivain Houellebecq est identifié, contrairement aux figures comme Rabelais, apparenté au camembert. Les médias sont des tiers qui véhiculent une iconographie étudiée — souvent à travers le médium photographique —, ou irrévérencieuse — la caricature. L’émission radiophonique renvoie à la représentation photographique de la figure de l’écrivain à partir de la quatrième de couverture de Mirapolis (cette couverture entraperçue sur la page du site de l’émission Création On Air se résume à une photo-portrait peu identifiable) et de sa réduction à une cible ou à un portrait sur un objet dérivé, évoqués dans le discours.
Au fil de l’émission, la figure de l’écrivain, par-delà Michel Houellebecq, renvoie à celle du classique : la proposition de tirer sur l’écrivain-cible d’un jeu de fléchettes s’inverse et c’est l’écrivain lui-même qui tire désormais. Ce renversement de la proposition fait référence aux Allemands qui déboulonnent et fondent des statues d’écrivains (Derzypolski et Lescanne, 2019: 46 min 38 s) pour en faire des armes au sens littéral (balle ou fusil) : Corneille, Hugo, La Fontaine, « les Allemands nous ont tirés dessus avec notre littérature » (2019: 47 min 12 s). Le destin des statues d’écrivains français sous le joug allemand (Wrona, 2019) est significatif de la dimension politique du grand écrivain. Celui qui fut érigé en génie national au XIXe siècle. L’ironie est de mise quand on pense que « [l]e grand écrivain est quintessence de la nation par son oeuvre, par sa vie, par son corps » (Thiesse, 2019: 14) et qu’il est ici réduit à son fétiche déboulonnable. Bien sûr, Michel Houellebecq n’a rien d’un génie national au sens développé par Thiesse. C’est donc non sans humour que le générique final de l’émission annonce un prochain épisode avec Pierre Bayard, un auteur qui oeuvre justement à brouiller ces appartenances identitaires. Dans l’installation, les couvertures de trois journaux étrangers sont le signe de l’envergure de Michel Houellebecq à l’international. Le fait qu’un écrivain fasse la une le jour de sa disparition, tout comme la création d’un musée qui lui est dédié, est un marqueur de distinction. Mais la figure de l’écrivain dans ledit musée est aussi traitée sur le mode de la caricature et est mise en parallèle avec un personnage archétypal de ses romans, Yves Michu, fictif bien sûr.
Il est vrai qu’on peut mettre en exposition l’écrivain ou son personnage (dans le cas de Gargantua), mais plus jubilatoire encore est de mettre en exposition une écriture et un univers, ce qu’Alice Lescanne et Sonia Derzypolski font à souhait. Ce parfum de provocation par le canular, l’ironie, le faux et la convocation de la culture populaire nous rapprochent de l’esprit de Houellebecq, qui a lui-même mis le statut d’artiste reconnu au centre de La Carte et le territoire. De cela, le duo, qui se livre à une mise en abyme astucieuse, en a bien conscience.
« Rester vivant. » La postérité, à quel prix? Retour à l’oeuvre et à la fabrique littéraire
Jouant d’une hybridation des médias (livre, presse, radio, installation, maison-livre, affiche), des modes d’existence (fiction, réalité), des genres (roman, pastiche, reportage, essai), des discours, des styles, des arts (musique, littérature, dessin), des statuts auctoriaux (journaliste, conservateur, guide, écrivain, artiste) et des publics (lecteurs, visiteurs, auditeurs, populaires et savants), les deux projets adoptent diverses stratégies humoristiques et critiques.
Deux oeuvres qui pastichent Michel Houellebecq
Les deux oeuvres mettent en jeu une pratique littéraire maîtrisée, qui s’affirme dans l’émission radiophonique lorsque sont lus des extraits du prétendu dernier roman de Houellebecq : Mirapolis. Du reste, l’unique illustration qui accompagne le podcast figure un montage photographique réalisé par le duo : on y voit un lecteur qui tient un exemplaire du livre, reconnaissable à sa couverture caractéristique des éditions Flammarion. Ce roman n’est pas un inventaire du parc mais un roman historique (Lescanne et Derzypolski, 2019: 51 min 20 s), un récit autobiographique du narrateur et un essai, une hybridité générique caractéristique de l’oeuvre de Houellebecq. Au fil des six extraits, la fiction paraît même prendre le pas sur le parc et le musée, et le pastiche s’emballe dans la délectation d’un vrai-faux Houellebecq inédit. S’y déploie une écriture proprement houellebecquienne, non seulement par son style (avec des ruptures soudaines de registres pour désigner la fondatrice de Mirapolis — une « nana » [8 min 40 s], une « connasse » [28 min 10 s] —, l’emploi de termes sexuels [17 min 18 s], une description clinique, etc.), mais aussi par l’inclusion de plusieurs thématiques familières de l’auteur[13]; le parc d’attractions fournit un prétexte pour envisager des sujets aussi variés que cohérents avec l’univers de l’écrivain, comme le terrorisme (Soumission, 2015) puisque l’emplacement de Mirapolis est devenu un terrain militaire pour les forces antiterroristes (50 min 15 s). Ce point souligne l’évolution de statut des lieux culturels, devenus des lieux sécuritaires, dans le droit fil de la réflexion de Houellebecq sur la « crise de la culture » et la décadence (Wittmann, 2013). Les vestiges des attractions permettent de faire valoir le regard d’archéologue (51 min) et de témoin (1 min 26 s) du présent de Houellebecq, son travail sociologique (9 min 10 s) vis-à-vis des responsables et publics du parc. L’artifice entourant la date du roman, écrit prétendument en 2026, opère aussi comme un clin d’oeil au caractère visionnaire de l’écrivain, souvent valorisé par la critique (Godo, 2019), dans un texte qui, justement — la journaliste le souligne —, est son seul roman historique. Le texte même de la visite contient des références intratextuelles. Le lecteur averti pourra identifier ces allusions à l’oeuvre de l’écrivain : l’univers domestique de l’homme fournit ainsi progressivement un prétexte pour immerger l’auditeur-lecteur dans l’oeuvre de Houellebecq. Par exemple, le roman La Possibilité d’une île (2005) évoque la chambre à coucher et des jeux sexuels (39 min 20 s).
L’installation se fait aussi écho de l’oeuvre : les différents scénarios interrogent autant de facettes de l’écrivain et jouent avec son image (Novak-Lechevalier, 2018: 47-50). Elle aborde les mécanismes de valorisation patrimoniale, culturelle et marchande qui entourent les maisons des écrivains et d’autres lieux touristiques culturels. Pensons aux paradores[14] réhabilités par Franco, aux Relais & Châteaux fréquentés par le narrateur de Sérotonine (2020 [2019]), mais aussi aux observations critiques que le narrateur de La Carte et le territoire (2019 [2010]) conduit sur l’exploitation touristique des lieux d’histoire et des lieux de l’art (atelier de Jed Martin, maison de Houellebecq…), figés dans les représentations comme dans leurs aménagements, selon des clichés éculés[15], prêts à l’emploi, sur lesquels repose d’ailleurs l’« éco-village » fondé sur les ruines du parc (Lescanne et Derzypolski, 2019: 53 min 50 s). Voilà un des angles qui explique le choix motivé de Michel Houellebecq pour penser la patrimonialisation de la littérature dans ses lieux, tout comme la mort de l’écrivain — la figure même d’auteur et son passage à la postérité (Meizoz, 2017: par. 21) —, lui qui justement met à mort son personnage et qui, corrélativement, fait de sa maison une terrible scène de crime impropre… à la consommation[16].
Innover en matière de patrimonialisation du littéraire. Concept et humour en muséographie
L’humour dans une exposition n’est pas si fréquent et encore moins dans un musée ou une exposition littéraire. Nul doute que le fait que la littérature soit enseignée à l’école augmente son coefficient de sérieux académique. Mais faut-il rappeler que le musée n’est ni l’école ni son annexe? Ainsi a-t-on vu des expositions scientifiques plus libérées, optant pour l’humour et un ton décalé. Cette nouvelle option s’inscrit dans une évolution des musées, de leurs missions, depuis les années 1980, et, comme le remarque Serge Chaumier, l’humour eût été mal venu et impossible « durant tout le XIXe siècle » tant ces institutions étaient garantes d’un savoir, d’une « religion de la société rationnelle », voire d’une idéologie du progrès (2012: 5). Le sociologue explique ce qui advient de la vision politique du musée à travers l’humour, résultant de la montée et de la diversification des médiations, de la place majeure accordée au public et de la remise en question de l’autorité de l’expert. Et de souligner le rôle d’avant-garde du Muséum d’Histoire naturelle de Neuchâtel, dans toutes les expositions conduites de Jacques Hainard à Christophe Dufour, qui pousse le décalage jusqu’à la supercherie. On ne peut que remarquer l’affinité entre le ton décalé de l’exposition suisse consacrée aux intestins, intitulée Manger, la mécanique du ventre (Muséum d’histoire naturelle de Neuchâtel, 27 novembre 2016 au 4 février 2018), et un élément de l’émission de radio du duo d’artistes : la référence au fonctionnement digestif de Gargantua et des visiteurs[17]. De cet alambic scatologique, il nous est précisé dans l’émission (Derzypolski et Lescanne, 2019: 14 min 51 s) qu’il est impossible d’accéder au cerveau, par la volonté de la conceptrice du parc, et ce afin de gommer le rapport entre chair et esprit, si cher à Rabelais.
Certes le canular, et tous les registres du comique, ont leur place en littérature — Alice Lescanne et Sonia Derzypolski intègrent d’ailleurs parfaitement à leurs oeuvres les ressorts de l’esprit carnavalesque de Rabelais et de l’inventaire surréaliste (à travers la chanson des Frères Jacques dans l’émission, et la référence à Prévert dans les deux projets) —, mais soulignons que les concepteurs d’expositions littéraires y ont, quant à eux, peu recours, et que, lorsque c’est le cas, ils passent souvent la main aux artistes eux-mêmes. Dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit pas d’un dispositif ou d’un objet mais bien de la conception entière de l’exposition qui sollicite la capacité critique du visiteur. Le rire est au service d’un niveau méta, d’une réflexion tant sur le personnage « Michel Houellebecq » que sur le fétichisme des expositions de célébrités.
Ce faisant, le duo d’artistes s’appuie sur une tradition somme toute très littéraire : l’invention d’un faux manuscrit (procédé éculé au XVIIIe siècle), le satirique, le mentir vrai… Et il jongle avec les typologies d’humour, du pastiche d’un discours à la parodie d’un décor. Tout ceci se fait en comptant sur l’intelligence du visiteur et en lui donnant moult signaux : le titre imprononçable qui prolonge la signature du duo, la datation (2026 pour la parution du livre), la part de la fiction (invention, jeu sémantique pour les titres des panneaux de salle, onomastique du personnage Michu), la forme graphique, qui n’est pas sans affinités avec celle des planches de bande dessinée, et la caricature (pour les couvertures de journaux) sont autant de moyens de susciter une distance réflexive. Tout signale des codes et conventions qui touchent aussi à l’institution muséographique : les acteurs, le lieu, la pratique patrimoniale. Cette distance réflexive s’exerce vis-à-vis d’un usage culturel, d’une habitude des institutions, d’un code, et même de l’autodérision dans la sacralisation de l’écrivain. La satire prend pour cible les topos de la visite au musée, à renfort de vocabulaire usuel (« reconstitution »), d’exagération (le génie à sa fenêtre), de clichés pris dans le jeu d’échelle (l’empreinte de la main qui n’est pourtant pas celle de l’écrivain mais juste bonne à donner « une idée de sa taille », ou le plâtre de son pied surdimensionné), du ton exagérément enthousiaste du conservateur, jusqu’au titre qui pastiche le nom des émissions patrimoniales de France Culture et à la musique de l’émission.
Plutôt que poursuivre l’énumération des typologies d’humour chez le duo, qui reprend l’esprit corrosif et volontairement obscène de l’auteur, l’étude d’un des panneaux de salle nous permet de mettre en évidence leur fine compréhension des enjeux muséographiques : créer de l’insolite pour accrocher le visiteur. Entre objets divinatoires, portraits d’après archives, déclinaison d’un folklore tsigane, ces choix muséographiques sont typiques des expositions canulars, dans le style de Futur antérieur[18]. L’anticipation en 2026 permet une reconstitution archéologique qui exhibe avec humour les hypothèses scientifiques. Des briquets jetables sont ainsi supposés être des instruments de musique[19].
***
Tout média s’inscrit dans un contexte et tout acte humoristique dans une situation de communication (Charaudeau, 2006) : pour être en complicité avec le visiteur, le choix du lieu d’exposition est déterminant. France culture, le Centre Pompidou et le Centquatre sont une chaîne de radio et des lieux au public dit « averti », à tout le moins ciblé. Ce ne sont pas des musées, mais des structures liées à la création contemporaine, des tiers lieux qui ont donc l’habitude d’offrir une alternative et d’oeuvrer à un décloisonnement des pratiques. À quand une exposition décalée in situ, dans le lieu consacré : la maison d’écrivain? Imagine-t-on une exposition décalée sur Boris Vian? Facile! Sur Pascal Quignard? Sans doute moins. Preuve en est que, dans le cas qui nous a intéressés, les artistes ont respecté l’esprit d’un auteur préalablement bien ciblé.
Enfin, ce cas invite à interroger la place des artistes dans la muséographie : ils se permettent ce que l’institution n’ose pas. On ne se prend pas au sérieux avec Alice Lescanne et Sonia Derzypolski. Pour elles, la référence à l’artiste contemporain reste ironique (on peut citer, dans l’émission radiophonique, le Mammouth du parc démantelé devenu ready-made[20]), tout comme les stratégies muséographiques et scénographiques, qui sont toutes « en option », selon l’invitation des panneaux de salle. Ce faisant, au-delà des possibles qu’elles suggèrent, elles endossent un parti pris décalé que les institutions sont réticentes à adopter.
Appendices
Notes
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[1]
Cette question a été le sujet du colloque « Lieux et hors-lieux de l’exposition du littéraire » qui s’est tenu à l’Université d’Artois le 2 octobre 2020.
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[2]
Mmmh (Maison-musée Michel Houellebecq) a été exposée au Centquatre (Paris) dans le cadre du festival Les singuliers (du 10 au 26 janvier 2020), en coproduction avec le Centre Pompidou (dans le cadre d’Extra! Festival de la littérature vivante, du 10 au 15 septembre 2019).
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[3]
Il convient sans doute de préférer cette notion à celle de « désacralisation » qui paraît plus radicale et circonscrit par trop la démarche de l’auteur à une approche marquée par l’histoire littéraire (voir Paul Bénichou, 1973) et des arts.
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[4]
L’exposition Rester vivant a été présentée au Palais de Tokyo du 23 juin au 11 septembre 2016.
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[5]
Nous remercions l’auteur pour l’envoi de son tapuscrit.
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[6]
Contrairement aux Archives et Musée de la Littérature de Bruxelles, où sont régulièrement reconstitués des bureaux d’écrivains, ou au Musée Carnavalet de Paris, qui expose de façon permanente une reconstitution de la chambre de Marcel Proust.
-
[7]
L’exposition se constitue d’une table d’orientation, d’une maquette de maison, de couvertures de journaux et de panneaux, le tout réparti en cinq sections. Un premier panneau présente les façades du musée Mmmh, son « escapegame », d’autres panneaux évoquent les étapes d’un parcours (« Portraits du grand homme », « L’écrivain au travail », « La mort de l’écrivain »), d’autres, thématisés, jouent sur l’énigme ou l’engagement (« Qui a tué Michel Houellebecq? Vous enfuiriez vous de cette secte? », « Sauvez le président Ben Abbes », « Luttes LGBT »). Le visiteur prend un audioguide à l’entrée, il devient le conservateur du musée Mmmh et les pistes sonores lui proposent des choix qui orientent son parcours et le devenir de ce musée.
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[8]
Cette attraction n’est pas sans rappeler les modèles du genre, tel que le Clos Lupin, chez Maurice Leblanc, en Normandie, où la visite suit une intrigue policière.
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[9]
Des lieux originaux de ce type sont cependant bel et bien associés à certains écrivains, comme la datcha d’Ivan Tourgueniev à Bougival ou le bateau de Guy de Maupassant à Étretat.
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[10]
Aucune précision n’est donnée toutefois à son sujet.
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[11]
Nous distinguons la désacralisation et la déhiérarchisation, qui sont souvent associées. La première suppose d’ôter une aura, souvent conférée au sein d’un collectif : le privatif n’induit donc pas une simple perte, mais aussi une transformation de ce qui fait bien commun. La déhiérarchisation peut être un des effets ou une des causes de la désacralisation, mais non la seule.
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[12]
Ces objets-contacts représentent la figure (Fabre, 2003).
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[13]
L’écrivain a d’ailleurs apprécié ce pastiche (Derzypolski et Lescanne, 2019: 6 min 35 s, 7 min 45 s).
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[14]
« [L]es paradores étaient des hôtels de charme, […] tout ce qui pouvait encore tenir debout en Espagne en termes de châteaux forts moyenâgeux ou de couvents Renaissance avait été converti en parador. » (Houellebecq, 2020 [2019]: 38)
-
[15]
La maison du Loiret, où l’écrivain campe son personnage, correspond à peu près à ce que l’on attend d’une « maison d’écrivain » : une-belle-demeure-nichée-dans-un-coin-de-nature. Elle n’en est pas moins « banale », puisqu’elle « ressembl[e] » à toutes « ces maisons de campagne traditionnelles » (Houellebecq, 2010 [2019]: 249-250) où l’on mange un pot-au-feu et des macarons!
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[16]
C’est le cas dans La Carte et le territoire (Houellebecq, 2010 [2019]) et dans le scénario « Cluedo » de la maison-« escapegame » dans l’installation Mmmh (2019).
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[17]
Au sujet de cette exposition et de l’usage de l’humour dans les expositions scientifiques au Muséum d’histoire naturelle de Neuchâtel, voir Dufour et Aebischer (2018).
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[18]
Futur antérieur, trésors archéologiques du XIXe siècle après J.-C., Musée romain de Lausanne-Vidy (11 octobre 2002 au 21 avril 2003). Dans cette exposition, fruit fictif de fouilles archéologiques du futur, on s’interroge sur l’usage du nain de jardin en lui prêtant des fonctions imaginaires et insolites.
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[19]
La prédilection du duo pour les objets jetables comme traces archéologiques et objets épistémologiques (stylo, briquet…) est notable.
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[20]
On reconnaît là l’ironie de Houellebecq devant la spectacularisation de l’art contemporain (Bourmeau, 2017; Savard-Corbeil, 2018).
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