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« Non seulement épicentre de tout ordre juridique, la responsabilité partage ainsi avec l’oeil du cyclone la dynamique de sa complexité[1]. »

L’épistémologie renvoie à une « étude critique des principes, des postulats, des méthodes […] et des résultats de la connaissance du droit[2] ». À cet égard, nous devons impérativement nous interroger sur cette possibilité de connaître le droit et sur la volonté corrélative de contribuer au progrès du savoir juridique. Ce dernier objectif n’est-il pas présomptueux ? Par surcroît, la poursuite de l’avancement de la science juridique nécessite la critique. Quelle est donc cette science juridique ? N’est-ce pas un paravent, une tromperie que de tendre, comme juriste, à être scientifique[3] ? Comment pouvons-nous connaître le droit ? N’y a-t-il pas lieu de repenser notre statut : scientifique — qui connaît et produit le droit — ou technicien — qui fait le droit ?

Dans la présente étude, nous examinons la notion de responsabilité suivant une perspective épistémologique et tentons, à cet égard, la construction d’une analyse ou d’un discours sur[4] cette notion. À remarquer que nous circonscrivons essentiellement l’objet et les frontières de cette réflexion à la responsabilité inscrite dans le système de droit civil au sens large. L’avancement de la doctrine juridique, appuyé sur une typologie appropriée du langage juridique[5], constitue, à notre avis, une finalité capitale à favoriser sur le plan intellectuel et à l’honnêteté inhérente qui doit y transparaître.

La responsabilité civile représente un domaine juridique des plus intéressants, non seulement en raison de sa généralité et de la multiplicité des applications qu’elle comporte, mais encore et surtout en raison des nombreuses fluctuations et des métamorphoses subies au fil du temps[6]. Or, elle revêt un caractère si riche et si accidenté que son exploration en détail apparaît utopique. La responsabilité est, en effet, intimement liée au mouvement de la vie quotidienne et se pose dans des conditions si variées qu’il peut sembler prétentieux sinon inutile de l’envisager sur le plan théorique. Pourquoi vouloir recourir à un principe supérieur, probablement insaisissable, qui régisse toutes ses règles ? Comment tenter l’unité et la cohérence des fondements de la responsabilité civile[7] ? N’est-ce pas sombrer dans un atavisme intellectuel ? L’infinie diversité de la vie se joue de toute spéculation et de toute formule. Nous n’avons toutefois pas cru bon de nous incliner devant cette fin de non-recevoir. Nous nous appliquons ainsi à la contribution d’une pierre, sinon d’un caillou, à l’édifice juridique de la responsabilité civile par des fondations épistémologiques.

Nous nous appuierons sur le concept de responsabilité civile. D’emblée, nous nous interrogerons sur la possibilité de connaître la signification et le sens juridiques de la responsabilité civile (1). Sur le plan de la doctrine juridique, plus précisément, nous mettrons en évidence les approches dogmatiques plurales qui règnent au regard de la responsabilité civile (2). Par ailleurs, dans une visée théorique, nous considérerons la responsabilité civile comme une norme de l’ordre juridique (3). Enfin, nous examinerons l’application de cette norme, au sein du système juridique québécois, dans l’horizon de la modernité juridique (4).

1 La signification et le sens juridiques de la responsabilité civile

Loin d’être une considération adventice, la connaissance des mots employés sur le plan linguistique et sémantique nous paraît primordiale. Le langage, à titre d’instrument, règle, conditionne, canalise les espèces de discours juridiques. La langue revêt le rôle paradoxal de servante-maîtresse : « Et en vérité le langage est de lui-même connaissance ; son vocabulaire, sa syntaxe sont une façon de penser le monde, de découper la structure du monde ; de notre science, notre langage constitue la première moitié[8]. » Le langage est certes générateur d’un pouvoir sur la pensée, suivant la parabole de la « novlangue[9] ». En effet, il tend à exister « un rapport intime, voire divin, entre la langue employée et les idées qu’elle abrite[10] ». « L’idée acquiert [ainsi] un sens lorsqu’elle est incarnée dans le mot qui la contient dans son entier et dans sa diversité[11]. » Comment pouvons-nous acquérir une connaissance de la responsabilité civile ? Quelle signification et quel sens juridiques devons-nous lui attribuer[12] ? Une dialectique est généralement postulée entre la signification et le sens d’un terme ; si nous la supprimons, la question revêt néanmoins un intérêt purement stylistique. Ainsi libérée, nous pouvons tenter de dépasser cette dialectique et de projeter le raisonnement plus à l’avant.

La formulation de la responsabilité civile peut être reconsidérée, à l’instar de l’allégorie utilisée par le juriste et philosophe réaliste danois, Alf Ross, portant sur la terminologie du « Tû-Tû[13] ». Prenons appui, à titre illustratif, sur l’exemple suivant : 1) Si j’insulte mon voisin, alors j’engage ma responsabilité ; 2) Si j’engage ma responsabilité, alors je pourrai être condamné à des dommages-intérêts ; 3) Si j’insulte mon voisin, alors je pourrai être condamné à des dommages-intérêts. La responsabilité apparaît tel le moyen terme commun d’un syllogisme. Elle est pourtant considérée comme « un vecteur intermédiaire, ou un lien de causalité, [qui] produit des effets ou fournit la base d’une conséquence juridique[14] ».

La responsabilité civile se meut en un simple mot, un terme vide de sens. Insérée entre le fait-condition et sa conséquence, elle est en réalité un concept dénué de toute signification et dépourvu de référent. L’insulte — fait juridique — implique la possibilité d’une condamnation pécuniaire — conséquence juridique. La notion de responsabilité civile, qui est créée entre l’insulte et l’imposition d’une condamnation pécuniaire, apparaît tel un non-sens. Le juge considère ce fait et se prononce alors en faveur de la victime dans une action en réparation. La responsabilité civile, dans le langage de la dogmatique juridique, se révèle donc un instrument pour la technique de présentation, qui sert uniquement des fins systématiques du langage, soit la prescription et l’assertion. Elle puise là sa principale utilité. Voilà qui est intéressant : le mot seul engage, semble-t-il, la responsabilité civile !

Au surplus, il y a lieu de critiquer la responsabilité civile : ne renvoie- t-elle pas à l’écueil de la méthode nomotique, inhérente aux sciences expérimentales ? Sur le présupposé que le mot est le miroir de la chose : si le mot existe, la chose doit alors exister. Or, le juriste doit faire semblant que la chose existe, en l’absence de toute possibilité de l’observer et de la reproduire dans le monde physique. De fait, existe-t-il une responsabilité civile ? Il importe de scinder le monde : scientifique, d’une part, et intellectuel, d’autre part. Selon cette position nomotique, le juriste tend à s’octroyer, par une malhonnêteté intellectuelle, le titre de scientifique. Certes, la vision séduit, car nous y trouvons un univers déjà existant, un droit immanent. La légitimité que s’attribue le juriste se traduit cependant par une supercherie et demeure au niveau de la seule utilisation des concepts. Le tout s’articule alors dans le monde des idées, à l’instar de la théorie platonicienne.

La responsabilité civile se révèle, en revanche, un concept d’une utilité éloquente. Elle permet, entre autres choses, de réfuter l’usage impropre du large vocable « droit », de clarifier à ce titre les termes employés et de concrétiser les débats.

Le concept de responsabilité a notamment été affirmé tel l’un des éléments constitutifs du quaterne juridique. Il y a lieu de se référer, à cet égard, au système d’analyse juridique de Wesley Newcomb Hohfeld, juriste américain du début du xxe siècle. Celui-ci a tout particulièrement marqué le droit et la philosophie américaine par ses articles publiés respectivement en 1913 et en 1917 dans le Yale Law Journal[15]. Ils forment la base de son ouvrage, Fundamental Legal Conceptions[16], qui propose un système de concepts pour analyser la notion de droit, marquée sous le sceau de l’ambiguïté dans le langage juridique courant. En effet, quatre mots compréhensibles peuvent remplacer le terme « droit » pour exprimer son contenu : le « pouvoir », l’« incapacité », l’« immunité » et la « responsabilité ». Derrière de tels concepts peuvent notamment se cacher la « liberté », le « privilège » et la « compétence ». Tous s’inscrivent sous la forme géométrique d’un carré et renvoient à une matrice de relations établies entre les individus. De fait, l’analyse hohfeldienne ne se concentre pas tant sur la définition des concepts que sur les relations qui existent entre eux. La responsabilité peut dès lors s’inscrire, au sein du quaterne juridique, dans une relation d’opposition au regard de l’immunité et de corrélation devant le pouvoir.

Outre le questionnement inhérent à la possibilité de connaître la signification et le sens juridiques de la responsabilité civile, nous discuterons de celle-ci suivant une démarche « sécurisante », propre à la dogmatique juridique.

2 Les approches doctrinales plurales de la responsabilité civile

Dans sa généralité, la doctrine juridique tend à encadrer, à définir, à interpréter et à analyser la responsabilité. À cet égard, une pluralité d’approches ont cours. Aux côtés des orientations historique et chronologique, coexistent les orientations étymologique et terminologique. Des précisions s’imposent, par surcroît, quant à la technique et à la typologie relatives à la responsabilité. À la lueur d’un tel exposé didactique, nous soulèverons diverses interrogations quant à l’incidence de ces approches sur la définition de la responsabilité civile.

À l’instar de Michel Villey, nous tenons à esquisser l’histoire du mot « responsabilité ». De fait, « la polysémie du mot “responsable” fut l’effet de son évolution ; et […] en distinguant plusieurs couches successives de sens accumulés sur le même vocable, relevant de structures sémantiques diverses ou de divers systèmes de pensée, nous arriverons à le mettre au clair[17] ».

Plus précisément, le terme « responsable » — d’abord responsavle (1284) puis responsable (1304) comme adjectif — précède l’apparition du substantif « responsabilité » (1783)[18]. Il subit notamment l’influence du mot anglais responsibility de 1733, qui régnait en droit constitutionnel. Qu’en est-il ? Cette chronologie de l’apparition des termes relatifs à la responsabilité a-t-elle un impact sur la définition de la responsabilité ? Illustre-t-elle l’une des finalités essentielles de la responsabilité civile, soit la désignation de l’auteur responsable d’un acte préjudiciable ? Doit prévaloir, en outre, un second dessein qui renvoie à l’attribution des conséquences de ce geste dommageable.

Sur le plan étymologique, le terme français « responsabilité » a pour origine latine respondere[19]. Le responsable est donc « celui qui répond ». Toutefois, dans le domaine du droit civil, le responsable répond de quoi ? de qui ? Répond-il du dommage causé ? de la faute commise ? des biens ou des personnes qu’il a sous sa garde ? Ce questionnement sous-tend incidemment que l’auteur responsable puisse répondre tant de sa propre conduite fautive que du fait illicite d’autrui ou de biens.

Quant à la terminologie de la responsabilité, elle diverge suivant le domaine juridique ou le sens courant visé[20]. Dans ce dernier sens, il s’agit d’une obligation ou d’une nécessité morale, intellectuelle, de réparer une faute, de remplir un devoir, une charge, un engagement. En droit civil, plus particulièrement, c’est une obligation spécifique de réparer un dommage causé par une faute ou dans certains cas déterminés par la loi. Les conditions de la responsabilité civile renvoient conséquemment, et de façon générale, à la trinité dogmatique (mais également pratique) : « faute — lien de causalité — dommage[21] ».

L’exigence de responsabilité peut, par ailleurs, être confinée suivant une typologie définie[22]. La responsabilité civile est alors opposée à la responsabilité pénale. Au surplus, coexistent notamment : une responsabilité interne et internationale ; une responsabilité privée et publique ; une responsabilité individuelle et collective ; une responsabilité contractuelle et extracontractuelle ; une responsabilité directe et indirecte ; une responsabilité pour faute et sans faute. Or, ces typologies qui existent au niveau formaliste du langage trouvent-elles un écho sur le plan substantif ? La juxtaposition de qualificatifs, qui se veulent descriptifs, n’illustre-t-elle pas les facettes distinctes et variables de la responsabilité ?

Par surcroît, il est possible de scinder la technique spécifique de la responsabilité civile — ad extra : spécificité par rapport aux autres types de responsabilités juridiques et ad intra : structure visant la réalisation de sa fin spécifique par les éléments de causalité et d’imputabilité. À la lueur de telles remarques issues d’un traitement doctrinal, nous traiterons, dans un cadre théorique, du positionnement de la responsabilité civile dans l’ordre juridique.

3 La théorie de la norme de responsabilité civile dans l’ordre juridique

La responsabilité, entendue largement, s’inscrit au sein de divers systèmes dits normatifs. Outre sa présence dans le domaine du droit, la responsabilité apparaît notamment dans les différentes morales, philosophies, éthiques et religions. Nous opérerons une translation du concept de responsabilité civile vers une norme de l’ordre juridique, sous le prisme de la théorie positiviste normativiste. Dans une visée strictement didactique, la notion d’ordre juridique exige, en premier lieu, une définition, une distinction des autres ordres normatifs et une nuance au regard des théories institutionnelle et sociologique (3.1). Sur cette assise théorique, l’examen de la responsabilité civile impose, en second lieu, une précision par rapport aux expressions connexes d’obligation et de sanction affirmées dans l’oeuvre kelsénienne. Par ailleurs, la responsabilité civile peut renvoyer à une norme secondaire selon la pensée hartienne (3.2).

3.1 La notion d’ordre juridique

Dans la théorie normativiste kelsénienne[23], le droit renvoie à un ensemble de normes juridiques. Or, le droit ne doit nullement être entendu, suivant Kelsen, tel un simple ensemble statique de normes, mais plutôt comme un ordre. En tant qu’ordre, il est un système de normes juridiques qui revêt une structure hiérarchique, se traduisant par la pyramide des normes, et dynamique, c’est-à-dire un droit en mouvement qui règle sa propre création.

Pierre angulaire du modèle présenté par Kelsen, les normes qui composent l’ordre juridique sont des règles qui énoncent ce qui doit être (sollen), « non pas ce qui doit être nécessairement, mais ce qui, précisément, ne serait pas sans que la norme soit appliquée[24] ». Plus exactement, les normes juridiques consistent en des règles qui ont essentiellement pour objet de régir la conduite humaine. Elles doivent, au surplus, être accompagnées d’une sanction. Le droit renvoie, en somme, à un ordre normatif de contrainte de la conduite humaine.

Kelsen illustre la différence entre le droit, ordre normatif juridique, et les autres ordres normatifs, tel l’ordre normatif religieux ou social, par le fait que la contrainte doit avoir lieu pour le droit qui en possède le monopole. Sans cette connexion normative à la sanction, le droit perd sa spécificité[25]. Dans son ouvrage intitulé Théorie générale des normes, Kelsen formule sa pensée comme suit :

Le droit et la morale se distinguent par le fait que le droit commande un certain comportement (et cela signifie qu’il en fait une obligation juridique) en posant comme obligatoire une sanction comme condition du comportement contraire, tandis que la morale commande un certain comportement et en fait ainsi une obligation morale, et attache une sanction aussi bien au comportement conforme qu’au comportement contraire. Une autre différence – et c’est une différence d’un point de vue de stricte technique juridique – tient à ce que, dans un ordre juridique techniquement avancé, des organes fonctionnant sur le principe de la division du travail – les autorités judiciaires et administratives – sont investis pour appliquer des sanctions tandis qu’un ordre moral positif habilite tout membre de la communauté qu’elle institue à exécuter les sanctions prévues par cet ordre[26].

L’inscription de la responsabilité civile au sein de l’ordre dit normatif juridique et sa réfutation dans l’ordre moral sous-tend la distinction entre les responsabilités juridique et morale. Cette opposition illustre les concepts propres à chacune : for interne / for externe ; moralité / égalité ; subjectivité / objectivité. Au surplus, l’éminence, soit le rapport à un principe plus élevé — Dieu ou valeurs — s’oppose à l’imminence, soit le rapport à l’individu même. Dès lors, à un sentiment de responsabilité, soumis au tribunal intérieur de la raison, s’oppose une action en responsabilité, assujettie à la compétence du juge public. Kant énonce, à cet égard, que la responsabilité morale renvoie à « l’intériorité de la conscience personnelle », alors que la responsabilité juridique puise son sens seulement dans « l’aire de la légalité que définit la contrainte et que caractérise l’objectivité[27] ». Il précise néanmoins qu’il ne s’agit pas d’un dualisme radical et insurmontable, la responsabilité juridique venant à tout le moins doubler, comme pour la réaliser, la responsabilité morale.

La théorie exposée sur la notion d’ordre juridique en tant que système normatif appelle la nuance et la critique sur le plan de l’institutionnalisme et de la sociologie juridique. À titre indicatif, la pensée de Santi Romano et celle de Max Weber s’inscrivent toutes deux dans cette perspective.

Au regard de l’ordre juridique, Santi Romano[28] dénonce l’insuffisance de la théorie du droit, qui renvoie à une norme ou à un simple ensemble de normes de conduite, et désire faire éclater le cadre trop étroit de cette vision réductrice. Il opine que le droit est perçu tel un ordre dans son intégralité et son unité, c’est-à-dire une institution. Les normes ne sont qu’un élément du droit. Ce dernier, dans sa totalité, est plus que les normes : il les englobe. Le concept auquel Romano se réfère afin de dépasser la définition du droit comme norme est celui d’organisation. Est donc illustré le lien qui unit les prescriptions institutionnelles à l’ordre tout entier, à l’institution dont elles sont des éléments ; lien nécessaire et suffisant pour fonder leur caractère juridique. Romano favorise ainsi le concept de l’institution, marquée parfois fortement par l’empreinte sociologique. À un système prénormatif est alors postulé un système social organisé, une institution qui vit en tant que telle.

Pour sa part, Max Weber[29] précise que l’ordre juridique revêt deux sens distincts. Suivant un sens juridique strict, c’est un ensemble cohérent et logique de normes qui s’articulent comme un tout, donc un système ou un ordre. Suivant un sens juridique sociologique, Weber se détache des normes pour observer les acteurs sociaux. Aux motifs économiques, politiques, moraux et religieux qui peuvent guider l’action humaine, le droit ajoute un ensemble de motifs qui puisent leur source dans la norme. L’analyse sociologique privilégiée par Weber renvoie essentiellement à l’« agir juridique ». Il favorise, par conséquent, un « droit en action » ou un « droit vivant[30] ».

Il importe désormais de confronter la responsabilité civile aux notions d’obligation et de sanction, ainsi que de considérer le positionnement de la responsabilité civile au sein de l’ordre juridique comme norme secondaire, à l’instar de l’oeuvre hartienne.

3.2 La norme de responsabilité civile

La norme de responsabilité civile se situe à l’épicentre de l’ordre juridique, en droit privé essentiellement. Rappelons que, suivant les postulats de l’entreprise kelsénienne, l’ordre juridique ne peut être conçu autrement que comme un ordre de contrainte, puisqu’il ne peut y avoir d’obligation sans détermination corrélative de la sanction de sa violation. La responsabilité civile apparaît de façon distincte, au sein de cet ordre de contrainte, et coexiste auprès des concepts d’obligation[31] et de sanction[32]. Un lien direct entre la responsabilité civile et la sanction est néanmoins indissociable de celui qui existe entre cette responsabilité et l’obligation.

Vue donc de la dogmatique juridique, la responsabilité représente, selon Kelsen, « la relation entre l’individu contre lequel l’acte de contrainte est dirigé et le délit commis par lui ou par un autre individu[33] ». Il postule que l’acte de contrainte, c’est-à-dire la sanction, n’est pas nécessairement dirigé contre l’individu même dont la conduite en est la condition. Il est également possible qu’il soit opposé à une autre personne, celle-ci répondant alors du délit et en étant juridiquement responsable. Kelsen remarque ainsi fort justement qu’il peut y avoir confusion, en un seul et même individu, du sujet obligé et du sujet responsable. En revanche, un individu qui répond du délit commis par un autre est simplement responsable et se distingue de l’individu obligé : « On est obligé à une conduite conforme au droit, on est responsable d’une conduite contraire au droit[34]. » Est ainsi illustrée la différence entre l’individu-sujet de responsabilité et l’individu-objet de responsabilité, ce qui traduit une divergence entre la responsabilité (subjective) pour le fait personnel et la responsabilité (objective) pour le fait illicite d’autrui ou de biens.

Par surcroît, en ce qui concerne le langage, la distinction entre l’obligation et la responsabilité civile s’exprime éloquemment. Alors qu’une personne est obligée à une conduite (exclusivement personnelle), elle peut être tenue responsable d’une conduite (personnelle ou celle d’un autre)[35].

La responsabilité civile étant de la sorte distinguée des notions connexes d’obligation et de sanction, il est désormais possible de scinder la perception de la responsabilité suivant qu’elle se rapporte à l’ordre juridique entier ou qu’elle est envisagée selon le sujet de droit individualisé atteint. À l’appui de cette affirmation, Pierre-Marie Dupuy formule son raisonnement comme suit :

Perçue par rapport à l’ordre juridique tout entier, [la responsabilité] se détermine d’abord par rapport à l’atteinte à la légalité, et donc à l’obligation, dont elle sanctionne la violation. Envisagée par rapport au sujet de droit individualisé qu’elle atteint dans ses droits subjectifs, elle apparaît comme un dispositif réparatoire, dont les incidences économiques peuvent être, en pratique, déterminantes, à l’échelle individuelle ou collective[36].

Le questionnement inhérent à la responsabilité civile, en tant que norme de l’ordre juridique, s’inscrit dès lors dans une perspective divergente : tantôt rapprochée de l’obligation, tantôt rapprochée de la sanction. La détermination de la responsabilité civile se traduit conséquemment par l’établissement d’une norme juridique primaire ou secondaire. Nous nous inspirerons, à cet égard, du modèle de la théorie hartienne.

Hart assouplit le modèle normativiste par l’affirmation d’une « texture ouverte » des normes, afin de faire écho aux préoccupations réalistes de ceux qui réfléchissent sur le droit et sur son évolution à partir de la pratique judiciaire[37]. Au sein d’un ordre juridique complexe, Hart met en évidence une union de normes primaires et secondaires. Les premières posent une prescription, c’est-à-dire qu’elles imposent des obligations et établissent les comportements proscrits. Les secondes, qualifiées de « règle de reconnaissance », de « règles de changement » et de « règles de décision », indiquent respectivement la manière de reconnaître, de produire et d’appliquer les normes précédentes[38].

La conception hartienne, qui tend à associer la responsabilité à la violation d’une obligation primaire, classe la responsabilité au rang de norme secondaire. Elle s’attache alors à établir les conséquences de la violation d’une norme primaire d’obligation. Au sein de cette norme d’obligation, les expressions « être obligé » et « avoir l’obligation » sont distinguées, bien qu’elles soient fréquemment concomitantes[39]. La première implique un jugement d’ordre psychologique sur les convictions et les motifs qui justifient l’accomplissement d’un acte. La seconde illustre les prédictions, les calculs de probabilité d’encourir une peine ou un mal en présence d’une désobéissance, ou encore les risques de réaction hostile quant à une possible déviation. D’une part, Hart critique une vision unidirectionnelle de l’obligation relativement à la seule prédiction, vision qui séduit par son apparence positiviste et scientifique[40]. D’autre part, il propose une théorie qui allie ces deux pôles de l’obligation. L’apport de l’entreprise hartienne tient donc à ceci : « vouloir dépasser la stricte description afin d’éclairer la dimension prescriptive du droit qui touche aux raisons de l’obéissance à ses injonctions[41] ».

Il est patent, d’un point de vue chronologique, que la norme de responsabilité renvoie, dans la conception hartienne, à une norme secondaire, puisqu’il ne peut y avoir responsabilité sans violation d’une règle primaire d’obligation par un sujet qu’elle oblige. Or cette secondarité ne signifie nullement que cette norme est moins importante que la norme primaire, mais plutôt que son existence est dépendante de celle-ci.

La qualification de la responsabilité à titre de norme secondaire puise, en outre, sa justification sur le plan de la validité et de l’efficacité inhérentes à l’ordre juridique. Si la violation des normes primaires n’est pas assortie de conséquences destinées à la sanctionner, c’est l’efficacité sinon immanquablement la validité de ce système qui sont mises en cause. La responsabilité se trouve, à cet égard, liée au fonctionnement efficace de l’ordre juridique tout entier et à l’administration de la sanction.

À une telle considération de la responsabilité civile à titre de norme de l’ordre juridique, nous devons juxtaposer un discours d’application de cette norme. De nouvelles questions tendent alors à émerger, interrogations inhérentes que nous exposerons et inscrirons au sein du système juridique québécois, dans l’horizon de la modernité juridique.

4 L’application de la norme de responsabilité civile

Le discours d’application de la norme doit se situer dans une perspective de création du droit et non dans une application purement statique de la norme. Un tel discours se positionne, par conséquent, sur le plan de la production pratique du droit, laquelle doit être appropriée à une situation concrète donnée[42]. En d’autres termes, il importe que la norme trouve un écho dans la modernité juridique.

Pour ce faire, il convient d’exposer l’horizon de cette modernité juridique, son paradigme constitutif et ses corollaires. Le paradigme de la modernité juridique renvoie aux individus qui sont à la fois les auteurs et les destinataires des droits. L’espace juridique devient un lieu public démocratique ; le droit est redonné à ses « propriétaires », c’est-à-dire aux individus[43]. Il se confirme dans la « procéduralité », à l’égard de promesses d’impartialité et de justice, ce qui doit rationnellement sous-tendre l’autonomie des sujets de droit dans un « nous » juridique[44].

La modernité juridique postule une argumentation qui fait coexister l’espace judiciaire et l’espace public « comme les deux versants de la même montagne[45] » et repose essentiellement sur ce « nous » juridique[46]. De façon synthétique, « il n’y a pas de norme à “appliquer”, mais une norme à construire. Celle-ci se fait dans une logique de controverse argumentative à l’égard de l’horizon d’un “nous” juridique[47]. » Corrélativement, une « distanciation libératoire[48] » sinon émancipatoire s’ensuit au regard de la dogmatique juridique. Par ailleurs, le juge se voit confiner dans un rôle de « tiers invité ».

Nous transposerons ce discours d’application au regard de la norme de responsabilité civile plus précisément. Observons, au sein des sources légales du droit[49] civil québécois, l’article 1457 du Code civil du Québec[50] qui circonscrit globalement les hypothèses de la responsabilité civile extracontractuelle. La production du sens juridique de cette disposition législative ne peut nullement être tirée de sa seule interprétation. Au surplus, doit s’y juxtaposer une argumentation.

Il convient d’examiner la teneur de l’article 1457 du Code civil du Québec, lequel se lit comme suit :

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

Où est donc précisée l’interdiction légale d’adopter un comportement susceptible d’entraîner un préjudice envers autrui ? L’article 1457 semble n’attribuer qu’une compétence à la communauté juridique quant au sens juridique à construire, en pratique, de la responsabilité civile. Or, cette attribution de compétence sous-tend la nécessité de qualifier la situation qui engendre la responsabilité civile. Ainsi, l’article 1457, comme source légale du droit, sert de point de départ à un processus de qualification juridique de la réalité factuelle. Un tel processus apparaît essentiel à la production du sens juridique. Malheureusement, « le discours d’application des normes échoue [fréquemment] dans ce processus de qualification[51] ».

Ainsi investis de la compétence de construire un sens juridique à la norme de responsabilité civile et tributaires de sa qualification, les individus peuvent incidemment accorder des droits et se reconnaître à la fois comme auteurs et destinataires de droits dans l’horizon de la modernité juridique. Compte tenu de cette autonomie postulée et du respect d’un « nous » juridique, qu’en est-il donc du rôle du juge ?

Il importe de remarquer le lien qui unit le juge aux propriétaires du droit et de confiner le premier à titre de « tiers invité[52] ». Maître de la procédure, il est toutefois contraint par le libre choix des individus de lui adresser certaines questions dans le contexte de débats. Le juge écoute et énonce la norme à appliquer en dernier lieu, et ce, à partir de la preuve soumise qui consiste en des arguments présentés par les parties. Il doit alors renoncer à interpréter sous peine de revêtir la toge du mensonge. Cette prémisse se fonde sur un plan historique, puisque les juges n’étaient aucunement des juristes, jusqu’au bousculement engendré par l’absolutisme et l’affirmation de la vision du juge, tel un « nouvel évêque », à l’intégrité morale sans faille[53].

Le projet juridique moderne dépend, en somme, « d’une procéduralité réelle, symbolisée par deux parties en conflit devant une tierce personne invitée à trancher en dernière instance[54] ». À ce titre, investis comme auteurs et destinataires de l’application de la norme de responsabilité civile, les individus doivent agir proactivement dans le dessein de construire le chantier de la responsabilité moderne qui seul leur appartient.

Conclusion

Notre mission de sonder les fondations épistémologiques du concept de responsabilité civile est désormais accomplie. La tentative, qui se réclame de l’épistémologie juridique, nous est apparue indispensable à une compréhension globale de la responsabilité civile par une remise en perspective de ses fondements, ainsi que par un examen renouvelé de sa signification, de son sens et de son contenu. Pour ce faire, nous nous sommes d’emblée interrogée sur la possibilité de connaître la signification et le sens juridiques de la responsabilité civile, puis nous avons exposé son traitement par la dogmatique juridique. Nous avons, par surcroît, traduit la responsabilité civile par une norme de l’ordre juridique que nous avons appliquée au sein du système juridique québécois. En somme, la pierre la plus solide d’un édifice n’est-elle pas la plus basse des fondations ?