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Au cours de ses premières années d’existence, le cadre juridique européen sur l’eau s’est limité à la gestion de la qualité de l’eau et à la lutte contre la pollution de cette ressource. Par contre, depuis quelques années, la législation communautaire en matière d’eau a commencé à se pencher sur les défis liés à la protection de la quantité de la ressource en eau, à la lutte contre la sécheresse et à la lutte contre la désertification.

Cette nouvelle approche de la politique communautaire de l’eau trouve son origine notamment dans la prise de conscience de l’impact direct que le changement climatique peut avoir sur le milieu aquatique de l’Union européenne. En 2007, la Commission européenne estimait que 33 bassins hydrographiques, soit près de 17 p. 100 de la superficie totale de l’Union européenne et environ 11 p. 100 de sa population étaient touchés par un problème d’approvisionnement de la ressource en eau[1]. Par la suite, en juin 2008, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a publié un document technique sur le changement climatique et l’eau[2]. Il y affirmait que le changement climatique posera deux problèmes majeurs liés à la gestion de l’eau en Europe : l’augmentation du stress hydrique et du risque de sécheresse dans le sud-est de l’Europe — régions qui devraient assister à la plus forte augmentation de la demande en eau d’irrigation — et l’accroissement du risque des crues dans la plus grande partie du continent[3].

De la directive-cadre dans le domaine de l’eau[4] et de la Communication relative à la rareté de la ressource en eau et à la sécheresse[5] découlent les premières bases de cette nouvelle approche de la politique de l’eau de l’Union européenne. Au-delà de ces dispositions, il est incontestable que la Commission européenne, à travers son pouvoir d’initiative législative, pourrait proposer de nouvelles mesures sur la disponibilité en eau pour combattre les effets induits par le changement climatique sur, entre autres, la ressource en eau douce pour les années à venir. À cet égard, quel est le pouvoir d’action de l’Union européenne en matière de gestion de l’eau ? Quelles sont ses limites ? Ces questions constituent l’axe de notre étude. Dans un premier temps, nous présenterons les fondements juridiques qui ont permis au législateur d’adopter la première génération des directives dans le domaine de l’eau alors que le traité de Rome n’attribuait pas à la Communauté économique européenne (CEE) de l’époque des pouvoirs explicites dans le domaine environnemental. Dans un deuxième temps, nous analyserons l’évolution des bases juridiques de ce traité touchant à la gestion de l’eau depuis l’Acte unique européen jusqu’à l’entrée en vigueur du récent traité de Lisbonne. Le droit dérivé, les programmes d’action sur l’environnement et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne nous permettront d’expliquer cette évolution. Dans un troisième temps, nous nous interrogerons à savoir si les mesures établies par la directive-cadre dans le domaine de l’eau et par la Communication relative à la rareté de la ressource en eau et à la sécheresse sont assez conséquentes pour lutter contre le manque de ressource en la matière et pour s’adapter aux nouveaux défis qu’impose le changement climatique.

1 La genèse de la politique de l’eau de l’Union européenne (1957-1986)

1.1 Les fondements juridiques initiaux

La politique de l’eau de l’Union européenne est apparue au cours des années 70, alors que le traité instituant la Communauté économique européenne de 1957 (TCEE), aussi appelé « traité de Rome »[6], n’attribuait aucun pouvoir explicite à la CEE afin de légiférer sur la protection de l’environnement ou sur la protection de la ressource en eau. Néanmoins, l’absence de base juridique n’a pas empêché le législateur d’adopter, jusqu’à l’entrée en vigueur de l’Acte unique européen en 1986, environ une centaine de directives consacrées à l’environnement[7] — dont 12 sur la gestion de l’eau douce[8]. Ce sont précisément les articles 100 (sur le rapprochement des dispositions législatives des États membres)[9] et 235 (sur l’extension des compétences de la CEE en matière de marché commun)[10] qui serviront de fondement juridique en vue de l’adoption de la première génération de directives dans le domaine de l’eau. De cette double base juridique découle l’objectif principal de ces directives : le développement du marché intérieur ainsi que l’élimination des entraves commerciales et des distorsions de la concurrence entre les pays dont les exigences en matière de qualité de l’eau étaient supérieures à celles d’autres pays. Outre ce premier objectif, le législateur poursuivait un second but ou objectif subsidiaire : la protection de l’environnement et du milieu aquatique de la CEE contre la pollution et les nuisances par le contrôle de la qualité des eaux (directives « immission ») et par le contrôle des rejets des matières polluantes (directives « émission »).

Le recours à cette double base juridique pour légiférer sur la politique environnementale n’a pas tardé à susciter des objections. La Commission européenne elle-même, dans sa première communication de 1971 sur la politique environnementale, a affirmé que le recours à l’article 100 ne permettait qu’une approche indirecte et partielle pour s’attaquer aux problèmes environnementaux[11]. En effet, sur la base de cet article, l’action de la CEE était subordonnée à celle des États membres étant donné que, selon la lettre de l’article 100, elle ne pouvait agir que lorsque les États avaient déjà légiféré. De l’article 235, la Commission européenne donne un avis plus favorable et constate que cet article constitue une base juridique plus idoine pour agir sur l’environnement. En effet, en vertu de cet article, il ne s’agit pas de rapprocher les dispositions législatives des États membres, mais de combler le silence du traité de Rome lorsqu’une action apparaît nécessaire pour atteindre l’un des objectifs de la CEE dans le bon fonctionnement du marché commun. À cet égard, la Commission européenne affirme que l’amélioration de la qualité de vie, à travers un contrôle effectif de la pollution et de l’environnement, rejoint les objectifs de la CEE tels qu’ils sont établis dans l’article 2 du traité CEE, c’est-à-dire « [la] promo[tion] [d’]un développement harmonieux des activités économiques dans l’ensemble de la Communauté, [l’] expansion continue et équilibrée, [la] stabilité accrue, [le] relèvement accéléré du niveau de vie, et [l]es relations plus étroites entre les États qu’elle réunit ».

1.2 Vers une approche quantitative de la gestion de l’eau

Si les premières directives dans le domaine de l’eau se cantonnaient dans la protection exclusive de la qualité des eaux, les premiers programmes d’action en matière d’environnement (PAE), à stricte portée politique et sans force juridiquement contraignante, ont étendu leur champ d’application et abordaient également les problèmes liés à la raréfaction de la ressource en eau. Dans ce contexte, le premier PAE (1973-1977)[12] fait allusion aux éventuels problèmes environnementaux posés par la raréfaction de certaines ressources naturelles renouvelables (l’eau) et non renouvelables (les métaux, le pétrole et le gaz naturel). Par la suite, le deuxième PAE (1977-1981)[13] aborde de manière plus approfondie la problématique de la pénurie de l’eau et affirme pour la première fois que la gestion qualitative et la gestion quantitative de l’eau sont indissociables : « l’interdépendance entre la qualité et la quantité des ressources en eau, jouent un rôle fondamental dans une politique globale de gestion de ces ressources[14] ». Malgré cette référence à la gestion globale de la ressource en eau, le rédacteur de ce programme d’action constate paradoxalement la nature renouvelable et inépuisable de la ressource en eau, lorsqu’il affirme que « [c]es études ont montré que, globalement, les ressources en eau dans la Communauté paraissent suffisantes pour couvrir les besoins prévisibles pendant encore de nombreuses années[15] ».

Dans le troisième PAE (1983-1986)[16], la gestion quantitative de l’eau apparaît dans deux sections. D’une part, le point no 9 de l’introduction rappelle des notions telles que « la disponibilité durable en quantité et qualité suffisantes de toutes les ressources [naturelles] », y compris l’eau, déjà introduites au niveau international dans la Déclaration de Stockholm de 1972[17]. D’autre part, il est évoqué également pour la première fois la notion d’« utilisation rationnelle de l’eau » dans le sens d’éviter tout gaspillage et de n’utiliser que la quantité de ressources naturelles susceptibles de satisfaire les besoins actuels de l’être humain sans compromettre les besoins des générations futures : « Le rôle de la Commission dans le domaine de la gestion des ressources en eau consiste essentiellement à promouvoir l’utilisation rationnelle de ces ressources et à améliorer les méthodes d’évaluation des ressources disponibles[18]. » Ce PAE inspirera les rédacteurs de l’Acte unique européen, puisque la notion d’« utilisation rationnelle des ressources naturelles » figurera dans ce traité comme l’un des objectifs de la CEE en matière d’environnement.

2 L’institutionnalisation de la gestion quantitative de l’eau dans les traités constitutifs

2.1 De l’Acte unique européen au traité de Maastricht

L’Acte unique européen de 1986 octroie à la CEE, pour la première fois, des pouvoirs pour légiférer sur l’environnement par l’entremise des articles 130 R et suivants du titre VII. Dorénavant, des dispositions législatives dans le domaine de l’eau pourront être adoptées sans recourir aux articles 100 et 235, relatifs au marché commun, comme c’était le cas auparavant.

L’article 130 R (1) de l’Acte unique européen attribue à la CEE un triple objectif à poursuivre dans le domaine environnemental, dont « l’utilisation prudente et rationnelle des ressources naturelles[19] », ce qui comprend l’eau. Sur la base de cet article, il sera adopté, dans la même lignée que celle qui a été établie par le quatrième PAE (1987-1992), deux directives dans le domaine de l’eau dont l’objectif essentiel était de protéger l’environnement à travers la lutte contre la pollution de l’eau par les nitrates (directive « nitrates »)[20] ou à travers le traitement des eaux urbaines résiduaires[21].

Si la règle générale en 1986 était l’unanimité pour l’adoption des dispositions environnementales et, par conséquent, pour l’adoption des directives dans le domaine de l’eau, cela change lors de l’adoption du traité de Maastricht en 1992[22]. En effet, il est prévu, dans le nouveau titre XVI sur la politique environnementale du traité de 1992 instituant la Communauté européenne (TCE), deux processus décisionnels distincts pour l’adoption des dispositions sur la gestion de l’eau : d’une part, la majorité qualifiée du Conseil de l’Union européenne (ci-après Conseil) en coopération avec le Parlement européen pour l’utilisation prudente et rationnelle de l’eau (art. 130 R et 130 S (1)) ; d’autre part, l’unanimité pour trois types de dispositions relevant de la fiscalité, de l’énergie et de l’aménagement du territoire, y compris la gestion des ressources hydrauliques (art. 130 S (2)). La prévision de ces deux actes résulte du partage de compétences entre l’Union européenne et les États membres sur la base du principe de subsidiarité en matière de gestion de l’eau. Autrement dit, le recours à l’unanimité pour la « gestion des ressources hydrauliques » devient un choix politique des États membres, étant donné que les domaines tels que l’énergie, l’aménagement du territoire et la fiscalité relevaient traditionnellement du pouvoir souverain des États, domaines sur lesquels ces derniers entendaient encore détenir de larges compétences[23].

Par ailleurs, l’impact que la présidence hollandaise du second semestre de 1991 a exercé dans la négociation du nouveau titre XVI du traité de Maastricht relatif à la politique environnementale est indéniable. En effet, les Pays-Bas comptaient avec une organisation administrative particulière, constituée, entre autres, par deux ministères indépendants qui se chargeaient des problématiques liées à la ressource en eau. D’une part, le ministère du Transport et du Waterstaat (ministère des Infrastructures des ponts et des chaussées) qui connaissait certains aspects quantitatifs de l’eau, et d’autre part, le ministère de l’environnement qui se confrontait aux aspects qualitatifs. En effet, c’est sous l’égide de la présidence hollandaise et de son organisation administrative de l’époque que la distinction entre la gestion de la qualité de l’eau (art. 130 R) et la gestion des ressources hydrauliques (art. 130 S (2)) a vu le jour.

L’unanimité devient ainsi la règle générale pour l’adoption des dispositions législatives sur la gestion des ressources hydrauliques. Cela suppose que, lorsque l’Union européenne intervient dans ces domaines, chaque État membre peut exercer son droit de veto contrairement aux dispositions relatives à l’« utilisation prudente et rationnelle de l’eau ». Dans ce contexte, quelles mesures entraient dans le champ d’application de la « gestion des ressources hydrauliques » favorisant ainsi une approche plus interétatique ?

2.2 Les pouvoirs d’action de l’Union européenne sur la gestion des ressources hydrauliques

Aucun traité ni aucun texte de droit dérivé ne se chargent de définir la notion de « ressources hydrauliques ». De plus, la Commission européenne reste assez vague dans sa réponse aux questions parlementaires sur la définition de cette notion : elle se contente d’affirmer que, « lorsque les auteurs du traité ont inséré l’article 130S.2, ils avaient dans l’esprit des mesures en matière de protection de l’environnement ayant un impact significatif sur l’utilisation des ressources hydrauliques[24] ». Comment déterminer les mesures qui ont un impact significatif ?

Le champ d’application de la gestion des ressources hydrauliques a été débattu quelques années plus tard à l’entrée en vigueur du traité de Maastricht, lors de l’affaire qui a opposé l’Espagne au Conseil en 1998[25]. L’objet de cette affaire devant la Cour de justice de l’Union européenne portait sur le choix de la base juridique utilisée pour l’approbation de la Convention sur la coopération pour la protection et l’utilisation durable du Danube[26]. Cette convention a été approuvée au sein de l’Union européenne à la majorité qualifiée par le Conseil, sur la base de l’article 130 S (1), alors que l’Espagne revendiquait son adoption à l’unanimité, c’est-à-dire sur la base de l’article 130 S (2).

Après une analyse sémantique de la notion « ressources hydrauliques », la Cour constate l’impossibilité de déterminer une liste exhaustive des activités relatives à cette notion étant donné les divergences parmi les versions linguistiques du traité instituant la Communauté européenne (TCE). Si, dans la majorité des versions linguistiques, la « gestion des ressources hydrauliques » englobe les aspects tant quantitatifs que qualitatifs de la gestion de l’eau, dans la version française, les « ressources hydrauliques » font appel à l’aménagement des fleuves et des rivières, aux régulations des débits, à l’utilisation des quantités d’eau et à l’exploitation de la ressource hydraulique pour l’irrigation et l’énergie. La version néerlandaise va dans le même sens jusqu’à l’introduction du mot quantitatif kwantitatief waterbeheer dans le traité en question — mettant en avant que l’objectif du législateur était de bien délimiter la gestion de l’eau dans ses aspects quantitatifs (art. 130 S (2)), par opposition aux aspects qualitatifs (art. 130 S (1))[27].

Par ailleurs, l’avocat général interprète aussi la gestion des ressources hydrauliques en relation avec l’aménagement du territoire, c’est-à-dire en rapport avec des travaux dans le domaine aquatique « destinés non seulement à fournir de l’eau potable à une région qui en est habituellement ou provisoirement privée ou à rationner la quantité d’eau utilisée dans une région donnée afin d’éviter le non-renouvellement de cette ressource naturelle vitale pour l’homme, mais aussi à permettre le transport des marchandises ou des personnes afin d’empêcher les nuisances causées par le transport par route aux habitants, à la faune et à la flore de la région concernée par les mesures[28]. »

Mis à part cet ensemble de définitions, qui n’apportent guère un regard clair et précis sur les mesures relatives à cette notion, la Cour de justice de l’Union européenne conclut que la gestion des ressources hydrauliques concerne « la gestion de ressources limitées dans ses aspects quantitatifs et non pas celles qui concernent l’amélioration et la protection de la qualité de ces ressources[29] ». Néanmoins, la Cour de justice de l’Union européenne précise que l’article 130 S (2) n’a pas pour objet d’exclure toute mesure qui a trait à l’utilisation de l’eau par l’être humain de l’application de l’article 130 S (1)[30]. En d’autres termes, toute mesure concernant l’aménagement du territoire ou la gestion quantitative des ressources hydrauliques ne doit pas être forcément adoptée à l’unanimité[31]. Ainsi, la Cour de justice de l’Union européenne affirme que toute disposition qui poursuit un double objectif (la quantité et la qualité de l’eau), et où la composante « qualité » est prépondérante par rapport à la « quantité », sera adoptée à la majorité qualifiée[32]. A contrario, si des dispositions permettent d’atteindre les objectifs de l’article 130 R, mais ne concernent que la réglementation des utilisations des eaux et leur gestion dans des aspects quantitatifs, alors de telles dispositions doivent être adoptées à l’unanimité[33].

De l’interprétation de la Cour de justice de l’Union européenne, nous pouvons conclure que l’Union européenne dispose de compétences pour légiférer, à la majorité qualifiée, sur l’usage de l’eau dans ses aspects quantitatifs à une double condition. D’une part, ces mesures doivent poursuivre l’un des objectifs environnementaux tels qu’ils sont prévus dans l’article 130 R et, d’autre part, elles doivent être subordonnées aux mesures sur la gestion de la qualité de l’eau :

En outre, il y a lieu de relever que les mesures visées aux trois tirets de l’article 130 S, paragraphe 2, premier alinéa, du traité impliquent toutes une intervention des institutions communautaires dans des domaines tels que la politique fiscale, la politique de l’énergie ou la politique d’aménagement du territoire [y compris la gestion des ressources hydrauliques], dans lesquels, en dehors de la politique communautaire de l’environnement, soit la Communauté ne dispose pas de compétence législative, soit l’unanimité au sein du Conseil est requise[34].

2.3 La Conférence intergouvernementale de 1996 et les débats politiques autour de la gestion de l’eau

Le cinquième PAE (1993-2002)[35] souligne une tendance inquiétante sur l’usage de l’eau, soit une augmentation de 35 p. 100 du taux moyen des prélèvements d’eau de 1970 à 1985 dans l’Union européenne. À cet égard, le législateur insiste sur la nécessité d’assurer des disponibilités suffisantes en eau, de bonne qualité dans l’Union européenne, aux fins de l’amélioration de la qualité de vie et comme condition à la réalisation d’un développement soutenable[36]. Au cours de cette période, le traité d’Amsterdam[37] de 1997 remplace la procédure de coopération (art. 130 S (1)) par la procédure de codécision (art. 175 (1) TCE) comme règle générale pour l’adoption des règles en matière environnementale. De plus, l’unanimité est gardée (art. 175 (2) TCE) pour les trois matières — fiscalité, aménagement du territoire, y compris la gestion des ressources hydrauliques, et énergie.

La Conférence intergouvernementale de 1996 (CIG), préparatoire du traité d’Amsterdam, a permis d’aborder, entre autres, la restructuration des différents types de processus décisionnel dans la politique environnementale de l’Union européenne (UE)[38]. De l’analyse du débat politique au sein de la CIG, deux groupes de pays ont pu être mis en évidence. D’une part, les plus souverainistes – l’Espagne et le Royaume-Uni — rejettent le vote à la majorité qualifiée. Le gouvernement espagnol affirme que la règle devrait être un vote à l’unanimité ou à la majorité « superqualifiée » étant donné que la protection de l’environnement est un des domaines impliquant un coût important pour les économies nationales. Le gouvernement britannique, défenseur acharné du principe de subsidiarité, affirme que le vote à la majorité qualifiée ne doit pas être étendu, surtout en ce qui concerne les questions qui touchent à la souveraineté nationale comme la gestion des ressources hydrauliques.

Les autres pays sont en faveur d’une extension de la majorité qualifiée en matière environnementale, si bien que nous devons différencier deux groupes de pays : d’une part, l’Irlande, les Pays-Bas et le Luxembourg qui ont défendu le recours à la majorité qualifiée dans le domaine environnemental, à l’exception de certains domaines qui touchent les compétences des États membres, tels que la fiscalité et qui devraient garder l’unanimité pour leur adoption ; d’autre part, l’Autriche, la Belgique, l’Allemagne, la Grèce et la Suède qui affirment que la majorité qualifiée devrait être la « règle générale » dans le domaine environnemental. Il est intéressant de noter la prise de position de la délégation allemande qui reconnaît le caractère utopique de cette démarche : « il est très peu probable que la CIG puisse accepter une extension [de la majorité qualifiée] qui serait inscrite à l’article 130 S (2) car cette disposition couvre des questions (comme la fiscalité, l’utilisation des terres, l’utilisation des ressources en eau, l’énergie) considérées comme très sensibles par certains [É]tats membres ([y compris] le ministère allemand des Finances)[39] ».

2.4 De Nice à Lisbonne : les nouvelles dispositions en matière de gestion quantitative des ressources hydrauliques

En 2001, lors de l’adoption du traité de Nice[40], des changements notables y sont introduits en ce qui concerne la disposition dérogatoire en vertu de laquelle les mesures sur la « gestion des ressources hydrauliques » doivent être adoptées à l’unanimité. Pour éviter tout malentendu, les rédacteurs de ce traité ont ajouté, dans l’article 175 (2) du Traité instituant la Communauté européenne (TCE), l’adjectif « quantitative » en homogénéisant ainsi les versions linguistiques de ce texte. Outre cette précision, il est affirmé que seront décidées à l’unanimité non seulement les mesures concernant la « gestion quantitative des ressources hydrauliques », mais également les mesures touchant directement ou indirectement la disponibilité desdites ressources (voir le tableau). La nouvelle formulation du traité de Nice est regrettable dans la mesure où il est problématique de mettre en évidence les mesures ayant un impact indirect sur la disponibilité de l’eau. Cela signifie-t-il qu’à partir de 2002 toutes les dispositions législatives qui seront adoptées et qui toucheront indirectement les ressources hydrauliques devront êtres décidées à l’unanimité ?

Évolution de la base juridique relative à la gestion des ressources hydrauliques du traité de Maastricht au traité de Lisbonne

Évolution de la base juridique relative à la gestion des ressources hydrauliques du traité de Maastricht au traité de Lisbonne

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En 2007, le Conseil adopte à la majorité qualifiée, en codécision avec le Parlement européen, la directive relative à la gestion des inondations[41], dont l’objectif principal est d’établir un cadre pour l’évaluation et la gestion des risques d’inondation. À cette fin, la directive oblige les États membres à établir des plans de gestion des risques d’inondation, ce qui inclut l’encouragement à des modes durables d’occupation des sols et à l’amélioration de la rétention de l’eau[42]. Si cette directive porte sur les quantités d’eau dans leur dimension spatiale, elle n’a pas pour objet l’allocation de l’eau entre usagers. Dans ce contexte, malgré le lien incontestable avec la gestion de la quantité de l’eau, la Commission européenne, dans sa proposition, justifie le choix de l’application de la majorité qualifiée de l’article 175 (1) comme la base légale appropriée — la même que celle qui est utilisée par la directive-cadre dans le domaine de l’eau[43].

Le nouveau traité de Lisbonne, en matière de politique environnementale, conserve la disposition dérogatoire au sujet des ressources hydrauliques dans l’article 192 (2) (b) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Néanmoins, il fait référence pour la première fois, dans l’article 191 (1), 4e al. du TFUE (anciennement l’article 174 (1), 4e al. du TCE), à la lutte contre le changement climatique : « La politique de l’Union dans le domaine de l’environnement contribue à la poursuite des objectifs suivants : […] la promotion, sur le plan international, de mesures destinées à faire face aux problèmes régionaux ou planétaires de l’environnement, et en particulier la lutte contre le changement climatique. » L’introduction du changement climatique dans le traité de Lisbonne ne fait qu’institutionnaliser un des objectifs environnementaux que l’Union européenne, consciente que la protection de l’environnement n’a pas de limites territoriales, a poursuivi depuis quelque quinze ans, notamment depuis la signature de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques de 1992[44]. Il est important de noter que l’introduction du changement climatique dans le TFUE n’est pas uniquement symbolique. En effet, il serait aisé d’imaginer une disposition législative à échelle européenne sur l’énergie hydraulique, largement tributaire de la disponibilité en eau, aujourd’hui soumise à l’unanimité, mais qui pourrait avoir comme objectif le changement climatique dans le sens où c’est une source d’énergie neutre du point de vue des émissions de carbone et, par conséquent, être décidée par le Parlement européen et le Conseil selon la procédure législative ordinaire ou la codécision. Ainsi, l’introduction du changement climatique dans le TFUE pourrait supposer l’augmentation des pouvoirs d’action de l’Union européenne en matière environnementale.

In fine, il faut noter que, depuis son introduction dans le traité de Maastricht en 1992, la disposition dérogatoire en matière de « gestion des ressources hydrauliques » n’a jamais été utilisée. Devons-nous en conclure que cet article est condamné à la désuétude ?

3 L’acquis communautaire en matière de gestion quantitative de l’eau et de la sécheresse

3.1 La protection de la quantité d’eau dans la directive-cadre dans le domaine de l’eau : un objectif subordonné à la protection de la qualité

Le 23 octobre 2000, la directive-cadre dans le domaine de l’eau établissant des balises pour une politique communautaire en la matière a été adoptée, par le Conseil et le Parlement européen en codécision, après plus de trois ans de négociations. Si cette directive promeut une bonne qualité de l’eau, elle a également comme objectif de promouvoir une utilisation durable de l’eau en faisant de la gestion intégrée de cette ressource la pierre angulaire des mesures proposées. En effet, le maintien ou la restauration de la qualité de l’environnement aquatique est pratiquement impossible sans prendre en considération les besoins quantitatifs en matière d’eau des écosystèmes. Malgré cette nouvelle approche, la gestion quantitative demeure nettement subordonnée à la gestion qualitative[45], suivant l’appréciation de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire qui avait opposé l’Espagne au Conseil en 1998 à propos de l’approbation, au niveau européen, de la Convention sur la coopération pour la protection et l’utilisation durable du Danube. Ce caractère subordonné de la gestion quantitative émane du considérant 19 qui prévoit ceci :

La présente directive vise au maintien et à l’amélioration de l’environnement aquatique de la Communauté. Cet objectif est principalement lié à la qualité des eaux en cause. Le contrôle de la quantité constitue un élément complémentaire garantissant une bonne qualité de l’eau et, par conséquent, il convient de prendre également des mesures relatives à la quantité, subordonnées à l’objectif d’une bonne qualité[46].

Dans la même lignée, le considérant 25 établit qu’« [i]l y a lieu d’établir des définitions communes de l’état des eaux en termes qualitatifs et, lorsque cela est important aux fins de la protection de l’environnement, quantitatifs[47] ». Le caractère subsidiaire de la gestion quantitative de la directive-cadre dans le domaine de l’eau se déduit également du rejet, par la Commission européenne, de certains amendements proposés par le Parlement européen en première lecture, tel que l’amendement 18 qui traite des mesures relatives à l’efficacité hydrique[48]. La Commission européenne décide de ne pas admettre ces amendements dans la mesure où ils ont trait précisément à la gestion de la ressource en eau en soi, qui nécessite de prendre l’article 175 (2) comme base juridique :

La directive concerne à l’heure actuelle la gestion quantitative de l’eau uniquement comme auxiliaire aux fins de la protection de l’environnement. La Commission ne peut accepter ces amendements dans le contexte de la proposition actuelle, car elles risqueraient de modifier l’équilibre des arguments concernant le choix de la base juridique de la proposition. Les amendements 18 (mesures relatives à l’efficacité de l’utilisation de l’eau) et 76 (exigences applicables à la gestion de l’eau) contiennent des suggestions intéressantes, qui auraient été acceptables en d’autres circonstances. Le remplacement du mot “consommation” par le mot “utilisation” est accepté[49].

Les mesures relevant de l’usage de l’eau dans la directive-cadre sont celles qui ont été prévues notamment dans les articles 9 et 11 relatifs à la tarification de l’eau et aux mesures de contrôle de captage de l’eau douce. Concernant la tarification de l’eau, il est prévu ceci : « Les États membres tiennent compte du principe de la récupération des coûts des services liés à l’utilisation de l’eau […] Les États membres veillent, d’ici à 2010, à ce que […] les différents secteurs économiques […] contribuent de manière appropriée à la récupération des coûts des services de l’eau[50]. » En ce qui concerne les mesures relevant des captages, la directive-cadre impose aux États membres l’établissement de contrôles et, en particulier, la mise sur pied d’un registre des captages et des endiguements ainsi que l’implantation d’un système d’autorisation préalable. De tels régimes constituent l’outil privilégié de la gestion quantitative des ressources hydriques en droit de l’eau dans de nombreux pays. Néanmoins, « [l]es États membres peuvent exempter de ces contrôles les captages ou endiguements qui n’ont pas d’incidence significative sur l’état des eaux[51] ».

Le caractère ouvert de ces termes a permis aux services de la Commission européenne d’affirmer, dans le document de travail accompagnant la Communication relative à la rareté de la ressource en eau et à la sécheresse de 2007, que la directive-cadre « fournit tous les outils nécessaires à une réelle gestion durable de l’eau. Néanmoins, la mise en oeuvre optimale de ces outils (notamment en matière de tarification et de récupération des coûts) reste un problème[52]. » En contrepartie, la discrétion dont disposent les États membres pour transposer la directive-cadre en droit national induit le principe de subsidiarité, déjà mentionné, principe de base des compétences partagées comme la politique environnementale de l’Union européenne :

[The Water Framework Directive (WFD)] provides mainly a qualitative protection of water. Deliberately the WFD does not cover the quantitative management of surface water at Community level. As explained above, the adoption of measures on this domain would require a unanimous position from Member States in Council according to the EC Treaty. Quantitative restrictions or any limitations on the use of their aquatic resources are perceived by Member States as an extremely delicate issue touching upon one of the most intimate national competence[53].

3.2 La Communication relative à la rareté de la ressource en eau et à la sécheresse

Faisant suite aux demandes des ministres de l’Environnement réunis le 9 mars 2006, la Commission européenne publie, en juillet 2007, la Communication relative à la rareté de la ressource en eau et à la sécheresse dans l’Union européenne[54]. Pour la première fois, sont abordés, à l’échelle européenne, les problèmes liés à l’usage de l’eau, dans un texte à portée exclusivement politique. Étant donné le caractère non juridiquement contraignant de ce document, la Commission européenne se contente de préconiser des actions dans des domaines clés, tels que la fixation du juste prix de l’eau, l’amélioration de l’aménagement du territoire, la gestion du risque de sécheresse, voire les infrastructures supplémentaires d’approvisionnement en eau. En effet, ces mesures apparaîtront inefficaces en raison de leur aspect facultatif et parce qu’elles n’imposent pas aux États membres une obligation d’agir dans ce sens. De plus, ces actions ne contribuent pas à l’harmonisation des dispositions législatives au sein de l’Union européenne, ce qui pourrait impliquer que certains États membres s’en tiennent à l’adoption de quelques-unes des mesures proposées : cela pourrait, le cas échéant, avoir même pour conséquence d’augmenter les différences dans la gestion de l’eau entre les États membres de l’Union européenne[55].

Conclusion

La durabilité de la ressource en eau, non seulement en qualité, mais aussi en quantité, s’avère plus que jamais une des priorités environnementales de l’Union européenne. Les problèmes environnementaux en l’absence de nouvelles mesures ont été déjà mentionnés. La Commission européenne a affirmé que « les situations de rareté de la ressource en eau au niveau des bassins hydrographiques ont déjà […] des répercussions tangibles sur l’économie, la société et l’environnement entraînant des effets en termes de coûts[56] » ; « [e]ntre 2000 et 2006, environ 15 p. 100 de la superficie totale et en moyenne 17 p. 100 de la population de l’Union européenne ont été touchés par des épisodes de sécheresse[57]. » De plus, dans l’ensemble de l’Union européenne, « la part des bassins hydrographiques européens en situation de stress hydrique sévère devrait passer de 19 p. 100 à l’heure actuelle à 34-36 p. 100 en 2070[58] ».

Il ressort de notre étude que la directive-cadre dans le domaine de l’eau n’a pas pleinement résolu la question de la protection quantitative de l’eau dans l’Union européenne pour les années à venir. De la lecture du traité et de l’interprétation jurisprudentielle, il ressort que les institutions communautaires disposent de compétences pour légiférer sur la gestion de la qualité et sur l’usage de l’eau dans ses aspects quantitatifs. Alors que les mesures sur la gestion qualitative de l’eau sont adoptées à la majorité qualifiée au sein du Conseil, les mesures sur la gestion quantitative requièrent a priori l’unanimité. Néanmoins, de telles mesures — la réglementation des utilisations des eaux et leur gestion dans ses aspects quantitatifs — seront adoptées à la majorité qualifiée au sein du Conseil si elles respectent une double condition : d’une part, elles doivent poursuivre l’un des objectifs environnementaux, tels qu’ils sont prévus dans le traité ; d’autre part, elles doivent rester subordonnées aux mesures sur la gestion de la qualité de la ressource en eau.

Par ailleurs, la Communication relative à la rareté de la ressource en eau et à la sécheresse est-elle une mesure suffisamment conséquente pour faire face aux impacts négatifs du changement climatique sur le milieu aquatique de l’Union européenne ? Sa portée non juridique et, par conséquent, le caractère non contraignant des termes employés pourraient conduire les États membres à interpréter largement les mesures « préconisées » jusqu’à provoquer d’énormes disparités entre les dispositions des États membres en matière d’utilisation de l’eau.

Certes, l’actuel acquis communautaire en cette matière montre que les instances de l’Union européenne commencent, depuis quelque dix ans, à prendre conscience de la problématique globale de la rareté de l’eau. La nouvelle rédaction du TFUE comporte désormais une base juridique explicite dans la lutte contre le changement climatique. Étant donné l’incontestable impact du changement climatique sur la qualité et la quantité de la ressource en eau, l’Union européenne verra-t-elle ses compétences élargies en matière d’usage de la ressource en eau à cause du nouvel article 191 (1) du TFUE ?

Au cours des mois à venir, la Commission européenne devrait se préparer à la révision de la Communication relative à la rareté de la ressource en eau et à la sécheresse, prévue en 2012. Dans cette perspective, il est souhaitable que l’Union européenne puisse saisir l’occasion de cette vaste réflexion pour renforcer et compléter les instruments actuels sur la gestion quantitative de l’eau. Elle devrait proposer des mesures ciblées et plus contraignantes, en favorisant une approche communautaire capable d’engager tous les États membres et opérateurs dans l’amélioration de l’aménagement du territoire dans certains bassins hydrographiques fort touchés par la rareté de l’eau ; elle devrait également amener les différents secteurs économiques à s’engager en vue d’une consommation efficace de la ressource en eau et d’une réduction tangible des déséquilibres entre les besoins en matière d’eau et la ressource en eau existante.