Article body

Le 19 mai 1976, le Canada, avec l’accord du Québec, ratifiait le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, lequel consacre « le droit de toute personne à l’éducation[1] ». Selon les termes de cet engagement, qui lie le gouvernement du Québec par l’effet de sa compétence exclusive en matière d’éducation[2], « l’enseignement supérieur doit être rendu accessible à tous en pleine égalité, en fonction des capacités de chacun, par tous les moyens appropriés et, notamment, par l’instauration progressive de la gratuité[3] ».

Dès les années 50 et encore plus intensément à partir des années 70, le mouvement étudiant québécois s’est régulièrement mobilisé contre certaines décisions gouvernementales qui mettaient à mal le principe de la gratuité scolaire[4]. Cette mobilisation étudiante et les incidentes « grèves » qui en ont découlé aux cours des dernières décennies ont forcé notamment différents gouvernements québécois à abandonner des projets de hausse des droits de scolarité postsecondaire (comme cela a été le cas en 1986 et en 1996[5]) ou de compressions dans le régime des prêts et bourses (comme en 2005[6]). Les pressions ainsi exercées par les étudiants ont permis d’assurer de longues périodes de « gel » des droits de scolarité, telle celle qui a été observée de 1996 jusqu’en 2007, moment où la réélection du parti au pouvoir menait à une augmentation récurrente de la contribution étudiante de 100 dollars par année pour les cinq années à suivre[7].

En février 2012, certaines associations étudiantes québécoises amorçaient, par la tenue de votes de grève ayant pour objet d’exprimer leur désapprobation contre un projet de hausse massive des droits de scolarité universitaire, ce qui allait sans contredit devenir le plus important conflit étudiant de l’histoire du Québec. Dans la foulée d’un rapport publié en décembre 2010 par la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CREPUQ), lequel faisait état d’un important sous-financement des universités québécoises et suggérait une hausse notable des droits de scolarité universitaire au cours des prochaines années[8], le gouvernement du Québec annonçait, dans son budget annuel de mars 2011, son plan de financement des universités et son projet de hausser les droits de scolarité universitaire de 75 p. 100 sur une période de cinq ans :

Pour le gouvernement, il importe que les étudiants acquittent leur juste part du plan de financement des universités. Le gouvernement a cependant tenu à ce que la hausse des droits de scolarité définie à cette fin soit encadrée et limitée.

[…]

Les droits de scolarité seront augmentés de 325 $ par an à partir de 2012-2013. Cette hausse commencera à s’appliquer à l’automne 2012.

L’augmentation s’appliquera sur cinq ans. Les droits de scolarité seront ainsi augmentés de 1 625 $, afin d’atteindre 3 793 $ en 2016-2017 – comparativement à 2 168 $ en 2011-2012[9].

Tout au long de la crise qui va suivre — laquelle mènera même à l’adoption d’une loi spéciale, soit la Loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent[10] —, les associations étudiantes auront déployé des trésors d’imagination pour tenter de gagner l’opinion publique à leur cause : port du carré rouge (pour signifier notamment qu’une hausse des droits de scolarité les placerait, financièrement, « carrément dans le rouge[11] »), manifestations à vélo, costumées, dénudées (les « ma-nu-fesses-tations »), slogans provocateurs[12], etc.

Cependant, de tous les gestes d’éclat faits par les associations étudiantes au nom de la liberté d’expression, c’est sans contredit la levée des cours (la grève) et la tenue conséquente de piquets de grève, dont l’effet niait aux étudiants « dissidents » l’accès aux salles de classe, qui aura suscité le plus de controverses.

En martelant être placé devant un simple boycott[13] des cours (par opposition à une grève étudiante) et en refusant de négocier directement avec les représentants des principales fédérations étudiantes avant la onzième semaine du conflit[14], le gouvernement aura contribué à provoquer un débat concernant la légalité des grèves étudiantes en tant que moyen de pression collectif, débat qui peut se résumer en ces termes : l’état actuel du droit québécois permet-il aux associations étudiantes, qui ont obtenu un appui majoritaire de leurs membres à la suite d’un vote démocratique tenu en assemblée générale, de décréter que les cours ne seront plus suivis par les étudiants qu’elles représentent ?

Plusieurs juges de la Cour supérieure du Québec, saisis de recours institués par des étudiants « dissidents » qui cherchaient, par cette démarche judiciaire, à réintégrer les classes, auront fourni une réponse négative. Très clairement, la « loi 78 » va dans le même sens, mais sa validité, sur le plan constitutionnel, a été contestée devant les tribunaux[15], en plus d’être remise en cause par plusieurs organismes indépendants[16] de même que par des acteurs importants de la société civile[17].

C’est dans la foulée de ce qui a d’abord été un conflit étudiant que nous procéderons à une analyse de la légalité des moyens de pression collectifs mis en oeuvre par les associations étudiantes québécoises. Nous adopterons une approche en deux temps, consacrant le premier à vérifier dans quelle mesure une association étudiante — qui présente une analogie avec les associations de salariés régies par le Code du travail[18] du Québec — est juridiquement habilitée à exercer de tels moyens de pression en contexte étudiant (1). Dans la seconde partie de notre article, nous chercherons à déterminer si la garantie de liberté d’expression consacrée par la Charte canadienne des droits et libertés[19] ainsi que par la Charte des droits et libertés de la personne[20] emporte le droit, pour les associations étudiantes, de recourir à la grève et au piquetage comme mode collectif d’expression (2).

1 L’association étudiante comme véhicule collectif d’expression

La Charte canadienne et la Charte québécoise garantissent toutes deux la « liberté d’expression », que la première réserve à « [c]hacun[21] », tandis que la seconde l’attribue à « [t]oute personne[22] ». La désignation, par des termes distincts, des bénéficiaires de cette liberté fondamentale porte toutefois peu à conséquence puisqu’il est acquis que les termes employés visent à la fois les personnes physiques et morales[23].

Ainsi, s’il ne fait pas de doute que les associations étudiantes bénéficient de la liberté d’expression[24], l’étude de leur statut juridique n’est pas sans intérêt pour autant. En effet, la mission que le législateur confie à ces associations et les moyens qu’il met à leur disposition pour la réaliser peuvent apporter un éclairage contextuel utile quant à l’espace de liberté d’expression qu’il importe de leur aménager, eu égard aux valeurs sous-jacentes à cette liberté fondamentale[25].

D’autres avant nous ont fait le constat que « le droit des associations est un lieu trop peu fréquenté par les juristes québécois[26] » et le cas des associations étudiantes ne fait pas exception. De manière générale, ces associations « se consacrent à la représentation collective de leurs membres, ainsi qu’à la défense de leurs droits devant les instances politiques et judiciaires[27] ». Au Québec, elles sont régies par la Loi sur l’accréditation et le financement des associations d’élèves ou d’étudiants[28]. Celle-ci précise qu’elles ont pour fonctions principales (« et non pas exclusives[29] ») de représenter les étudiants et de promouvoir leurs intérêts, notamment en matière d’enseignement, de pédagogie, de services aux étudiants et d’administration de l’établissement d’enseignement[30]. Manifestement, les associations étudiantes peuvent donc promouvoir d’autres intérêts, dont des objectifs politiques :

Lorsque nous disons dans l’article : « promouvoir leurs intérêts », cela est tout à fait général et couvre tout le champ possible des intérêts des étudiants. Nous avons voulu simplement, en ajoutant « notamment », privilégier la dimension essentielle ou la dimension la plus importante des activités d’une association étudiante. Cela n’a aucun caractère restrictif ou limitatif quant aux autres intérêts qui ne sont pas mentionnés dans cet article, mais qui sont quand même inclus par la formulation générale que nous avons adoptée[31].

Cela étant, nous allons voir que le modèle institutionnel retenu par le législateur présente des similitudes importantes avec celui qui est applicable aux associations de salariés assujetties au Code du travail (1.1), même si la comparaison connaît des limites essentiellement attribuables aux contextes distincts dans lesquels évoluent les associations étudiantes et les associations syndicales (1.2).

1.1 L’influence certaine du modèle syndical

Il a été dit du « milieu syndical » qu’il était un « proche parent du mouvement étudiant[32] », et l’affirmation se vérifie à plusieurs égards au moment de l’étude de la LAFAE. Premièrement, l’étudiant, tout comme le salarié, « a le droit de faire partie d’une association […] de son choix […] de participer à la formation de cette association, à ses activités et à son administration[33] ». Deuxièmement, l’association qui obtient l’appui d’une majorité absolue — d’étudiants ou de salariés, selon le cas — « a droit à l’accréditation[34] ». Troisièmement, une procédure d’accréditation est mise en place sous la responsabilité d’« agents d’accréditation » qui déterminent si l’association satisfait les conditions pour être accréditée[35]. À cet égard, signalons que ni l’établissement d’enseignement ni l’employeur ne sont « parties intéressées quant au caractère représentatif d’une association[36] ». Quatrièmement, une fois l’association accréditée, elle acquiert un monopole de représentation qui emporte, pour l’établissement d’enseignement ou l’employeur ciblé, l’obligation de reconnaître cette association comme le porte-parole exclusif de tous les étudiants ou salariés visés par l’accréditation[37]. Cinquièmement, l’association accréditée peut fixer une cotisation que doit payer tout étudiant ou tout salarié représenté et l’établissement d’enseignement ou l’employeur a l’obligation de percevoir la cotisation ainsi fixée afin de la verser à l’association[38].

Cette consécration, dans la LAFAE, du monopole de représentation[39] et du précompte obligatoire (la formule Rand)[40] à la faveur des associations étudiantes montre bien à quel point le régime des rapports collectifs de travail a servi de creuset au législateur québécois. Celui-ci a manifestement voulu garantir un « droit collectif » aux étudiants, favorisant du coup « l’émergence dans le droit positif d’un droit à caractère politique[41] » : « Il est donc apparent que la loi met en vigueur des droits collectifs et qu’elle doit se comprendre en conséquence. Les droits individuels, la loi sous son format actuel en fait le pari, seront mieux protégés par les associations étudiantes rendues incontournables et efficaces par les mesures législatives les renforçant[42]. »

En somme, si nous comparons les systèmes de représentation mis en place par la législation du travail, d’une part, et la législation qui touche l’éducation collégiale et universitaire, d’autre part, nous voyons poindre, d’un côté comme de l’autre, une relation tripartite. C’est ainsi que le trio salarié-syndicat-employeur du milieu de travail fait place au trio étudiant-association étudiante-établissement d’enseignement, en milieu éducatif.

Toutefois, la réalité distincte du « syndicalisme étudiant[43] » a fait en sorte que certaines institutions jugées fondamentales en contexte de rapports collectifs de travail ne trouvent pas d’équivalent dans la LAFAE.

1.2 Les limites relatives de la comparaison

À certains égards, la LAFAE va plus loin que le Code du travail dans la reconnaissance de droits collectifs aux associations accréditées. Par exemple, alors qu’une association de salariés doit obtenir le « consentement de l’employeur » pour tenir une « réunion de ses membres au lieu du travail[44] », l’association étudiante accréditée a droit à « un local et [à] un mobilier » qui lui sont fournis à titre gracieux par l’établissement d’enseignement[45], lequel doit également « mettre gratuitement à sa disposition des tableaux d’affichage et des présentoirs[46] ».

Par ailleurs, le Code du travail préserve soigneusement le droit de tout salarié de « s’abstenir de devenir membre » d’un syndicat[47]. La LAFAE, pour sa part, présume que tout étudiant représenté par une association accréditée en « est réputé membre », à moins qu’il ne lui « signifie par écrit […] son refus d’y adhérer[48] ». En clair, un salarié doit accomplir une action déterminée pour devenir membre d’une association de salariés[49], alors qu’un étudiant doit plutôt faire une action déterminée afin de ne pas être membre d’une association étudiante. Du reste, la signification par cet étudiant de son retrait de l’association ne le soustrait pas aux autres obligations que lui impose la loi, tel le versement de la cotisation, pour ne donner que cet exemple[50].

Si la dimension collective du système de représentation établi par la LAFAE paraît encore plus affirmée que celle qui se dégage du Code du travail, il est un aspect où les intentions législatives ne sont pas aussi transparentes. Ainsi, l’exercice du droit de grève — et de son pendant patronal, le lock-out — si soigneusement balisé par le Code du travail[51] n’est pas même évoqué dans la LAFAE, laquelle se borne à garantir le droit de tout étudiant représenté par l’association « de participer […] à ses activités[52] ».

Ce silence législatif aura eu un poids considérable — et pour tout dire démesuré — dans le traitement des nombreux recours en injonction[53] ou en mandamus[54] exercés devant la Cour supérieure du Québec par des étudiants « dissidents » désireux d’accéder à leurs cours, malgré la décision prise par leur association étudiante d’exercer la grève comme moyen de pression et de dresser, en conséquence, des lignes de piquetage aux abords des établissements d’enseignement.

Pour la presque totalité des juges qui auront à se prononcer en pareil contexte, la légalité de la grève — travestie en « boycott », comme pour minimiser sa dimension collective, en écho au discours gouvernemental — leur paraîtra « douteuse en regard du régime et des lois du travail en vigueur au Québec[55] » :

[L]a légalité de ce boycottage d’un groupe d’étudiants apparaît douteuse même s’il a été décrété lors d’une assemblée d’étudiants, tenue en conformité avec les statuts de la Confédération demanderesse ou d’autres associations étudiantes.

En effet, il ne s’agit pas ici d’une grève légale au sens juridique du terme en droit québécois. Les lois du Québec consacrent le droit à la grève à certaines personnes et à certaines conditions très strictes. Le boycottage des étudiants ne peut pas être assimilé à une grève. Il n’a pas la légalité d’une grève et ne jouit pas de la protection que les tribunaux accordent à une grève légale[56].

Ce ton péremptoire étonne d’autant qu’il émane d’une décision — d’ailleurs citée avec approbation à plusieurs reprises par la suite[57] — qui ne fait pourtant aucune mention de la LAFAE et du système de représentation collective qu’elle aménage.

La prise en considération subséquente de la LAFAE par la Cour supérieure n’aura cependant pas permis de dégager une interprétation plus favorable aux associations étudiantes. Ainsi, après avoir passé en revue certaines des dispositions les plus importantes de la loi, la Cour supérieure dressera le constat suivant :

Nulle part […] ne retrouvons-nous dans cette loi le droit de l’Association de faire la grève et de paralyser l’établissement d’enseignement auprès duquel elle est accréditée.

[…] Nulle part, ne trouve-t-on des pouvoirs accordés à l’Association qui se comparent de près ou de loin aux droits et pouvoirs accordés à un syndicat ou à une unité d’accréditation reconnus par le Code du Travail.

[…]

Nulle part, ne retrouve-t-on des dispositions aux termes desquelles les associations étudiantes ont le droit de déclencher une grève générale illimitée et que cette grève soit opposable à tous les étudiants. Cela est d’autant plus vrai que les associations étudiantes, une fois lancées dans un tel processus, n’ont aucun moyen réel d’en sortir hormis la pression sociale et politique amenant un changement législatif de la part du gouvernement […].

Les étudiants et leurs associations prétendent à un droit de faire la « grève » sans contrôles, sans limites et sans encadrement. Cela s’appelle un droit de grève sauvage. Avec égards, je crois qu’aucune loi du Québec ne permette un tel abus, un tel déraillement. Par opposition, les lois du travail encadrent, limitent et balisent le droit de grève tout en prévoyant un moyen de s’en sortir par la négociation d’une convention collective de travail, d’une conciliation, d’une médiation ou même d’un arbitrage. Ici, les étudiants semblent vouloir fonctionner dans un contexte non balisé au nom de leur droit fondamental de libre expression et d’opinion. Cela est peut-être possible, mais n’est pas sans le risque d’un encadrement notamment par intervention judiciaire[58].

Largement partagés par d’autres juges[59], ces propos, ici assimilables à un simple obiter dictum[60], appellent quelques commentaires critiques. Premièrement, il importe de rappeler que, dans un État de droit qui se veut démocratique, ce qui n’est pas interdit devrait, en principe, être permis[61]. Autrement dit, le défaut du législateur de reconnaître, en termes exprès, le droit des associations étudiantes de recourir à la grève, par exemple sous la forme d’une levée de cours, ne devrait pas signifier qu’un tel recours, à titre de moyen de pression, est forcément illégal. À ce propos, nul ne saurait négliger l’importance de l’histoire au moment de définir la portée d’une liberté fondamentale et de ses composantes[62]. Au Québec, il nous semble que le phénomène des grèves étudiantes a suffisamment marqué, au fil des années, les rapports entre les autorités (gouvernementales, universitaires, collégiales) et les étudiants pour passer, en quelque sorte, dans les moeurs. Les occasions de frapper d’illégalité le recours à ce moyen de pression ont été trop nombreuses, par le passé, pour ne pas en déduire une tolérance certaine de l’État à leur égard.

Deuxièmement, par le seul effet de l’accréditation, les associations étudiantes jouissent bel et bien de pouvoirs qui peuvent se comparer — en faisant les adaptations nécessaires, bien évidemment — à ceux des associations de salariés régies par le Code du travail. Certes, un juge qui estimait « [l]es références au Code du travail […] boiteuses et inappropriées » a pu reprocher à une association étudiante de « confond[re] le monopole de représentation, si monopole de représentation il y a, avec le monopole du travail, lequel découle des dispositions anti-briseurs de grève du Code du travail qui interdisent à un employeur de retenir les services d’un salarié qui fait partie d’une unité de négociation en grève[63] ». Nous estimons, avec égards, que de tels propos témoignent d’une lecture indûment restrictive de la LAFAE.

En effet, le monopole de représentation des associations étudiantes ne saurait être mis en doute[64]. La LAFAE précise clairement qu’« [i]l ne peut être accrédité qu’une seule association d’élèves ou d’étudiants par établissement d’enseignement[65] » (ou de ses composantes que sont les différents départements ou facultés)[66]. Ce monopole, incidemment, découle de l’existence même de l’accréditation et n’est en rien altéré par le fait que la LAFAE ne prévoit pas de dispositions anti-briseurs de grève[67].

Nous voyons mal, d’ailleurs, comment de semblables dispositions pourraient s’appliquer en contexte étudiant. En milieu de travail, le profit de l’activité des salariés revient essentiellement à l’employeur. Dès lors, le recours à des travailleurs de remplacement, pour effectuer une prestation de travail en lieu et place de salariés en grève, peut lui être économiquement profitable. Or, la grève, en contexte de travail, est principalement une « arme économique[68] ». Soucieux d’assurer un meilleur équilibre dans un rapport (employeur-salariés) inégalitaire à la base[69], le législateur prohibe donc le recours, par l’employeur, à des briseurs de grève, tout en l’exposant à des sanctions pénales en cas de contravention[70]. Cette logique paraît difficilement transposable aux relations établissement d’enseignement-étudiants puisque, dans ce dernier cas, la quête du « profit » de l’activité d’enseignement (c’est-à-dire le savoir, l’apprentissage, la formation, la compétence, etc.) est bien plutôt celle de l’étudiant. En clair, si la raison d’être de l’entreprise est la rentabilité, l’étudiant est la raison d’être de l’établissement d’enseignement. Ainsi, tandis que l’employeur, par définition, cherche à maintenir le salarié dans une situation de subordination, l’établissement d’enseignement a plutôt pour l’étudiant des visées d’émancipation[71]. Nous touchons ici aux confins de la comparaison entre les réalités du travail et celles de l’éducation :

La Loi est construite sur une relation bilatérale et coopérative entre les étudiants et étudiantes regroupés en association et des administrateurs et administratrices ayant autorité sur le régime d’étude de ces mêmes étudiants et étudiantes. On dit souvent que cette dynamique s’inspire du modèle syndical car le fondement de ces deux régimes est le même : l’idée de la communauté d’intérêts. La réalité vécue sur les campus diffère cependant du monde du travail en ce qu’il existe une limite théorique à la collaboration possible entre les patrons et les employés du fait qu’une division des profits de l’entreprise doit s’opérer. Dans le réseau de l’enseignement, les intérêts sont plus étroitement liés et il existe de nombreux dossiers où la collaboration est théoriquement illimitée entre tous les acteurs et actrices de la communauté d’enseignement[72].

C’est précisément dans cet esprit de collaboration[73] que le législateur impose aux établissements d’enseignement l’obligation de « reconnaître l’association […] comme le représentant […] de tous les élèves ou étudiants[74] ». Cela étant, pour qu’elle ait un sens sur le plan juridique, cette obligation de reconnaissance devrait se traduire par le respect des décisions prises démocratiquement, en assemblées délibérantes, par les associations étudiantes. Décerner, à la demande d’étudiants « dissidents », une injonction de manière à contraindre les établissements d’enseignement à faire fi de cette obligation de reconnaissance peut ainsi compromettre tout « un rituel de transmission de connaissances basé sur le dialogue, la collégialité, le respect des autres dans la mise à l’épreuve de sa propre pensée[75] ».

Troisièmement, l’affirmation voulant que, une fois lancées dans un processus de grève, les associations étudiantes n’aient « aucun moyen réel d’en sortir hormis la pression sociale et politique amenant un changement législatif de la part du gouvernement[76] » n’épuise manifestement pas l’éventail des possibilités. L’exercice d’un tel moyen de pression entraîne, comme il se doit, une dynamique politique qui, à la manière d’un conflit de travail, évolue sans cesse. À titre d’exemples, des négociations peuvent s’amorcer avec les autorités (tantôt gouvernementales, tantôt universitaires ou collégiales, selon les cas) et mener, éventuellement, à un compromis acceptable ou, à défaut, la détermination des étudiants à continuer la grève peut en venir à s’étioler, amenant alors les associations à tenir de nouveaux votes dont les résultats peuvent suggérer de nouvelles stratégies, etc.[77] Dans les cas ultimes, la puissance publique peut également intervenir dans la mesure où l’intérêt public le justifie. Ainsi, convenir que le recours à la grève, sous forme de levée de cours, peut s’inscrire a priori parmi la gamme des « activités » légitimes des associations étudiantes auxquelles tout étudiant a « droit de participer[78] » n’équivaut pas forcément à la reconnaissance d’un « droit de grève sauvage », « sans contrôle, sans limites et sans encadrement[79] ».

Mais alors, opposeront certains, qu’advient-il du contrat intervenu entre l’étudiant, dûment inscrit à un programme pour lequel il a versé des droits de scolarité, et l’établissement d’enseignement qui s’est engagé à lui offrir, en contrepartie, sa formation ? Dans les faits, les juges ont accordé un poids très considérable à ce contrat en épousant essentiellement la logique « individuelle » de la liberté contractuelle pour mieux réfuter la logique « collective », pourtant promue par la LAFAE :

Le mouvement de boycottage des cours organisé par les associations étudiantes s’apparente à tout autre boycottage qui pourrait être organisé contre un fabricant de jus de raisin ou d’un magasin à grande surface. On ne peut obliger ou empêcher une personne de faire affaire avec un fabricant de jus de raisin ou un magasin de grande surface. Il s’agit d’un choix individuel. Si un groupe décide d’organiser un boycottage de quelque entreprise que ce soit, il peut le faire. Par contre, si une personne décide de boycotter une entreprise il ne pourra pas pour autant bloquer l’accès de cette entreprise[80].

Outre la confusion regrettable entre liberté d’expression commerciale et liberté d’expression politique qui ressort de ces propos — comme si l’une valait l’autre[81] et que l’éducation était une simple marchandise[82] ! —, il est déroutant de constater avec quelle indifférence le système de représentation collective mis en place par le législateur est ainsi détourné, au nom d’une logique purement individuelle[83] qui banalise l’exercice de la démocratie participative étudiante[84]. Si important soit-il, le droit civil, et la liberté contractuelle qu’il aménage, ne jouit pas d’une prépondérance sur tout autre droit[85]. Si les étudiants regroupés en association ne sont pas tenus de respecter les décisions prises par une majorité d’entre eux, comment l’association étudiante parviendra-t-elle à bâtir la solidarité étudiante essentielle à l’établissement d’un certain rapport de force avec les autorités ?

C’est précisément pour contrer l’atomisation du collectif des travailleurs que le droit des rapports collectifs de travail favorise la suspension du contrat individuel de travail lorsqu’une association de salariés jouit d’une accréditation syndicale[86]. N’aurait-il pas été possible de s’inspirer d’une solution semblable pour aménager les rapports entre étudiants, associations étudiantes et établissements d’enseignement ?

Quant au préjudice susceptible d’être causé à l’étudiant qui n’a pas accès à ses cours en raison de la grève déclenchée par son association étudiante et des piquets de grève qu’elle dresse en conséquence, en quoi se distingue-t-il fondamentalement du préjudice « collectif » que subit l’ensemble de ses collègues aux prises avec la même situation ? Faut-il rappeler que, par nature, l’exercice d’une grève — et sa matérialisation, notamment par le piquetage — entraîne inexorablement des conséquences préjudiciables à l’égard de certaines personnes ? Malgré ce fait inéluctable, cela ne justifie nullement d’exclure, d’emblée, ces moyens de pression de la gamme des activités qui méritent a priori une protection[87].

2 La grève étudiante comme mode collectif d’expression

À l’instar de ce qui se produit dans le milieu syndical, la délibération collective est la pierre angulaire des pratiques des associations étudiantes. En fait, la tenue d’assemblées générales, ainsi que l’adoption de résolutions fixant les moyens d’action qui seront pris pour favoriser l’intérêt des membres, apporte la légitimité nécessaire aux activités de mobilisation étudiante. Malgré l’apparente simplicité de ce processus, la crise étudiante a mis en exergue la constante opposition entre les droits individuels, de nature contractuelle, et les droits collectifs, de nature politique.

Selon le pôle d’analyse (individuel / collectif) en vertu duquel la problématique est abordée, les uns feront primer la protection des intérêts économiques immédiats des étudiants en défaveur de la grève et leur droit à recevoir une prestation de service (c’est-à-dire que les cours pour lesquels ils ont payé leur soient donnés), alors que les autres favoriseront le respect des choix démocratiques des associations étudiantes. Cet antagonisme — très polarisant, socialement parlant — soulève, en lui-même, plusieurs questions auxquelles il importe de répondre, notamment : quelle portée juridique est-il permis de reconnaître aux mandats de grève que se donnent les associations étudiantes québécoises ? Les étudiants peuvent-ils légalement faire le choix collectif de déserter leurs cours — et empêcher, par conséquent, qu’ils continuent d’être donnés — au nom d’un droit constitutionnel à la grève et au piquetage ?

D’aucuns font valoir que l’absence de reconnaissance explicite du droit de grève des étudiants dans la législation évacue complètement du débat la question de son existence juridique. Or, cet argument ne nous semble pas pouvoir être retenu, ne serait-ce qu’en raison de l’existence d’un large consensus social et politique admettant, depuis plusieurs décennies maintenant, la grève comme un moyen de pression légitime au soutien des revendications étudiantes au Québec[88].

En effet, depuis les années 60, il y a eu au moins neuf grèves générales étudiantes au Québec (y compris celle de 2012)[89]. La légalité de ce moyen de pression collectif, bien qu’il ne soit évidemment pas apprécié des gouvernements en place, n’avait jamais été véritablement remise en cause avant le conflit de 2012. Bien au contraire, la façon dont les différents gouvernements québécois (quelle que soit leur allégeance politique) ont géré les crises étudiantes depuis les 50 dernières années — ce qui inclut, donc, le gouvernement libéral lors du conflit étudiant de 2005 — dénote clairement la reconnaissance du droit des associations étudiantes québécoises de faire la grève. À titre illustratif, au coeur de la crise étudiante de 1996, le premier ministre Lucien Bouchard ainsi que Pauline Marois, alors ministre de l’Éducation, traitaient du conflit en le qualifiant de « grève étudiante[90] ». De la même façon, en 2005, le ministre de l’Éducation en poste, Jean-Marc Fournier, n’hésitait pas à employer sans réserve la même expression lorsqu’il parlait du conflit étudiant[91]. Puis, un ex-ministre du Travail, Jean Cournoyer, n’a pas hésité à affirmer, quelques jours avant l’adoption de la « loi 78 », que pas un gouvernement québécois n’allait nier le droit de grève aux associations étudiantes[92].

En clair, force est de constater que le silence du législateur qui régnait jusqu’à l’adoption de la « loi 78 » sur la question du droit de grève étudiant n’avait jamais été interprété comme interdisant les grèves étudiantes au Québec, celles-ci étant au contraire respectées de facto, tant par les dirigeants politiques que par les différents établissements d’enseignement postsecondaire fréquentés par les étudiants grévistes[93]. Or, la crise étudiante qui a eu cours en 2012 a marqué un point de rupture avec le système normatif préexistant. En effet, il a été possible de constater la propagation d’une nouvelle rhétorique selon laquelle la mobilisation étudiante ne pouvait être assimilée qu’à un simple boycott (acte individuel) et non à une grève (acte collectif) (2.1), sans égard à la nature fondamentale de la liberté d’expression et à la dimension collective qu’elle peut présenter (2.2).

2.1 Grève ou boycott : une divergence juridique ou idéologique ?

Dès les tout premiers jours du conflit étudiant en 2012, le gouvernement en place a très clairement laissé savoir qu’il ne reconnaissait pas (ou plus) la légalité des votes de grève étudiante en encourageant explicitement les établissements d’enseignement postsecondaire à forcer les professeurs à offrir la formation, et ce, peu importe que les étudiants soient ou non en grève[94]. Cet appel du gouvernement au non-respect des lignes de piquetage étudiantes a également été accompagné de l’utilisation d’une nouvelle ligne terminologique (et, comme nous le verrons, conceptuelle) par les membres du gouvernement pour traiter publiquement du conflit étudiant. Ces propos que tenait le premier ministre du Québec, quelques heures après l’adoption de la « loi 78 », en témoignent :

[La « loi 78 »] dit une chose très intéressante qui est au coeur du débat. Ça dit ceci : on n’a pas le droit de bloquer la porte de classe d’un cégep ou d’une université. Et si vous êtes vingt-cinq étudiants dans une classe puis qu’il y en a vingt qui choisissent de boycotter leurs cours, les cinq autres étudiants […] ont le droit d’étudier ; les vingt autres n’ont pas le droit de bloquer l’accès aux salles de cours aux cinq autres. C’est ça qu’on défend, c’est cette liberté fondamentale que chaque citoyen du Québec a d’avoir droit à son éducation[95].

Conformément à cette affirmation du premier ministre Charest, les dispositions de la « loi 78 » — qui interdisaient formellement à toute personne « [d’]entraver [par un acte ou une omission] le droit d’un étudiant de recevoir l’enseignement dispensé par l’établissement d’enseignement qu’il fréquente[96] » ou « l’accès d’une personne à un lieu où elle a le droit ou le devoir d’accéder pour y bénéficier des services d’un établissement ou pour y exercer des fonctions[97] » — représentent une consécration législative de la ligne rhétorique que le gouvernement a adoptée, dès le début du conflit étudiant[98], selon laquelle le seul moyen de pression légal dont jouissent les étudiants en désaccord avec une politique gouvernementale est un droit individuel de manifester ce désaccord, notamment en boycottant les cours auxquels ils sont inscrits.

Dépassant la divergence sémantique, le fait de substituer un simple droit de boycott des cours au droit de grève des étudiants qui pouvait être exercé par l’entremise des associations étudiantes qui les représentent jusqu’à l’adoption de la « loi 78 » est venu transformer radicalement le rapport de force politique entre le gouvernement du Québec et les associations étudiantes. En effet, non seulement le concept de boycott étudiant renvoie à une logique clientéliste de l’éducation, mais il constitue un moyen de pression de bien faible portée si nous le comparons à une grève collective, qui finit par retarder les activités d’enseignement jusqu’à ce que la majorité des étudiants représentés par une association en grève décident démocratiquement du retour en classe, au risque même de compromettre la validité des sessions si la grève devait se prolonger.

Par ailleurs, il est pour le moins inusité qu’un gouvernement tente de redéfinir la nature d’un moyen de pression exercé par un groupe d’individus, surtout dans un contexte où il s’agit d’un moyen de pression qui a été exercé régulièrement au cours des 50 dernières années. Eu égard au silence du législateur qui régnait avant l’adoption de la « loi 78 », le choix du moyen de pression opportun devait revenir aux individus qui tentent de le mettre en oeuvre, conformément à l’esprit ayant présidé à l’adoption de la LAFAE :

Je pense qu’il faut laisser la possibilité que les associations étudiantes poursuivent également […] même des objectifs politiques, au sens qu’ils voudront se déterminer. Je pense que ce n’est pas à nous, législateurs, de décider qu’une association va se confiner strictement au champ ou au cadre d’intervention qui est prévu par la loi. La loi a pour but de reconnaître le principe de la liberté d’association. Et le principe de la liberté d’association comprend un corollaire essentiel ; le droit de définir les objectifs pour lesquels on se regroupe même si le législateur doit en reconnaître quelques-uns de manière spécifique[99].

Cela étant, force est de constater que la réalité du conflit étudiant de 2012 ne correspond pas à la définition qu’il convient de donner au boycott (individuel), mais qu’elle s’inscrit plutôt dans la logique propre à une « grève » (collective).

Certes, l’étymologie révèle une certaine « proximité du boycott avec la grève, puisque dans les deux cas, il s’agit d’un refus de coopération[100] ». Toutefois, « le terme de boycott est utilisé prioritairement pour désigner les refus de relations marchandes ou de services[101] ». Or, le conflit étudiant n’impliquait pas des groupes qui incitaient d’autres personnes à ne pas s’inscrire aux études postsecondaires ou encore à privilégier certains établissements scolaires au détriment d’autres (auxquels cas ces activités auraient valablement pu être qualifiées de « boycott » étudiant). Il impliquait plutôt des regroupements d’étudiants inscrits à différents établissements d’études postsecondaires, agissant par l’entremise d’associations étudiantes dûment accréditées et donc représentatives, et qui ont voté démocratiquement pour la tenue de grèves étudiantes[102] dans le but de forcer le gouvernement à revoir une décision politique en rapport direct avec leur statut d’étudiant, soit une hausse importante des droits de scolarité.

Dans une lettre ouverte publiée une dizaine de jours avant l’adoption de la « loi 78 », l’avocate québécoise Mireille Beaudet nous semble avoir fort bien résumé cette idée en quelques lignes :

Plusieurs associations ainsi accréditées ont également adopté des résolutions de grève, ponctuelle ou illimitée. Il n’est pas inutile ici de rappeler qu’une grève se distingue d’autres mouvements qui peuvent présenter des similitudes, comme le boycott, par deux caractéristiques : le concert et l’intention. La grève résulte en effet d’une volonté concertée d’un groupe de cesser d’accomplir quelque chose dans la poursuite d’une finalité : défendre ou améliorer leur situation collective. Il s’agit donc bien ici d’un mouvement de grève, tant au sens des dictionnaires usuels qu’à celui des critères que le droit a développés pour circonscrire la notion même de grève, avant que les lois ne la reconnaissent et l’encadrent, dans le monde du travail[103].

Le consensus social et politique concernant le droit de grève des associations étudiantes québécoises ayant été clairement et directement remis en question à la suite de l’adoption de la « loi 78 », il est d’intérêt de vérifier dans quelle mesure les choix collectifs de déserter les cours, et de former des lignes de piquetage pour assurer l’effectivité de cette levée de cours — en tant qu’activités se trouvant à la croisée des chemins entre les champs protégés par les libertés d’association et d’expression — doivent être considérées comme des activités collectives protégées par l’une ou l’autre de ces libertés fondamentales, ou par les deux à la fois. À notre avis, une lecture conciliatrice des libertés d’association et d’expression devrait permettre de protéger constitutionnellement le droit des associations étudiantes de faire la grève.

2.2 La liberté d’expression collective des associations étudiantes

La grève étudiante est une activité intrinsèquement expressive, de nature collective (ou associative)[104], puisque son objectif principal est d’exercer une pression sur l’appareil étatique pour établir un rapport de force favorable aux associations, en vue de la négociation d’une entente en lien avec les revendications des membres. Cette pression se réalise d’abord sur le plan économique, puisque la levée de cours déstabilise le calendrier scolaire et entraîne, de ce fait, le redéploiement des ressources afin de permettre la reprise des cours, outre qu’elle provoque, dans une certaine mesure, un manque de main-d’oeuvre étudiante pendant le rattrapage des cours à la période estivale, le cas échéant. Puis, la pression est aussi de nature sociale, car la communication de l’opinion majoritaire des membres d’une association étudiante n’a pas uniquement une finalité expressive, mais est aussi un moyen d’attirer l’attention de la population sur les revendications collectives de l’association, pour ainsi influencer les agissements de l’État.

Avec l’adoption de la « loi 78 », et l’incidente interdiction des grèves étudiantes, l’intérêt de vérifier si les chartes canadienne et québécoise protègent le droit des associations étudiantes de décréter — à la suite de la tenue de votes démocratiques — des levées de cours devant être respectées par tous les étudiants qu’elles représentent, est devenu particulièrement grand pour ces mêmes associations. En effet, non seulement cela leur permettrait de trouver un important levier pour contester la validité de dispositions de la nature de celles incluses dans la « loi 78 », mais cela confirmerait également que les gouvernements ne peuvent limiter le droit de grève étudiante que d’une manière « raisonnable dans une société libre et démocratique », le fardeau de démontrer la raisonnabilité de potentielles restrictions leur incombant[105].

Si nous l’analysons uniquement en fonction de la jurisprudence rendue sur la liberté d’expression, entendue comme un droit essentiellement individuel, la rhétorique gouvernementale du boycott étudiant, et l’incidente interdiction de forcer des étudiants qui ne voudraient pas boycotter leurs cours à le faire, pourraient possiblement tenir la route. La liberté d’opinion étant à la base de la liberté d’expression, il est clair qu’une personne ne pourrait être valablement forcée d’exprimer une opinion à laquelle elle n’adhère pas sans qu’il soit porté alors atteinte à sa liberté d’expression[106]. En ce sens, si le seul support constitutionnel à l’appui des revendications des associations étudiantes de faire la grève était la liberté d’expression, eu égard au fait que cette liberté fondamentale a été interprétée comme protégeant le droit de toute personne de « transmettre ou tenter de transmettre » un message ou un contenu ayant une quelconque signification[107], il serait plutôt difficile d’écarter le droit des étudiants « dissidents », au sein d’une association en grève, d’exprimer eux aussi leur opinion et donc, impossible de conclure au droit des associations étudiantes de forcer le respect d’une levée de cours.

Or, la liberté d’expression n’est pas la seule liberté fondamentale protégée par les chartes canadienne et québécoise et les associations étudiantes ne réclament pas la reconnaissance d’un simple droit de boycotter leurs cours, mais beaucoup plus largement celui de maintenir un rapport de force politique avec le gouvernement pour les enjeux concernant l’éducation, et ce, par la reconnaissance du droit d’avoir recours au seul moyen de pression pouvant valablement permettre d’atteindre un « équilibre relatif » avec le pouvoir, soit la grève étudiante.

Depuis les arrêts Dunmore et Health Services, rendus respectivement en 2001 et en 2007, la Cour suprême du Canada a reconnu que, conformément à l’état actuel du droit international sur cette question, la portée de la liberté d’association ne peut plus continuer d’être limitée à son seul aspect individuel, soit le droit des personnes de s’associer avec autrui, mais qu’elle doit également s’étendre à certaines activités collectives des associations ainsi formées :

À mon avis, la notion même d’« association » reconnaît les différences qualitatives entre individu et collectivité. Elle reconnaît que la presse diffère qualitativement du journaliste, la collectivité linguistique du locuteur, le syndicat du travailleur. Dans tous les cas, la collectivité a une existence propre et ses besoins et priorités diffèrent de ceux de ses membres individuels […] étant donné que les besoins et priorités des syndicats tendent à se distinguer de ceux de leurs membres individuels, ils ne peuvent fonctionner si la loi protège exclusivement ce qui pourrait être des « activités licites d’un individu ». La loi doit plutôt reconnaître que certaines activités syndicales – les revendications collectives auprès de l’employeur, l’adoption d’une plate-forme politique majoritaire, le regroupement en fédérations syndicales – peuvent être au coeur de la liberté d’association même si elles ne peuvent exister au niveau individuel[108].

C’est dans la foulée de ce changement d’orientation, par rapport à la trilogie de 1987[109], que la Cour suprême a reconnu que le « processus de négociation collective » entre groupes syndicaux et employeurs doit être protégé par la liberté d’association[110]. Bien qu’elle ait été presque exclusivement interprétée et mise en application dans le contexte des relations de travail, la liberté d’association, et le principe de la protection dont doivent bénéficier certaines activités collectives, interdit, à notre avis, d’analyser la question du droit des associations étudiantes de décréter des levées de cours sous le seul angle de la liberté d’expression. En effet, conformément à un principe bien établi en ce qui concerne l’interprétation qu’il convient de donner aux droits protégés par les chartes canadienne et québécoise, la portée des droits et libertés fondamentaux doit être déterminée en fonction d’une approche contextuelle et conciliatrice :

[L]’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle-même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l’arrêt Southam, l’interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. En même temps, il importe de ne pas aller au-delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n’a pas été adoptée en l’absence de tout contexte et que, par conséquent, […] elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés[111].

Plusieurs arguments persuasifs nous semblent donc militer en faveur d’une interprétation conciliatrice des libertés d’expression et d’association[112], de manière à reconnaître une protection constitutionnelle, prima facie, au droit de grève étudiante, tel qu’il était reconnu, de facto, aux différentes associations étudiantes québécoises au cours des dernières décennies. Parmi ces arguments, mentionnons :

  • l’esprit très « collectiviste » de la LAFAE, qui témoigne du respect du législateur pour l’autonomie collective[113] ;

  • l’importance du consensus social et politique qui existait au Québec en ce qui concerne le droit des étudiants de faire la grève avant le conflit étudiant de 2012 ;

  • le fait que la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique constitue l’une des trois valeurs phares de la liberté d’expression en droit canadien[114] et que la multitude d’associations étudiantes accréditées, exerçant actuellement leurs activités au sein des établissements d’enseignement postsecondaire québécois, représentent sans doute l’un des principaux terreaux au sein desquels l’intérêt des débats publics et la participation aux grands enjeux sociaux sont cultivés[115] ;

  • le principe de l’interprétation large et libérale qui doit gouverner les tribunaux lorsqu’ils interprètent la portée des différents droits et libertés consacrés par les chartes canadienne et québécoise[116] ;

  • l’abandon, par la Cour suprême, de la lecture purement individualiste de la liberté d’association, d’abord préconisée dans la trilogie de 1987, et la reconnaissance du devoir de protéger certaines activités collectives aux fins desquelles des associations d’individus ont été mises sur pied[117] ;

  • le fait que le droit de grève, qui contribue à la vitalité démocratique de la société[118], a récemment été inféré de la liberté d’association, en tant que composante essentielle du processus de négociation collective[119] ;

  • l’intérêt que la société québécoise tirerait d’un retour au consensus social qui a été directement remis en cause par l’adoption de la « loi 78 » — remise en cause qui a, par ailleurs, contribué à plonger le Québec dans une des plus importantes crises sociales de son histoire — et qui n’impliquerait aucunement que le gouvernement abdique son pouvoir d’encadrer ou même de restreindre ce droit, pourvu que son intervention législative puisse être justifiée, eu égard au caractère « libre et démocratique » de notre société.

Conclusion

De nature fondamentalement politique, le conflit opposant le mouvement étudiant et le gouvernement du Québec au sujet de la question des droits de scolarité et de l’accès aux études postsecondaires s’est progressivement muté en véritable crise sociale[120]. Alors que certains établissements d’enseignement ont été le siège d’affrontements, parfois violents[121], entre des étudiants qui dressaient des piquets de grève à la suite d’un vote majoritaire pris en ce sens par une majorité de membres de leur association étudiante, d’une part, et des étudiants « dissidents » qui souhaitaient poursuivre leur cheminement scolaire sans égard à cette décision collective, d’autre part, les tribunaux auront été saisis d’un nombre appréciable de recours individuels par ces derniers.

Dans ce contexte, la plupart des juges ont conclu que les associations étudiantes ne disposaient pas d’un droit de grève et ont prononcé, en conséquence, des ordonnances les contraignant à lever les lignes de piquetage et à laisser libre accès aux salles de classe de manière que les étudiants « dissidents », liés par contrat individuel avec l’établissement, puissent recevoir l’enseignement pour lequel ils avaient payé des droits de scolarité sans subir d’intimidation. Malheureusement, ces ordonnances judiciaires n’auront pas donné l’effet escompté[122]. Devant l’incapacité des établissements d’enseignement à en faire assurer le respect, même avec le recours aux forces policières, le gouvernement du Québec a adopté la « loi 78 », laquelle assortissait de peines considérables toute tentative d’« entraver le droit d’un étudiant de recevoir l’enseignement » ou de « faire obstacle ou nuire à la reprise ou au maintien des services d’enseignement d’un établissement[123] ».

Les associations étudiantes sortent juridiquement affaiblies de ces interventions judiciaires et législatives. D’une part, le système de représentation collective étudiant mis en place par le législateur a fait l’objet d’une interprétation très réductrice qui exclut, d’emblée, la possibilité de recourir à la grève générale comme moyen de pression, bien qu’aucune interdiction en ce sens ne se dégage clairement de la LAFAE et que la coutume des 50 dernières années aille même dans le sens opposé. D’autre part, la possibilité que la liberté d’expression, conjuguée avec la liberté d’association, puisse présenter une dimension collective de nature à intégrer, au nombre des modes d’expression collectifs, le recours à la grève et au piquetage n’est pas davantage explorée, même si l’état du droit sur la question reste à préciser. Nous estimons, quant à nous, que la consécration d’un droit de grève, en contexte étudiant, est compatible à la fois avec l’esprit « collectiviste » qui a présidé à l’adoption de la LAFAE et avec les libertés fondamentales garanties par les chartes des droits.

Quant à ceux qui craignent que la consécration éventuelle d’un droit de grève étudiant puisse constituer une licence pour les actes de violence, les menaces ou l’intimidation, qu’il suffise de leur rappeler que la violence physique n’a jamais été protégée par la liberté d’expression[124]. Du reste, les chartes des droits comportent des dispositions justificatives[125] qui pourraient être mobilisées par la puissance publique, si les circonstances en venaient à rendre la chose absolument nécessaire.