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En 1960, dans la foulée de Michel Brunet, André Morel s’est intéressé aux rapports entre les Canadiens et l’administration de la justice au milieu du xviiie siècle[1]. Il en est arrivé à la conclusion que le recours à l’arbitrage, pratiqué majoritairement par des notaires ou des curés, constituait peut-être une forme de boycottage des juges de la Cour de plaids communs.

Une quarantaine d’années plus tard, Jean-Philippe Garneau, aidé dans ses recherches en ce début de troisième millénaire par les outils informatiques, se penche également sur cette période où le recours aux règles imposées par les Britanniques et le maintien des usages antérieurs se font concurrence[2]. La question du droit applicable n’est pas, dans la pratique, aussi clairement tranchée que le laisseraient croire les textes officiels.

Toutefois, Jean-Philippe Garneau en arrive à des conclusions différentes de celles de son illustre prédécesseur. En particulier, s’il ne s’oppose pas à l’hypothèse sur les raisons du recours à l’arbitrage, il remet en question la dissociation entre système imposé par les Britanniques à la suite de la Conquête et maintien des usages antérieurs. De plus, il conteste le fait d’examiner la pratique en fonction de sa « conformité au droit positif » (p. 7), au lieu de la considérer « comme un lieu ou un champ social semi-autonome » (p. 7).

Alors que le « désaccord entre André Morel et Jean-Philippe Garneau est à l’origine du projet de recherche » (p. 8) dont le livre ici recensé présente les résultats, le but des trois chercheurs n’est pas tellement de trancher les oppositions mais plutôt de communiquer leurs propres points de vue sur le « phénomène de l’arbitrage en Nouvelle-France et au Québec de 1740 à 1784, aussi bien à partir d’actes notariés que de dossiers judiciaires » (p. 11).

Outre l’introduction et la conclusion, l’ouvrage est divisé en dix chapitres, allant de « l’arbitrage sous l’ancien régime, en France et en Nouvelle-France » à « l’arbitrage notarié après la Conquête ». Alors que l’ouvrage est consacré aux rapports entre tribunaux et arbitrage ainsi qu’à l’étude de la pratique de l’arbitrage lui-même, deux chapitres rompent un peu ces fils conducteurs par une incursion très détaillée dans l’étude du droit applicable durant la période 1760-1774 (chap. vi) et dans « l’introduction de la procédure du jury en matière civile après la Conquête » (chap. vii).

Les propos des auteurs sont parfois accompagnés de tableaux et de graphiques qui illustrent, eux aussi, le souci du détail de l’étude. Par exemple, le graphique xxvi, intitulé « Nature des litiges lorsque connue, cour des plaidoyers communs, séances du mardi, Montréal, février-mars 1769[3] » (p. 374), montre la répartition en pourcentage des litiges en question. L’étude se termine par des tables bibliographiques extrêmement complètes.

Aujourd’hui, nous comparons volontiers justice publique et modes privés de résolution des différends, nous nous interrogeons sur l’efficacité des uns et des autres, et l’on incite les justiciables à trouver des solutions en dehors de l’appareil étatique[4]. À la lecture de cet ouvrage, il est intéressant de constater que ces sujets ne sont pas réellement l’apanage de notre époque.

Pendant longtemps, l’arbitrage a eu la faveur des citoyens dans le contexte de difficultés « entre parents ». Il est alors intimement lié au droit naturel. Dès le xvie siècle, les ordonnances royales appuient cette inclination, en précisant le régime de l’arbitrage. Elles encadrent aussi la procédure et établissent ses rapports avec la justice royale. Dans la pratique, une certaine confusion, qui perdurera un certain temps, s’installe entre arbitrage et expertise, les deux termes et les deux fonctions étant souvent assimilés l’un à l’autre. Il faut dire que l’arbitrage, fréquemment encouragé par les institutions, consiste plus en évaluations ou en expertises qu’en règlement des différends comme aujourd’hui. En outre, les arbitrages s’occupent davantage des faits que du droit.

Que ce soit sous l’Ancien Régime ou plus tard devant le Conseil souverain, « l’arbitrage se présente […] comme un complément de l’activité des juridictions, car il les décharge de tâches dont elles ne semblent pas vouloir s’acquitter » (p. 73). En somme, en Nouvelle-France, l’arbitrage est « une solution commode pour pallier les défauts de la justice institutionnelle et non […] un moyen d’échapper à la justice officielle par des moyens extrajudiciaires » (p. 191).

Cette étude historique révèle que plusieurs éléments à la base de l’arbitrage à l’époque sont identiques à ce que nous connaissons de nos jours. Il en va ainsi de la profession des personnes choisies comme arbitres, qui ne sont pas systématiquement des juristes, même si les notaires sont souvent sollicités. Les règles générales de procédure sont assez semblables à celles qui ont cours maintenant. Alors qu’en France il était nécessaire d’homologuer la sentence, cette règle ne semble pas avoir été une condition impérative en Nouvelle-France. La différence majeure avec nos règles contemporaines est la possibilité d’appel de la sentence. Une autre distinction réside dans les matières soumises à l’arbitrage. Les notables – très majoritairement mais non exclusivement des hommes – s’adressaient volontiers au Conseil souverain pour leurs affaires. De même, on peut certainement parler au xviiie siècle d’arbitrage international puisque les commerçants de Québec, Montréal, La Rochelle et Bordeaux n’hésitaient pas à recourir à ce mode de règlement des différends lors de leurs échanges. Outre ces matières, comme nous l’avons déjà mentionné, les affaires de famille étaient fréquemment portées devant des arbitres plutôt que devant des institutions judiciaires, ce qui ne se retrouve plus à présent au Québec.

Au terme de cette étude, les auteurs concluent que les justiciables francophones ne font pas le choix du recours à l’arbitrage pour éviter les tribunaux. En effet, après la Conquête, les juges sont favorables à l’arbitrage, attitude qui ne sera pas toujours partagée par les magistrats quelques siècles plus tard, notamment parce qu’il « leur évite de consacrer un temps précieux à des questions techniques, en plus de réduire le contentieux » (p. 434).