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« There is a crack in everything That’s how the light gets in[1]. »

De part et d’autre de l’escalier qui conduit au hall de l’édifice de la Cour suprême du Canada, deux statues — créations de l’artiste torontois Walter Seymour Allward (1876-1955) — posent fièrement sur leur socle. La statue Ivstitia, sise du côté est, y personnifie la justice en étreignant le glaive, tandis qu’à l’ouest la statue Veritas, pointant les tables de la loi, incarne la vérité. Dans la plus parfaite symétrie, l’une et l’autre apparaissent ainsi sur un pied d’égalité. C’est dire toute l’importance que le système de justice canadien accorde à la vérité.

La quête de la vérité est également très chère aux employeurs. Soucieux de savoir précisément à qui ils ont affaire, certains d’entre eux n’hésitent pas à s’immiscer dans la vie privée des personnes qu’ils emploient en vue d’obtenir, à leur sujet, des informations qu’ils pourront éventuellement utiliser contre elles, à l’occasion de litiges devant les tribunaux. Depuis quelques années, le développement fulgurant des nouvelles technologies de l’information facilite d’ailleurs la tâche des employeurs en mettant à leur disposition un ensemble d’outils qui leur permettent de contrôler les allées et venues des salariés, d’épier leurs conversations, de capter leur image ou d’avoir accès à des renseignements personnels les concernant. En fait, les nouvelles technologies sont maintenant à ce point sophistiquées qu’il est matériellement possible pour l’employeur de connaître les moindres faits et gestes des salariés, d’où l’importance de s’interroger sur l’efficacité des protections offertes par le législateur en cette matière.

De fait, la question se pose : les salariés peuvent-ils encore espérer préserver leur vie privée ou sont-ils irrémédiablement condamnés à devenir sans cesse plus « transparents » aux yeux de leur employeur ? Cette « dénudation salariale », que favorise l’accessibilité croissante à de nouvelles techniques de surveillance, interpelle évidemment le droit et appelle, plus précisément, à circonscrire l’étendue du droit à la sauvegarde de sa vie privée au travail. Cela commande l’étude de la portée mais aussi des limites de ce droit fondamental qui, au Québec, est garanti à la fois par les chartes des droits[2] et par le Code civil du Québec[3] (1).

Si, par ailleurs, l’employeur en vient à excéder ces limites dans sa quête d’informations, les éléments de preuve qu’il a ainsi recueillis sans justification raisonnable doivent-ils être d’emblée jugés irrecevables, par souci de justice envers le salarié, ou peuvent-ils néanmoins être pris en considération par le tribunal, au nom de la vérité (2) ?

1 Le droit au respect de la vie privée du salarié : la portée et les limites des garanties offertes par la Charte québécoise et le Code civil du Québec

C’est principalement dans le contexte de l’application de la Charte canadienne des droits et libertés, laquelle prévoit que « [c]hacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives[4] », que la Cour suprême du Canada a eu l’occasion de définir le droit à la vie privée. Elle l’a fait en des termes très larges, sans évidemment y voir pour autant un droit absolu. La protection de la vie privée est, pour reprendre ses mots, « une question d’attentes raisonnables[5] » (1.1), de telle sorte qu’il demeure possible d’y apporter certaines restrictions. Nous verrons qu’un employeur peut ainsi avoir des motifs raisonnables de passer outre aux garanties qu’offrent les chartes des droits et le droit commun en cette matière (1.2).

1.1 La protection de la vie privée au travail : une question d’attentes raisonnables

Au Québec, ce sont principalement les dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne et du Code civil du Québec qui protègent le droit à la vie privée du salarié. La première prévoit expressément que « [t]oute personne a droit au respect de sa vie privée[6] ». Le Code civil du Québec est rédigé en des termes très similaires puisqu’il énonce que « [t]oute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée[7] ». L’énoncé de ce principe est immédiatement suivi d’une énumération, non exhaustive[8], d’actes qui peuvent être considérés comme des atteintes à la vie privée, tels que pénétrer chez une personne, la surveiller ou intercepter ses communications privées[9]. Ces dispositions en complètent et en précisent une autre, qui les précède, laquelle affirme que « [t]oute personne est titulaire de droits de la personnalité », dont le droit au respect de sa vie privée[10].

En raison de sa nature « quasi constitutionnelle[11] », la Charte québécoise commande une interprétation à la fois « large et libérale[12] », « contextuelle[13] » et téléologique[14], « de manière à réaliser les objets généraux qu’elle sous-tend de même que les buts spécifiques de ses dispositions particulières[15] ». Son interprétation n’a pas à être « le reflet exact de la Charte canadienne[16] », mais elle doit tout de même s’en inspirer.

De par son statut de droit commun, le Code civil du Québec doit lui aussi « recevoir une interprétation large qui favorise l’esprit sur la lettre et qui permette [à ses] dispositions d’atteindre leur objet[17] ». Dans ces circonstances, personne ne se surprendra que les dispositions de la Charte québécoise et du Code civil qui protègent le droit à la vie privée soient généralement interprétées de façon généreuse.

Selon la Cour suprême, « la notion de vie privée est au coeur de celle de la liberté[18] ». Elle est fondée sur « l’autonomie morale et physique de la personne[19] » et contribue au maintien de la dignité humaine ainsi qu’à la sauvegarde de l’intégrité de la personne[20]. Bien que le concept de vie privée demeure somme toute « flou et difficile à circonscrire[21] », l’analyse de la jurisprudence permet de constater qu’il comporte au moins trois facettes[22], toutes susceptibles d’être brimées par les agissements d’un employeur.

Dans son premier volet, le plus ancien, le droit à la vie privée protège les biens et la propriété[23]. Il s’agit de la sphère spatiale ou territoriale de la vie privée. Il est possible d’y associer ces droits de la Charte québécoise qui prévoient respectivement que « [t]oute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens[24] », que « [l]a demeure est inviolable[25] » et que « [n]ul ne peut pénétrer chez autrui ni y prendre quoi que ce soit sans son consentement exprès ou tacite[26] ». Un employeur est susceptible de contrevenir à cette dimension du droit au respect de la vie privée lorsque, par exemple, il oblige un salarié à travailler à son domicile, faisant en quelque sorte de cet espace une extension de l’entreprise[27].

Dans son deuxième volet, le droit à la vie privée protège la sphère personnelle elle-même[28]. Il englobe le droit à l’identité, dont le droit au respect du nom, le droit à l’intégrité physique, le droit à l’anonymat, le droit à l’intimité, le « droit à l’autonomie dans l’aménagement de sa vie personnelle et familiale[29] » et la liberté de prendre des décisions d’une importance fondamentale pour soi-même. L’employeur risque de porter atteinte à cette facette du droit au respect de la vie privée lorsqu’il fait suivre un salarié[30], capte des images de lui[31] ou exige qu’il se soumette à un examen médical[32] ou encore à un test de dépistage d’alcool ou de drogue[33]. Il en est de même lorsque l’employeur cherche à s’immiscer dans « les choix de nature fondamentalement privée ou intrinsèquement personnelle[34] » du salarié, tels que le choix du lieu de son domicile[35], la décision d’avoir ou non des enfants ou, plus simplement, le choix de ses vêtements[36]. Un employeur pourrait aussi contrevenir à cette dimension du droit au respect de la vie privée en exigeant d’un salarié qu’il demeure disponible et facilement joignable en dehors de ses heures de travail rémunérées[37].

Enfin, le troisième volet du droit à la vie privée concerne le traitement des renseignements personnels (ou la sphère informationnelle)[38]. Selon la Cour suprême, le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels emporte le droit, pour une personne, de déterminer elle-même « le moment, la manière et la mesure dans lesquels des renseignements [la] concernant sont communiqués[39] ». C’est à cette facette du droit au respect de la vie privée qu’un employeur est susceptible de contrevenir lorsqu’il prend, par exemple, connaissance des courriels[40] ou de la correspondance du salarié, enregistre ses conversations téléphoniques[41], exige de connaître ses antécédents médicaux[42] ou judiciaires[43], mène une investigation sur le contenu de l’ordinateur que le salarié utilise[44] ou emploie un subterfuge pour avoir accès à son profil Facebook[45].

Bien qu’il soit défini en des termes larges, le droit à la vie privée n’en comporte pas moins une limite intrinsèque. De fait, seule « l’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée[46] » est protégée. L’existence ou non d’une expectative raisonnable de vie privée s’apprécie « eu égard à l’ensemble des circonstances[47] », ce qui implique de répondre à « la question de savoir si le demandeur avait une attente subjective en matière de respect de sa vie privée » et, le cas échéant, de déterminer si « cette attente subjective en matière de respect de la vie privée était objectivement raisonnable[48]. » Le critère de l’attente raisonnable est donc à la fois subjectif et objectif.

L’étude de la jurisprudence révèle que les tribunaux québécois ont parfois été réticents à reconnaître qu’une expectative raisonnable de vie privée subsiste sur les lieux de travail, tout particulièrement à l’endroit des informations générées, transmises ou stockées à l’aide d’équipements appartenant à l’employeur[49]. Cette attitude s’explique vraisemblablement par l’influence de la common law, qui persiste à voir le droit à la vie privée comme un corollaire du droit de propriété[50]. L’arrêt Cole, rendu par la Cour suprême du Canada en octobre 2012, apporte toutefois un éclairage important sous ce rapport.

La Cour suprême devait déterminer si un salarié peut avoir une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée relativement à des informations personnelles consignées dans un ordinateur portable appartenant à l’employeur. En l’espèce, un enseignant dans une école secondaire était accusé de possession de pornographie juvénile et d’utilisation non autorisée d’un ordinateur. Les accusations avaient été portées après qu’un technicien, qui effectuait des travaux de maintenance, eut repéré dans l’ordinateur portatif de l’enseignant un dossier caché contenant des photographies d’une élève en situation de nudité. Le technicien en avait informé le directeur de l’école et avait copié les photographies sur un disque compact. Le directeur avait ensuite saisi l’ordinateur portatif et ordonné aux techniciens du conseil scolaire de copier les fichiers Internet temporaires se trouvant dans l’ordinateur. L’ordinateur et les copies de son contenu avaient par la suite été remis à la police, qui les avait examinés, sans avoir pris soin d’obtenir d’abord un mandat à cette fin.

L’enseignant a plaidé que tout le matériel informatique devait être exclu de la preuve retenue contre lui parce qu’il avait été obtenu en violation de son droit au respect de la vie privée, d’où la nécessité pour la Cour suprême de déterminer si l’enseignant pouvait raisonnablement s’attendre à la protection de sa vie privée à l’égard des renseignements contenus dans l’ordinateur portable que lui fournissait l’employeur. Selon les juges majoritaires, l’utilisation que le salarié avait fait de l’ordinateur, en naviguant sur Internet et en stockant des renseignements personnels sur son disque dur, permettait à elle seule de déduire que ce dernier avait une attente subjective en matière de respect de la vie privée[51]. Partant, la question consistait à déterminer si, dans les circonstances, cette attente était « objectivement raisonnable ».

Dans leurs motifs, les juges de la majorité notent d’abord que l’enseignant était autorisé par son employeur à utiliser accessoirement l’ordinateur portatif fourni pour son travail à des fins personnelles[52]. De plus, la politique du conseil scolaire prévoyait « que le courrier électronique des enseignants demeurait privé, sous réserve de l’accès par les administrateurs scolaires si certaines conditions étaient remplies[53] ». À leurs yeux, ces facteurs suggèrent l’existence d’une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée. Le fait que l’enseignant ait consigné dans son ordinateur des « renseignements fort révélateurs et significatifs concernant [s]a vie personnelle[54] » milite aussi en ce sens.

Cela dit, la Cour suprême souligne que d’autres facteurs tendent à nier l’existence d’une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée. D’abord, c’est le conseil scolaire qui détenait un droit de propriété sur l’ordinateur. Au surplus, le Manuel des politiques et procédures du conseil scolaire reconnaissait à ce dernier un droit de propriété sur « l’ensemble des données et messages générés ou traités[55] » avec son matériel. Par ailleurs, la politique d’utilisation acceptable du matériel informatique mettait en garde les utilisateurs de ne pas s’attendre au respect de la vie privée à l’égard de leurs fichiers[56]. Enfin, même si l’ordinateur de l’enseignant était doté d’un mot de passe, « le contenu de son disque dur était […] accessible par tous les autres utilisateurs et techniciens ayant des droits d’administration du domaine — du moins lorsque l’ordinateur était connecté au réseau[57] ». En somme, « les politiques et la réalité technologique empêchaient [l’enseignant] d’exercer un contrôle exclusif sur les renseignements personnels qu’il choisissait [d’]enregistrer [sur son ordinateur], et sur l’accès à ceux-ci[58] ».

Les juges de la majorité ont conclu que ces dernières considérations réduisaient le droit de l’enseignant au respect de sa vie privée à l’égard de son ordinateur portatif, sans toutefois l’éliminer complètement[59]. Même si l’attente en matière de vie privée devait nécessairement être moindre qu’à l’endroit des renseignements contenus dans un ordinateur personnel[60], le salarié pouvait raisonnablement s’attendre « au respect de sa vie privée relativement à son historique de navigation sur Internet et au contenu informationnel de l’ordinateur portatif fourni pour son travail[61] ».

En somme, il ressort de l’arrêt Cole qu’un salarié peut, en certaines circonstances, avoir une attente raisonnable en matière de vie privée eu égard aux informations à caractère personnel qu’il choisit de stocker ou de transmettre à l’aide d’un ordinateur que l’employeur met à sa disposition. Bien que le principe ait été énoncé dans un litige criminel, dans un contexte où les juges de la majorité ont bien pris soin de préciser qu’ils n’entendaient pas se « prononcer sur les subtilités du droit d’un employeur de surveiller les ordinateurs qu’il met à la disposition de ses employés[62] », il nous semble qu’il sera difficile, à l’avenir, de prétendre que le droit de propriété de l’employeur sur les appareils de télécommunication ou le matériel informatique qu’il met à la disposition des salariés prive ces derniers de toute attente raisonnable en matière de vie privée[63].

L’arrêt Cole favorise, nous semble-t-il, une relecture de l’arrêt Ste-Marie, prononcé par la Cour d’appel du Québec en 2005[64]. La réalisation du projet de construction d’un supermarché est à l’origine de l’affaire. Insatisfait du déroulement des travaux en raison des retards et des dépassements de coûts, le propriétaire du supermarché est impatient de procéder à l’ouverture de son commerce. Il mandate donc un enquêteur privé et spécialiste de la sécurité pour accélérer la mise en place des divers systèmes de sécurité du supermarché, mais le délai mis par l’entrepreneur à installer convenablement les portes compromet le mandat. Exaspéré par la situation, le propriétaire se rend à la suggestion de l’enquêteur et met sur écoute la ligne téléphonique du supermarché, alors régulièrement utilisée par le chef de chantier dans l’exercice de ses fonctions. Clairement, l’objectif de cette manoeuvre du propriétaire était d’obtenir des éléments étayant ses griefs à l’endroit de l’entrepreneur. La mise sur écoute va permettre de surprendre une conversation où le responsable du chantier divulgue à un tiers des informations susceptibles de faciliter le vol du coffre-fort du supermarché. Le responsable du chantier sera plus tard interrogé à ce propos par la police, puis relâché sans qu’aucune accusation soit portée contre lui. Pendant son interrogatoire, son véhicule personnel, laissé sur le chantier, sera l’objet d’une fouille par le propriétaire et l’enquêteur privé, qui y saisiront certains documents, dont les plans de construction qui s’y trouvaient. Poursuivi plus tard pour violation du droit au respect de la vie privée et diffamation, le propriétaire du supermarché voudra mettre en preuve, pour sa défense, l’enregistrement de la conversation ayant mené à l’interrogatoire du demandeur, malgré l’opposition de ce dernier.

Pour la Cour d’appel du Québec, la mise sur écoute de la ligne téléphonique utilisée par le chef de chantier ne constituait pas même une atteinte à son droit au respect de la vie privée du fait qu’il ne pouvait raisonnablement entretenir une expectative de vie privée dans ce contexte, « la nature de l’information en cause ne se rattach[ant] pas à la vie privée […] mais bien à l’exécution de ses fonctions comme chef de chantier[65] ». Avec égards, cette conclusion nous paraît fort discutable. Il est vrai que la ligne mise sur écoute était celle d’un commerce et qu’elle n’était censée être utilisée par le chef de chantier qu’aux fins de son travail. Ces éléments contribuaient certes à diminuer l’expectative de vie privée, mais suffisaient-ils à la réduire à néant ? Quant à la fouille du véhicule, la Cour dira que les expectatives de vie privée du chef de chantier, à cet égard, « ne pouvaient raisonnablement […] être très élevées » du fait que ce véhicule « lui servait à toutes fins pratiques de bureau et qu’il en laissait les portes déverrouillées, et même parfois carrément ouvertes, de façon à ce que les ouvriers, par exemple, puissent y prendre ce dont ils auraient pu avoir besoin[66] ». Il est pourtant aisé de convenir que le verrouillage systématique des portières d’un tel véhicule ou le contrôle absolu des personnes qui peuvent devoir momentanément y transiter apparaît largement incompatible avec la réalité d’un chantier de construction, la collaboration étroite qu’il commande entre les personnes qui y travaillent — souvent sous la pression du temps — et la réalisation efficace des travaux ! Il n’en demeure pas moins que l’utilisation qui est faite de ce type de véhicule peut effectivement s’apparenter à celle qui est faite d’un bureau, là où l’expectative de vie privée n’est assurément pas négligeable. En somme, à la lumière de l’ensemble des circonstances et des principes récemment dégagés dans l’arrêt Cole, il nous semble que la Cour d’appel du Québec aurait dû conclure à l’existence d’une atteinte au droit au respect de la vie privée en l’espèce[67].

1.2 Le pouvoir de surveillance de l’employeur : l’exigence de motifs raisonnables

Lorsque le salarié parvient à démontrer que l’employeur a porté atteinte à son droit au respect de la vie privée, un renversement du fardeau de la preuve se produit[68]. Il appartient dès lors à l’employeur de démontrer que cette atteinte est justifiée, au sens où le prévoit l’article 9.1 de la Charte québécoise : « Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice. » Par cette disposition, « le législateur québécois demande aux tribunaux d’assurer la protection des droits des citoyens du Québec en appréciant et en conciliant ces droits avec les autres valeurs publiques[69] » ou intérêts en présence. Dans le contexte des rapports de travail, cela implique notamment de concilier les droits et libertés fondamentaux du salarié avec ceux des autres employés ainsi qu’avec le pouvoir de direction de l’employeur. Pour dire les choses simplement, l’article 9.1 est en quelque sorte une consécration législative de l’adage populaire selon lequel « les droits des uns s’arrêtent là où commencent ceux des autres[70] ».

Dans les rapports de droit public, il est généralement admis que l’article 9.1 de la Charte québécoise doit être « appliqué de la même manière que l’article premier de la Charte canadienne[71] ». La jurisprudence est plus divisée quant à la façon dont il convient d’interpréter cette disposition en contexte de droit privé. Dans les arrêts Aubry[72] et Amselem[73], la majorité des juges de la Cour suprême du Canada a considéré que l’article 9.1 ne commande pas l’application d’une grille d’analyse analogue à celle qui a été élaborée dans l’arrêt Oakes[74], mais plutôt un exercice de pondération ou de conciliation des droits et des intérêts en présence. Dans le contexte précis de litiges opposant le droit à la vie privée d’un salarié du secteur privé au pouvoir de direction et de contrôle de son employeur, cependant, la Cour d’appel du Québec s’est plus d’une fois inspirée de la grille d’analyse élaborée dans le contexte de l’article premier de la Charte canadienne[75]. Conformément aux enseignements de cette cour, le tribunal doit donc vérifier si les mesures contrevenant au droit à la vie privée du salarié poursuivent un objectif « suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit[76] » aussi fondamental. Si ce critère est satisfait, le tribunal doit ensuite vérifier si « les moyens choisis [pour atteindre cet objectif] sont raisonnables[77] » et justifiés.

C’est cette grille d’analyse que la Cour d’appel du Québec a appliqué dans l’arrêt Bridgestone/Firestone, où un salarié contestait son congédiement en invoquant que la décision de l’employeur de mettre fin à la relation d’emploi reposait sur des informations obtenues en violation de son droit au respect de la vie privée. À la suite d’une chute survenue au travail, le salarié s’était rendu dans une clinique médicale où un médecin, qu’il rencontrait pour la première fois, avait noté des signes de contusion au thorax et lui avait remis une attestation d’arrêt de travail, jugeant que l’état de santé du salarié ne lui permettait pas d’accepter l’assignation temporaire proposée par l’employeur. Deux jours plus tard, le salarié rencontrait cette fois une infirmière au service de l’employeur : celle-ci était responsable de la gestion des dossiers de maladie et d’accidents du travail. Observant que le salarié ne présentait aucune contusion au thorax, l’infirmière décidait de diriger le salarié vers un autre médecin, désigné par l’entreprise. Toutefois, avant même que le salarié ait rencontré ce médecin, l’employeur prenait l’initiative de le faire suivre par un enquêteur privé.

Pendant les trois mois qui ont suivi son accident de travail, le salarié est allé consulter le médecin de la clinique médicale à plusieurs reprises. Chaque fois, ce médecin prolongera son arrêt de travail. Le salarié rencontrera aussi l’infirmière de l’entreprise à plusieurs reprises, et celle-ci continuera d’entretenir des doutes quant à la douleur qu’il disait ressentir. Pendant la même période, le salarié aura été suivi et filmé par un enquêteur privé à trois reprises. La filature révélera que le salarié s’adonnait à des activités apparemment incompatibles avec les symptômes qu’il décrivait à chacune de ses visites à la clinique médicale. Il sera finalement congédié sur la base des résultats de cette filature.

Dans ses motifs, la Cour d’appel du Québec note que le salarié a été suivi et filmé à des moments où il jouissait d’une expectative raisonnable de vie privée. En allant chercher son fils à la garderie, en travaillant sur sa propriété ou en se déplaçant dans les rues de sa ville, le salarié restait tout de même à l’intérieur des limites de sa vie privée et conservait, en principe, le droit de ne pas être observé et suivi systématiquement. Selon la Cour, bien que la relation de travail implique la reconnaissance d’un pouvoir de direction et de contrôle en faveur de l’employeur[78], elle ne permet pas d’induire un consentement du salarié à toute atteinte à sa vie privée. En somme, une procédure de surveillance et de filature représente, à première vue, une atteinte au droit à la vie privée.

Partant, la Cour devait déterminer si cette atteinte au droit au respect de la vie privée était justifiée aux termes de l’article 9.1 de la Charte québécoise. La Cour pose pour première exigence que l’employeur démontre avoir agi dans la poursuite d’un objectif suffisamment important pour justifier une atteinte à un droit fondamental. En l’espèce, elle concède « qu’un employeur a un intérêt sérieux à s’assurer de la loyauté […] [d’un salarié] lorsque celui-ci recourt au régime de protection contre les lésions professionnelles[79] ». À noter que, en d’autres circonstances, les tribunaux ont considéré qu’un employeur poursuivait aussi un objectif légitime en prenant des mesures pour enrayer ou prévenir des comportements représentant un risque pour les autres salariés ou des tiers[80], pour protéger ses biens contre le vol ou le vandalisme[81] ou encore pour s’assurer que le salarié exécute son travail de manière diligente[82]. À l’étude de la jurisprudence, il apparaît que, plus l’objectif permet de servir des fins d’intérêt public, plus les tribunaux auront tendance à le considérer comme légitime. Il nous semble qu’à l’inverse si l’objectif est principalement de servir les seuls intérêts économiques de l’employeur, son importance devrait être jugée moindre[83].

Après s’être acquitté du fardeau de démontrer que sa violation du droit au respect de la vie privée du salarié sert un objectif légitime, l’employeur doit établir l’existence d’un lien rationnel entre cet objectif et les moyens pris pour l’atteindre. La décision de surveiller un salarié ou de porter autrement atteinte à son droit à la vie privée ne saurait être « purement arbitraire[84] », « appliquée au hasard[85] » ou fondée sur de « simples soupçons[86] » ou « impressions[87] ». Pour que son comportement soit jugé licite, l’employeur doit démontrer qu’il possédait déjà des motifs « raisonnables » ou « sérieux » de soumettre le salarié à une surveillance ou d’empiéter autrement sur sa vie privée[88]. En d’autres termes, une atteinte au droit à la vie privée ne saurait être justifiée, a posteriori, par la teneur des informations qu’elle a permis d’obtenir[89]. Dans l’affaire Bridgestone/Firestone, la Cour d’appel du Québec a jugé que, compte tenu des contradictions apparentes entre les observations du médecin traitant et celles de l’infirmière de l’entreprise au sujet des contusions au thorax, l’employeur avait des motifs raisonnables d’exercer une surveillance[90].

La dernière étape de l’analyse que commande l’application de l’article 9.1 de la Charte québécoise consiste à s’assurer que l’atteinte au droit à la vie privée du salarié sera « menée de la façon la moins intrusive possible » et sera « aussi limitée que possible[91] ». Les mesures prises par l’employeur doivent être celles « qui portent raisonnablement le moins atteinte[92] » au droit à la vie privée. À cette étape de l’analyse, l’employeur doit donc démontrer que la surveillance du salarié ou toute autre mesure prise en violation de son droit au respect de la vie privée est nécessaire pour atteindre l’objectif légitime poursuivi[93]. Pour satisfaire ce critère, l’employeur devrait en principe avoir épuisé les autres moyens dont il disposait pour atteindre son objectif sans porter atteinte au droit au respect de la vie privée ou en y contrevenant de façon moindre[94].

En l’espèce, la Cour d’appel a considéré que la filature du salarié était un moyen raisonnable de s’assurer qu’il respecte son devoir de loyauté. Elle est parvenue à cette conclusion après avoir constaté que cette filature n’avait pas été effectuée de façon continue, mais d’une façon ponctuelle et limitée dans le temps, dans des lieux où le salarié se trouvait observable de façon immédiate par le public et dans des conditions qui ne portaient nullement atteinte à sa dignité. Pour ces raisons, la Cour d’appel a conclu que l’atteinte au droit au respect de la vie privée était justifiée et que les éléments de preuve ainsi recueillis étaient donc admissibles en preuve.

Selon un vieil adage, il est « sage de s’attacher davantage à ce que les tribunaux font qu’à ce qu’ils disent[95] », et son application se vérifie manifestement en l’espèce. À nos yeux, la façon dont la Cour d’appel du Québec a appliqué la grille d’analyse de l’article 9.1 n’est pas à l’abri des critiques, tout particulièrement en ce qui a trait aux informations recueillies pendant la première filature, laquelle nous paraît avoir été effectuée de manière précipitée et par des moyens plus draconiens que ne l’exigeaient les circonstances. Rappelons-nous que le salarié s’est blessé et que la filature a été effectuée seulement quatre jours après l’évènement, avant même qu’il ait rencontré le médecin désigné par l’entreprise. Le seul fait que les observations de l’infirmière ne coïncidaient pas avec celles que le médecin traitant avaient consignées dans son rapport a été considéré comme un motif raisonnable de filature. Sachant à quel rythme les patients défilent dans le cabinet du médecin, est-il véritablement raisonnable qu’une simple imprécision dans le compte rendu d’une consultation suffise pour remettre en doute la bonne foi d’un salarié au point de le soumettre illico à une filature ? D’autant plus que le salarié, interrogé par l’infirmière, avait lui-même nié éprouver une douleur au thorax (alors qu’il aurait eu tout intérêt à soutenir le contraire s’il avait véritablement eu le dessein de tromper l’employeur) ! Selon nous, l’employeur a agi à cette étape sur la base de simples soupçons[96], ce qui ne saurait être suffisant pour justifier une atteinte à un droit fondamental. Par ailleurs, il est facile d’imaginer d’autres façons dont l’employeur aurait pu faire la lumière sur l’état de santé du salarié sans empiéter autant sur sa vie privée, ne serait-ce qu’en communiquant, avec l’accord du salarié, avec le médecin traitant afin d’obtenir les précisions attendues sur les éléments de son rapport qui ne coïncidaient ni avec la version du salarié lui-même, ni avec les observations de l’infirmière de l’entreprise.

Dans l’arrêt Ste-Marie, la Cour d’appel du Québec rappelle qu’une intrusion de l’employeur dans la vie privée d’un salarié sera permise « lorsqu’elle répond aux critères suivants : 1) l’employeur cherche à atteindre par ce moyen un objectif légitime et important ; 2) la mesure est rationnellement liée à l’objectif recherché ; 3) il n’y a pas d’autres moyens raisonnables d’atteindre l’objectif, l’intrusion ou l’immixtion devant par ailleurs être la plus restreinte possible[97] ». Nous l’avons vu, la Cour a conclu, dans cette affaire, qu’il n’y avait pas atteinte à la vie privée. Cela étant, elle a néanmoins jugé utile de s’exprimer sommairement sur les composantes de l’analyse aux termes de l’article 9.1 de la Charte québécoise. Ce faisant, elle passe entièrement sous silence le fait que rien ne permettait au propriétaire du supermarché de suspecter le chef de chantier de vouloir perpétrer un vol dans son établissement. Pourtant, le mécontentement du propriétaire attribuable aux retards survenus dans l’exécution des travaux et au dépassement des coûts ne pouvait assurément pas justifier, à lui seul, la mise sur écoute de la ligne téléphonique utilisée par le chef de chantier sur une base régulière. Manifestement, le propriétaire n’avait aucun motif raisonnable ou sérieux l’autorisant à agir en ce sens[98].

En somme, alors que la Cour d’appel du Québec conçoit une grille d’analyse qui témoigne d’un réel souci d’assurer l’équilibre entre le droit quasi constitutionnel du salarié au respect de sa vie privée, d’une part, et les droits de direction de l’employeur, d’autre part, l’application de cette grille aux faits de l’affaire révèle que ces derniers pèsent infiniment plus lourd dans la balance. Ainsi, bien que l’article 9.1 de la Charte québécoise impose à l’employeur de justifier les atteintes qu’il porte à la vie privée des salariés — exerçant en cela le rôle de rempart contre la propension de certains employeurs à vouloir obtenir un maximum d’informations au sujet des salariés —, l’analyse des faits et des motifs qu’il avance pour justifier sa conduite ne fait pas toujours l’objet d’un examen parfaitement rigoureux.

2 L’exclusion de la preuve obtenue en violation du droit au respect de la vie privée du salarié : une réparation de nature quasi constitutionnelle ou d’application exceptionnelle ?

En principe, toute victime d’une atteinte illicite à un droit ou à une liberté quasi constitutionnels peut en obtenir la réparation en vertu de l’article 49 de la Charte québécoise, lequel consacre notamment « le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte ». À la lumière d’une interprétation étroite de cette disposition, les tribunaux ont cependant refusé jusqu’à maintenant de s’en autoriser pour ordonner l’exclusion d’éléments de preuve obtenus en violation du droit au respect de la vie privée (2.1). Dans l’état actuel du droit, le salarié à qui l’employeur souhaite opposer un élément de preuve obtenu en violation du droit au respect de la vie privée doit donc plutôt se rabattre sur l’article 2858 C.c.Q. et tenter de démontrer que l’utilisation de cet élément de preuve est de nature à déconsidérer l’administration de la justice. Nous verrons que cette démarche se révèle ardue et souvent vaine pour le salarié, les tribunaux se montrant particulièrement exigeants avant de conclure que la recherche de la vérité doit céder le pas au droit au respect de la vie privée (2.2)[99].

2.1 Une protection offerte par le droit commun… en réponse à une lacune de la Charte québécoise ?

Le plus souvent invoqué au soutien d’une réclamation en dommages-intérêts compensatoires, le premier alinéa de l’article 49 de la Charte québécoise permet également d’obtenir la cessation de l’atteinte illicite à un droit ou à une liberté garantis par cette charte et, si cela est possible, le rétablissement de la situation antérieure au dommage. Dans un article publié en 1989, le professeur Jean-Maurice Brisson a savamment démontré qu’une interprétation généreuse de cette voie de recours permettrait aux tribunaux d’exclure de la preuve les éléments obtenus en violation d’un droit fondamental[100], comme le leur permet, dans un autre contexte, le paragraphe 24 (2) de la Charte canadienne[101].

Pourtant, dans l’arrêt Roy, rendu en 1992, la Cour d’appel du Québec a conclu que les « modes d’intervention et de réparation [prévus par l’article 49 de la Charte québécoise] ne vont pas jusqu’à l’exclusion de la preuve obtenue au mépris des droits et libertés protégés par la Charte[102] ». La Cour a jugé que ce serait « étirer quelque peu le texte de l’article 49 et en dénaturer le sens que d’y voir une disposition implicite qui rendrait irrecevable un moyen de preuve obtenu en violation de la Charte[103] ». Du même souffle, elle ajoutait que, « [s]i le législateur avait voulu adopter une disposition semblable à celle de l’article 24 (2) de la Charte canadienne des droits et libertés (ce qu’il a eu l’occasion de faire), il l’aurait fait clairement[104] ».

Avec égard, il nous semble que les motifs invoqués par la Cour pour nier la possibilité d’exclure un élément de preuve sur la base de l’article 49 de la Charte québécoise sont peu convaincants. D’une part, nous voyons mal pourquoi la Cour a recherché dans l’article 49 « une disposition implicite » rendant irrecevable un moyen de preuve obtenu en violation de la Charte. De fait, l’article 49 de la Charte prévoit précisément, et en termes exprès, le droit à la cessation de toute atteinte illicite à un droit qu’elle garantit. À nos yeux, l’utilisation en preuve d’un élément obtenu en portant atteinte à un droit protégé par la Charte québécoise constitue le prolongement de cette atteinte au droit, si ce n’est une atteinte en elle-même[105]. L’exclusion de cet élément de preuve apparaît alors comme la seule façon raisonnable de faire cesser cette atteinte.

D’autre part, l’absence de disposition rédigée en des termes analogues à ceux du paragraphe 24 (2) de la Charte canadienne permet difficilement de déduire que le législateur n’entendait pas inclure, dans la Charte québécoise, un recours équivalent à celui qui a été prévu par le Constituant. L’ordre chronologique dans lequel la Charte québécoise et la Charte canadienne ont été adoptées s’oppose à pareille inférence. De fait, s’« [i]l n’est […] pas toujours sage de déduire l’intention du législateur du silence de la loi[106] », il nous paraît particulièrement risqué de le faire lorsque ce silence ressort d’une comparaison avec une loi postérieure à celle qui est interprétée. Par ailleurs, il ressort de la lecture des travaux parlementaires qui ont précédé la réforme de la Charte québécoise, en 1982, que l’insertion dans cette dernière d’une disposition analogue au paragraphe 24 (2) de la Charte canadienne a simplement été jugée inutile parce que le texte en vigueur — l’article 49, en l’occurrence — conférait déjà aux tribunaux « toute la latitude possible[107] » pour écarter des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte québécoise.

Entré en vigueur en 1994, l’article 2858 C.c.Q. a été perçu comme une intervention du législateur en vue de pallier l’absence, dans la Charte québécoise, d’une disposition équivalente au paragraphe 24 (2) de la Charte canadienne[108]. S’il faut se réjouir que le législateur québécois ait reconnu la possibilité qu’un élément obtenu en violation d’un droit fondamental puisse être exclu de la preuve, force nous est de constater que la protection offerte par cette disposition est loin d’être aussi avantageuse, pour le salarié, que celle dont il aurait pu bénéficier au moyen d’une interprétation généreuse de l’article 49 de la Charte québécoise.

En effet, de manière générale, lorsqu’il y a atteinte à l’un ou l’autre des droits garantis par les articles 1 à 9 de la Charte québécoise et que l’atteinte en question n’est pas justifiée au sens de l’article 9.1 de la Charte, la victime de l’atteinte a automatiquement accès aux recours énoncés à l’article 49 de la Charte. En matière d’exclusion de la preuve, l’article 2858 C.c.Q. lui impose le fardeau supplémentaire de démontrer que l’utilisation, devant le tribunal, de la preuve obtenue en violation de l’un de ses droits fondamentaux serait de nature à déconsidérer l’administration de la justice[109]. Ainsi, en vertu de l’article 2858 C.c.Q., il peut arriver que le tribunal considère qu’une atteinte à un droit ou à une liberté garantis par les articles 1 à 9 de la Charte québécoise n’est pas justifiée, aux termes de l’article 9.1, sans pour autant ordonner une mesure de réparation, et ce, parce qu’il juge qu’il n’y a pas eu déconsidération de l’administration de la justice[110]. S’il est vrai que le paragraphe 24 (2) de la Charte canadienne pose aussi comme condition d’exclusion que l’utilisation en preuve de l’élément obtenu en violation d’un droit protégé par cette Charte soit susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, nous verrons que ce critère est plus exigeant en matière civile[111], les tribunaux ayant tendance à accorder une plus grande importance à la recherche de la vérité et à considérer bien souvent que l’exclusion de la preuve serait davantage susceptible de ternir l’image de la justice que de la servir.

2.2 Les conditions d’exclusion de la preuve en vertu de l’article 2858 du Code civil du Québec

Dans l’arrêt Collins[112], rendu en 1987, la Cour suprême du Canada avait mis en évidence trois groupes de facteurs devant être pris en considération au moment de déterminer si un élément de preuve obtenu en violation d’un droit protégé par la Charte canadienne devrait être admis en preuve ou non : les facteurs ayant trait à l’équité du procès, à la gravité de l’atteinte aux droits et à l’effet de l’utilisation de la preuve sur la considération dont jouit dans la société canadienne le système de justice.

En 2009, la Cour suprême a partiellement réaménagé cette grille d’analyse dans l’arrêt Grant[113]. Pour déterminer si l’utilisation d’un élément de preuve obtenu en violation d’un droit fondamental est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, le tribunal doit désormais évaluer et mettre en balance l’effet que l’utilisation des éléments de preuve aurait sur la confiance de la société envers le système de justice en tenant compte de la gravité de la conduite attentatoire de l’État, de l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte canadienne et de l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Nous verrons que ces critères ne sont pas complètement étrangers à ceux qui se dégagent de la grille d’analyse élaborée en application de l’article 2858 C.c.Q.

Dans l’affaire Ville de Mascouche[114], une salariée, qui exerçait la fonction de directrice du Bureau des citoyens (ombudsman) à la Ville, avait entrepris de contester son congédiement pour cause de manquement à son devoir de loyauté envers l’employeur. Afin de démontrer que ce congédiement était justifié, la Ville souhaitait produire en preuve des enregistrements de conversations téléphoniques auxquelles la salariée avait pris part alors qu’elle se trouvait à son domicile. Les enregistrements avaient été effectués par l’un de ses voisins, retraité et partisan politique du maire de la Ville, à l’aide d’un balayeur d’ondes muni d’une antenne parapluie. Ce partisan avait d’abord agi de son propre chef, par simple curiosité. Estimant que le contenu de ses premiers enregistrements était susceptible d’intéresser le maire, il les lui avait transmis et avait ensuite poursuivi son manège, à la demande du maire et avec la collaboration de la conjointe de ce dernier. En l’espace d’un mois, l’employée de la Ville avait fait l’objet d’une écoute électronique pendant environ 30 heures. Les enregistrements clandestins de ses conversations avaient permis d’apprendre qu’elle avait divulgué des informations confidentielles et laissaient penser qu’elle avait comploté avec un promoteur immobilier, d’où la décision du conseil municipal de mettre un terme à la relation d’emploi. La Ville ne contestait pas que le droit au respect de la vie privée de la salariée ait été violé. Selon elle, cependant, c’est l’exclusion des enregistrements, bien plus que leur admission en preuve, qui risquait de déconsidérer l’administration de la justice.

De l’avis du juge Robert, « les facteurs dégagés en matière pénale par la Cour suprême quant à l’interprétation de l’article 24 (2) de la Charte, même s’ils ne s’appliquent pas avec la même rigueur en matière civile, peuvent néanmoins servir de guide lors de l’analyse en vertu de l’article 2858 C.c.Q. en faisant les adaptations nécessaires[115] ». En appliquant, mutatis mutandis, les critères dégagés dans l’arrêt Collins[116], il parvient ainsi à la conclusion que les enregistrements doivent être exclus de la preuve, se disant convaincu « qu’aux yeux d’une personne raisonnable, objective et bien informée de toutes les circonstances de l’affaire l’administration de la justice serait davantage déconsidérée par l’utilisation de cette entreprise d’écoute clandestine devant un tribunal que par les inconvénients occasionnés dans le processus de recherche de la vérité[117] ».

Les juges Gendreau et Fish, qui complètent la formation de la Cour saisie du litige, parviennent à la même conclusion que leur collègue, mais en empruntant un chemin intellectuel distinct. Ils font en effet grand cas de la différence entre un procès pénal et un procès civil, rappelant que, dans ce dernier cas, « le débat est à armes égales[118] ». Cela étant, ils insistent sur le fait que « l’intégrité du système de justice civile[119] » est la finalité première de l’article 2858 C.c.Q., « conçu comme la seule exception à la règle de la recevabilité de tout élément de preuve pertinent[120] ». Ainsi entendue, cette disposition « ne vise pas le redressement d’une violation d’un droit fondamental en faveur de la victime[121] ». Elle convie plutôt le juge du procès civil « à un exercice de proportionnalité entre deux valeurs : le respect des droits fondamentaux, d’une part, et la recherche de la vérité, d’autre part[122] ».

Cet exercice de proportionnalité n’est pas sans rappeler celui qui est au coeur de l’article 9.1 de la Charte québécoise. De fait, le tribunal prête successivement intérêt au but poursuivi par l’auteur de l’atteinte au droit à la vie privée — c’est-à-dire « l’intérêt et la motivation de l’auteur de la contravention et le but poursuivi ou la finalité de celle-ci[123] » — puis aux moyens qu’il a déployés à cette fin, soit « la modalité de réalisation de la violation[124] ». À ces considérations s’ajoute enfin « l’enjeu du procès[125] ». En somme, la tâche du tribunal siégeant en matière civile consiste essentiellement à répondre à la question suivante : « La gravité de la violation aux droits fondamentaux, tant en raison de sa nature, de son objet, de la motivation et de l’intérêt juridique de l’auteur de la contravention que des modalités de sa réalisation, est-elle telle qu’il serait inacceptable qu’une cour de justice autorise la partie qui [a obtenu l’élément de preuve litigieux à] s’en servir pour faire valoir ses intérêts privés[126] ? »

En l’espèce, les juges Gendreau et Fish n’auront pas de mal à conclure que les enregistrements doivent être exclus de la preuve, principalement à la lumière des faits suivants :

  • La personne qui a recueilli la preuve n’avait aucun intérêt juridique ni aucune motivation légitime, si ce n’est de satisfaire sa curiosité personnelle et de plaire au maire ;

  • L’atteinte au droit au respect de la vie privée de l’employée était « l’une des plus graves » du fait que les conversations interceptées l’étaient à partir de son domicile, l’ont été sur une longue période (30 heures d’écoute sur une période d’un mois) et impliquaient des tiers au litige (c’est-à-dire toute personne qui faisait un appel téléphonique au domicile de l’employée) ;

  • La Ville, par l’entremise de son maire motivé par des considérations de politique partisane, a cherché à s’approprier le système de justice, à en abuser, au moyen d’une preuve acquise illégalement et sans justification raisonnable[127].

Si cette conclusion est juridiquement irréprochable, elle s’inscrit néanmoins dans un jugement qui, prenant acte d’un « choix législatif », relègue clairement au rang d’exception la règle de l’exclusion de la preuve civile obtenue en violation des droits et libertés fondamentaux[128].

Alors même qu’elle avait conclu à l’absence d’atteinte au droit à la vie privée, la Cour d’appel du Québec a profité de l’occasion que lui offrait l’arrêt Ste-Marie pour réitérer que l’exclusion de la preuve en vertu de l’article 2858 C.c.Q. n’est en rien automatique et pour réaffirmer que, en dépit de cette disposition, « l’impératif de recherche de la vérité [demeure une] caractéristique essentielle du procès civil[129] ». La Cour a martelé le même clou en 2007 dans l’arrêt Bellefeuille[130]. Parvenue à la conclusion que l’élément de preuve dont l’admissibilité était contestée n’avait pas été obtenu en violation d’un droit fondamental, la Cour ajoutait, en guise d’obiter, que « la recherche de la vérité […] demeure encore l’objectif primordial du procès civil » et que seules des circonstances « graves » ou « exceptionnelles » permettent « que l’on déroge à la règle » générale de l’admissibilité en preuve[131]. En somme, les chances qu’un salarié obtienne l’exclusion d’un élément de preuve obtenu par l’employeur en violation du droit au respect de la vie privée sont bien minces, même lorsque cet employeur s’est révélé incapable de démontrer que son comportement était justifié.

Conclusion

La voie qu’un salarié doit emprunter pour que soit déclaré inadmissible en preuve un élément obtenu par l’employeur en violation de son droit au respect de la vie privée est un parcours parsemé d’embûches. D’une part, les tribunaux semblent encore hésitants à reconnaître ce droit dans toute sa plénitude dans le contexte des relations de travail, minimisant ainsi parfois l’expectative de vie privée des salariés. D’autre part, les mêmes tribunaux se montrent généralement réceptifs aux arguments de l’employeur qui plaide avoir eu de bonnes raisons pour s’immiscer dans la vie privée du personnel. Ainsi, alors que la Cour d’appel du Québec a conçu une grille d’analyse posant pour exigence que l’employeur justifie son intrusion sur la base de motifs raisonnables, elle se contentera parfois de simples soupçons ou donnera raison à l’employeur au motif que son intervention, bien qu’elle soit illégitime au départ, lui a finalement permis d’obtenir des informations qu’il avait tout intérêt à connaître. La portée du droit à la vie privée du salarié se voit ainsi modulée en fonction de la teneur des informations recueillies par l’employeur, l’acte malhonnête ayant sur ce droit l’effet du plus nocif solvant. Enfin, lorsque l’employeur échoue à démontrer que son comportement était justifié, le salarié se voit imposer le fardeau supplémentaire d’établir que, en raison de circonstances graves ou exceptionnelles, l’utilisation de l’élément de preuve obtenu en violation de son droit fondamental à la vie privée serait de nature à déconsidérer l’administration de la justice. Bref, pour le salarié, la route est souvent longue, ardue et, pour tout dire, sans issue. Ce constat appelle, selon nous, une nouvelle intervention du législateur ou, à tout le moins, un important réalignement jurisprudentiel.

Certes, la nature fondamentale de la Charte québécoise ne prédispose pas le législateur à multiplier les interventions pour la modifier, mais la situation actuelle nous paraît suffisamment préoccupante pour qu’il considère d’y insérer une disposition analogue au paragraphe 24 (2) de la Charte canadienne. De fait, si une telle modification n’apparaissait pas utile au moment de la réforme du texte quasi constitutionnel, en 1982, il nous semble qu’elle s’impose depuis l’arrêt Roy[132].

Plus fondamentalement, le moment est peut-être même venu de revoir en profondeur l’orientation du droit en la matière. Alors que la législation actuelle favorise la traque du salarié que l’employeur cherche à prendre en défaut, ne serait-il pas plus avisé de faire le choix de la transparence, à la manière du droit français, en exigeant de l’employeur qu’il obtienne d’une autorité compétente — la Commission d’accès à l’information, par exemple[133] — une autorisation préalable avant de recourir à un mode de surveillance technologique et qu’il informe subséquemment le personnel de la mise en place d’un tel dispositif dans l’entreprise[134] ?

Dans l’attente d’une intervention souhaitable du législateur, certains pourront bien sûr nourrir l’espoir que la jurisprudence en vienne à montrer elle-même le chemin à suivre. De l’aveu même de la Cour suprême du Canada, le droit n’en est encore « qu’aux premières étapes de son développement[135] » en ce qui a trait aux réparations possibles dans la mise en oeuvre des droits fondamentaux. Il se dégage néanmoins une tendance à reconnaître en cette matière la « nécessité » de faire preuve de « flexibilité » et de « créativité[136] ». Dans ce contexte, il nous semble que les tribunaux ne devraient pas hésiter à innover en adoptant une nouvelle approche en vertu de laquelle l’article 49 de la Charte québécoise permettrait, sans nullement faire violence à son texte, de sanctionner les atteintes illicites commises en vue d’obtenir des éléments de preuve. Un revirement de jurisprudence sur cette question nous paraît d’autant plus envisageable que la Cour suprême a elle-même revu son interprétation de cette disposition dans l’arrêt de Montigny[137], en reconnaissant qu’elle permet l’attribution de dommages punitifs même en l’absence d’une condamnation préalable au paiement de dommages compensatoires, contrairement à la position initiale qu’elle avait défendue, à la majorité, dans l’arrêt Béliveau St-Jacques[138].

Par-delà ces considérations, il faut espérer que les tribunaux revoient leur façon d’appliquer l’article 2858 C.c.Q. À notre avis, l’interprétation étroite que la Cour d’appel du Québec réserve à cette disposition est incompatible avec la nature des droits qu’elle a pour vocation de protéger. Si la règle prévue dans cet article avait plutôt été enchâssée dans la Charte québécoise, il est raisonnable de penser que les tribunaux lui auraient réservé une interprétation plus généreuse et auraient cherché à atteindre, par son application, une protection optimale des droits et libertés de la personne. De fait, il est généralement reconnu que l’interprétation large et libérale s’impose non seulement dans l’interprétation des dispositions des chartes qui énoncent des droits fondamentaux, mais aussi dans l’interprétation de leurs dispositions prévoyant des sanctions en cas d’atteinte à ces mêmes droits[139]. Or, l’interprétation généreuse de ce type de dispositions ne tient pas seulement au statut constitutionnel ou quasi constitutionnel des lois auxquelles elles sont habituellement intégrées ; cette interprétation s’impose en raison de la nature particulière des droits que les lois en question cherchent à promouvoir et à protéger, lesquels sont intrinsèquement liés à la dignité humaine. Par conséquent, la règle de l’article 2858 C.c.Q. ne devrait pas faire l’objet d’une interprétation restrictive au motif qu’elle est énoncée dans le Code civil et non dans la Charte québécoise. Plutôt que de la considérer comme une règle d’exception, il faudrait y voir le complément de l’article 49 de la Charte québécoise, une disposition qui, comme le soulignait la Cour suprême dans l’arrêt de Montigny, a un statut quasi constitutionnel et un caractère prépondérant par rapport aux règles du droit commun[140], y compris celle qui affirme que « [l]a preuve de tout fait pertinent au litige est recevable et peut être faite par tous moyens[141] ».

Enfin, il nous semble que les tribunaux devraient non seulement faire preuve d’une plus grande souplesse dans l’interprétation de l’article 2858 C.c.Q., mais aussi se montrer plus sensibles au contexte dans lequel ils sont appelés à l’appliquer. De manière générale, les tribunaux prônent une application plus stricte de la règle de l’exclusion de la preuve en matière civile — là où la puissance publique n’est pas partie au litige — qu’en matière pénale, au motif que le procès civil donne lieu à un débat à armes égales[142]. Or, en droit du travail, ce raisonnement tient difficilement la route du fait que le salarié se trouve dans une position de faiblesse[143] en raison de la subordination qui caractérise son rapport avec l’employeur[144]. C’est là une vérité… à ne pas exclure !