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Restaurer le contrat dans sa dimension proprement juridique : tel est l’horizon de l’ouvrage du professeur André Bélanger. Horizon particulièrement ambitieux, à l’heure où domine encore une théorie utilitariste du contrat qui, n’y voyant qu’un échange marchand, le rive à une compréhension purement économique.

C’est bien là le danger qu’a parfaitement perçu l’auteur : à force de réduire le contrat à sa fonction économique, c’est sa dimension juridique, donc créatrice de normes individuelles, qui est occultée. Paradoxalement, cette théorie utilitariste du contrat que les juristes promeuvent tant est précisément celle qui augure une déperdition du sens juridique du contrat.

Car, en soutenant que chaque contractant n’est mû que par la recherche de son propre intérêt matériel, la théorie utilitariste les place tous deux dans une optique stratégique où ils ne sont l’un pour l’autre qu’un moyen de parvenir au plus important profit ou à la meilleure économie. En régime utilitariste, chacun n’est pour l’autre qu’un instrument de maximisation des avantages matériels.

C’est alors l’engagement en ce qu’il relie avant tout des personnes et en ce qu’il est vecteur de lien social et humain qui se trouve immanquablement nié, ou du moins relégué à un arrière-plan plus ou moins implicite. Se fixant comme objectif de restituer au contrat sa signification proprement juridique, le professeur Bélanger ne peut alors que mettre l’accent sur cette intersubjectivité au centre du contrat, que l’utilitarisme a une tendance entropique à masquer en la réduisant à un mode de calcul.

Le dépassement de l’utile, que le professeur Bélanger appelle de ses voeux dans la théorie du droit, est également une préoccupation contemporaine des économistes. Certains d’entre eux, souhaitant s’émanciper de la théorie néoclassique telle que formalisée par le modèle d’équilibre général walrassien, initient également des réflexions tendant à concevoir les mécanismes économiques comme configurés par d’autres données que l’utilité[1].

Les découvertes récentes de la psychologie sont alors mobilisées pour expliquer que le consommateur n’est pas animé par le seul calcul rationnel de son intérêt matériel mais par des désirs relevant d’autres logiques, tel le mimétisme : tel objet est désiré par le consommateur, non parce qu’il lui serait utile, mais parce d’autres consommateurs l’ont déjà acquis et le lui montrent par là même comme désirable. La dimension collective du désir, telle que montrée par les psychologues, est un levier qui permet aux économistes de dépasser l’utile.

On le voit, le projet du professeur Bélanger n’est pas isolé au sein des sciences humaines, comme si elles n’étaient pas dépourvues d’une certaine forme d’unité intellectuelle. Il s’agit donc pour l’auteur de proposer des théories qui insèrent le contrat et son régime dans un réseau de justifications qui ne relève pas exclusivement des catégories économiques d’utilité, de calcul, de profit et d’intérêt, et ce, pour que les contractants se réapproprient leur engagement en tant que mode de communication, ce qui leur est interdit tant qu’ils n’y voient qu’une occasion de rendement. En ce sens, l’activité théorique en droit est pour le professeur Bélanger tant une nécessité cognitive qu’un mode de libération.

L’avantage de ce renouvellement dis-cursif se trouve non seulement en ce qu’il permet de faire, mais aussi en ce qu’il permet d’éviter : en créant des justifications étrangères à l’économique, l’on peut s’épargner le recours aux notions floues censées réguler les conséquences de la théorie utilitariste du contrat, telles la bonne foi, la loyauté, l’équité, la morale contractuelle.

L’auteur l’affirme avec une vigueur qui ne peut que réjouir celui pour qui innovation théorique doit aller de pair avec rigueur conceptuelle : « Ces notions se sont multipliées au sein des justifications obligationnelles et ont concrétisé l’expression d’une forme de postmodernité juridique. Or, ces concepts vaguement significatifs ne peuvent contribuer de manière satisfaisante à l’élaboration d’une nouvelle compréhension de la relation contractuelle » (p. 10), ou encore : « la référence justificative en droit à de telles notions moralisantes ne contribue aucunement à favoriser une meilleure compréhension des obligations réciproques des parties au contrat » (p. 14)[2].

Par là même est démontrée la dépendance entre les courants moralisants de la théorie contractuelle et la vision utilitariste du contrat puisque les premiers n’existent que pour encadrer la seconde et permettre sa conservation. Et l’on voit bien alors que modérer les conséquences d’une conception purement économique du contrat par la morale ne peut qu’aggraver la déperdition de sens juridique que l’auteur s’est précisément donné pour mission de combattre.

C’est avec un chapitre consacré au contrat d’assurance que le combat commence, si l’on ose dire. Car le contrat d’assurance contient un potentiel subversif au regard de la théorie utilitariste : en effet, comme l’auteur ne manque pas de le relever, l’assuré participe, par le paiement des primes, à l’indemnisation de tiers dont il n’a aucune connaissance et sans même savoir s’il bénéficiera lui-même un jour des prestations de l’assureur.

« La relation instituée par le contrat d’assurance à l’égard de l’ensemble des assurés qui se fonde sur le processus de mise en commun des primes afin de permettre l’indemnisation de ceux qui subissent la réalisation du risque, s’inscrit dans une telle perspective de dépassement de la défense exclusive des intérêts réciproques des contractants » (p. 19), et c’est pourquoi « [l]e contrat d’assurance est à l’avant-garde de la transformation de notre compréhension du contrat » (p. 81).

Il y a ainsi quelque chose dans la logique du contrat d’assurance qui échappe assurément à la théorie utilitariste : participer à l’indemnisation d’autrui sans contrepartie certaine, voire avec la quasi-certitude et même le souhait de n’en pas recevoir (car elle serait le signe de la survenance d’un sinistre), voilà qui, pour l’utilitarisme, constitue une forme de scandale.

C’est alors que le professeur Bélanger, avec cette ouverture d’esprit qui lui permet de mobiliser les découvertes d’autres sciences humaines au service de son objectif de renouvellement intellectuel, convoque la théorie anthropologique du don telle qu’initiée par Marcel Mauss et continuée par le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS).

Le don n’est pas pour lui un outil militant qui permettrait d’enrichir encore une morale contractuelle dont il critique l’imprécision des contours et le peu de maniabilité technique : il est une catégorie heuristique, il permet de mieux comprendre et théoriser le contrat d’assurance, étant entendu que le don n’est ni charité, ni générosité, ni même désintéressement, puisqu’au contraire il prend place dans une dimension agonistique qui donnera naissance à l’échange (p. 23). En ce sens, reconnaître la part de don qui anime la logique assurantielle et, par extension, toute logique contractuelle, c’est restaurer le contrat en tant que créateur de lien social et cesser de n’y voir que l’expression abstraite d’une opération marchande.

Là s’exprime la lucidité de l’auteur, en ce qu’il se refuse à réduire le contrat à un seul principe explicatif, car si la théorie utilitariste ne rend compte qu’imparfaitement du mécanisme contractuel, elle exprime une dimension du contrat dans la société contemporaine qu’on ne peut ignorer : « Si le don n’explique pas à lui seul la relation contractuelle entre l’assuré et l’assureur, une approche utilitariste basée sur la théorie relationnelle demeure également insuffisante. Plutôt que l’utile et le juste, par exemple, il faudrait sans doute opter pour l’utile et le don » (p. 60).

Il ne s’agit pas tant d’évacuer l’utile que d’en compléter la portée heuristique par des concepts concurrents afin de construire une théorie multidimensionnelle du contrat. Mais pour cela, il est nécessaire de suspendre l’utile, de lui faire subir une sorte d’épochè : c’est précisément ce qui permet de stimuler l’imagination théorique en faisant taire l’espace d’une idée les habitudes inhibantes issues d’une trop longue fréquentation de l’utilitarisme.

C’est, dans une deuxième partie, avec les apports de la linguistique que le projet du professeur Bélanger se développe. La linguistique lui fournit en effet les outils théoriques nécessaires pour restaurer le contrat dans sa dimension communicationnelle, et donc pleinement humaine, pour peu que l’on remarque que tout contractant est avant tout homo loquax.

En ce sens, « le contrat à titre d’objet d’échange et d’enrichissement pourrait devenir un outil de communication sociale et juridique avant d’être un bien économique » (p. 98). Plus que des adversaires défendant courtoisement leurs intérêts respectifs, les contractants élaborent un discours contractuel qui prend place dans une réalité sociale complexe plus vaste. Car, en mettant l’accent sur l’acte de langage que constitue le contrat, on y réintroduit une altérité essentielle : il cesse alors d’être une suite monologique d’énoncés décrivant objectivement le contenu d’obligations réciproques pour devenir un tissu complexe où un autre que le rédacteur du contrat se fait entendre.

Cet autre sera désigné différemment suivant la théorie linguistique utilisée pour la compréhension du phénomène contractuel. Deux paradigmes s’offrent en la matière, que le professeur Bélanger décrit avec une grande maîtrise : le dialogisme et la polyphonie.

Inspiré essentiellement des travaux de Michaël Bakhtine, le dialogisme s’inscrit dans une dimension horizontale et diachronique : il souligne l’usure des mots ou du moins le fait que les mots qu’utilisent les contractants s’insèrent dans un réseau de sens dont ils héritent et qu’ils ne maîtrisent pas (p. 168).

Leurs énoncés renvoient à tous les énoncés passés et à venir, dans un holisme du sens : la signification des énoncés contractuels ne peut donc être recherchée à l’aune des volontés individuelles isolées des contractants, mais doit englober l’ensemble de la culture juridique passée et à venir qu’ils mobilisent et surtout qu’ils expriment : c’est en ce sens que « l’interprétation en matière de contrat […] pourrait se trouver transformée si les juristes prenaient en compte les travaux de Bakhtine » (p. 103). Ainsi, à travers les mots du contrat, un autre que les contractants s’exprime : il est composé de tous ceux qui ont usé et useront des mêmes mots dans des circonstances juridiques, façonnant ainsi leur signification.

Inspirée des travaux d’Oswald Ducrot et de Henning Nølke, la polyphonie signifie que tout énoncé résulte de la superposition de plusieurs voix (p. 138). Là encore, c’est un autre que le locuteur qui s’exprime à travers l’énoncé, à ceci près que la polyphonie s’inscrit dans une dimension verticale et synchronique : elle souligne le rôle actif du locuteur qui, ne se bornant plus à recevoir passivement le sens d’une tradition passée et d’un avenir déterminé, oeuvre comme un metteur en scène (p. 131) qui agence les différentes voix qui viennent constituer le texte (p. 158).

Le sujet parlant est divisé : telle est la racine commune des théories dialogique et polyphonique, car « dans les deux cas il s’agit de formes émanant de la présence de l’altérité dans les mots que l’on emprunte » (p. 132 et 133). C’est à partir d’une audacieuse conciliation entre dialogisme et polyphonie que le professeur Bélanger entreprend de montrer en quoi une analyse linguistique du contrat peut faire saisir au théoricien ce qui est à l’oeuvre dans le phénomène contractuel lorsqu’il est appréhendé comme un texte (p. 150). En effet, si tout énoncé est dialogique en ce qu’il est précédé et sera suivi par d’autres avec lesquels il interagit, la polyphonie s’y superpose lorsque cette interaction n’intervient plus automatiquement, mais se trouve organisée par un locuteur animé de certaines intentions (p. 164).

L’auteur montre ainsi que le contrat est un texte à plusieurs voix qui suscite des contraintes de rédaction purement discursives, et non plus seulement socioéconomiques : « le scripteur s’avère être le gestionnaire de cet intertexte à plusieurs voix (le dialogisme), il se doit de négocier avec les dires présumés des destinataires et ses propres dires (la polyphonie) » (p. 171).

C’est une véritable stratégie discursive qui est mise en oeuvre par le rédacteur du contrat à travers la polyphonie contractuelle : derrière le style technique de la rédaction juridique s’exprime une mise en scène énonciative qui articule la voix du scripteur à celles des parties contractantes et organise leurs rapports mutuels en gérant leur inégalité.

Qualifier le locuteur de metteur en scène, c’était déjà annoncer que l’art allait clore dans une dernière partie, mais fort momentanément, la réflexion du professeur Bélanger dans cet ouvrage. L’art, plus spécifiquement la littérature et l’art contemporain, vient alors servir d’ultimes instruments de déstabilisation des certitudes utilitaristes des juristes (p. 200 et 209). Que le contrat puisse être utilisé à d’autres fins qu’à un échange économique où chacun entend retirer de l’autre un profit maximal dans une perspective réifiante, voilà ce que littérature et art contemporain illustrent de manière frappante sous la plume érudite du professeur Bélanger.

Il sera donc question du contrat comme outil de compréhension de la relation entre l’auteur et le lecteur, ou encore de la subversion du contrat dans l’oeuvre d’un Santiago Sierra qui, poussant jusqu’à ses plus absurdes conséquences le mécanisme contractuel en soumettant des personnes vulnérables à des engagements dénués de tout sens pratique, fait ressortir leur absence de toute possibilité de choix et de toute liberté de par leur condition sociale (p. 224-227).

C’est d’une certaine manière le volontarisme qui est interrogé dans ses limites : d’où la référence à Robert Morris qui, en représailles du non-paiement du prix de vente d’une oeuvre, en réalisa une seconde qui consiste en une déclaration de volonté déniant toute authenticité et toute valeur artistique à la première (p. 221), comme si sa seule volonté permettait à l’artiste d’anéantir intellectuellement une oeuvre toujours existante.

Il ne peut y avoir à proprement parler de clôture à un ouvrage qui se veut avant tout un essai d’ouverture théorique : si le livre prend fin, l’imaginaire persiste. Anthropologie, linguistique, esthétique : c’est avec un égal bonheur que le professeur Bélanger fait partager son inaltérable soif de renouvellement théorique pour la compréhension du contrat. Nous ne prenons pas grand risque à gager qu’il cherchera à la satisfaire en puisant dans bien d’autres sources encore.