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Au cours des dernières années, le nombre de dossiers d’enquête ouverts par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse en relation avec des situations d’exploitation de personnes âgées ou handicapées a augmenté de manière fulgurante. La majorité de ces dossiers concernent des personnes âgées qui sont exploitées financièrement[1]. L’article 48 de la Charte des droits et libertés de la personne[2] qui prévoit que « [t]oute personne âgée ou toute personne handicapée a droit d’être protégée contre toute forme d’exploitation » permet d’aborder juridiquement ces situations devant le Tribunal des droits de la personne. L’ouvrage de Maurice Drapeau est centré sur cette disposition qui, à son avis, devrait être interprétée et appliquée de façon à offrir une protection des plus étendues contre l’exploitation des personnes âgées ou handicapées.

Dans le contexte actuel de vieillissement de la population, le phénomène de l’exploitation financière des aînés constitue une préoccupation majeure pour de nombreux groupes comme pour le gouvernement[3]. Cependant, la littérature juridique sur le sujet, au Québec, demeure rare, voire quasi inexistante, et l’ouvrage de Me Drapeau s’avère une occasion unique de se pencher sur cette problématique de grande actualité. L’aperçu qu’il brosse de la jurisprudence sur le sujet et ses commentaires quant à la portée souhaitable de l’article 48 de la Charte constituent un apport important qui pourront inspirer des recherches futures portant sur ce phénomène encore trop peu étudié.

L’auteur possède une expertise singulière quant au sens et à la portée de cette disposition ainsi qu’à l’égard des enjeux qu’elle soulève puisqu’il a assuré, pendant dix ans, à titre d’avocat plaideur à la Commission, la responsabilité des dossiers portant sur des situations d’exploitation de personnes âgées ou handicapées. Il présente son ouvrage comme « un bilan sous la forme d’un essai juridique et social » (p. xiii) par lequel il partage l’expérience qu’il a acquise ainsi que ses réflexions, allant jusqu’à prononcer un véritable plaidoyer en faveur de la défense des droits de ces personnes vulnérables et souhaitant contribuer à renforcer leur protection contre toute forme d’exploitation.

Me Drapeau recherche surtout la reconnaissance explicite par les tribunaux que la maltraitance constitue une forme d’exploitation. Il opère une distinction entre les situations d’abus financiers et les cas de maltraitance[4], terme qu’il utilise pour désigner « toutes les formes d’abus autres que financiers qui portent atteinte au droit à l’intégrité et à la dignité des personnes âgées ou handicapées » (p. 21). Il affirme que « l’exploitation par maltraitance n’a pas été abordée nommément par les tribunaux en ce qui regarde la protection que cet article consacre » et prône la création d’une « jurisprudence reconnaissant que toute forme de maltraitance est couverte et sanctionnable par ce régime de protection » (p. 2). Nous nous demandons s’il existe réellement un manque à ce niveau alors que, dès la première décision rendue à ce sujet, le Tribunal a conféré une portée large au terme « exploitation », précisant que l’article 48 de la Charte vise à offrir une protection contre toute forme d’exploitation, incluant l’exploitation tant physique, psychologique ou sociale que morale[5]. En effet, considérant que les tribunaux ont reconnu les multiples formes sous lesquelles pouvait se manifester l’exploitation, nous nous étonnons de l’insistance de l’auteur à convaincre le lecteur que la maltraitance est incluse dans l’exploitation. S’il existe une lacune, nous sommes d’avis qu’elle concerne plutôt la définition même du terme « exploitation » et, plus spécifiquement, la référence aux notions de profit ou d’avantage au coeur de cette définition[6]. En effet, la définition semble trop restrictive pour protéger efficacement les personnes âgées contre les formes d’exploitation ou d’abus autres que d’ordre financier, ne serait-ce qu’en complexifiant inutilement la preuve devant être présentée en requérant un élément de profit ou d’avantage indu retiré par l’exploiteur. Bref, malgré la portée large que les tribunaux confèrent à cette notion, il est possible de questionner le choix du législateur de recourir au terme « exploitation » ainsi que l’applicabilité réelle de la définition retenue aux formes d’exploitation autres que financières ou matérielles[7].

L’ouvrage se présente comme une revue sélective de jurisprudence, l’auteur ayant opté pour un plan basé sur les jugements spécifiques qu’il souhaitait aborder plutôt que de diviser son propos selon différents thèmes. Cette décision prive le lecteur de certaines explications nécessaires à la compréhension juridique ainsi que des liens adéquats à faire entre certaines décisions, tout en conduisant à des redondances, considérant la similarité de certains cas traités. Nous comprenons toutefois que cette décision de l’auteur est basée sur un souci de vulgarisation, afin d’illustrer diverses manifestations d’exploitation ou des situations conduisant à une forme d’exploitation dans un objectif de prévention. À l’égard de chaque cas traité, l’auteur décrit longuement les faits, fournissant d’amples descriptions des multiples abus subis. Cet ouvrage apparaît donc être surtout destiné aux intervenants sociaux travaillant auprès des personnes âgées ou handicapées afin de les aider à mieux détecter les situations d’exploitation financière et de maltraitance et de leur permettre d’intervenir plus efficacement. Par ailleurs, le juriste qui y rechercherait une analyse complète et critique de l’article 48 de la Charte risquerait d’être déçu.

L’auteur consacre un premier chapitre à la présentation des fondements du régime de protection contre l’exploitation des personnes âgées, ou handicapées, principalement par l’analyse des deux premiers jugements du Tribunal portant sur l’article 48 de la Charte (l’un concerne un cas d’exploitation de personnes âgées tandis que le second vise des personnes handicapées). Il souligne que ces jugements portent surtout sur l’exploitation financière, bien que des mauvais traitements y soient aussi relevés. Le premier chapitre se termine par une description du parcours procédural d’un recours fondé sur l’article 48 de la Charte par l’intermédiaire de la Commission, l’auteur soulignant alors l’efficacité de ce recours.

Le deuxième chapitre est consacré à l’exploitation dans les ressources d’hébergement, soit les centres d’hébergement et autres résidences accueillant des personnes âgées ou handicapées. L’auteur aborde d’abord l’exploitation financière comme atteinte au droit à la jouissance paisible des biens en présentant différents cas afin d’illustrer les actes des exploiteurs dans un tel contexte. En plus de la restitution des sommes dérobées et l’octroi de dommages-intérêts compensatoires et punitifs, l’auteur souligne les conclusions particulières de décisions du Tribunal, telle l’annulation d’un bail ou d’un testament pour cause d’exploitation. En marge des différentes décisions étudiées, l’auteur aborde la nullité des legs et donations faits au propriétaire ou au salarié d’un établissement de santé ou de services sociaux ou au membre d’une famille d’accueil[8]. Par la suite, pour illustrer la maltraitance comme atteinte au droit à l’intégrité de la personne, l’auteur réfère à différents dossiers ayant fait l’objet d’un règlement hors cour, transmettant alors des informations moins accessibles émanant des rapports d’enquête, de résolutions de la Commission et d’ententes de règlement. Il appert de ce chapitre que la Commission recherche non seulement la compensation des victimes, mais aussi la mise en place de mesures systémiques de prévention et de protection, surtout dans le contexte des ressources d’hébergement.

Après avoir traité de l’exploitation dans le contexte de résidences pour personnes âgées ou handicapées, l’auteur aborde plus brièvement l’exploitation par des proches ou par des tiers, en sélectionnant différentes décisions et en exprimant du même coup des commentaires personnels, par exemple quant à l’ingratitude des exploiteurs à l’égard de leurs parents âgés. Le traitement plus succinct des décisions dans cette section ne permet pas d’exposer la complexité de certains faits de celles-ci, notamment quant aux dynamiques particulières de certaines situations familiales.

Un quatrième chapitre est consacré aux mesures d’urgence, prévues à l’article 81 de la Charte, pour faire cesser l’exploitation. En cas d’exploitation financière, ces mesures peuvent viser à interdire à l’exploiteur de s’approprier les biens de la victime (dans un objectif de protection des avoirs de la victime) ou de se départir de ses biens (dans un objectif de compensation de la victime). Quant aux mesures d’urgence afin d’assurer la protection de la sécurité de la victime en cas de maltraitance, elles sont parfois mises de côté au profit d’une demande pour autorisation de soins ou d’une plainte criminelle pouvant s’avérer plus efficace dans certains cas.

Au cinquième chapitre de son ouvrage, l’auteur aborde l’arrêt Vallée[9], une décision phare en matière d’exploitation, afin d’exposer la grande étendue de la protection des personnes âgées ou handicapées contre l’exploitation reconnue par la Cour d’appel du Québec. Dans cet arrêt, la Cour d’appel a déterminé que l’article 48 de la Charte s’applique aux personnes aptes mais vulnérables et que cette disposition confère des droits distincts de ceux prévus par le droit civil. Citant de larges extraits de l’arrêt, l’auteur le qualifie de précédent majeur dans le domaine, posant les fondements d’un véritable régime de protection contre l’exploitation et permettant une plus grande intervention pour une protection adéquate des personnes vulnérables. L’auteur note ensuite la difficulté d’établir un équilibre entre la protection contre l’exploitation et le respect de l’autonomie de la volonté des personnes en commentant un cas où le Tribunal a rejeté le recours de la Commission et un autre où la Commission a décidé de ne pas saisir le Tribunal à la suite d’une enquête. Finalement, l’auteur aborde un autre arrêt de la Cour d’appel[10], citant de longs passages, portant sur la distinction entre l’entraide ou la libre disposition des biens et l’exploitation.

Me Drapeau a ajouté un sixième chapitre aux cinq initiaux de son ouvrage pour aborder un jugement récent du Tribunal[11] qui reconnaît implicitement, selon lui, la maltraitance comme forme d’exploitation. Il reproduit d’abord le communiqué de presse de la Commission pour ensuite proposer son « analyse à vif des grandes lignes du jugement » (p. 99). L’auteur est d’avis que le Tribunal a élargi « la voie à la sanction de l’exploitation sous la forme de mauvais traitements physiques ou psychologiques envers les personnes âgées ou handicapées » (p. 100), mais déplore l’absence de référence à la maltraitance pour la sanctionner nommément en vertu de l’article 48 de la Charte. Cependant, il importe de noter que le Tribunal a indiqué dans cette décision que « [l]’exploitation peut donc être d’ordre physique, psychologique, social ou moral[12] ».

Tout au long de l’ouvrage, l’auteur insiste sur la nécessaire vigilance des familles des personnes âgées ou handicapées pour s’assurer qu’elles sont bien traitées et qu’elles ne sont pas exploitées ainsi que sur la responsabilité des organismes de défense des droits des personnes âgées ou handicapées d’exercer divers contrôles. Il souligne aussi à maintes reprises la collaboration essentielle des nombreux intervenants pour mener à bien un recours fondé sur l’article 48 de la Charte. Il incite notamment les intervenants sociaux à noter de façon détaillée les déclarations des victimes afin que ces déclarations écrites puissent être mises en preuve, si nécessaire, tout comme il les encourage à documenter les situations de vulnérabilité et de dépendance de personnes encore aptes, mais qui pourraient être victimes d’exploitation.

L’auteur conclut son ouvrage de manière éditoriale, par un plaidoyer social et juridique visant à accroître la portée de la protection des personnes âgées et handicapées vulnérables. En plus de son souhait de voir le Tribunal indiquer expressément que la maltraitance constitue une forme d’exploitation au sens de l’article 48 de la Charte, l’auteur recommande l’augmentation des indemnités à titre de dommages moraux (parce que l’exploitation viole plusieurs droits fondamentaux des victimes) et de dommages punitifs (pour augmenter l’effet dissuasif). Il recommande aussi la plus grande collaboration entre tous les intervenants et personnes concernées afin de multiplier les points de vue dans l’analyse des faits d’une situation d’exploitation potentielle et d’atteindre une solution adéquate respectant à la fois l’autonomie de la personne âgée ou handicapée et son droit à une protection.

La qualité principale de cet ouvrage est d’attirer l’attention sur un phénomène encore trop peu documenté et de rendre compte de diverses manifestations réelles d’exploitation de personnes parmi les plus vulnérables de la société. Il informe ainsi les membres des familles de personnes âgées ou handicapées et les incite à davantage de vigilance. Sa lecture est également recommandée aux divers organismes et intervenants sociaux qui y trouveront des informations utiles pour documenter les situations d’exploitation de façon à favoriser, lorsque nécessaire, un recours efficace fondé sur l’article 48 de la Charte. Bien que cet ouvrage s’éloigne grandement du traité juridique habituel, tant par sa forme et son style que par sa façon particulière d’aborder le sujet retenu, il demeure intéressant en tant que bilan d’un avocat ayant oeuvré au cours des dix dernières années à accroître la protection des personnes âgées ou handicapées. Il pourra aussi constituer un point de départ utile pour d’autres recherches, telles celles du Groupe de recherche en droit des services financiers de la Faculté de droit de l’Université Laval, dirigé par la professeure Raymonde Crête, qui a entrepris en 2012 un important projet de recherche subventionné par l’Autorité des marchés financiers portant sur les enjeux majeurs que soulève la problématique de l’exploitation financière des personnes âgées.