Article body

4’33’’. C’est ainsi que le compositeur et philosophe John Cage a décidé, en août 1952, d’intituler l’une de ses oeuvres, divisée en trois mouvements de durée inégale (33 s, 2 min. 40 s et 1 min. 20 s) et destinée à être jouée par tout instrument ou toute combinaison d’instruments. L’oeuvre est particulièrement originale puisqu’elle est silencieuse, du début à la fin. Plus exactement, c’est la partition qui est silencieuse (chaque mouvement est annoté « tacet »). Or, la partition doit bien être lue et exécutée. Le morceau est en réalité constitué des bruits imprévisibles de l’environnement et son interprétation varie donc indéfiniment. Du silence naît alors le bruit, qui repose sur le comportement du véritable interprète. John Cage voulait mettre en avant le fait qu’il est impossible de trouver un silence parfait. Le silence en droit nous paraît pouvoir être abordé sous le même angle de vue : même lorsqu’il semble s’imposer, le silence n’est jamais total. Parce qu’il ne peut pas l’être. Le silence nous paraît en réalité être une condition ou un moyen, ou les deux à la fois, pour le juge, de dire le droit.

De quel(s) silence(s) parle-t-on ? D’une part, de celui des normes de référence utilisées par le juge pour réaliser son contrôle juridictionnel. On y reviendra, qu’il soit volontaire ou pas, le non-dit législatif (au sens large[1]) est fréquent. Si la loi est traditionnellement — et de plus en plus — considérée comme bavarde et abondante (outre qu’elle est mal faite, décevante et instable), elle se révèle inévitablement lacunaire. Étudier aussi le silence dont font preuve les normes contrôlées conduirait à nous aventurer sur des terres beaucoup trop vastes. On en fera donc l’économie[2]. D’autre part, il est question du silence du juge. Lorsqu’il exerce son pouvoir normatif, le juge le fait de façon plus ou moins silencieuse. Qu’elle soit énoncée de manière discrète ou ostensible, la règle accède dans les deux cas à l’existence juridique et renseigne sur l’aisance avec laquelle le juge utilise son pouvoir créateur.

De quel(s) juge(s) parle-t-on ? Des juges ordinaires, administratifs et judiciaires. Premiers aux prises avec les imperfections du système normatif, ils sont des acteurs particulièrement riches d’enseignements. On mettra à l’écart l’étude de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Non pas que ce dernier n’ait rien à voir avec notre objet d’étude : l’institution, qualifiée tantôt de « législateur négatif[3] », tantôt de « législateur-cadre positif[4] », ou bien d’« aiguilleur[5] », n’hésite pas, en cas de silence de la Constitution ou de silence de la loi[6], à combler leurs lacunes, y compris de façon largement immodérée. Cependant, là encore, un tel champ d’investigation donnerait à notre analyse nécessairement restreinte une dimension trop étendue.

Dans les systèmes légalistes, seul le législateur, expression de la volonté nationale, a le pouvoir de légiférer de façon générale et permanente. Le juge, quant à lui, a vu son rôle évoluer et n’est pas aujourd’hui contraint de lui obéir perinde ac cadaver : il peut surmonter, lorsqu’il le faut, le silence assourdissant de la loi. Les propos du doyen Jean Carbonnier raisonnent avec une force particulière : « le silence de la loi n’arrête pas le cours de la justice. Prétexte, d’ailleurs, que ce silence : les juges n’ont qu’à l’écouter[7]. » Il leur faut alors se promener sur les terres du législateur, quitte à lui en confisquer quelques parcelles. Sans affirmer que le juge gouverne — il ne le peut et il ne le veut probablement pas[8] —, il faut bien montrer que, en cas de silence de la loi, il doit réfléchir à l’utilisation de son pouvoir créateur (1). Lorsqu’il décide de le mettre en oeuvre, il le fait de façon plus ou moins silencieuse (2).

1 Silence : on crée ?

Lorsque le juge saisi d’un litige ne dispose pas de norme préexistante pour le régler, il peut exercer son pouvoir normatif. Le silence de la loi justifie alors qu’il produise la règle qui lui manque (1.1). Toutefois, il ne développe pas sa puissance créatrice dans tous les cas où le législateur est resté silencieux (1.2).

1.1 La création légitimée par le silence

Le juge étant interdit de refuser de juger au prétexte du silence de la loi (1.1.1), son intervention normative apparaît comme le remède ultime à la défaillance de cette dernière (1.1.2).

1.1.1 L’interdiction du déni de justice en cas de silence de la loi

Le Code civil français interdit au juge, en son article 4, de refuser de juger, « sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi », sous peine d’être « poursuivi comme coupable de déni de justice[9] ». Le silence de la loi (que l’on peine à distinguer de son insuffisance) et l’interdiction corrélative pour le juge de s’en prévaloir pour ne pas trancher le litige qui lui est soumis sont des thèmes passionnants d’étude pour qui s’intéresse aux lacunes laissées par le système juridique et aux moyens d’y remédier. Parce qu’aucun système juridique ne peut prévoir un corpus de normes générales capable de résoudre l’intégralité des rapports juridiques[10], chaque situation juridique ne peut être réglée directement par l’application de la règle préexistante alors que l’intérêt public l’exigerait, ce qui trahit l’existence d’une lacune correspondant au silence de la loi.

La doctrine distingue classiquement les lacunes ab initio (qui existent au moment de la création de la norme) de celles qui sont apparues ultérieurement en raison de circonstances nouvelles que le droit n’avait pas pu ni su prévoir[11]. Nous ne pensons pas qu’il faille accorder d’attention particulière à cette distinction, à l’inverse de celle qui sépare les lacunes partielles des lacunes intégrales : dans le second cas, le droit aura omis de régler un domaine entier (ce qui demeure évidemment exceptionnel), alors que, dans le premier, seuls certains éléments du litige ne pourront pas être réglés par une règle de droit préexistante. La marge de manoeuvre du juge qui travaillera à combler ce vide et ainsi à briser ce silence sera normalement plus réduite dans la première situation. Aussi est-il fondamental de distinguer, à l’instar notamment de la doctrine suisse, les lacunes « proprement dites » (la loi ne contient aucune règle susceptible de donner sa solution au cas d’espèce) des lacunes « improprement dites » (l’application de la règle de droit est injuste, insatisfaisante, inappropriée ou absurde[12]), pour nous concentrer sur les premières, qui correspondent seules au silence du législateur et à l’obligation corrélative du juge d’y remédier.

La question de la lacune est donc essentielle, voire première, mais celle de son existence n’a, à notre sens, que peu d’intérêt. Si l’interdiction formulée par l’article 4 du Code civil contraint le juge à ne jamais constater l’existence d’aucune lacune en donnant systématiquement une solution au litige, ce qui serait alors la marque d’une « absence de consécration expresse de la notion de lacune dans le droit positif[13] », il n’en reste pas moins qu’il existe un nombre important d’hypothèses dans lesquelles, même après l’intervention juridictionnelle, le silence de la loi a été la source d’un déni de justice inévitable. Pour ne prendre qu’un exemple, c’est précisément parce que la loi est souvent silencieuse sur l’aménagement des compétences juridictionnelles entre les deux ordres de juridiction, que des justiciables perdus entre les deux juges ont pu subir le déni de justice. Portalis avait lui-même reconnu que la loi pouvait être lacunaire[14] ; le Conseil constitutionnel aussi, lorsqu’il contrôle et censure l’incompétence négative du législateur[15].

Cela étant acquis, plus fondamentale est la question de l’existence de moyens permettant de combler les lacunes dues au silence du législateur[16]. C’est certes à ce dernier qu’il revient, en premier lieu, de corriger ses propres défaillances. Cependant, faute pour lui de pouvoir ou de vouloir intervenir suffisamment vite et sans risquer d’orienter la solution des procès en cours, cette voie est largement hypothétique. Il faut encore pouvoir mettre ces lacunes en évidence, et jusqu’à la moitié du xxe siècle environ, aucune instance n’était officiellement habilitée à le faire[17]. La Constitution de 1958 a changé quelque peu la donne, puisque, outre le rôle résiduel que son article 18 donne au président de la République en lui permettant de délivrer des messages à l’attention du Parlement, la mise en place puis le développement du Conseil constitutionnel ont progressivement permis de faire de cette institution un « avertisseur » occasionnel du besoin de (re)légiférer. À cela s’ajoute que la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne sont aussi particulièrement actives dans la mise en évidence des carences des législateurs nationaux[18]. Toutefois, leur intervention souffre de divers maux bien connus, qui expliquent alors que la censure de l’inertie législative ne peut être qu’imparfaite[19]. Le juge ordinaire, quant à lui, ne dispose d’aucune compétence législative quelle qu’elle soit, l’article 10 de la loi des 16-24 août 1790 interdisant dès l’origine aux juges de prendre part — directement ou non — à l’exercice du pouvoir législatif[20]. Si le droit positif français n’organise donc pas de recours en carence contre l’inertie du législateur, le juge ordinaire est l’institution la mieux à même de pointer les insuffisances de la loi et de les corriger. Il occupe alors une place particulièrement importante dans la fabrication de la loi, précisément lorsque celle-ci paraît insuffisante.

1.1.2 La création, remède ultime au silence de la loi

Le professeur Bernard Beignier écrit très justement que, si « l’article 4 libère le juge de la tyrannie légaliste, l’article 5 affranchit le justiciable de l’impérialisme jurisprudentiel[21] ». En effet, la loi prévoit elle-même la façon de remédier à sa propre défaillance, puisqu’elle contraint le juge à combler les failles du système. Cependant, en miroir, elle l’empêche de s’installer à sa place en violant la séparation des pouvoirs[22], l’article 5 du Code civil interdisant à ce dernier de se « prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui [lui] sont soumises[23] ». L’article 12 du Code de procédure civile français, quant à lui, impose au juge de statuer sur le litige « conformément aux règles de droit qui lui sont applicables[24] », ce qui suppose que le juge ne devrait pas pouvoir créer la règle qu’il va vouloir appliquer[25].

La loi tente alors de contenir le juge dans son rôle en lui interdisant d’arguer de l’existence d’une lacune pour compléter une majeure incomplète ou inexistante par la voie de l’énonciation d’une norme générale. Suivant la « conception française de la séparation des pouvoirs », le juge doit se contenter d’être la « bouche qui prononce les paroles de la loi[26] », en adoptant un raisonnement syllogistique[27] qui repose sur une logique formelle : la majeure est constituée par la règle ou le principe qui s’impose au juge ; la mineure, par la constatation du fait à l’origine du litige, et le jugement n’est que la conséquence de leur confrontation. Il ne peut donc en principe, dans l’exercice de son pouvoir juridictionnel, compléter les lacunes de la loi par l’édiction de dispositions générales.

Il n’est pas rare que le juge se contente alors, tant bien que mal, d’alerter le législateur de ce que son silence est ou risque d’être dommageable. C’est ainsi que le Conseil d’État et la Cour de cassation essaient de provoquer l’intervention du législateur en soulignant les lacunes de son oeuvre dans leurs rapports[28] ou dans leurs avis[29], ce que les membres de l’institution peuvent aussi faire, de façon isolée ou non, regroupés en association ou non[30], avec une efficacité très aléatoire. Enfin, dans l’exercice de sa fonction juridictionnelle, le juge peut tenter de sensibiliser le législateur à l’existence de lacunes. Sa décision comporte alors des éléments témoignant de sa volonté de sonner l’alarme lorsque la loi se révèle insuffisante et de ne pas jouer avec la balle qui est entre ses mains. Ces « appels du pied » faits au législateur, censés provoquer et guider l’intervention législative[31], sont néanmoins rarement suivis d’effets[32]. Ils sont parfois entendus, mais la réponse offerte ne va pas dans le sens escompté. On constate donc qu’il reste difficile de vaincre l’inertie du législateur par ces voies.

Restent alors deux façons de combler le silence : l’utilisation du procédé interprétatif ou la création pure et simple de la règle manquante. L’immense majorité des auteurs de doctrine s’accorde aujourd’hui à dire que le juge ne se borne pas à appliquer mécaniquement la loi. L’image d’un juge « inerte, automate au service d’une norme claire, être doué de la seule raison et enfermé dans le syllogisme de la logique formelle[33] » correspond à une vision périmée de son office. L’application des textes suppose de les interpréter et le pouvoir d’interprétation du juge lui permet conséquemment de compléter la loi lorsqu’elle est silencieuse. L’interprétation constructive qui est réalisée (à l’image des réserves d’interprétation constructives formulées par le Conseil constitutionnel[34]), parfois de façon très lapidaire (« considérant/attendu qu’il résulte de ces dispositions que »), consiste à ajouter au texte ce qui lui manque, sous couvert de l’interpréter.

Le professeur Michel Troper, développant une théorie réaliste de l’interprétation[35], a parfaitement démontré que, même s’il ne s’agit en apparence que d’interprétation, le juge fait oeuvre créatrice et dispose alors d’un pouvoir normatif. Le professeur Denys de Béchillon abonde en ce sens lorsqu’il écrit que « tout acte de juger, qu’il soit interprétatif ou plus franchement “légiférant”, est toujours et fondamentalement un acte politique, violent, pour partie auto-institutif[36] ». Le Conseil constitutionnel en a définitivement pris acte[37]. Ce pouvoir interprétatif (normatif) semble toutefois être limité par un ensemble de contraintes extrajuridiques et juridiques qui pèsent sur le juge[38], lequel ne peut seconder le législateur que dans la limite de ses pouvoirs d’interprétation et de ces contraintes, les principales étant de ne pas heurter frontalement ce qu’a décidé (de ne pas dire) le législateur et… d’avoir quelque chose à interpréter (le raisonnement/l’interprétation par analogie n’étant pas, au demeurant, toujours possible). Cependant, le juge peut s’affranchir de ces contraintes s’il a la volonté de retenir une interprétation plutôt qu’une autre et faire ce qu’il entend, en donnant ou non le sentiment d’être lié. C’est ainsi que la puissance et l’autorité du juge lui permettent de dire « le sens positif et donc opératoire de la loi[39] », a minima en choisissant, parmi un éventail d’interprétations possibles de la règle, celle qu’il faut retenir et, à l’extrême, en créant modo legislatoris une norme générale et abstraite malgré l’interdiction formulée par l’article 5 du Code civil. Certains arrêts montrent en effet que le juge dépasse largement la simple interprétation pour créer une nouvelle règle ayant échappé au bon vouloir du législateur : lorsque son pouvoir d’interprétation ne lui est pas accessible, le juge n’a alors pas d’autre choix que de combler l’inexistant par la création directe de la majeure[40].

Dans un cas comme dans l’autre, la théorie du « lit de justice », propre au doyen Georges Vedel[41], n’influe pas vraiment sur l’effectivité de l’intervention du juge : l’intervention hypothétique du législateur aux fins de contrarier une décision incommodante sera toujours, in fine, l’objet de l’interprétation normative du juge. Les travaux du professeur Philippe Jestaz ont très bien montré que le juge avait toujours le dernier mot, lorsqu’il ne voulait pas appliquer un texte ou l’appliquer d’une façon particulière[42]. Sous réserve d’être saisi d’un litige, le juge exerce donc un pouvoir très analogue à celui du législateur[43], dont l’intensité semble varier néanmoins selon le juge considéré. Il faut, en ce sens, bien rendre compte du gouffre qui sépare le juge judiciaire du juge administratif : la jurisprudence judiciaire s’est profondément développée sous l’autorité d’une loi existante et relativement dense, alors que la jurisprudence administrative s’est construite de façon autonome ; ce rejet d’une application mécanique des « principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier[44] », laissait vierges d’immenses espaces dans lesquels la liberté créative du juge administratif allait pouvoir s’exprimer. La part de création de la règle s’avère alors nécessairement plus importante lorsqu’on se place du côté de la juridiction administrative, les contraintes résultant de la préexistence de textes étant moins nombreuses. Cependant, quelle que soit l’étendue du phénomène, dans les deux cas, l’arrêt de règlement tant décrié et interdit[45] (re)surgit alors nécessairement, sous l’ombre de l’interprétation de la norme (pré)existante. La fabrication du droit par le juge apparaît alors comme un remède ultime au silence de la loi. Est-ce pour autant une figure imposée ?

1.2 La création imposée par le silence ?

Le silence de la loi n’incite pas toujours le juge à utiliser son pouvoir normatif. C’est ainsi que, parfois, dans le silence des textes, le juge s’abstient (1.2.1). Dans d’autres cas, il dépasse le silence (1.2.2).

1.2.1 Le respect du silence

Admettre que le juge trouble l’interdit formulé par l’article 5 du Code civil n’est pas dire que cette pratique soit quotidienne. Grossir le trait à ce point serait absurde : il faut se garder de voir des manifestations normatives pour tout et partout. Un nombre incalculable de décisions des juridictions suprêmes ne sont véritablement que des solutions d’espèce qui se bornent à appliquer docilement la loi et un nombre considérable d’autres ne font que l’interpréter fidèlement, au besoin en faisant référence à ses travaux préparatoires[46].

Pour illustrer cet état de fait, nous développerons ci-dessous quelques morceaux arbitrairement extraits de la masse. La politique jurisprudentielle de retenue (self-restraint) qu’ont longtemps menée les juridictions administrative et judiciaire en matière de contrôle de conventionnalité des lois par voie d’exception est très parlante. L’article 55 de la Constitution, dont les dispositions attribuent aux engagements internationaux une place privilégiée dans la hiérarchie des normes en les hissant au-dessus de la loi, est si mal conçu qu’il ne prévoit pas de mécanisme de contrôle de cette supériorité normative. Cette lacune du texte constitutionnel est parvenue à diviser les juridictions internes. Le Conseil constitutionnel refusa d’exercer un tel contrôle, tout en appelant les juges ordinaires à s’y livrer[47]. La Cour de cassation répondit très vite à cette invitation[48], à la différence du Conseil d’État qui n’accepta d’écarter la loi inconventionnelle postérieure[49] que 14 ans plus tard[50]. L’article 55 est désormais lu comme habilitant implicitement les juridictions ordinaires à contrôler la conventionnalité des lois antérieures comme postérieures, et non plus comme s’adressant uniquement au législateur. Preuve en est alors que le juge peut se satisfaire du silence de la loi (constitutionnelle, en l’occurrence) lorsqu’il estime que l’usage de son pouvoir interprétatif dans un sens finaliste irait trop loin. Il faut bien remarquer ici que la nouvelle lecture faite de l’article 55 est particulièrement audacieuse puisque ce dernier ne dit mot sur l’organe compétent, en conséquence de quoi toute autre solution était envisageable, y compris la compétence du droit international pour trancher le conflit entre la loi et l’engagement international[51]. Cependant, le respect du silence constitutionnel par le juge l’est tout autant[52], alors même qu’il a davantage tendance à lire sa compétence de façon extensive plutôt qu’à en rapprocher les bornes[53]. La permission constitutionnelle (et le risque de condamnation(s), la Cour de justice de l’Union européenne risquant de s’agacer) a donc permis de lire l’article 55 comme constituant le fondement de cette nouvelle compétence.

Autre exemple voisin de celui-ci, illustrant encore la révérence du juge lorsque le législateur est silencieux : les juridictions ordinaires ont toujours respecté le silence constitutionnel sur la possibilité d’exercer un contrôle de la constitutionnalité au stade de l’application de la loi. Ce silence était mis en lumière par le Conseil d’État lorsqu’en 1936 il jugeait que, « en l’état actuel du droit public, ce moyen n’est pas de nature à être discuté devant le Conseil d’État statuant au contentieux[54] » pour répondre au requérant qui invoquait devant lui un moyen tiré de l’inconstitutionnalité d’une loi dont l’application lui avait été faite, mais qu’il ne pouvait examiner, faute d’en avoir la compétence. Juge administratif comme juge judiciaire[55] s’interdisent en effet au contentieux de procéder au contrôle de la loi ou des actes quasilégislatifs tant par voie d’action que par voie d’exception, en l’absence de texte les y habilitant. La formule « en l’état actuel du droit public » soulignait l’insuffisance des textes, constitutionnels comme législatifs, dans l’organisation d’un contrôle a posteriori de la constitutionnalité de la loi. Pourtant, rien n’interdisait au juge d’interpréter ce silence comme une possibilité pour lui de l’exercer à l’occasion des recours adressés contre des actes administratifs : jusqu’en 2008, la Constitution ne prévoyait qu’une compétence a priori (et seulement elle[56]) du Conseil constitutionnel pour pratiquer cet examen à travers son article 61 al. 2, lequel n’accordait alors aucun monopole de protection de la norme constitutionnelle contre les atteintes qui pourraient lui être portées par la loi. L’article 61 al. 2 n’ayant confié que le contrôle préventif de la constitutionnalité des lois au Conseil constitutionnel, il existait donc un champ libre que pouvait s’attribuer le juge ordinaire saisi par voie d’action. La réforme de l’été 2008 introduisant la question prioritaire de constitutionnalité dans le texte constitutionnel[57] a mis enfin un terme à cette situation navrante qui conduisait à priver la norme fondamentale de sa valeur et de son autorité.

Le refus, pour le juge administratif, de reconnaître qu’il dispose d’un pouvoir d’injonction à l’encontre de l’Administration avant 1995 est encore un témoin de l’obéissance du juge au législateur ayant souhaité rester silencieux. Faute de texte l’y autorisant[58], il s’autolimitait afin de préserver l’indépendance de l’administration active, bien que l’absence de ce pouvoir lui ait fait cruellement défaut, l’administration s’étant souvent révélée récalcitrante à l’exécution[59]. Il a fallu attendre la loi du 8 février 1995[60] pour que le juge administratif puisse adresser des injonctions à l’Administration en vue d’assurer l’exécution de ses décisions juridictionnelles et qu’il libère par la suite ce pouvoir en interprétant la loi de façon constructive, en développant notamment le procédé des « injonctions prétoriennes[61] ».

1.2.2 Le dépassement du silence

Lorsque le juge doit combler le silence en exerçant son pouvoir normatif, deux situations se présentent théoriquement : soit le juge extrapole, le cas échéant, une règle préexistante ; soit il crée une règle empruntant l’autorité de la loi, sans aucun support légal. Cependant, la réalité se révèle plus complexe, car on peine à distinguer ces deux situations avec un degré de précision suffisant, en ce sens qu’il n’y a jamais véritablement de vide total. Les règles sont suffisamment nombreuses pour que l’on puisse toujours, d’à peu près ou de très loin — et éventuellement en les combinant — y rattacher une solution. Dont acte, il s’agit toujours de dépasser le silence, avec plus ou moins d’intensité.

La jurisprudence judiciaire offre quelques exemples importants de décisions dans lesquelles la Cour de cassation, allant au-delà de la lettre et de la volonté de la loi, a créé une règle revêtant les mêmes caractères de généralité et d’abstraction que cette dernière. En matière de responsabilité civile délictuelle, alors que l’article 1384 du Code civil ne prévoit que certaines hypothèses de responsabilité du fait d’autrui (responsabilité des parents, des instituteurs, des maîtres et des commettants, des artisans, etc.), la Cour de cassation s’est fondée, dans son arrêt Blieck[62], sur son alinéa 1er — alors qu’il ne fait qu’introduire les régimes de responsabilité spéciaux mentionnés aux alinéas suivants — afin de créer de toutes pièces un régime de responsabilité générale du fait d’autrui. Aussi, ladite disposition a permis à la même cour de concevoir un régime de responsabilité sans faute du fait des choses (arrêts Teffaine[63] et Jand’heur[64]), alors même que le Code n’en prévoit expressément que deux spéciaux[65]. On trouve aussi des exemples de cette démarche constructive en matière contractuelle, la Cour de cassation rejetant dans l’arrêt Canal de Craponne[66], pour les contrats privés, la théorie de l’imprévision chère aux contrats administratifs, alors même que l’article 1134 du Code civil, qui fonde cette solution, est parfaitement muet sur ce point. L’arrêt Perruche[67] rendu par l’Assemblée plénière participe du même mouvement en admettant l’existence d’un droit à réparation du préjudice qui résulte de la naissance handicapée sur le fondement des dispositions des articles 1165 et 1382 du Code civil… qui n’en font absolument pas état. Dernier exemple, tiré de la décision d’Assemblée plénière SCP Hôtel de Girancourt[68], à l’occasion de laquelle la cour formule une nouvelle règle générale suivant laquelle « le propriétaire d’une chose ne dispose pas d’un droit exclusif sur l’image de celle-ci [mais] il peut toutefois s’opposer à l’utilisation de cette image par un tiers lorsqu’elle lui cause un trouble anormal[69] » : l’image d’un bien sort alors du droit de propriété, qui doit être exclusif, et donc de l’article 544 du Code civil — qui n’est même pas évoqué par la cour ! Il faut remarquer que, dans ces exemples, le laconisme du texte facilite le travail créateur du juge.

La jurisprudence administrative offre des exemples beaucoup plus nombreux de ce phénomène. Il suffit de parcourir n’importe quel ouvrage de droit administratif pour s’apercevoir que les règles de la responsabilité administrative, de la domanialité, du recours pour excès de pouvoir, du régime des actes unilatéraux, etc., ont été posées par le juge dans le silence presque complet du législateur. Et même lorsque ce dernier semble s’emparer d’une matière, le juge intervient parfois pour compléter ses lacunes. En voici quelques exemples.

La décision Ternon[70] est particulièrement significative, le Conseil d’État fixant arbitrairement un délai de quatre mois pendant lequel l’Administration peut retirer les actes administratifs individuels créateurs de droits illégaux, alors même qu’il était tout à fait possible de penser qu’il s’agissait là d’une question relevant de la compétence exclusive du législateur.

L’avis contentieux Syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré du district de l’Haÿ-les-Roses[71] ne l’est pas moins, le Conseil d’État créant ex nihilo une nouvelle voie de droit qui permet d’avoir recours au juge pour homologuer les transactions, alors qu’aucun texte ni aucune disposition du Code de justice administrative français ne l’envisagent, même de loin.

On trouve aussi ce phénomène en droit des contrats administratifs, le Conseil d’État ayant créé de toutes pièces, en 2007, un recours de pleine juridiction afin que les candidats évincés de la conclusion d’un contrat signé puissent en contester la validité, recours assorti, le cas échéant de demandes indemnitaires[72]. Par la suite, il a décidé d’ouvrir ce recours à l’ensemble des tiers dont les intérêts sont susceptibles d’être lésés de manière suffisamment directe et certaine et qui invoquent des irrégularités en rapport direct avec ces intérêts lésés[73].

Plus encore (mais l’exemple est unique, sous le régime de la Constitution de 1958), le Conseil d’État réuni en assemblée a décidé, dans sa décision Koné, de pallier les lacunes du texte constitutionnel en « identifiant » un principe fondamental reconnu par les lois de la République suivant lequel l’État doit refuser l’extradition d’un étranger lorsqu’elle est demandée dans un but politique[74].

Il serait inutile de multiplier les exemples. Même un observateur pressé des décisions rendues par les juridictions ordinaires se rendrait compte du rôle quasi législatif de la jurisprudence. Et pour cause, le pouvoir normatif du juge est vital lorsque la loi remplit mal la fonction qui est la sienne. Pour reprendre les termes du professeur Jean-Louis Bergel, « l’abdication du législateur engendre le pouvoir du juge. Celui-ci n’est pas toujours responsable de l’impérialisme qu’on lui impute[75] ». Toutefois, notamment parce que le spectre de l’accusation de gouvernement des juges n’est jamais loin — même s’il se révèle rarement fondé —, ce pouvoir ne s’exerce pas toujours de façon ostentatoire, mais de manière silencieuse, voire souterraine.

2 On crée, silence ?

Qu’il s’agisse de combler une lacune de la loi ou non, l’intervention normative du juge revêt des formes variées, qui la rendent plus ou moins visible. Certaines d’entre elles peuvent être qualifiées de silencieuses (2.1) ; d’autres ne le sont pas, le juge exposant nettement qu’il forge une règle (2.2). Le choix des unes ou des autres renseigne assez bien sur l’aisance de son auteur quant à l’usage de son pouvoir normatif.

2.1 La création du droit en silence

Les juges ne cachent plus aujourd’hui qu’ils disposent d’un pouvoir normatif. On citera les propos d’Yves Chartier lors de la rentrée solennelle de la Cour de cassation le 5 janvier 1994 :

Selon l’excellente formule du Doyen Carbonnier, “le silence de la loi n’arrête pas le cours de la justice”. Il faut donc alors créer, et c’est à cet égard à la Cour de cassation qu’il appartient de servir de guide aux juridictions du fond […] Maintenir, adapter par l’interprétation, créer même là où existe un vide législatif, à cette mission, noble et exaltante, contribuent tous les membres de la Cour de cassation[76].

L’examen des techniques de création de la norme révèle néanmoins qu’il n’est pas toujours possible ni opportun d’afficher ostensiblement l’exercice d’un tel pouvoir créateur. Sans que le juge cherche à cacher quoi que ce soit d’illégitime, la formulation de principes généraux (2.1.1), la conduite de politiques jurisprudentielles (2.2.2) et l’économie de motivation (2.2.3) sont des techniques silencieuses de création du droit couramment utilisées[77].

2.1.1 Les principes généraux

Jean Rivero s’interrogeait en 1954 sur le point de savoir si le juge administratif français était « un juge qui gouverne[78] », à l’occasion d’une étude sur l’utilisation des principes généraux du droit. Faisant état de ce que ces principes sont indispensables pour pallier les insuffisances d’une loi mal faite, incomplète et instable, cet auteur souligne que le juge administratif prend un soin particulier à exposer que [l’]autorité [de ces principes] ne se situe pas dans les textes, puisqu’ils sont applicables « même en l’absence de texte[79] ». C’est en effet une des fonctions particulières des principes généraux du droit dont plus personne ne conteste le caractère normatif et l’intégration dans le bloc de légalité (leur valeur « infralégislative » et « supradécrétale », pour reprendre les termes du professeur René Chapus, étant du reste généralement admise[80]) que celle de compléter l’ordre juridique lorsque aucun texte ne permet de répondre à la question de droit posée[81].

Si le juge administratif a surtout utilisé ces principes en ce sens en matière de libertés publiques, les principes généraux du droit du travail ont aussi cette fonction qui consiste à compléter le système juridique. Dans la mesure où, « sauf disposition expresse contraire ou principe général du droit applicable même sans texte, les dispositions du Code du travail ne sont pas applicables aux agents de droit public[82] », les principes généraux permettent d’étendre les dispositions de ce code à certains agents publics — car c’est bien de cela qu’il s’agit, même si le Conseil d’État tente de maquiller son pouvoir créateur en affirmant que le Code du travail ne fait que « s’inspirer » du principe général du droit qu’il vient à peine de découvrir[83]. Dans un même ordre d’idées, on s’étonnera aussi, avec Jean Rivero, que le juge refuse de dire qu’il crée ces principes et qu’il « en parle comme de règles objectives, dont il constate l’existence, et qui ne dépendent nullement de sa volonté, [tout se passant] comme s’il s’estimait lié par eux, au même titre que la loi[84] ».

Le juge tente, avec ces principes, de passer sous silence son pouvoir normatif. Il nous semble en effet difficile de considérer que la théorie des principes généraux correspondrait à la préexistence d’un ensemble de normes que le juge se contenterait simplement de découvrir : rien ne paraît à nos yeux plus paradoxal que de combler une lacune et de la nier dans le même temps… Cette dernière remarque acquiert une force particulière lorsque le principe général ne vient pas remplir une lacune, mais contrarier la norme existante. C’est ainsi, par exemple, que la Cour de cassation a pu décider que malgré l’article 16 de la loi du 10 mars 1927[85], selon lequel la chambre d’accusation, statuant sans recours, donnait son avis motivé sur les demandes d’extradition, il résultait des principes généraux du droit que cette disposition n’excluait pas l’exercice d’un recours en cassation fondé sur une violation de la loi qui serait de nature à priver la décision rendue des conditions essentielles de son existence légale[86].

Dans la même veine mais du côté du juge administratif, l’arrêt Dame Lamotte[87] est aussi très révélateur : devant à un texte disposant que la mesure qu’il vise « ne peut faire l’objet d’aucun recours administratif ou judiciaire », le Conseil d’État a affirmé que cette disposition n’avait « pas exclu le recours pour excès de pouvoir […] qui est ouvert même sans texte contre tout acte administratif, et qui a pour effet d’assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité[88] ». Le procédé de la « découverte » des principes généraux du droit apparaît alors comme un moyen bien commode pour passer sous silence l’exercice par le juge de son pouvoir créateur, y compris lorsqu’il faut contrarier la loi.

2.1.2 Les politiques jurisprudentielles

Sans affirmer explicitement l’existence d’une règle, le juge peut décider de suivre une politique jurisprudentielle déterminée[89]. Dès lors que la politique volontairement suivie par le juge n’est pas précisément ni entièrement celle de servir la loi, la sédimentation des décisions témoignant de son exercice produit les mêmes effets que la création de la règle. C’est le plus souvent par la voie de l’interprétation que ces politiques jurisprudentielles s’exercent[90].

L’arrêt Desmares[91] illustre ce phénomène (parmi bien d’autres exemples) et témoigne de ce que ces politiques jurisprudentielles peuvent en outre provoquer l’intervention législative. Qualifié d’arrêt de « provocation », de « véritable sommation[92] » adressée à l’encontre du législateur, la Cour de cassation y a jugé, à propos d’un accident de circulation, que désormais seul un événement constituant un cas de force majeure pouvait exonérer de sa responsabilité le gardien de la chose instrument du dommage et que, en conséquence, le comportement de la victime, s’il n’avait pas été pour le gardien imprévisible et irrésistible, ne pouvait l’en exonérer, même partiellement. La Cour de cassation a consacré alors un régime du « tout ou rien[93] » et, en réglant le problème posé par la circulation routière, a remis en cause par la portée générale de son « attendu de principe »… l’ensemble du système de responsabilité civile[94]. De toute évidence, la Cour de cassation était lasse d’attendre une réforme du droit des accidents de la circulation qui tardait à venir. Réaliser un tel coup d’audace revenait alors, pour cette cour, à mettre le législateur devant ses responsabilités, quitte à jeter un pavé dans la mare.

Le juge administratif conduit aussi toutes sortes de politiques jurisprudentielles, par exemple en ce qui concerne la détermination de la compétence de son ordre de juridiction, de façon silencieuse. C’est notamment le cas en matière concurrentielle, après que la loi du 6 juillet décembre 1987 a confié à la Cour d’appel de Paris la compétence pour connaître des recours exercés contre les décisions prises par le Conseil de la concurrence (aujourd’hui l’Autorité de la concurrence) en application de l’ordonnance du 1er décembre 1986[95]. En réaction, le Tribunal des conflits puis le Conseil d’État ont adopté, dans une série de décisions, une lecture très restrictive de cette ordonnance, en considérant que les décisions prises pour l’accomplissement d’une mission de service public au moyen de prérogatives de puissance publique, même si elles émanent d’un organisme de droit privé, relèvent de la compétence de la juridiction administrative, car elles ne portent pas atteinte au droit de la concurrence (l’applicabilité de l’ordonnance de 1986 étant ainsi exclue[96]). Pourtant, le législateur avait modifié l’article 53 de l’ordonnance pour étendre son champ d’application aux conventions de délégation de service public. Cependant, les juges ont poursuivi leur politique jurisprudentielle[97]. L’arrêt Million et Marais[98] confirme cette analyse, le Conseil d’État jugeant désormais que les actes administratifs peuvent relever du champ d’application des dispositions de l’article 53 de l’ordonnance de 1986, mais qu’il appartient tout de même au juge administratif d’exercer le contrôle de leur respect.

Le contentieux de la responsabilité relatif aux services des assemblées parlementaires a aussi pu être le lieu de telles considérations de politique jurisprudentielle. Dans une série de 28 arrêts rendus au cours de l’année 1996[99], le Conseil d’État a affirmé sa compétence pour apprécier par la voie de l’exception d’illégalité, le règlement intérieur adopté par le Bureau de l’Assemblée nationale, bien que, selon les termes de l’ordonnance du 17 novembre 1958[100], seuls les litiges d’ordre individuel relèvent de la compétence du juge administratif. Par la suite, il a logiquement étendu cette règle aux décisions réglementaires adoptées par les présidents des chambres pour appliquer les statuts des agents titulaires des assemblées[101] avant de voir le Conseil constitutionnel valider constitutionnellement cette lecture de l’article 8[102]. Sur sa lancée, le Conseil d’État a admis la compétence de son ordre de juridiction pour connaître de la légalité des marchés passés par les assemblées parlementaires, « sans qu’y fassent obstacle les dispositions de l’article 8 de l’ordonnance[103] ». Ne s’estimant plus lié par les termes de l’ordonnance qui ne prévoient pas ce type de compétence, le juge administratif a pu se fonder sur le caractère administratif des contrats auxquels se rapportaient les décisions attaquées afin de leur reconnaître le même caractère. Puis il a poursuivi l’extension de compétence en acceptant de connaître directement, par voie d’action, la légalité d’un acte réglementaire adopté par le président et les questeurs de l’Assemblée nationale[104]. L’ordonnance ne figure même pas dans les visas de l’arrêt et l’affirmation de compétence n’est qu’implicite, donc très silencieuse.

On pourrait multiplier les exemples de ce type[105], les politiques jurisprudentielles dépassant ces questions de compétence et guidant le juge lorsqu’il détermine les conditions d’engagement de la responsabilité civile ou administrative[106], lorsqu’il cherche à stabiliser les actes administratifs accusés d’irrégularité[107], lorsqu’il définit les conditions de recevabilité du recours pour excès de pouvoir, lorsqu’il cherche à contrôler la rétroactivité de la règle de droit, etc.[108]. Le processus de sédimentation de jurisprudences convergentes témoigne de l’existence d’une politique jurisprudentielle, laquelle donne alors naissance à une règle non formalisée.

L’accueil par le législateur des politiques jurisprudentielles suivies est très variable et se révèle hostile à toute forme de systématisation. Dans certains cas, ce dernier laisse le juge les déterminer et les pratiquer seul, sans la moindre réaction[109] ; il les entérine aussi parfois, alors même qu’elles vont à l’encontre de la loi existante. L’arrêt Lorthioir rendu par la Cour de cassation le 14 mai 1991 et les arrêts confirmatifs postérieurs[110] l’illustrent parfaitement[111]. L’ancien article L132-1 du Code de la consommation, issu de la loi du 10 janvier 1978 sur les clauses abusives[112], ne donnait au juge le pouvoir d’annuler que celles qui avaient été considérées comme telles par décret. Le gouvernement n’ayant usé de ce pouvoir qu’avec la plus grande parcimonie, le juge, incité en cela par la doctrine, a estimé qu’il pouvait considérer non écrites toutes les clauses imposées par un abus de puissance économique dès lors qu’elles procuraient des avantages excessifs aux professionnels qui les inséraient. Ce véritable coup de force a néanmoins été avalisé par le législateur quelques années plus tard[113]. Dans d’autres cas, il peut y mettre fin en refusant de s’engager dans la voie poursuivie par le juge. C’est ce qu’il a fait, notamment, en mettant un terme à toute poursuite de la réduction de l’étendue des actes parlementaires qu’avait entamée le Conseil d’État[114]. Aussi, la provocation faite par la Cour de cassation dans son arrêt Desmares a été rapidement suivie d’effet : la loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation[115], reposant sur l’affirmation d’un droit de la victime à réparation, a retiré les accidents de la circulation du domaine de l’article 1384 du Code civil. Le juge judiciaire indemnise désormais les victimes d’un accident de la circulation sur la base de nouveaux principes[116].

2.1.3 L’économie de motivation

Si le législateur n’a pas de véritable contrainte juridique de motiver les orientations qu’il choisit de suivre et les règles qu’il formule[117], le juge est au contraire astreint à une telle obligation[118] afin de permettre, d’un point de vue technique, le contrôle de la légalité ou du bien-fondé de sa décision par la juridiction hiérarchiquement supérieure. Vue sous un angle théorique, la motivation permet au juge de montrer qu’il ne crée pas lui-même la règle, mais qu’il se fonde sur une norme préexistante. Si, de façon très générale, le juge — administratif comme judiciaire — a tendance à motiver davantage ses décisions aujourd’hui qu’il pouvait le faire il y a une vingtaine d’années (mais toujours pas autant qu’une juridiction de common law), l’examen de certaines d’entre elles montre que l’économie de motivation qu’elles révèlent n’est en rien liée à une volonté quelconque d’accélérer le cours de la justice, le souci de transparence parfois mentionné disparaissant alors subitement. Si la motivation apparaît comme un « moyen de légitimation de la jurisprudence[119] » en ce qu’elle utilise la puissance de la persuasion, l’imperiatoria brevitas donne tout autant naissance à des règles, dont l’autorité trouve sa source dans la contrainte et dont la motivation est souvent donnée à rebours dans les rapports et les études réalisés et publiés par l’institution ou dans les revues scientifiques. Les travaux de doctorat de Fanny Malhière ont notamment montré en ce sens que « le silence qui se dégage de la rédaction des décisions des juges suprêmes français est paradoxalement parlant. La motivation brève, en même temps qu’elle cache le pouvoir créateur du juge, donne forme à son interprétation[120]. » Les juges eux-mêmes ne s’en cachent pas. Ainsi peut-on lire dans le Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative que « certaines des motivations des décisions de la juridiction administrative se résument […] à de simples affirmations, qui ne font pas ou pas suffisamment apparaître les raisons de l’interprétation que le juge donne de la règle de droit et de son application aux faits de l’espèce[121] ».

Le silence du juge sert alors parfois de masque à son pouvoir normatif. La décision Koné rendue par l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État est, à cet égard, encore très significative. En jugeant que les stipulations de l’accord de coopération franco-malien suivant lesquelles « [l]’extradition ne sera pas exécutée si l’infraction pour laquelle elle est demandée est considérée par la partie requise comme une infraction politique ou comme une infraction connexe à une telle infraction […] doivent être interprétées conformément au principe fondamental reconnu par les lois de la République, selon lequel l’État doit refuser l’extradition d’un étranger lorsqu’elle est demandée dans un but politique[122] » — et en mettant donc purement et simplement à l’écart le traité en faisant mine de l’interpréter à la lumière d’un principe constitutionnel qu’il vient à peine de « découvrir » et sans aucune motivation, le Conseil d’État fait doublement oeuvre créatrice.

Aussi le Conseil d’État et la Cour de cassation n’ont-ils jamais véritablement expliqué (avant l’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité), dans les motifs de leurs décisions, pourquoi ils refusent de contrôler la constitutionnalité de la loi par voie d’exception. La référence à l’« état actuel du droit public[123] » ne suffit pas, à notre sens, à justifier l’impossibilité de contrôle.

Les décisions Nicolo et Jacques Vabres[124] ne révèlent pas non plus la moindre explication au changement de lecture de l’article 55 de la Constitution, alors même qu’il s’agit de revirements de jurisprudence majeurs[125]. Lorsqu’il crée la règle, le juge peut alors n’être que très peu bavard. On y trouve un certain nombre d’avantages (netteté, pureté et simplicité de la règle, lisibilité accrue de la décision), mais aussi d’inconvénients (message peu intelligible, moins visible, moins accepté puisqu’il est peu explicité, nécessitant une explication à rebours[126]), ce qui permet de comprendre que le juge crée parfois sans silence.

2.2 La création du droit sans silence

Le silence pose directement les problèmes de la compréhension et de la diffusion efficace de la règle. L’exemple des politiques jurisprudentielles est assez révélateur de cette idée, car elles ne sont pas toujours explicitement exposées, tant s’en faut. Parfois, les membres de la juridiction les dévoilent dans les lignes de leurs rapports annuels ou de leurs études ainsi que dans les revues scientifiques, et ce, sûrement de plus en plus fréquemment. Les présidents des juridictions suprêmes le font aussi parfois à titre personnel, notamment dans des discours prononcés à l’occasion des rentrées solennelles[127], dans des articles[128] ou dans d’autres contextes, en particulier universitaires[129]. Cependant, pour le reste, c’est à la doctrine de les découvrir et de les dévoiler, au terme de recherches et d’analyses de longue haleine des rapports, des conclusions et des commentaires des membres de l’institution, lorsqu’ils sont consultables (et sans être, généralement, sûr de la pertinence de ce que l’on a trouvé et désigné comme pouvant s’inscrire dans une politique jurisprudentielle déterminée, sans compter la découverte de décisions qui viennent ruiner la fête et paraissent aller à contresens de la politique jurisprudentielle que l’on croit avoir découverte). La création du droit par l’intermédiaire des arrêts de principe et des avis contentieux (2.2.1) assure au contraire une diffusion et une compréhension optimales de la règle (2.2.2).

2.2.1 Les arrêts de principe et les avis contentieux

Il faut parfois, pour les besoins de la cause, exprimer la nouvelle règle et le faire savoir. Lorsque le juge exerce son pouvoir normatif pour pallier le silence de la loi ou pour faire taire celle-ci et qu’il souhaite en assurer une diffusion maximale, la solution la plus évidente s’avère celle des « arrêts de principe ». Ils contiennent l’exposé d’une règle nouvelle, énoncée de manière générale et abstraite. Ne pouvant légiférer de la même façon que le législateur, le juge le fait dans le cadre d’un litige concret, en adoptant une décision ayant « la couleur et le goût de la loi[130] ». Le professeur Christian Atias l’écrit très bien : « les arrêts de principe sont des précédents d’une force particulière. Ils montrent que le pouvoir des juges ne s’épuise pas dans l’espèce ; la jurisprudence s’y montre créatrice de règles comme la loi elle-même. » L’argument d’autorité dont découlera le raisonnement qui suivra est précisé d’emblée et « semble se détacher de l’espèce pour se présenter comme ce règlement permanent de toutes les difficultés analogues que prohibe l’article 5 du Code civil[131] ». L’arrêt de principe est rendu par une juridiction suprême, très souvent — mais pas systématiquement — dans ses formations les plus solennelles (Assemblée ou Section pour le Conseil d’État, Assemblée plénière ou Chambre mixte pour la Cour de cassation). La promotion plus importante de ces décisions assure ainsi que la nouvelle règle sera diffusée et comprise correctement.

Les mêmes remarques peuvent être faites à propos des avis rendus par le Conseil d’État et la Cour de cassation, lorsqu’ils sont saisis par les juridictions du fond sur des questions de droit nouvelles, qui présentent une difficulté sérieuse et sont susceptibles de se poser dans de nombreux litiges[132]. Si de tels avis ont pour objectif d’assurer l’harmonisation des solutions rendues par les juridictions de chaque ordre, il est difficile de considérer qu’ils n’ont pas une force normative importante. En effet, et même s’ils ne disposent pas de l’autorité de la chose jugée, ils apportent toujours des réponses de pur droit, invariablement déconnectées des faits, et les juridictions du fond se conforment à la règle générale qui y est posée. La juridiction suprême, statuant au contentieux, finit aussi par réaffirmer la règle quelques mois plus tard. Aussi, la juridiction élargit parfois le cadre de la question posée, ce qui traduit encore le souci de poser une règle la plus complète possible. L’avis de section rendu par le Conseil d’État le 8 mars 2013, relatif aux conséquences des annulations juridictionnelles d’actes administratifs contenant une doctrine fiscale, montre en ce sens parfaitement que la procédure d’avis peut être utilisée pour créer une règle absolument complète, dans le silence de la loi. L’avis Syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré du district de l’Haÿ-les-Roses déjà mentionné abonde également en ce sens.

2.2.2 L’optimisation de la diffusion et de la compréhension de la nouvelle règle

La seule publication des décisions de principe n’offre plus de nos jours la garantie d’une diffusion efficace de la règle, puisqu’elle a été amplement généralisée à toutes les décisions, quelle que soit leur importance. Il est néanmoins possible de sortir de ce brouillard informationnel, la publication de la décision au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation ou au Recueil Lebon ainsi que dans les rapports annuels des deux juridictions la drapant dans une solennité qui se révèle étrangère à celles qui en sont exclues (ce qui ne signifie pas pour autant qu’il s’agit d’une décision de principe[133]). Pour la juridiction administrative, l’analyse de la décision par le centre de documentation du Conseil d’État ou sous son contrôle se compose d’un titrage qui renseigne sur les rapprochements qu’il y a lieu de faire, le cas échéant, avec la jurisprudence antérieure et sur les points méritant d’être signalés — le lien « Ab. jur. » signalant, notamment, l’abandon par le Conseil d’État ou le Tribunal des conflits d’une de leurs jurisprudences. C’est donc un moyen d’exprimer clairement le changement de la règle. Pour la Cour de cassation, les mentions « P.B.R.I. » permettent de hiérarchiser ses arrêts en fonction de leur importance normative[134]. La mention et l’analyse de la décision sur les sites Web respectifs des juridictions (et au Bulletin d’information de la Cour de cassation) ainsi que les communiqués[135] et les commentaires publiés par les membres de l’institution dans les revues juridiques[136] ou dans les rapports sont aussi de plus en plus utilisés dans cette optique. Les rencontres organisées entre les universitaires et les membres des juridictions sont également des lieux de diffusion et d’échanges autour des décisions importantes adoptées[137].

Les avis contentieux de la Cour de cassation sont publiés au Bulletin des arrêts ainsi qu’au Bulletin d’information (afin que les juridictions du fond en soient informées le plus rapidement possible) et sur le site Web et l’intranet de la Cour de cassation. Ils ne sont toutefois pas, en principe, publiés au Journal officiel, alors même que les textes le permettent afin, dévoile le président Jean Buffet, de « ne […] pas conférer à ses avis l’aspect d’une norme obligatoire[138] ». Les avis rendus par le Conseil d’État, quant à eux, ont un caractère confidentiel. Seul leur destinataire peut les rendre publics ou autoriser le Conseil d’État à les communiquer ou à les rendre publics. C’est néanmoins le cas pour un grand nombre d’entre eux, qui sont alors publiés au Rapport annuel du Conseil d’État, sur le site Web de ce dernier ou au Journal officiel, pour en assurer la diffusion la plus étendue.