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Mon propos portera ici sur les immunités juridictionnelles, c’est-à-dire cette branche du droit canadien qui réglemente la compétence des tribunaux judiciaires à l’égard de certains acteurs internationaux dont les États, les fonctionnaires, les diplomates et les organisations internationales. Lorsqu’elles s’appliquent, les immunités juridictionnelles privent les cours nationales de leur compétence personnelle ou matérielle, selon le cas, à l’égard de ces acteurs.

Mais avant de me lancer dans le vif de la matière, je crois qu’il m’incombe d’expliquer un peu le titre de ma communication, présentée au Colloque hommage au juge Louis LeBel de la Cour suprême du Canada, le 29 mai 2015, à l’Université Laval et sa référence au « Spleen et idéal ». Il faut savoir que j’ai tendance à voir le monde à travers les lunettes de l’auteur du livre que je suis en train de lire. Or, le matin où Eugénie Brouillet, doyenne de la Faculté de droit de l’Université Laval, m’a demandé de lui envoyer le résumé de ma communication, je lisais Les fleurs du mal de Charles Baudelaire[1], son recueil de poèmes le plus célèbre, lequel est divisé en six parties, dont la première (et la plus importante) s’intitule « Spleen et idéal ». Je tiens à rassurer d’emblée le lecteur, à savoir que je n’ai aucunement l’intention d’étaler une grande théorie littéraire des immunités juridictionnelles fondée sur la poésie romantique du xixe siècle. Je compte toutefois me servir du champ lexical des Fleurs du mal, du « spleen » et de « l’idéal », pour illustrer quelques constats.

D’abord, définissons les termes. Le « spleen » est un mot d’origine anglaise qui s’est glissé dans littérature française du xixe siècle, notamment dans l’oeuvre de Baudelaire et celle de Verlaine[2] pour désigner une profonde mélancolie, une angoisse, un état de tristesse, de pessimisme et d’idées noires. Un ennui indicible. Le dégout existentiel. Le mal du siècle. L’« idéal », en revanche, renvoie à l’état de perfection, à la pureté, à l’essentiel, à l’incarnation suprême d’une chose ou d’une idée. C’est l’archétype, parfois inatteignable, qui sert de modèle, de guide. C’est le rêve, l’aspiration, l’espoir. Donc, « spleen et idéal », aux fins de ma communication, renvoie à une opposition d’idées discordantes, contradictoires ou, du moins, contraires.

Or, les immunités juridictionnelles en droit canadien et en droit international sont habitées et tourmentées à l’heure actuelle par un certain nombre de contradictions fondamentales et elles en souffrent. Pour illustrer mon diagnostic, je ferai parfois référence à la jurisprudence récente — canadienne et internationale — relative à la question de l’immunité des États dans le cadre des poursuites civiles pour la torture extraterritoriale[3] et d’autres violations des normes impératives du droit de la personne et du droit international humanitaire[4]. Il s’agit d’une triste jurisprudence qui, en définitive, fait primer la dignité anachronique du souverain sur la dignité inhérente de l’être humain. Cette catégorie d’arrêts nous confronte de manière assez dramatique au spleen et à l’idéal.

1 Le spleen et l’idéal de la torture

Avec le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, la torture figure parmi les pires violations du droit international contemporain. Ces crimes sont prohibés par des normes impératives (jus cogens) qui, en principe du moins, n’admettent aucune dérogation[5]. Malheureusement, dans la mesure où l’on peut se fier aux données statistiques publiées dans les rapports d’organisations comme Amnistie internationale, la torture est pratiquée régulièrement dans tous les coins du monde, et non pas seulement dans les prisons sombres des États-voyous[6]. La torture demeure un grand mal de notre siècle. C’est le spleen.

Je ne prétends aucunement que notre siècle est celui qui a inventé la torture, quoique nous en ayons sans doute perfectionné les techniques. Il demeure que notre siècle a ceci de particulier : peut-être pour la première fois depuis l’Inquisition et la bulle pontificale Ad extirpanda[7], nous vivons à une époque où des juristes de grande renommée s’emploient à défendre et à justifier le recours à la torture au nom de la sécurité nationale ou de la lutte contre le terrorisme. Notre époque est celle de John Yoo et de Jay Bybee[8]. Notre époque est aussi celle du professeur Alan Morton Dershowitz de l’Université Harvard, sans doute le plus célèbre des apologistes des supplices, qui a publié deux ouvrages justifiant l’utilisation de la torture en situation d’urgence nationale[9]. Le professeur Alan Morton Dershowitz, faut-il le préciser, estime qu’il serait néanmoins souhaitable que de telles mesures extrêmes soient autorisées par mandat judiciaire, une recommandation qui réhabilite essentiellement les « mandats de torture » (torture warrants) qui étaient jadis obtenus en vertu de la prérogative royale en Angleterre dans le cadre des audiences de la redoutable Chambre étoilée (Star Chamber)[10]. Or, le dernier mandat de torture anglais a été émis en 1640[11]. Il est aberrant, à mon avis, qu’au xxie siècle, l’humanité n’en ait toujours pas fini avec la torture. C’est le spleen. Baudelaire avait sans doute raison :

Les sanglots des martyrs et des suppliciés

Sont une symphonie enivrante sans doute,

Puisque, malgré le sang que leur volupté coûte,

Les cieux ne s’en sont point encore rassasiés[12] !

Mais, de l’autre côté, nous avons l’idéal ! Au Canada, nous avons élevé la prohibition de la torture au rang des normes constitutionnelles[13]. En droit international, la prohibition de la torture figure au sommet de la hiérarchie des normes en tant que jus cogens[14]. Ce sont des normes impératives qui n’admettent aucune dérogation et (surtout) qui contrôlent les autres normes hiérarchiquement inférieures (comme l’immunité des États). Les pays de la terre ont codifié cette interdiction dans tous les grands traités de droits de la personne depuis la Deuxième Guerre mondiale[15]. Au moment où j’écris ces lignes, 158 pays ont ratifié la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumaines ou dégradants[16], s’engageant, au nom de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde, à criminaliser la torture dans leurs systèmes juridiques respectifs[17], à poursuivre les tortionnaires[18] et à indemniser et à réhabiliter les victimes[19]. L’idéal de la torture relève de sa proscription apodictique et absolue.

2 Le spleen et l’idéal des immunités juridictionnelles

Lorsqu’une personne se fait torturer au Canada, elle peut, en règle générale, intenter un recours civil contre ses tortionnaires et les parties responsables afin d’obtenir la justice et la réparation auxquelles elle a droit[20]. La question est fort différente toutefois pour la victime de torture extraterritoriale qui tente de poursuivre l’État ou les tortionnaires étrangers responsables. Les Canadiens Houshang Bouzari[21], William Sampson[22], Maher Arar[23] et Zahra Kazemi[24] ont tous tenté de poursuivre les gouvernements des États qui les ont torturés, mais sans succès. Tous les tribunaux judiciaires qui ont été saisis de leurs poursuites sont parvenus à la même conclusion : les pays tortionnaires jouissent de l’immunité juridictionnelle.

Les poursuites de la succession Kazemi et de MM. Bouzari, Sampson et Arar soulèvent une question difficile : comment se fait-il qu’au xxie siècle le droit canadien et international assure l’immunité et l’impunité des tortionnaires tout en privant du même coup les victimes de torture de la réparation à laquelle elles ont absolument droit ? Comment se fait-il qu’une partie à une entente commerciale ait le droit de poursuivre l’État étranger qui manque à ses obligations contractuelles, alors que la victime de torture se retrouve sans recours et sans justice ? Autrement dit, pourquoi le spleen et non pas l’idéal ? La réponse, aussi dure et froide soit-elle, c’est le juge Louis LeBel qui nous l’a donnée dans l’affaire Kazemi (Succession) c. République Islamique d’Iran : « Au sujet des exceptions à l’immunité des États, le professeur H.H. Koh a posé sa célèbre question : [traduction] “si c’est valable pour le commerce, pourquoi pas pour la torture ?” […] La réponse à cette question est simple : parce que le législateur en a décidé ainsi[25]. »

Le juge LeBel a raison. En 1982, le Parlement canadien a adopté la Loi sur l’immunité des États[26] pour emboîter le pas à ses grands partenaires commerciaux, les États-Unis et l’Angleterre, qui avaient aussi adopté des lois analogues en 1976 et en 1978, respectivement[27]. L’objet des lois canadienne, étasunienne et britannique est de codifier la doctrine de l’immunité relative ou restrictive qui était reconnue en common law à l’époque[28]. Selon ce principe, l’État étranger est immunisé contre toute poursuite judiciaire, mais uniquement à l’égard de ses actes souverains ou gouvernementaux. La loi canadienne confirme l’opération de la doctrine de l’immunité relative en droit canadien en affirmant d’abord le principe que les États bénéficient de l’immunité de juridiction à l’égard de leurs actes souverains (art. 2 et 3) et en énumérant ensuite certaines exceptions reconnues au moment de son adoption en 1982. Plus précisément, un État souverain n’a droit à aucune immunité s’il se soumet volontairement à la compétence d’un tribunal canadien (art. 4), dans le cadre d’actions portant sur ses activités commerciales (art. 5), dans le cadre d’actions découlant d’un décès, de dommages corporels ou matériels survenus au Canada (art. 6), dans certains litiges relevant du droit maritime (art. 7), ou dans des actions portant sur la reconnaissance de ses droits à l’égard de certains biens au Canada (art. 8)[29]. En somme, la Loi sur l’immunité des États, d’apparence assez anodine, est la cause d’au moins deux grands malaises qui accablent le droit canadien des immunités juridictionnelles depuis son adoption en 1982.

Rappelons tout d’abord que la Loi sur les immunités des États évacue totalement la common law qui contrôlait jadis ce domaine et bloque, de ce fait, toute possibilité d’évolution ou de développements jurisprudentiels. En effet, avant sa codification exhaustive en 1982, les immunités juridictionnelles des États étaient administrées par les tribunaux judiciaires[30], comme c’est d’ailleurs toujours le cas dans presque tous les pays du monde[31]. Or, dans les affaires Bouzari c. Iran et Kazemi, la Cour d’appel de l’Ontario et la Cour suprême du Canada ont conclu que l’article 3 faisait de la Loi sur l’immunité des États un code exhaustif qui a remplacé la common law préexistante[32]. Il s’agit là d’une interprétation fort plausible à la lumière du libellé de l’article 3 qui prévoit ceci : « Sauf exceptions prévues dans la présente loi, l’État étranger bénéficie de l’immunité de juridiction devant tout tribunal au Canada[33]. »

Bien que le Parlement soit réputé employer les mots qui expriment fidèlement son intention, je suis d’avis toutefois que ce n’est pas le cas en l’espèce. Selon mes recherches, en adoptant la Loi sur l’immunité des États, le Parlement canadien n’avait pas l’intention de créer un code exhaustif, de figer le droit canadien et de mettre fin au rôle des cours judiciaires dans le développement de cette branche du droit. J’ai déjà écrit à ce sujet et je ne répéterai pas ici tous les motifs qui appuient ma conclusion[34]. Je me contenterai de citer les propos du rédacteur principal de la Loi sur l’immunité des États qui, en témoignant devant le Comité du Sénat sur les affaires juridiques, a dit ce qui suit au sujet du rôle continu de la common law dans le domaine des immunités juridictionnelles :

Nous n’avions pas l’intention de […] revoir [la Loi sur l’immunité des États] périodiquement. Non pas qu’elle restera immuable pendant mille ans, mais nous espérons donner suffisamment de latitude aux tribunaux pour l’interpréter à la lumière de nouveaux faits ou transactions[35].

[…]

II est donc primordial de se donner un projet de loi suffisamment souple, un projet de loi qui permet aux tribunaux canadiens de tenir compte de l’évolution des normes internationales. Par exemple, il y a quelques années, on pouvait trouver des jugements selon lesquels la location de locaux d’ambassade ou l’achat de matériel militaire pouvaient être considérés comme étant un acte gouvernemental de nature non commerciale […] Depuis lors, les tribunaux et les parlements ont déclaré que tout d’abord, ce ne sont pas tous les actes portant sur la chose militaire qui relèvent du gouvernement. L’autre jour, M. Jewett a lu un extrait de la décision de la Chambre des Lords selon laquelle il est évident que l’achat de fourniture militaire constitue un acte commercial[36].

L’interprétation de l’article 3 retenue par la Cour d’appel de l’Ontario et la Cour suprême du Canada a pour effet de figer le droit des immunités dans son état de 1982. En soi, cela n’est pas toujours un problème, mais dans le domaine des immunités juridictionnelles, qui est le reflet du droit international et de la pratique des États, c’est plutôt problématique. En effet, cette interprétation de la loi empêche les cours canadiennes de prendre acte des développements qui surviennent en droit international dans le domaine des immunités ou de leur donner effet et, pire encore, les exclut du dialogue judiciaire mondialisé[37] et du procédé par lequel évolue la coutume internationale. Au Canada, en raison d’une loi malheureuse, les tribunaux judiciaires se voient réduits au rôle de témoin passif et bâillonné en matière d’immunités juridictionnelles. Il ne reste aucune place à l’adaptation. Menottées par une loi sclérosée, les immunités juridictionnelles au Canada parachèvent le déni de justice des victimes de torture et garantissent l’impunité des tortionnaires et de leurs États, comme le démontrent les affaires Bouzari, Arar c. Syrian Arab Republic et Kazemi.

L’idéal, à mon sens, aurait été que le Parlement adopte une loi qui codifie les principes reconnus afférents aux immunités juridictionnelles, mais qui permet à la fois au cours canadiennes de continuer à développer cette branche du droit conformément aux principes qui sous-tendent la doctrine restrictive (c’est-à-dire en distinguant entre les actes souverains et non souverains) et de l’adapter aux valeurs constitutionnelles canadiennes et à l’ordre public international, dont la prohibition impérative de la torture.

La Loi sur l’immunité des États engendre un deuxième malaise qui accable le droit des immunités au Canada, un malaise plus profond que le premier et que je qualifie d’existentiel. Les immunités juridictionnelles demeurent perpétuellement et douloureusement écartelées entre leur fonction juridique contemporaine et leur fonction politique d’autrefois. Historiquement, les immunités juridictionnelles étaient accordées par le roi, le chef d’État ou la branche exécutive en reconnaissance de l’égalité et de la dignité entre souverains, ce qui a donné lieu, en droit international classique, à la maxime par in parem non habet imperium[38].

Par conséquent, puisque aucun État ne pouvait s’arroger le droit de juger les actions d’un autre État, l’immunité juridictionnelle était appliquée de manière absolue, sans différenciation fondée sur la matière du litige, mais uniquement en fonction de l’identité du défendeur en tant qu’État souverain. Avec l’avènement de la doctrine de l’immunité relative, l’approche a changé. Désormais, l’immunité s’apprécie en fonction du caractère souverain ou non souverain de l’acte qui fait l’objet du contentieux civil. À la fin du xixe siècle et au cours du xxe, les pays de la terre ont reconnu qu’il était injuste d’immuniser tous les États dans tous les litiges sans égard à la nature ou à l’objet de l’acte étatique qui fonde la poursuite[39] et de laisser les parties innocentes sans recours. Ainsi, le passage de l’immunité absolue à l’immunité relative devait avoir pour effet de dépolitiser la question des immunités juridictionnelles et d’en faire pleinement une question de droit. Au dire du juge LeBel, « il est maintenant établi, sans équivoque, que l’immunité représente plus qu’un geste de courtoisie ; elle est fermement ancrée dans le paysage juridique international[40] ». Les immunités sont censées être accordées (ou non) en fonction des principes, et non en fonction de la politique étrangère changeante des gouvernements. C’est ce qui aurait dû se passer. C’était l’idéal.

Cependant, malgré le virement crucial au xxe siècle de l’immunité absolue fondée sur l’identité du défendeur vers l’immunité relative fondée sur le caractère de l’acte reproché, les immunités continuent d’être hantées par leurs origines politiques. On retrouve encore dans la jurisprudence des reliquats de l’époque westphalienne qui rangeait les immunités juridictionnelles du côté de la diplomatie étrangère et des relations internationales plutôt que du droit positif. Par exemple, dans l’affaire Kazemi, le juge LeBel écrit :

L’immunité des États constitue une doctrine complexe, façonnée par l’évolution constante des relations internationales. La détermination des exceptions à cette immunité exige une parfaite connaissance de la diplomatie et des politiques internationales ainsi qu’une délicate mise en balance des intérêts nationaux. Depuis l’adoption de la [Loi sur l’immunité des États], cette tâche incombe au Parlement ou au gouvernement, encore que les décisions et les lois portant sur les affaires internationales puissent faire l’objet d’un contrôle constitutionnel fondé sur la Charte […] Il n’appartient toutefois pas à la Cour d’intervenir dans le délicat secteur de l’élaboration des politiques internationales.[41].

Avec égard, cette conception des immunités juridictionnelles me semble incompatible avec l’ordre juridique contemporain — celui du constitutionnalisme transnational[42] — qui reconnaît la hiérarchie des normes et la primauté du jus cogens sur le jus dispositivum, la primauté du droit sur les priorités changeantes des gouvernements du jour.

Mais, une fois encore, le juge LeBel voit juste. Au Canada, les immunités juridictionnelles sont indissociables de la politique interne et étrangère du gouvernement fédéral. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner la modification de la Loi sur l’immunité des États opérée en 2012 par la Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme[43]. Cette dernière fait essentiellement deux choses : elle crée une cause d’action civile pour les victimes canadiennes d’actes de terrorisme et elle lève l’immunité de juridiction de certains États désignés qui ont soutenu des actes de terrorisme commis après le 1er janvier 1985[44]. Or, aux termes du nouvel article 6.1 de la Loi sur l’immunité des États, le gouverneur en conseil peut lever l’immunité de « tout État étranger s’il est convaincu, sur la recommandation du ministre des Affaires étrangères faite après consultation du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, qu’il existe des motifs raisonnables de croire que cet État soutient ou a soutenu le terrorisme[45] ». En septembre 2012, le gouverneur en conseil a décrété que l’Iran et la Syrie seraient les premiers à porter la lettre écarlate[46].

Donc, en vertu de cette nouvelle modification législative, la première depuis l’adoption de la Loi sur l’immunité des États en 1982, les immunités juridictionnelles sont déterminées par la branche exécutive et non par les cours judiciaires. Il y a lieu de s’interroger, à mon avis, sur les raisons pour lesquelles le gouvernement du Canada conçoit que les actes de terrorisme soutenus par l’Iran et la Syrie seraient plus « actionnables » et dignes de réparation que les actes de terrorisme commis par un autre pays qui n’apparaît pas sur la liste. L’idéal, à mon sens, aurait été de permettre aux tribunaux judiciaires d’appliquer la doctrine de l’immunité relative en évaluant au cas par cas les actes reprochés en fonction de leur caractère gouvernemental. La Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme confirme que les immunités juridictionnelles au Canada relèvent largement du politique. C’est le spleen.

Conclusion

En paraphrasant Baudelaire, je me demande si le Canada parviendra un jour à quitter ce « monde où l’action n’est pas la soeur du rêve[47] ». Les actions du Canada et la Loi sur l’immunité des États ne sont pas à la hauteur de ses idéaux. Pour y parvenir, au xxie siècle, la dignité anachronique du souverain doit désormais accommoder la dignité inhérente de la personne humaine. À mon avis, cette loi doit être modifiée afin de redonner aux tribunaux canadiens leur compétence historique en matière d’immunités juridictionnelles et de leur permettre de les arrimer aux impératifs du droit international et constitutionnel canadien.

Mais tout n’est pas perdu pour ceux « dont les pensers, comme des alouettes, vers les cieux le matin, prennent un libre essor[48] ». Il y a de l’espoir pour l’idéal, comme le laissent entrevoir certains développements internationaux récents. Premièrement, certains États qui ont adhéré à la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens[49], laquelle n’est toujours pas en vigueur, ont rejeté d’emblée la notion que cette convention représente une codification exhaustive du droit des immunités en soulignant que celle-ci « ne règle pas la question des actions en réparation pécuniaire pour violations graves de droits de l’homme prétendument attribuables à un État et commises en dehors de l’État du for. Par conséquent, cette convention ne préjuge pas les développements du droit international dans ce domaine[50]. » Ainsi, le droit international est appelé à évoluer dans ce domaine, même si les tribunaux canadiens ne seront pas autorisés à en tenir compte aux termes de l’actuelle Loi sur l’immunité des États.

L’Italie est le théâtre où se joue actuellement le deuxième développement qui donne à penser que les immunités juridictionnelles sont vouées à s’incliner, tôt ou tard, face aux normes hiérarchiquement supérieures du jus cogens et de l’ordre public[51]. Pour donner effet à la décision de la Cour internationale de justice (CIJ) dans l’affaire Allemagne c. Italie[52], laquelle portait sur les obligations internationales de l’Italie de reconnaître l’immunité de l’Allemagne dans le cadre de poursuites civiles pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par les forces armées du Troisième Reich, le Parlement de la république italienne a adopté une loi en 2013[53] dont l’effet essentiel était d’annuler les décisions de la Corte di cassazione dans l’affaire Ferrini c. Allemagne et ses instances connexes[54]. Quelques mois plus tard, la Corte costituzionale a conclu que cette nouvelle loi portait atteinte au droit constitutionnel des Italiens d’accéder aux tribunaux judiciaires pour la détermination de leurs droits et intérêts légitimes[55]. Plus spécifiquement, cette cour a conclu que l’état du droit international décrit par la CIJ dans l’affaire Allemagne c. Italie — l’État étranger jouit de l’immunité juridictionnelle à l’égard des crimes contre l’humanité qu’il commet en temps de guerre — répugne à l’ordre constitutionnel italien et ne saurait servir de fondement légitime à la loi nationale. Par conséquent, selon la Corte costituzionale, dans la mesure où la Legge 14 gennaio 2013 a pour objet de mettre en oeuvre une norme internationale qui viole le droit constitutionnel italien, celle-ci est frappée de nullité.

Il s’agit là d’un dénouement judiciaire tout à fait dramatique, il faut le reconnaître. Il reste à voir par ailleurs si cette décision de la Corte costituzionale engage derechef la responsabilité internationale de l’Italie[56]. Il convient également de reconnaître, en revanche, que, en faisant primer le droit à l’accès à la justice sur le maintien de l’impunité qu’engendre l’immunité juridictionnelle dans le contexte des violations des normes fondamentales des droits de la personne, les cours italiennes cherchent à transcender le spleen, à s’en guérir, en embrassant l’idéal de leur constitution. Ce sont ces mêmes tribunaux italiens qui, au xixe siècle, ont été les premiers à rejeter l’immunité absolue et à reconnaître la doctrine de l’immunité relative et l’exception fondée sur l’activité commerciale[57]. Plus d’un siècle plus tard, ils font preuve de leadership une fois encore en matière d’immunité juridictionnelle. Peut-être qu’un jour le Canada modifiera sa loi afin de permettre à ses juges de suivre l’exemple des tribunaux italiens et de contribuer au développement du droit international et à la protection des droits de la personne en mettant fin à l’immunité et à l’impunité des États qui pratiquent la torture. Comme l’a fait remarquer Lord Denning (le Baudelaire de la common law), « [w]henever a change is made, some one some time has to make the first move. One country alone may start the process. Others may follow. At first a trickle, then a stream, last a flood[58]. »