Abstracts
Résumé
Sous l’impulsion de la nouvelle gestion publique, la judiciarisation est en pleine augmentation à la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec. Cette judiciarisation est marquée par d’importantes inégalités, à l’intersection du genre, de la classe et de la race. L’accès aux droits et à la justice des parents et les conditions de la pratique en droit de la jeunesse sont pourtant peu documentés à ce jour.
À partir d’un terrain de recherche qualitatif, composé d’entrevues et d’observations, l’article qui suit présente, dans un premier temps, la concordance des expériences des avocates de la défense et des parents à la Chambre de la jeunesse ; dans un second temps, l’auteure discute de la judiciarisation comme amplificateur des inégalités sociales. La conclusion traite de la consistance de ces constats avec ceux qui viennent de recherches menées dans d’autres champs du droit social.
Abstract
Under the impetus of new public management, judicialization is increasing in the Youth Division of the Court of Québec. This judicialization comes with significant inequalities, at the intersection of gender, class and race. However, access to rights and justice for parents as well as the conditions in which youth law is practiced have not been documented very much to date.
Based on qualitative research, comprised of interviews and observations, this article first presents the concordance of the experiences of female defense lawyers and parents at the Youth Division, to then consider judicialization as an amplifier of social inequalities. The conclusion discusses the consistency of these findings with those of research conducted in other fields of social law.
Resumen
Con el impulso de la nueva gestión pública, la judicialización se encuentra en pleno auge en la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec (Tribunal de menores). Dicha judicialización se caracteriza por las considerables desigualdades vinculadas con el género, la clase y la raza. No obstante, el acceso a los derechos y a la justicia de los padres, y las condiciones de la práctica del derecho de menores son ámbitos que hasta ahora se encuentran escasamente documentados.
Este artículo presenta, en un primer momento, a partir de un campo de investigación cualitativo constituido por entrevistas y observaciones, la correlación de las experiencias de los abogados de la defensa y de los padres en la Chambre de la jeunesse, y debate sobre la judicialización como amplificador de las desigualdades sociales. En la conclusión se delibera la solidez de estas constataciones con respecto a las investigaciones llevadas a cabo en otros ámbitos del derecho social.
Article body
Avant, j’aimais chanter. J’allais au karaoké, mettons, pour me défouler des fois. Puis quand on a pris mon fils, je n’étais plus capable de chanter, je n’étais plus capable d’écrire, je n’étais plus capable de regarder aucune photo. Tout est resté comme dans un meuble. Puis là, j’ai recommencé à chanter, ça fait à peu près deux, trois mois. J’écris de la poésie, j’essaie de trouver des façons que ça sorte, parce que sinon…
Une mère dont l’enfant est placé par la Direction de la protection de la jeunesse
La littérature en matière de protection de la jeunesse, à laquelle a substantiellement contribué le professeur Goubau dans les 30 dernières années[1], a mis en lumière comment l’indétermination des concepts clés en la matière — intérêt de l’enfant, compétences parentales, négligence, etc.[2] — se traduit par une importante discrétion des acteurs et actrices sociale et judiciaire dans leur évaluation des situations de compromission et la prise en compte de considérations morales dans la prise de décision[3], au détriment de certains groupes sociaux, à l’intersection du genre, de la classe et de la race[4]. Ce constat n’est pas surprenant dans la mesure où, historiquement, l’intervention auprès des enfants en difficulté se traduit par la surveillance et le contrôle des familles[5] et des jeunes marginalisés dans l’objectif de lutter contre la délinquance[6].
Ces constats posent la question du rôle du droit et de la justice en matière de protection de la jeunesse. Alors que la nécessité de protéger les enfants dont le développement est compromis est évident, « [c]ela [mène], de façon quelque peu paradoxale, à une plus grande intervention de l’État dans la vie des familles en vue de la protection des enfants et à un accroissement des protections procédurales, appliquées par les tribunaux, contre cette intervention[7] ». Ainsi, plus que dans tout autre domaine[8], l’action judiciaire est en tension entre, d’une part, la violation des droits d’une partie, les parents[9], provoquée par « l’ingérence directe de l’État dans le lien parent-enfant[10] », et, d’autre part, l’intérêt supérieur d’une partie « adverse[11] », l’enfant[12].
Or, si la recherche sociologique et en matière d’intervention sociale est abondante dans le domaine, les recherches empiriques portant sur l’accès aux droits et à la justice des parents, mais aussi sur les conditions de la pratique en droit de la jeunesse, sont rares, tant au Québec qu’ailleurs dans le monde. Dans un contexte où la judiciarisation est en pleine augmentation et où les barrières à l’accès à la justice sont nombreuses[13], il est non seulement pertinent, mais nécessaire et urgent, de mieux comprendre les conditions d’exercice des droits des parents devant la Chambre de la jeunesse.
À partir de deux terrains de recherche empirique et d’une analyse de la documentation pertinente (partie 2), je présenterai l’état de situation de la judiciarisation en protection de la jeunesse (partie 1), puis je discuterai de la nature des expériences des avocates de la défense et des familles à la Chambre de la jeunesse (partie 3) et de la judiciarisation comme amplificateur des inégalités (partie 4).
1 L’état des lieux de la judiciarisation en protection de la jeunesse au Québec : les inégalités à travers le prisme de la nouvelle gestion publique
Alors que la judiciarisation en protection de la jeunesse est en pleine augmentation, la nouvelle gestion publique oriente les changements observés dans les pratiques judiciaires en général, et de la Chambre de la jeunesse en particulier (1.1). Cette judiciarisation vise particulièrement les groupes sociaux bénéficiant de peu de capitaux économiques, culturels et sociaux (1.2).
1.1 La nouvelle gestion publique en protection de la jeunesse
Au Québec, la Loi sur l’administration publique[14], entrée en vigueur en 2000, marque la « [c]onsécration manifeste du triomphe de la pensée managériale au sein de l’administration publique québécoise[15] » en introduisant un nouveau cadre de gestion fondé sur les principes de la nouvelle gestion publique que sont l’efficacité, l’efficience, la responsabilité et l’imputabilité[16]. Ce nouveau cadre vise l’atteinte d’objectifs préétablis, publics et mesurables à l’aide d’indicateurs[17] de manière à rationaliser les coûts tout en augmentant la performance. Les organismes visés, dont les tribunaux, se trouvent ainsi dans la situation paradoxale où ils doivent offrir des services individualisés et adaptés, tout en répondant aux impératifs de performance imposés par la loi[18]. Pour plusieurs, la réduction de l’évaluation de la performance à des indicateurs quantifiables exclut le contexte et la réalité de certaines pratiques, notamment dans le domaine du social où les résultats sont difficilement objectivables, tangibles ou précisément déterminables par avance[19].
Conformément à une conception managériale du droit, la justice se réduit à une série de nombres[20] : délais, nombre d’heures nécessaires pour un procès, nombre de dossiers entendus, nombre de décisions rendues, nombre de dossiers fermés, etc. À cet égard, différents indicateurs de performance des tribunaux ont été développés dans les dernières années[21]. Trois stratégies sont employées pour répondre aux exigences de performance : la fixation de délais de rigueur, la gestion d’instance et la multiplication des « solutions de rechange » au procès.
Bien que les parties puissent renoncer aux délais, il revient aux tribunaux et aux juges de justifier des retards lorsque les délais prévus ne sont pas respectés, ce qui peut, dans certains cas, donner lieu à des pénalités[22]. Dans ce contexte, plusieurs observent des changements dans la nature de l’activité judiciaire : d’une part, une routinisation et une simplification visant à répondre aux impératifs de productivité[23] ; d’autre part, la place de plus en plus grande allouée à la gestion et à la reddition de compte[24].
De même, les solutions de rechange — qui sont, en nouvelle gestion publique, un « impératif pour dépasser les limites formelles du droit et instaurer ainsi un double plus performant et efficace, notamment par le retrait de la juridicité et l’absence autoproclamée de règles de droit[25] » — soustraient les enjeux fondamentaux du débat judiciaire, privant les parties des bénéfices de la procédure en termes de sauvegarde de leurs droits. Ces processus favoriseraient généralement les parties disposant du plus grand capital social, économique et juridique[26].
La nouvelle gestion publique ne se réduit pas à la gestion quotidienne de l’État. Elle impose la logique du marché à l’ensemble de la structure étatique, du droit et des politiques sociales[27], ce qui explique — en tant que rationalisation des dépenses — les importantes coupures dans les services sociaux et la modulation de l’accès aux services en fonction de critères moraux et comportementalistes[28]. C’est dans ce contexte que les tribunaux sont appelés à jouer un rôle de plus en plus important dans la gestion des problèmes sociaux[29], une tendance internationale[30], à l’image de la multiplication des dossiers judiciarisés en protection de la jeunesse sans changement législatif le justifiant.
La Loi sur la protection de la jeunesse prévoit pourtant que les recours judiciaires doivent rester exceptionnels[31]. Or, depuis les années 90, la judiciarisation ne cesse d’augmenter (voir le tableau 1). De 1994 à 2007, le nombre de dossiers judiciarisés devant la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec a crû de 20 %[32], alors que le nombre de signalements n’a que légèrement augmenté au cours de cette période[33]. La tendance s’est ensuite accélérée, le nombre de dossiers entendus par le tribunal passant de 4 916 en 2006 à plus de 18 000 en 2015[34], une augmentation de 266 %.
Le volume de dossiers de plus en plus important crée une importante pression sur les ressources judiciaires. Pour y faire face, la Cour du Québec annonce en 2009 qu’elle fera à ses membres une proposition en matière de gestion d’instance de manière à raccourcir les délais qui s’allongent en raison de l’augmentation des dossiers, de leur durée, de leur complexification[36] et du faible nombre d’avocates pratiquant dans le domaine[37]. Dès l’année suivante, des mesures de gestion d’instance sont mises en place ; elles semblent porter leurs fruits, mais le contenu des rapports publics de la Cour du Québec des dix dernières années démontre des délais préoccupants malgré le recours plus courant aux conférences de règlement à l’amiable (CRA) et, plus récemment, aux projets d’entente[38]. Tant l’augmentation du volume que le recours de plus en plus fréquent à des mesures de rechange constituent des éléments contextuels susceptibles d’influencer l’accès aux droits et à la justice des parties, notamment les parties faisant face à des barrières structurelles d’accès à la justice tels que les parents en protection de la jeunesse.
1.2 La judiciarisation à l’intersection de la race, de la classe et du genre
Les procédures judiciaires en protection de la jeunesse visent en majorité des familles détenant peu de capitaux sociaux, culturels et économiques, à l’intersection de la race, de la classe et du genre[39]. Les recherches démontrent ainsi qu’au Québec « les enfants noirs sont plus de deux fois plus susceptibles que les autres enfants […] de faire l’objet d’un placement[40] », une proportion qui passe à 6,6 pour les enfants autochtones[41]. Bien que les enfants noirs ne représentent que 9 % de la population québécoise, 24 % des rapports d’évaluation par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), première étape après un signalement retenu, les concernent[42]. De même, alors que 3,7 % des enfants non autochtones faisaient l’objet d’un placement en 2016, près du quart des enfants autochtones (24,2 %) étaient placés[43]. La surreprésentation des enfants noirs et des enfants autochtones dans les services de la DPJ se maintient à toutes les étapes d’intervention, notamment devant la Chambre de la jeunesse et quant aux décisions de placement[44]. En comparaison des autres jeunes de leur âge, les enfants noirs et les enfants autochtones sont plus souvent placés dans des familles d’accueil[45]. Or il a été démontré que le placement en famille d’accueil a une incidence négative sur le retour des enfants dans leur famille[46], outre qu’il les coupe de leurs référents culturels puisque ces jeunes sont le plus souvent placés dans des familles ne faisant pas partie de leurs communautés[47]. Les interventions des services de protection de la jeunesse et les placements des enfants dans des familles d’accueil hors des communautés sont identifiés comme contribuant à des conditions de vie précaires à l’âge adulte[48]. La précarité économique étant une des caractéristiques des familles visées par les interventions en protection de la jeunesse, il ne faut pas s’étonner du fait que les enfants des enfants ayant été pris en charge par la DPJ soient pris en charge à leur tour.
Une étude menée en 2013 par le Protecteur du citoyen a ainsi démontré la surreprésentation des familles survivant dans la pauvreté ou la grande pauvreté parmi les familles auprès desquelles intervient la DPJ[49] : 45 % des familles vivent de l’aide sociale ; plus de 50 % d’entre elles disposent d’un revenu de moins de 15 000 $ par année ; 50 % sont monoparentales[50]. Comparativement, cette même année, les familles prestataires de l’aide sociale représentaient 8,2 % de la population québécoise[51], et le revenu moyen des ménages était de 64 500 $[52]. En 2016, 29,5 % des familles québécoises étaient monoparentales[53], des familles significativement plus pauvres que la moyenne[54]. Le recensement canadien de 2016 a démontré que les enfants noirs et les enfants autochtones étaient deux fois plus nombreux à vivre dans une famille monoparentale que la population générale des personnes mineures[55], et que 12 % de la population canadienne vivait en situation de faible revenu, une proportion augmentant à 21 % pour les personnes noires[56] et à 35,5 % pour les personnes autochtones[57].
Les femmes sont à la tête des trois quarts des familles monoparentales au Québec, une proportion variant peu dans le temps[58]. Dans un contexte où les femmes ont un revenu plus faible que celui des hommes[59], et où leur condition de mère[60], a fortiori à la tête d’une famille monoparentale[61], les rend particulièrement vulnérables à la pauvreté[62], leur surreprésentation parmi les familles où intervient la DPJ et devant la Chambre de la jeunesse va de soi. L’étude de la jurisprudence démontre par ailleurs que, peu importe la présence des pères, la responsabilité des soins et du bien-être affectif et matériel des enfants est imputée aux mères, sans considération de leur réalité économique[63].
2 La méthode de recherche employée
L’objectif des recherches que j’ai menées dans le domaine de la protection de la jeunesse est de documenter l’expérience des parents et les conditions de leur accès à la justice à la Chambre de la jeunesse. Il s’agit de rendre visibles des savoirs peu valorisés[64], de même que de dévoiler les rapports de pouvoir à l’oeuvre au sein de l’institution judiciaire[65]. Cet objectif s’inscrit dans une tradition de recherche de sciences sociales féministe[66], assumant pleinement la dimension politique[67] et engagée[68] propre à toute activité de recherche. Cette posture permet d’interroger ses propres subjectivité et positionnement par rapport à l’objet de recherche[69] — plutôt que de les ignorer ou de les nier — pour favoriser une prise de distance, permettant l’« objectivation participante » décrite par Pierre Bourdieu[70].
J’ai mené deux terrains de recherche dont le second découle directement des constats du premier. Le premier terrain visait à documenter par des entrevues biographiques[71] menées avec des mères ayant fait l’objet d’une garde en établissement[72] et dont les enfants étaient placés par la DPJ (N = 3)[73], la trajectoire entre les services de la protection de la jeunesse, la psychiatrie et la justice[74]. Les mères rencontrées ont toutes raconté avoir choisi de couper les liens avec la DPJ, et donc avec leurs enfants, en raison de la pénibilité des conditions imposées lors des contacts, mais aussi parce qu’elles ne croyaient plus en leurs droits ni en la justice. C’est sur la base de ce constat qu’a été élaborée la seconde recherche portant sur les conditions d’accès à la justice des parents devant la Chambre de la jeunesse et visant notamment à documenter pourquoi et comment les parents en viennent à abandonner leurs droits et recours. Ce second terrain a procédé par entrevues semi-dirigées avec des avocates de la défense (N = 11)[75] et des parents (N = 7)[76] ayant une expérience de la Chambre de la jeunesse[77]. Cet échantillonnage a permis l’atteinte de la saturation[78].
Dans l’esprit d’une approche ethnographique[79], une collecte de données complémentaires a ensuite été menée au moyen d’une veille de commentaires de mères dans des groupes spécialisés en protection de la jeunesse du réseau social Facebook (N = 34)[80] et de trois semaines d’observation à la Chambre de la jeunesse[81] au printemps 2021 dans deux districts judiciaires.
Les entrevues des deux terrains de recherche ont d’abord fait l’objet d’une analyse inductive menée en équipe, puis de l’élaboration d’une grille d’analyse et finalement d’une analyse de discours menée avec le logiciel NVivo. Les données complémentaires, utilisées pour contextualiser les propos recueillis en entrevue, ont fait l’objet d’une analyse plus superficielle. Ces analyses ont été complétées par l’analyse de la documentation pertinente présentée en première partie de cet article, soit les rapports publics de la Cour du Québec, la littérature sur la gestion et la transformation des pratiques judiciaires et sur le profil des familles auprès desquelles la DPJ intervient. L’orientation de la recherche documentaire se justifie par l’absence de recherche québécoise sur les pratiques judiciaires en matière de protection de la jeunesse. Le tableau 2 présente une synthèse des données empiriques collectées dans le cadre de ces deux terrains.
2.1 Les constats généraux
L’analyse croisée de l’ensemble des données converge vers des pistes très cohérentes, notamment quant aux effets des pratiques judiciaires sur les expériences des mères, mais aussi de leurs avocates. Ainsi, il apparaît que l’absence de capitaux sociaux, culturels et économiques des familles rejaillit sur leurs avocates, qui doivent composer avec des conditions de pratique prolongeant et renforçant un rapport de force préexistant. Je discuterai donc des résultats de ces deux terrains de recherche[82] selon deux thèmes : d’une part, les expériences professionnelles des avocates de la défense et personnelles des parents à la Chambre de la jeunesse ; d’autre part, les effets du processus judiciaire sur les inégalités. Dans les deux cas, je présenterai les points de vue complémentaires, et bien souvent concourants, des avocates, puis des mères, en les mettant en contexte avec mes observations ou la littérature.
2.2 Les limites de la recherche
Les recherches ont été menées dans quatre districts, la majorité des données ayant été collectées dans des districts urbains. Il est évident que certaines pratiques propres aux districts ruraux ou développées dans d’autres districts urbains n’ont pas pu être documentées via ces recherches. De même, le fait que seuls des parents et des avocates les représentant aient été rencontrés en entretien ne permet pas d’intégrer à l’analyse les points de vue des enfants et de la DPJ, ce qui n’est par ailleurs pas l’objectif, mais aurait probablement pu permettre de nuancer certains constats.
2.3 Des extraits des notes d’observation
Afin d’illustrer les analyses présentées plus bas, et comme c’est souvent le cas dans les recherches mobilisant l’observation comme technique de collecte des données, je commencerai par reproduire des extraits des notes que j’ai prises durant les audiences auxquelles j’ai assisté. Les faits et les noms ont été modifiés pour protéger l’identité des participantes.
Observation n° 1
Il est neuf heures et demie dans la chambre de pratique en matière de jeunesse de la Cour du Québec. Il y a douze avocates dans la salle et presque autant en visioconférence (Teams). Tout le monde parle, il y a beaucoup de bruit. L’avocate de la DPJ, Me Simonneau, est déjà installée, ses nombreux dossiers dans un chariot près d’elle. La juge entre, annoncée par l’huissière-audiencière, et le niveau de bruit baisse quelque peu. La greffière appelle un premier dossier.
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L’avocate de la mère : « Je vais voir si j’ai un mandat, j’ai fait beaucoup de pro bono ces dernières années. »
L’idée d’un projet d’entente est évoquée avec insistance par l’avocate de la DPJ.
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L’avocate de la mère : « Je vais voir comment madame feel. Elle conteste, mais elle ne veut pas toujours se faire entendre. Je ne pense pas pouvoir lui faire signer un projet d’entente parce qu’il y a beaucoup de motifs que madame ne reconnaît pas. C’est délicat, faire signer un projet d’entente dans ces dossiers-là. »
La date de l’audience est fixée deux mois et demi plus tard. La juge sort, et les avocates, se regroupant à quatre ou cinq, se remettent à parler bruyamment.
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L’avocate de la mère, s’adressant à une consoeur : « Je suis plus capable, ostie. T’as vu comment Me Simonneau me demande de me calmer ? C’est comme avec mon monsieur Tremblay, qui est en cavale, et ils veulent que je signe un projet d’entente. »
Observation n° 2
Onze heures cinq minutes. C’est la douzième audition de cette journée d’urgences en Chambre de la jeunesse. Cinq avocates se présentent — une pour la DPJ, une pour le père, une pour les deux enfants et une pour chacune des deux mères. Deux d’entre elles ont dû demander de suspendre une audience se déroulant dans une autre salle : « On a interrompu un expert pour être ici », dit l’une d’entre elles.
L’avocate de l’une des deux mères annonce que les allégations sont reconnues et que les mesures demandées par la DPJ sont acceptées. L’avocate de l’autre mère affirme que « comme elle reprend le dossier à pied levé », elle n’est pas en mesure de dire ce qui se passera lors de l’audience au fond. Pour l’avocate du père, une heure d’audience serait suffisante. L’avocate de la DPJ dit que, bien qu’il soit contesté, le dossier est « clair » et « prêt à être fixé ». Elle suggère une heure et demie d’audience. La juge émet une ordonnance intérimaire confiant les enfants à une famille d’accueil[83].
La greffière propose de fixer l’audience dans un mois, mais la date ne convient pas à toutes les avocates. Elle énumère 16 dates avant d’en trouver une qui fonctionne, dans trois mois. Les avocates disent devoir vérifier que leurs clients respectifs renoncent au délai légal de 60 jours[84] avant de confirmer.
L’audience prend fin. Il est onze heures seize minutes.
Observation n° 3
Il est quatorze heures quinze minutes lorsque la juge entre en salle d’audience. Les avocates de la DPJ, de la mère, du père et des enfants sont assises à leurs places respectives. La mère, une petite femme blonde aux longs cheveux blonds et aux ongles violets, est assise dans la salle. Le père est absent.
La DPJ demande en urgence la suspension des contacts entre la mère et les enfants en attendant l’audience au fond un mois et demi plus tard. Les enfants, une fille de 2 ans et un garçon de 4 ans, sont pour le moment confiés à deux familles d’accueil différentes. La mère ne fait aucune admission, le père « supporte la mère », et l’avocate de l’enfant annonce attendre la présentation de la preuve pour prendre position.
L’avocate de la DPJ affirme ne pas avoir l’intention de faire témoigner sa cliente « tellement la demande est équivoque ». La travailleuse sociale au dossier témoigne néanmoins. Elle explique que madame travaille dans un salon de massage érotique et qu’elle n’a pas porté de masque au moment des visites supervisées avec les enfants[85]. Elle rapporte que la famille d’accueil constate que Jérôme, le garçon qui leur est confié, « prend quatre jours à se remettre » des contacts avec sa mère : il a des terreurs nocturnes, il mange peu et il frappe les autres enfants à la garderie. Elle affirme que la mère met « peu de limites » à son fils durant les contacts, qu’elle « apporte de nouvelles choses et veut jouer à des jeux qui ne sont pas prévus dans le plan ». Elle convient que le garçon s’amuse, « mais que le noeud n’est pas dans l’activité mais dans la relation ». Elle conclut que madame « veut souvent faire ce qu’elle pense qui est bon plutôt que d’écouter nos conseils ». Les avocates de la mère et du père mettent en question le lien causal établi entre le comportement de Jérôme et les contacts avec la mère. La travailleuse sociale répond qu’elle souhaite « voir si ça va s’apaiser » si les contacts sont suspendus.
La mère témoigne. Elle raconte les activités qu’elle fait avec ses enfants durant les visites supervisées, dit « être tellement fière » de son fils. Elle soulève l’idée que son comportement est peut-être dû à la séparation, au fait qu’il voudrait prolonger les moments avec elle. Elle affirme qu’il est injuste de lui « enlever les trois visites » qui lui restent avant le procès sur le fond.
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La mère : « J’ai besoin de ces trois visites pour le procès… »
La juge, la coupant : « Vous avez besoin de ces visites. »
La mère : « Pour Jérôme aussi, c’est important, c’est tout ce qu’il nous reste. » Elle se remet à parler des activités qu’ils font durant les visites. Elle parle très vite.
L’avocate de la DPJ, s’objectant : « La directrice a déjà admis que les visites vont bien. »
L’avocate de la mère : « C’est le droit de madame de se faire entendre. »
La juge acquiesce aux arguments de l’avocate de la mère qui reprend la description de sa relation avec ses enfants et de la rupture du lien de confiance avec la DPJ. Comme exemple, elle affirme avoir elle-même confié à la travailleuse sociale de la DPJ qu’elle travaille dans un salon de massage : « Elle se sert de ça contre moi aujourd’hui, c’est cheap shot. » Elle est très émotive, et sa voix tremble lorsqu’elle dit : « Je ne mérite pas ça. On ne mérite pas ça. »
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L’avocate de la DPJ, plaidant : « Va-t-on mettre en péril le développement de l’enfant parce que la mère a besoin de contacts ? »
Les avocates de la mère et du père insistent sur le critère de nécessité, affirment que les versions sont contradictoires. L’avocate de l’enfant, s’appuyant sur le fait qu’il « est en détresse », se range du côté de la DPJ.
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La juge : « Est-ce que j’attends que Jérôme ne soit plus capable d’être dans son milieu de garde ? Je ne peux pas. » S’adressant à la mère : « Je ne suis pas en train de dire que vos contacts ne se passent pas bien. »
Pendant que la juge dicte les considérants motivant la suspension des contacts, la mère hoche la tête en regardant dans le vide. Il est quinze heures vingt-sept minutes.
3 Les difficiles expériences professionnelles et personnelles à la Chambre de la jeunesse
Les constats issus des entrevues menées avec les avocates de la défense et les parents, que les observations ont généralement permis d’étayer, démontrent une concordance des expériences professionnelles des avocates de la défense (3.1) et personnelles des mères (3.2).
3.1 La pratique en Chambre de la jeunesse, une course contre la montre
Ce qui est frappant, lorsqu’on se trouve dans les salles d’audience de la Chambre de la jeunesse, c’est la temporalité à deux vitesses : le temps court de l’urgence et le temps long des audiences au fond. C’est aussi la gestion d’instance, où les protagonistes du monde judiciaire se plongent dans leur agenda, bien souvent durant de longues minutes, ce qui pousse une avocate de la DPJ à affirmer, excédée, en pleine salle de cour, qu’elle n’a « jamais autant perdu de temps de sa vie[86] ». C’est finalement les délais de rigueur régulièrement dépassés, forçant bien souvent les avocates, comme dans les notes d’observation retranscrites plus haut, à demander à leurs clients d’y renoncer.
Les avocates rencontrées en entrevue rapportent toutes « courir après le temps », être soumises à une « dynamique infernale »[87] : bousculées par les urgences dont elles n’ont connaissance que la veille, elles doivent trouver le temps de rencontrer leurs clients et de mener leurs procès. Elles doivent ainsi souvent réaménager leur agenda. Lorsqu’elles ne sont pas en mesure de le faire, elles doivent trouver une consoeur pour les remplacer. Une avocate explique :
Mais c’est dommage, parce que c’est mes clients, puis je ne suis pas là pour l’urgence puis des fois l’urgence, c’est de placer les enfants en famille d’accueil. Ou des fois, c’est de couper les contacts. Donc là tu demandes à un avocat qui est souvent là de te remplacer, c’est un avocat qui ne connaît pas vraiment le dossier […] Mais c’est plate, parce que tu n’es pas là pour représenter ton client.
Les avocates rapportent également que c’est bien souvent par les urgences qu’elles obtiennent des mandats, les parents se présentant à la cour sans avocate. Elles se font ainsi régulièrement interpeller dans les couloirs pour prendre un dossier au pied levé.
Que ce soit dans un dossier où les avocates agissent déjà ou dans un nouveau dossier, les urgences peuvent difficilement être préparées à l’avance[88], les avocates devant « trouver le temps de lire [les documents déposés par la DPJ], super rapidement pour essayer de prendre une position avec le parent ». Les décisions doivent alors se prendre très vite, comme l’explique une avocate : « Fait qu’on en prend connaissance avec le client, on regarde s’il y a un consentement ou si c’est contesté, puis si c’est contesté, bien c’est tout de suite. Ce n’est pas : “On va remettre.” C’est ici et maintenant. »
Si les avocates rapportent travailler sous la pression, elles expliquent du même souffle devoir attendre de longues heures sans savoir si leur dossier pourra être entendu, et ce, même pour « un procès qui est fixé depuis des mois ». Une avocate raconte :
Moi c’est déjà arrivé, on a dû – on avait fait le provisoire afin de confier [l’enfant] en famille d’accueil. C’est correct, ce n’est pas nécessairement de consentement, mais ok ça va, on se présente à la Cour, on attend toute la journée, il y a les urgences, on avait une journée d’audition. Déjà là, s’il y a d’autres urgences qui viennent de se présenter, la journée vient de buster. Fait qu’on le sait, qu’on n’a pas le temps. Fait qu’on commence un dossier mais, là, la preuve n’est pas finie, fait qu’on repousse, mais les prochaines dates de cour ne sont pas la semaine prochaine. Elles sont dans trois ou quatre mois, dépendamment de la durée. Mais dans trois, quatre mois, il faut qu’on recommence au complet parce que la situation n’est plus la même.
La gestion du temps est d’autant plus compliquée que les avocates agissent souvent dans plusieurs dossiers procédant le même jour, ce que j’ai observé à de nombreuses reprises. Elles doivent donc non seulement planifier méticuleusement leurs journées à la cour, mais également s’accorder avec leurs consoeurs pour faire coïncider leur présence dans une même salle d’audience lorsque requis[89]. Elles rapportent ainsi « courir d’une salle à l’autre », mais aussi devoir parfois attendre que l’ensemble des avocates soient disponibles. Une avocate affirme qu’il arrive parfois que « tu passes ta journée à attendre les autres ».
Les observations d’audience ont permis de constater qu’il arrive régulièrement que les dossiers ne puissent pas être présentés dans leur ensemble avant la fin d’une audience, que ce soit en raison d’imprévus, du fait qu’une des avocates au dossier est occupée dans une autre salle ou d’une mauvaise évaluation du temps nécessaire lors de la gestion d’instance. Trouver une nouvelle date est souvent long et compliqué, notamment parce qu’il faut être en mesure de faire coïncider la disponibilité de toutes les avocates et du ou de la juge[90], et il n’est pas rare que l’audience soit fixée plusieurs mois plus tard. Parce que « les dossiers en protection évoluent vite », l’ensemble de la preuve est le plus souvent à refaire, et certaines avocates m’ont confié s’être dans certains cas présentées trois fois à la cour dans un même dossier sans que l’ensemble de la preuve et des arguments ne puissent être présentés. Chaque fois, ce sont leurs clientes qui ne sont pas entendues, ce qui, d’après les avocates rencontrées, amène certains parents à penser que « [l]a juge, elle ne m’écoute pas, la juge, elle ne veut pas m’entendre ».
Le temps — court quand il s’agit d’urgences, long quand il s’agit d’auditions sur le fond — et sa gestion ont un impact direct sur les délais de rigueur. Les avocates rapportent unanimement que les délais sont souvent dépassés en raison « des délais de la cour », du fait qu’« il manque des juges tout le temps ». En raison des ressources limitées du système judiciaire et de la multiplication des dossiers judiciarisés, la renonciation aux délais est imposée aux parents[91] parce qu’il est impossible de tenir les audiences dans les temps, ce qui se matérialise souvent par une longue attente[92]. Une avocate nous confie :
[C]e que je déplore, c’est que, avant la refonte de la loi, [le délai de rigueur] était 30 jours. On était encore moins capable [de respecter les délais], mais au lieu – puis ça c’est un commentaire éditorial qui m’appartient – mais au lieu d’attribuer plus de ressources pour régler le problème, ils ont changé le délai à 60 jours. C’est un plaster, ça n’a rien réglé, c’est juste que : « Bon, bien vu qu’on n’est pas capable d’être conforme, au lieu de changer nos habitudes, on va changer la loi. » Mais c’est du nivellement par le bas, puis même en l’augmentant à 60 jours, on n’y arrive plus mais, encore, on dépasse de quelques jours, puis là les juges nous regardent – je ne critique pas les juges du tout, ils font avec les ressources qu’ils ont – « Est-ce que vos clients y consentent ? » Mais non, mais ils n’ont pas le choix en même temps parce qu’il faut que ce soit entendu. Puis ce n’est pas mieux de dire : « On va forcer la journée pour être dans le 60 jours, mais il y a déjà vingt dossiers. » Et si, à cette date-là, on n’a pas le temps de passer, c’est une remise, fait que ça va encore plus loin, fait qu’on est aussi bien de dépasser un peu pour s’assurer qu’on va procéder. Mais l’impact chez les parents puis chez l’enfant, il est vraiment là.
Les avocates rencontrées en entrevue considèrent qu’à la Chambre de la jeunesse le temps passe au détriment des droits de leurs clientes. Alors qu’elles ne peuvent que difficilement saisir la cour en urgence[93], qu’elles n’ont pas le temps de préparer adéquatement leurs clientes à leur audience et que le temps qu’un enfant passe à l’extérieur de son milieu familial joue nécessairement contre les parents[94], le temps contribue à faire de l’expérience à la Chambre de la jeunesse une épreuve pour les mères qui s’y présentent bien souvent démunies.
3.2 L’épreuve de la Chambre de la jeunesse
Si les mères rencontrées en entrevue ont toutes bénéficié de services juridiques, via l’Aide juridique pour la plupart, plusieurs rapportent avoir dû faire face à la justice seules à un moment ou l’autre de leur parcours, que ce soit parce qu’elles n’ont pas eu le temps de se procurer les services d’une avocate ou parce que leur avocate était occupée et n’a pas été en mesure de se faire remplacer. L’une d’entre elles raconte avoir cherché en vain une avocate dans les couloirs du palais de justice la première fois qu’elle s’est présentée à la Chambre de la jeunesse pour une requête urgente : « On s’est occupé de ça le lundi matin au tribunal, accrocher des avocats dans le corridor : “Il y a-tu quelqu’un qui veut m’aider ?” ».
Plusieurs mères rencontrées n’ont ainsi pas choisi leur avocate, ayant plutôt retenu les services d’avocates de garde ou disponibles sur place, au moment d’une audience en urgence. Bien qu’elles ne se soient pas plaintes des services de leurs avocates, elles rapportent qu’il est difficile dans ce contexte de créer un lien de confiance, d’autant plus qu’elles se sont senties pour plusieurs pas suffisamment préparées aux audiences. Il est aisé de comprendre dans le contexte observé et décrit par les avocates et rapporté plus haut, qu’elles ne soient pas en mesure de préparer leurs clientes à tous les scénarios pouvant survenir lors des audiences. Les mères rapportent ainsi n’avoir rencontré leurs avocates qu’une dizaine de minutes avant les audiences[95], avoir été prises de court, ne pas comprendre pourquoi leurs avocates ne s’objectent pas plus souvent aux propos des avocates ou des témoins de la DPJ[96] et constatent même une certaine connivence entre leurs avocates et celles de la DPJ. Les observations d’audience ont permis de confirmer que, le milieu de la protection de la jeunesse étant petit, les avocates se connaissent toutes et s’interpellent régulièrement sur un ton amical, partageant des anecdotes personnelles. Bien que les mères comprennent cette promiscuité, elles interrogent la capacité de leurs avocates à les représenter efficacement dans ce contexte[97].
Le contexte judiciaire est considéré par les mères comme stressant, leur permettant difficilement d’exprimer ce qu’elles considèrent comme pertinent ou important. Le décorum et la formalité du déroulement des audiences les obligent à se contenir parfois longtemps, alors qu’elles souhaiteraient parfois rectifier des propos tenus par les témoins de la DPJ ou encore exprimer certaines émotions. Une des mères rencontrées explique : « Le décorum, c’est la Cour. Le décorum, tu n’as pas le droit d’être émotive. Moi, je m’en fous ; moi, je m’assume comme personne. Tu n’as pas le droit d’être émotive, tu n’as pas le droit de brailler, parce que ça prouve que tu ne te contrôles pas. » Une autre raconte que son avocate, affirmant que « [s]on non verbal paraissait trop », lui a donné comme instruction de « se tenir tranquille ». Ces constats sont conformes à ceux qui ont été posés dans d’autres recherches portant sur le contexte judiciaire en protection de la jeunesse[98].
À cette dynamique propre aux audiences s’ajoutent les longues attentes, les remises et les délais dont les mères ont toutes parlé en entretien. Toutes racontent, comme les avocates, avoir attendu plusieurs heures à la cour avant d’apprendre que leur audience sera remise, ou encore n’avoir pas eu le temps de s’y exprimer. Plusieurs rapportent s’être absentées du travail pour se rendre à la cour inutilement. En même temps, les mères décrivent des audiences rapides, des décisions vite prises, puis de nouvelles attentes. Elles racontent que les 30 jours d’évaluation se sont transformés en plusieurs mois[99], puis en une année, sans qu’elles en connaissent ou en comprennent la raison, ou encore pour des raisons de disponibilité ou de contraintes administratives. Selon elles, plus le temps passe, plus il semble facile de justifier que les mesures se poursuivent. Alors qu’elles se sont fait dire que les mesures ne dureraient que 30 jours, mais qu’au bout des 30 jours elles ont été prolongées à plusieurs reprises, les mères rapportent un important bris de confiance, accentué dans certains cas par la nature des échanges au moment des audiences[100].
Pour les mères rencontrées, en effet, le moment des audiences est au mieux intimidant, au pire humiliant, dans la suite de ce qu’elles affirment avoir eu comme expérience avec les intervenantes de la DPJ et avec les professionnels ayant mené des expertises pour la cour[101]. En plus de leur vie privée qui est étalée, discutée, évaluée, elles vivent le procès comme un jugement[102]. C’est ce qu’expriment avec éloquence trois d’entre elles : « Ils sont quatre, cinq, en avant de toi, c’est intimidant au boutte. Ils sont quatre, cinq en avant de toi puis ça te juge, ça te garroche toutes sortes d’affaires. » « Le monde te regarde avec dédain : “C’est quoi cette ostie d’horreur-là ?” C’est ça que je sens. Je ne sens pas d’écoute, je ne sens pas de compassion, je ne sens pas de sympathie. » « Puis toi, toi, tu es une ostie de trou de cul. Toi, tu es le parent, tout ce que tu dis est retenu contre toi. »
Le sentiment d’être jugée, voire dénigrée, est accentué par le fait que les mères ont l’impression que leurs propos ne sont pas crus, pas pris au sérieux, par les juges, ce que certaines avocates ont également laissé entendre en entretien. Une mère raconte : « Le juge n’a pas cru mon témoignage, parce que ce n’était pas crédible, seulement parce que je suis un parent, puis qu’il préfère croire les spécialistes de la DPJ plutôt que les parents. J’ai vu tout de suite que je n’avais aucune — quoique je dise — je n’avais aucune crédibilité devant le juge. » Le déficit de crédibilité des mères en matière de protection de la jeunesse, de même que la crédibilité accordée automatiquement à la DPJ[103] a été documentée dans plusieurs études[104] et fait écho à la dynamique entre les personnes qui se présentent une seule fois au tribunal (one-shooter) et celles qui y vont à répétition (repeat players) décrite par Marc Galanter[105].
Les expériences professionnelles et personnelles à la Chambre de la jeunesse ont lieu dans un contexte inégalitaire dû au statut socioéconomique et culturel des familles, mais aussi au contexte de la pratique judiciaire « à volume ». S’il est possible d’espérer que le processus judiciaire, notamment par le biais de la procédure[106], puisse contribuer à rééquilibrer le rapport de force préexistant entre les parents et la DPJ, ce n’est pas ce que les informatrices révèlent ni ce qui a été observé, bien au contraire.
4. La judiciarisation comme amplificateur des inégalités
Si les interventions de la DPJ se situent le plus souvent à l’intersection du genre, de la classe et de la race, il en va évidemment de même pour la Chambre de la jeunesse. Non seulement les rapports de pouvoir existant entre les parents et les intervenantes de la DPJ sont bien présents lors des audiences[107], se transposant aux avocates de la défense (4.1), mais ils sont également accentués par la judiciarisation (4.2).
4.1 La pratique à la Chambre de la jeunesse : telles clientes, telles avocates
Les avocates rencontrées en entrevue rapportent devoir composer avec un rapport de force fondé dans plusieurs composantes centrales du processus judiciaire, notamment la preuve et les ressources financières.
Concernant l’accès à la preuve, les avocates rapportent ne la recevoir le plus souvent que trois jours avant les audiences. Plusieurs d’entre elles confirment que les délais de rigueur pour la transmission des pièces ne sont que rarement respectés par la DPJ[108]. Ainsi, même pour les procès fixés à l’avance, les avocates se trouvent à travailler dans l’urgence, ne disposant pas du temps nécessaire pour préparer leurs clientes et convenir d’une défense[109]. Si toutes reconnaissent que la protection de la jeunesse est un domaine de pratique particulier, certaines, en comparant notamment avec la pratique en matière civile, questionnent ces conditions de pratique qui désavantagent directement les parents.
En plus de ce contexte, les avocates ont toutes parlé de la difficulté, voire de l’impossibilité, en défense, de disposer de preuves équivalentes à celles de la DPJ. En contexte d’urgence, au contraire des audiences au fond, le ouï-dire est permis[110], et la DPJ ne dispose que très rarement de preuves matérielles : le témoignage de l’intervenante sociale au dossier constitue la preuve principale. Pour les avocates, confirmant les propos tenus par les mères en entrevue et rapportés plus haut, leurs clientes peuvent difficilement faire le poids face à sa crédibilité :
La [travailleuse sociale] arrive et dit : « Moi, je pense qu’il est mieux pour l’enfant telle et telle chose. » Et on prend son opinion en compte. Son opinion vaut, parce que c’est une opinion professionnelle. Le parent sur l’aide sociale qui vient dire : « Moi je pense que mon enfant a besoin de me voir plus souvent », le juge s’en balance.
En plus de la crédibilité conférée par le statut de travailleuse sociale et par les connaissances sur le développement de l’enfant qui y sont associées, les avocates soulignent que les intervenantes sociales font preuve d’un détachement que leurs clientes n’ont pas. Ainsi, une des difficultés majeures pour les avocates en salle d’audience est liée à la gestion des émotions de leurs clientes, d’autant plus dans un contexte où il leur est parfois impossible de s’exprimer pendant de longues heures. Dans ce contexte, la préparation est d’autant plus importante pour éviter, selon les dires de certaines avocates, que des personnes « pognent les nerfs » ou « pètent leur coche ». Elles rapportent ainsi tenter de « prévoir le pire » avec leurs clientes de manière à mitiger les réactions de colère, de frustration ou de désespoir devant la cour. Si elles racontent l’absence de compréhension des avocates et des intervenantes de la DPJ, mais quelquefois aussi des juges, face aux émotions de leurs clientes, elles affirment du même souffle qu’il arrive que certaines les « déstabilisent », voire les « font exploser », intentionnellement. Une avocate explique : « Mais quand je sais devant qui on est, je vais préparer mes clients : “Soyez pas surpris, le juge, il va vous rentrer dedans.” ». Selon une autre, « [l]’avocat de la DPJ va essayer de poser des questions pour te déstabiliser peut-être, si on parle dans le dossier que tu as des problèmes de colère ou d’impulsivité, gestion des émotions. Donc essaie de rester calme. »
Lors des audiences au fond, la DPJ dispose bien souvent, en plus du témoignage de l’intervenante au dossier, d’expertises[111]. Les mères, elles, n’ont le plus souvent que leur propre témoignage comme preuve. Or la littérature démontre que l’absence d’expertise constitue pour la défense une difficulté presque insurmontable en raison de la crédibilité et de la force probante qui lui est généralement reconnue à l’expertise[112]. Si les parents ont pourtant formellement accès à l’expertise, il leur est difficile, dans les faits, de se procurer des services d’experts avec l’Aide juridique dont ils bénéficient pour la majorité. En plus des fastidieuses démarches pour faire autoriser les expertises, les tarifs payés par l’Aide juridique ne correspondent pas au prix du marché[113], ce qui explique que de nombreux experts refusent ces mandats. Des avocates affirment « perdre des experts » en raison des réticences de la Commission des services juridiques[114] à payer certains honoraires, quelques fois après que le travail a été fait. D’autres racontent négocier avec les experts pour leur faire accepter des mandats : « [O]n est obligé de gratter, gratter, gratter, tanner les experts puis dire : “Écoute, je t’ai rendu service avec mon mandat privé à tel moment, rends-moi service avec mon mandat d’Aide juridique”, puis on bargain comme ça. »
Les avocates sont elles aussi soumises aux contraintes de l’Aide juridique : préparation des dossiers et périodes d’attente à la cour non rémunérée, bas tarifs[115] et complexité de la procédure d’admissibilité. Une avocate explique le fonctionnement des mandats d’Aide juridique :
L’Aide juridique, comment ça fonctionne, tu es payé au jugement, à l’acte. Fait que, par exemple, tu vas à la Cour, tu as un jugement, mais si j’ai parlé une heure au téléphone avec toi, puis je n’ai pas de jugement, je ne serai jamais payée. Fait que finalement, que je passe cinq minutes ou deux heures, ça ne change rien. Puis mettons, on a une urgence, que ce soit de consentement ou plaider toute la journée, c’est 140 piasses [dollars]. Fait que, il y a une disproportion par rapport au tarif, puis il y a bien des avocats qui n’acceptent plus des mandats d’Aide juridique.
Dans un contexte où les avocates peuvent difficilement planifier leur travail, où elles travaillent souvent en urgence, où elles peuvent passer toute la journée à la cour pour un seul dossier[116] et où une préparation conséquente est essentielle, le paiement à la décision judiciaire ne permet en aucun cas de refléter la quantité de travail qu’elles accomplissent[117]. Il s’ensuit que les tarifs sont qualifiés par les avocates de « dérisoires » : « D’aller faire une urgence pour moins de 200 piasses [dollars], ça n’a pas de bon sens. Parce qu’on est vraiment prise là pour toute la journée. On finit par faire moins d’argent que n’importe qui. Puis c’est quand même une job stressante. » Une situation d’autant plus difficile que plusieurs des avocates dont la seule pratique est la protection de la jeunesse racontent, comme dans les notes d’observation retranscrites plus haut, avoir à plusieurs reprises travaillé pro bono. La situation s’explique par le fait que, soit leurs clientes ne font pas les démarches d’admissibilité auprès de l’Aide juridique, soit les avocates apprennent qu’elles ne sont pas admissibles après qu’elles les ont déjà représentés pour une urgence. Les avocates pratiquant dans un district où un bureau d’Aide juridique se trouve dans le palais de justice sont beaucoup moins concernées par le problème. C’est ce qu’explique une informatrice :
Il y a le bureau d’Aide juridique qui est directement au Tribunal de la jeunesse maintenant, ce qui fait en sorte que c’est plus rapide. Avant il n’y avait pas ça, puis les avocats n’étaient jamais payés pour leurs dossiers. Si les personnes ont accès à l’Aide juridique, on va le savoir tout de suite puis c’est beaucoup plus simple comme ça.
Certaines avocates confirment prendre des précautions avant d’accepter de représenter des clientes. Elles s’informent sur les parents, les accompagnent parfois au bureau d’Aide juridique, n’agissent plus sans avoir de mandat[118], autant pour éviter de travailler gratuitement que pour ne pas avoir à faire de démarches pour cesser d’occuper, comme le raconte l’une d’entre elles :
Je pense à une cliente, une dame qui était de bonne foi, remplie de bonne volonté, la journée où je la rencontre. Elle m’appelle la veille, puis j’accepte parce qu’elle vit une situation déchirante, puis on est interpellée en tant qu’être humain avant d’être professionnelle, on est des êtres humains et je me dis : « OK, c’est correct, je vais aller [dans le district A]. » C’est un changement de district, je passe toute la journée au complet parce qu’il n’y a qu’une salle de cour. On passe la journée là-bas à attendre. Le dossier finalement va passer dans les cinq dernières minutes du rôle pour ultimement être remis à une autre date. Rendu à l’autre date, c’est quasiment un mois plus tard, la personne, moi j’ai perdu contact avec [elle] parce qu’elle a fait une rechute, elle est toxicomane, pas moyen de lui parler, mais moi je suis obligée, mon nom est sur le PV [procès-verbal], il faut que je me représente à la Cour. Et je me présente à la Cour, je n’ai plus réellement de mandat parce que la personne n’est pas là. Je dois faire une démarche pour cesser d’occuper. Mais tout ça, c’est moi qui fais ça sur mon dos parce que je n’ai pas eu de mandat d’Aide juridique, elle ne s’est jamais présentée au bureau.
Tant le temps après lequel elles doivent courir que l’absence de moyens financiers nuisent à la qualité de la défense que les avocates sont en mesure de présenter au tribunal. Il s’ensuit que le rapport de force dans lequel les mères se trouvent avec la DPJ est reproduit, voire accentué, par le processus judiciaire. En effet, en plus des ressources financières, des expertises et de la crédibilité dont la DPJ dispose, elle a l’avantage évident d’être presque systématiquement en demande. Les entrevues réalisées avec les mères et les avocates démontrent que cette accentuation du rapport de force durant les audiences se maintient dans la suite des relations entre les parents et la DPJ, et se matérialise par une marginalisation accrue des mères.
4.2 La judiciarisation et le processus de marginalisation
Pour les mères rencontrées en entrevue, de même que plusieurs avocates, les interventions de la DPJ visent et aggravent des situations de marginalisation préexistantes : enfants à besoins particuliers, problème de consommation ou de santé mentale, familles LGBTQ2+ ou racisées, pauvreté. Pour elles, leur localisation sociale explique les interventions de la DPJ et les injonctions au changement qu’elles subissent, ce que les statistiques et la littérature présentée en première partie de cet article tendent à confirmer[119]. Susan Boyd, par exemple, démontre une différence de traitement judiciaire évidente entre mères toxicomanes riches et pauvres[120]. Ainsi, une mère rencontrée en entrevue demande : « Quels enfants qu’ils vont chercher l’ostie de DPJ ? Penses-tu qu’ils vont aller chercher les enfants des parents qui ont des « PhD » puis qui font 100 000 [dollars] par année ? », alors qu’une autre rapporte : « Puis en plus, [les intervenantes de la DPJ disent] : “Ah c’est rare qu’on vienne dans les quartiers chics.”[121] »
Plusieurs des mères rencontrées affirment que les interventions de la DPJ et le processus judiciaire constituent des moments traumatisants liés à d’autres expériences personnelles et familiales, pour elles et pour leurs enfants : « Ça fait remonter du stock », dit l’une d’entre elles. C’est évidemment encore plus le cas pour celles qui ont été elles-mêmes placées durant leur enfance, ce qui est le cas de deux des mères rencontrées. Le débat judiciaire autour de leurs enfants les ramène à leur propre placement, à la violence et à l’instabilité qu’elles ont vécues aux mains du système de protection de la jeunesse, au fait qu’elles n’ont pas été crues, qu’elles ont été « oubliées par le système ». Elles vivent un sentiment d’impuissance et de fatalisme qu’une mère exprime ainsi : « Ils vont l’étiqueter, ça y est. Puis embarque dans le système. »
Alors que la précarité des parents constitue bien souvent un obstacle au retour des enfants[122], les mères confient que leur situation financière s’est généralement détériorée à la suite des interventions de la DPJ. Une mère explique qu’« aussitôt qu’il y a un jugement de Cour, ils te collectent. Ils te collectent. Ils te font couper les allocations, puis ils te font payer, la DPJ. Puis tu es coupé du BS. » Malgré ces baisses de revenu, il est souvent exigé des mères qu’elles se maintiennent dans des appartements assez grands pour elles et leurs enfants, en prévision d’un éventuel retour qui n’a pas eu lieu pour mes informatrices. Outre la douleur que crée cette situation, ces exigences ont pour effet d’appauvrir les mères qui, de ce fait, ne se qualifient pas pour reprendre la garde de leurs enfants. Cette spirale de l’appauvrissement est également décrite par certaines avocates.
Au surplus de la dynamique en salle d’audience, faisant écho aux propos des avocates, les mères soulignent le « deux poids, deux mesures » des décisions judiciaires. D’une part, beaucoup de latitude est laissée à la DPJ dans la mise en oeuvre des ordonnances judiciaires, notamment quant aux modalités des contacts entre les mères et leurs enfants[123]. D’autre part, pour retrouver la garde de leurs enfants, les mères sont contraintes de procéder à des changements drastiques et rapides dans leur vie[124].
Les mères racontent toutes ne pas avoir pu voir leurs enfants ni leur téléphoner malgré des ordonnances judiciaires claires à cet égard. Il en va d’ailleurs de même pour les services que la DPJ devait fournir aux parents ou aux enfants : soit ils n’ont pas été donnés du tout, soit ils ont finalement été donnés suite à une longue attente[125]. Ces propos concordent avec ceux des avocates et avec mes observations, alors que le manque de ressources à la DPJ et dans les autres organisations du système de santé et de services sociaux explique bien souvent que les ordonnances ne soient pas mises en oeuvre en tout ou en partie. Or le maintien des contacts et la collaboration avec la DPJ sont essentiels pour que les mères puissent démontrer à la satisfaction du tribunal tant leur bonne volonté que leurs capacités parentales et le maintien des liens avec leurs enfants. Ainsi, elles doivent se soumettre aux ordonnances judiciaires et procéder rapidement aux changements demandés, peu importe l’indisponibilité des services[126].
Conscientes que le temps qui passe contribue à fragiliser les liens avec leurs enfants, cruciaux pour le tribunal, les mères racontent une course contre la montre pour trouver des services, pour faire des thérapies, pour changer leur quotidien. Puis, alors que ces changements sont en cours, les exigences sont modifiées ou complexifiées au fil du temps[127], repoussant l’horizon des possibles du retour des enfants à la maison. Le processus par lequel les ordonnances s’enchaînent, toutes plus longues les unes que les autres, découragent les mères qui finalement perdent confiance en la DPJ et la justice[128].
Les mères racontent toutes avoir envisagé de couper les liens avec la DPJ, et donc avec leurs enfants, ou encore l’avoir fait, en raison de cette perte de confiance, mais aussi de la détresse que la situation leur fait vivre. Alors qu’elles racontent des visites supervisées difficiles en raison de la surveillance des intervenantes[129], plusieurs ne croient tout simplement plus qu’il soit possible pour elles de reprendre un jour une vie familiale. Pour les mères rencontrées en entrevue, couper les liens est « le seul moyen de mettre un terme à tout ça », le seul moyen de survivre même. Une d’entre elles raconte :
J’étais tellement enragée, j’ai tout ramassé mes papiers qui étaient sur le bureau, je me suis levée puis je m’en allais dire au juge, clairement, j’avais déjà préparé tout mon discours d’avance, en cas qu’une situation comme ça arrive. J’ai dit : « Avant, mes enfants, c’était ma joie puis mon bonheur. Maintenant, ces enfants-là, c’est de la peine, c’est de la peine puis de la tristesse parce que vous me retenez par l’amour que j’ai envers mes enfants, vous me retenez en otage. Je me sens comme une ourse prise dans un piège. Soit que je me ronge la patte puis que je me libère, soit que je meure. Ces enfants-là, j’ai tellement de peine, de tristesse, que je n’ai pas le choix, il faut que je m’en libère. Il faut que je coupe tous contacts avec eux, comme une ourse, elle va ronger sa patte… Là, je vais perdre un membre, elle va souffrir toute sa vie de la perte de ce membre-là, mais elle n’aura pas le choix, c’est la seule façon qu’elle a de survivre. Vous les voulez les enfants ? Je vois que je ne les aurai jamais. Vous voulez les garder ? Bien gardez-les. » J’étais prête à ce moment-là à couper tous contacts, abandonner mes enfants.
La détresse des mères, palpable dans les salles d’audience[130], est, selon les avocates, encore accentuée lorsque les enfants sont placés jusqu’à leur majorité ou confiés à l’adoption[131]. Dans tous les cas, pour les mères rencontrées, la rupture, qu’elle vienne d’elles-mêmes ou d’une ordonnance judiciaire, constitue à la fois une tragédie, une fatalité mais aussi, parfois, un compromis. Dans tous les cas également, le tribunal ne constitue en rien un moyen de faire valoir ses droits[132] : il se révèle plutôt une des composantes banales d’une chaîne d’interventions[133] ou, pour reprendre la théorie intersectionnelle de Patricia Hill Collins, d’une matrice d’oppression[134]. Autrement dit, pour les mères que j’ai rencontrées, la justice n’est ni juste ni utile, pas plus qu’elle n’est un rempart contre l’injustice, encore moins un idéal à atteindre.
Conclusion
Alors que, dans la foulée de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse ayant déposé son rapport final en avril 2021, des réformes en matière de protection de la jeunesse se profilent à l’horizon[135], la judiciarisation n’est pas même évoquée dans le débat politique et social. Si la gestion d’instance et le recours aux solutions de rechange permettent de maintenir à flot une activité judiciaire saturée, leur effet n’est qu’illusoir quand vient le temps de s’attarder aux droits des parents. Ainsi, bien que les statistiques et les indicateurs s’améliorent, les avocates et les mères rencontrées racontent des délais préjudiciables, des renoncements forcés, des ressources plus que limitées, un rapport de force déséquilibré.
Droit des pauvres va donc de pair avec pauvres droits. Cette conclusion est consistante avec les résultats de recherches menées sur d’autres terrains en droit social au Québec : hausse de la judiciarisation visant les personnes démunies et marginalisées devant différents forums judiciaires ; multiplication des procédures et ordonnances à l’encontre des mêmes personnes ; manque de ressources judiciaires et de temps pour mener les procédures ; débats judiciaires où les droits n’occupent qu’une place marginale[136]. Ces constats sont les mêmes depuis des décennies[137], comme le démontre cette citation de Jean Hétu et Herbert Marx datant de 1976 :
Le principe de l’égalité de tous devant la loi est bien sûr un mythe. Ce ne sont que les favorisés qui y croient. Dans tous les domaines du droit, les défavorisés reçoivent un traitement spécial à cause principalement de leur condition et de leur position sociale [...] Ce n’est pas que la loi en elle-même est toujours discriminatoire ; c’est dans son application que la discrimination se manifeste souvent[138].
Alors que les législations et la nature des pratiques judiciaires n’ont pas substantiellement changé, de nouvelles questions de recherche doivent maintenant être explorées. Quel est le sens de l’inflation judiciaire actuellement en cours ? La judiciarisation ne sert-elle qu’à « contourner » les protections offertes par les droits ? Comment la nouvelle gestion publique redéfinit-elle le rôle du droit et de la justice en matière sociale ? Quels sont les effets des pratiques judiciaires sur les personnes et les groupes qui subissent la judiciarisation et la surjudiciarisation ? Ces questions invitent à dépasser les domaines de droit pour documenter les enjeux structuraux et transversaux entre les institutions politiques, de la santé, des services sociaux, de la sécurité publique et de la justice. Voilà l’important chantier de recherche à entreprendre dans les prochaines années pour mieux comprendre le rôle du droit et des tribunaux dans la production et la reproduction des inégalités.
Appendices
Remerciements
Les recherches présentées ici ont pu avoir lieu grâce au soutien du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, programmes Développement Savoir et Savoir et du Programme des chaires de recherche du Canada. Je souhaite remercier mes collaboratrices de recherche, Valérie Costanzo, Marilyn Coupienne et Delphine Gauthier-Boiteau pour leur substantielle contribution à ces projets, de même que toutes les familles, avocates et juges qui ont généreusement accepté d’y participer.
Notes
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[1]
Voir notamment : Dominique Goubau, « La réforme de la protection de la jeunesse : quand l’éducation familiale devient une course contre la montre », Enfances, Familles, Générations, n° 16, 2012, p. 113 ; Pierre Noreau et autres (dir.), La jeunesse au carrefour de la famille, de la communauté, du droit et de la société, Montréal, Éditions Thémis, 2021, p. 259 ; Ève Pouliot, Marie-Christine St-Jacques et Dominique Goubau, « Les représentations sociales des compétences parentales. Une comparaison des perspectives sociales et judiciaires », dans Karine Poitras, Claire Beaudry et Dominique Goubau (dir.), L’enfant et le litige en matière de protection. Psychologie et droit, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2016, p. 55 ; Dominique Goubau et Marjorie Langlois, « Les contacts des parents avec leurs enfants placés à long terme en application de la Loi sur la protection de la jeunesse », dans Karine Poitras, Claire Beaudry et Dominique Goubau (dir.), L’enfant et le litige en matière de protection. Psychologie et droit, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2016, p. 163 ; Dominique Goubau et Claire O’Neill, « L’adoption, l’Église et l’État : les origines tumultueuses d’une institution légale », (1997) 38 C. de D. 769 ; Françoise-Romaine Ouellette et Dominique Goubau, « Entre abandon et captation. L’adoption québécoise en “banque mixte” », Anthropologie et Sociétés, vol. 33, n° 1, 2009, p. 65 ; Dominique Goubau, « Blancing Rights and Interest in Adoption : The Case for Quebec’s “Mixed Bank” Program », dans Lynn Wardle et Camille Williams (dir.), Family Law : Balancing Interest and Pursuing Priorities, New York, William S. Hein & Co., 2007, p. 235 ; Dominique Goubau et Françoise-Romaine Ouellette, « L’adoption et le difficile équilibre des droits et des intérêts : le cas du programme québécois de la Banque mixte », (2006) 51 R.D. McGill 1 ; Dominique Goubau, « L’adoption d’un enfant contre la volonté de ses parents », (1994) 35 C. de D. 151.
-
[2]
E. Pouliot, M.-Chr. St-Jacques et D. Goubau, préc., note 1 ; Johanna Caldwell et Vandna Sinha, « (Re) Conceptualizing Neglect : Considering the Overrepresentation of Indigenous Children in Child Welfare Systems in Canada », Child Indicators Research, vol. 13, 2020, p. 481.
-
[3]
Noel Semple, « The “Eye of the Beholder” : Professional Opinions about the Best Interests of a Child », (2011) 49-4 Fam. Ct. Rev. 760 ; Julie E. Artis, « Judging the Best Interests of the Child : Judges’ Accounts of the Tender Years Doctrine », (2004) 38-4 Law & Society Review 769 ; Dany Boulanger, François Larose et Yves Couturier, « La logique déficitaire en intervention sociale auprès des parents : les pratiques professionnelles et les représentations sociales », Nouvelles Pratiques sociales, vol. 23, n° 1, 2010, p. 152 ; Carole Curtis, « Limits of Parenting Capacity Assessments in Child Protection Cases », (2009) 28-1 Can. Fam. L.Q. 1.
-
[4]
Par exemple : Chantal Lavergne et Sarah Dufour, Les familles issues de la diversité culturelle et la protection de la jeunesse au Québec : constats et recommandations, document soumis à la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, Montréal, 2020 [En ligne], [www.csdepj.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Documents_deposes_a_la_Commission/P-068_Recommandations_Constats_Familles_diversite_culturelle_PJ_Lavergne_Dufour.pdf] (24 septembre 2022) ; J. Caldwell et V. Sinha, préc., note 2 ; Alicia Boatswain-Kyte, Tonino Esposito et Nico Trocmé, « A Longitudinal Jurisdictional Study of Black Children Reported to Child Protection Services in Quebec, Canada », Children and Youth Services Review, vol. 116, 2020, p. 1 ; Emmanuelle Bernheim, « Sur la réforme des mères déviantes : les représentations de la maternité dans la jurisprudence de la Chambre de la jeunesse, entre différenciation et responsabilité », (2017) 47 R.G.D. 45 ; Gouvernement du Québec, Instaurer une société bienveillante pour nos enfants et nos jeunes, rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, Montréal, avril 2021, [En ligne], [https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/4287510?docref=AZmMlFP4garzI5Wq8cTadw] (24 septembre 2022).
-
[5]
Voir Michel Foucault, Les anormaux : cours au Collège de France : (1974-1975), coll. « Hautes Études », Paris, Éditions Gallimard et Éditions du Seuil, 1999, p. 351 ; Jean-Marc Ghitti, L’État et les liens familiaux – Mécanismes de la domination, Paris, Cerf, 2004, p. 152 ; Benoît Bastard, « Une nouvelle police de la parentalité ? », Enfances, Familles, Générations, n° 5, 2006, p. 1.
-
[6]
D. Goubau et Cl. O’Neill, préc., note 1, à la page 780, rapportent que, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, « une distinction [est] opérée entre les lois sur l’assistance proprement dite[s] et des lois propres à la protection de l’enfance, nettement caractérisée[s] par un souci de contrôle et de répression de la délinquance juvénile ». Ainsi, la Loi sur les écoles de protection de la jeunesse, S.R.C. 1950, c. 11, art. 15, visait les enfants « exposés à des dangers moraux ou physiques » par leur milieu, mais le contenu des débats parlementaires démontre les liens établis par les députés entre « délinquance juvénile » et « protection de l’enfance » : Québec, Assemblée législative, Journal des débats, 2e sess., 23e légis., 9 mars 1950, « Projets de loi : Protection de la jeunesse », p. 195 (hon. Joseph-Mignault-Paul Sauvé). La loi de 1960 parlait plutôt de « parents indignes » : Loi de la protection de la jeunesse, SQ 1959-60, c.42, art. 15. Voir également : Renée Joyal, « L’acte concernant les écoles d’industrie (1869) : une mesure de prophylaxie sociale dans un Québec en voie d’urbanisation », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 50, n° 2, 1996, p. 227 ; Coline Cardi, « Le contrôle social réservé aux femmes : entre prison, justice et travail social », Déviance et Société, vol. 31, n° 1, 2007, p. 3.
-
[7]
Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, par. 76.
-
[8]
Les analyses du professeur Goubau sont à cet égard tout à fait éclairantes, alors qu’il démontre que certains dispositifs de la protection de la jeunesse, tels que l’adoption en banque mixte et les durées maximales de placement, sont en contradiction avec un des objectifs de la Loi sur la protection de la jeunesse, RLRQ, c. P-34.1 (ci-après dans les notes « LPJ »), qui est le maintien des liens familiaux. Voir : D. Goubau, « L’adoption d’un enfant contre la volonté de ses parents », préc., note 1 ; D. Goubau, « Blancing Rights and Interest in Adoption : The Case for Quebec’s ‘Mixed Bank’ Program », préc., note 1 ; D. Goubau, « La réforme de la protection de la jeunesse : quand l’éducation familiale devient une course contre la montre », préc., note 1 ; D. Goubau et Fr.-R. Ouellette, « L’adoption et le difficile équilibre des droits et des intérêts : le cas du programme québécois de la Banque mixte », préc., note 1.
-
[9]
B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, par. 83 : « [L]e droit des parents d’élever, d’éduquer et de prendre soin de l’enfant, notamment de lui procurer des soins médicaux et de lui offrir une éducation morale, est un droit individuel d’importance fondamentale dans notre société. » Soulignons que les droits à la protection et à la sécurité de l’enfant dont le développement et la sécurité sont compromis sont violés par ses parents : voir la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, art. 39. Il faut cependant garder à l’esprit que la DPJ « doit saisir le tribunal de la situation de l’enfant si aucune entente n’est intervenue dans les 10 jours et que la sécurité ou le développement de l’enfant demeure compromis » (LPJ, art. 52). Le litige peut alors porter sur la compromission comme telle ou sur les mesures proposées pour y remédier. Dans ce cas, tant qu’une décision judiciaire n’est pas rendue, la compromission et donc la violation des droits de l’enfant ne sont pas avérées.
-
[10]
Nouveau-Brunswick (Ministère de la santé et des services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 61.
-
[11]
Partie adverse au sens procédural du terme. Voir Isidore Néron, « Une approche de prise en charge intégrant le contrôle social et la thérapie : analyse et réflexion », Service social, vol. 36, nos 2-3, 1987, p. 369, à la page 376.
-
[12]
LPJ, art. 3 ; C.(G.) c. V.‑F.(T.), [1987] 2 R.C.S. 244.
-
[13]
Emmanuelle Bernheim et Marilyn Coupienne, « Faire valoir ses droits à la Chambre de la jeunesse : état des lieux des barrières structurelles à l’accès à la justice des familles », (2019) 32 Can. J. Fam. L. 237.
-
[14]
Loi sur l’administration publique, RLRQ, c. A-6.01.
-
[15]
Christian Rouillard et autres, De la réingénierie à la modernisation de l’État québécois, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 34. Voir également : Christian Rouillard et Mélanie Bourque, « Gouvernance, managérialisme et mesure de la performance : la réforme du secteur de la santé et des services sociaux au Québec », dans Christian Rouillard et Nathalie Burlone (dir.), L’État et la société civile sous le joug de la gouvernance, Québec, Presses de l’Université Laval, 2011, p. 27.
-
[16]
Christopher Hood, « A Public Management for all Season ? », Public Administration, vol. 69, n° 1, 1991, p. 3 ; Christopher Hood, « The “New Public Management” in the 1980s : Variations on a Theme », Accounting Organizations and Society, vol. 20, nos 2/3, 1995, p. 93.
-
[17]
Secrétariat du Conseil du trésor, Cadre de gestion de l’administration gouvernementale, Québec, Gouvernement du Québec, [En ligne], [www.tresor.gouv.qc.ca/index.php?id=1273] (8 avril 2022).
-
[18]
Naïma Bentayeb et Martin Goyette, « Évaluer l’action sociale dans le cadre des exigences de la Loi sur l’administration publique » dans Céline Bellot, Maryse Bresson et Christian Jetté (dir.), Le travail social et la nouvelle gestion publique, coll. « Problèmes sociaux et interventions sociales », Québec, Presses de l’Université du Québec, 2013, p. 59, à la page 59.
-
[19]
Id., à la page 68. Voir également Josée Grenier et Mélanie Bourque, Les services sociaux à l’ère managériale, coll. « Travail social », Québec, Presses de l’Université Laval, 2018.
-
[20]
Alain Supiot, La gouvernance par les nombres : cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Éditions Fayard, 2015, p. 598.
-
[21]
Roger Hanson, Brian Ostrom et Matthew Kleiman, « The Pursuit of High Performance », (2010) 3-1 Int. J. Court. Adm. 2 ; Brian J. Ostrom et autres, « Making Continuous Improvement a Reality : Achieving High Performance in the Ottawa County, Michigan, Circuit and Probate Courts », (2015) 51-3 Court Review 106 ; Daniel Mockle, « La justice, l’efficacité et l’imputabilité », (2013) 54 C. de D. 613.
-
[22]
Benoit Bastard et autres, Justice ou précipitation : l’accélération du temps dans les tribunaux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 114.
-
[23]
Id. ; Darryl K. Brown, « The Perverse Effects of Efficiency in Criminal Process », (2014) 100-1 Va. Law. Rev. 183 ; John Sorabji, « Austerity’s Effect on English Civil Justice », (2015) 8-4 Erasmus Law Rev. 159 ; Daniel Mockle, « Le Tribunal administratif du Québec et la nouvelle gestion publique », (2013) 26-3 Can. J. Adm. Law Pract. 227.
-
[24]
Voir par exemple : Martin Gallié et Louis-Simon Besner, « De la lutte contre les délais judiciaires à l’organisation d’une justice à deux vitesses : la gestion du rôle à la Régie du logement du Québec », (2017) 58 C. de D. 711 ; D. Mockle, préc., note 23.
-
[25]
Daniel Mockle, « La gouvernance publique et le droit », (2006) 47 C. de D. 89, 110.
-
[26]
B. Bastard et autres, préc., note 22 ; Hilary Sommerlad, « Reflections on the Reconfiguration of Access to Justice », (2008) 15-3 Int. J. Leg. Prof. 179 ; J. Sorabji, préc., note 23 ; Jenni Ward, « Transforming “Summary Justice” Through Police-led Prosecution and “Virtual Courts” : Is “Procedural Due Process” Being Undermined ? », (2015) 55-2 The British Journal of Criminology 341 ; D.K. Brown, préc., note 23.
-
[27]
Loïc Wacquant, « Crafting the Neoliberal State : Workfare, Prisonfare, and Social Insecurity », Sociological Forum, vol. 25, n° 2, 2010, p. 197 ; Wendy Brown, « American Nightmare : Neoliberalism, Neoconservatism, and De-democratization », Political Theory, vol. 34, n° 6, 2006, p. 690.
-
[28]
Isabelle Astier, Les nouvelles règles du social, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 200 ; Hélène Thomas, Les vulnérables – La démocratie contre les pauvres, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2010, p. 254.
-
[29]
Pour L. Wacquant, préc., note 27, les dernières décennies sont marquées par un usage transversal des institutions sociales et judiciaires (établissement de santé et de services sociaux, autorités administratives, police, tribunaux et prisons) à des fins de gestion de la marginalité et du dérangement, mais aussi du maintien des privilèges des classes favorisées par la « pénalisation de la pauvreté » (p. 198). C’est ce qui expliquerait la surjudiciarisation de personnes vivant dans la pauvreté non seulement en matière criminelle, ce qui est documenté depuis longtemps, mais également en matière civile et administrative. Voir : Donald Black, « Crime as Social Control », American Sociological Review, vol. 48, n° 1, 1983, p. 34 ; Matthew Desmond, « Eviction and the Reproduction of Urban Poverty », American Journal of Sociology, vol. 118, n° 1, 2012, p. 88 ; Marcelo Otero, « Traiter les intraitables : l’univers des autorisations judiciaires de soins à Montréal », Nouvelles Pratiques sociales, vol. 28, n° 2, 2016, p. 203 ; Emmanuelle Bernheim, « Judiciarisation de la pauvreté et non-accès aux services juridiques : quand Kafka rencontre Goliath », Reflets, vol. 25, n° 1, 2019, p. 71 ; Emmanuelle Bernheim et Jacques Commaille, « Quand la justice fait système avec la remise en question de l’État social », (2012) 81-2 Droit et Société 281.
-
[30]
Voir, par exemple, Jacques Commaille et Laurence Dumoulin, « Heurs et malheurs de la légalité dans les sociétés contemporaines. Une sociologie politique de la “judiciarisation” », L’Année sociologique, vol. 59, n° 1, 2009, p. 63.
-
[31]
LPJ, art. 51 et 52.
-
[32]
Alexandre Pleau, Les effets de la judiciarisation sur l’implication parentale en protection de la jeunesse – Perception des intervenants, mémoire de maîtrise en travail social, Québec, Faculté des sciences sociales, Université Laval, 2013, p. 3.
-
[33]
Ministère de la Justice du Québec, L’intervention judiciaire en matière de protection de la jeunesse : constats, difficultés et pistes de solution, Québec, Publications gouvernementales du Québec, en ligne : monographies électroniques, 2004, p. 31 : « bien que le nombre de signalements reçus en protection de la jeunesse ait augmenté légèrement [depuis le milieu des années 1990], on constate une hausse nettement plus marquée [...] du volume des dossiers judiciaires ».
-
[34]
Ces chiffres sont tirés des rapports d’activités de la Cour du Québec. Soulignons que, depuis 2015, le contenu des rapports a beaucoup changé, et que les statistiques ne sont plus aussi précises, voire absentes.
-
[35]
Cour du Québec, Rapport public 2008-2009, Québec, p. 66, [En ligne], [courduquebec.ca/fileadmin/cour-du-quebec/centre-de-documentation/Publications/rapports-publics/RapPublic2009.pdf] (24 septembre 2022) ; Cour du Québec, Rapport public 2011, Québec, p. 36, [En ligne], [courduquebec.ca/fileadmin/cour-du-quebec/centre-de-documentation/Publications/rapports-publics/RAP_2011_V_FinaleWeb.pdf] (24 septembre 2022) ; Cour du Québec, Rapport public 2015, Québec, p. 37, [En ligne], [courduquebec.ca/fileadmin/cour-du-quebec/centre-de-documentation/Publications/rapports-publics/RapPublic_2015_Internet.pdf] (24 septembre 2022). En 2015, la Cour déclarait une hausse de 4,7 % des dossiers par rapport à l’année 2014 (à la p. 37).
-
[36]
Cour du Québec, Rapport public 2008-2009, préc., note 35., p. 63.
-
[37]
Cour du Québec, Rapport public 2015, préc., note 35, p. 30.
-
[38]
La LPJ a été modifiée en 2017 afin de favoriser la coopération entre les parties et le recours aux projets d’entente : voir les articles 76.0.2 à 76.0.5.
-
[39]
Voir : Kimberley Crenshaw, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », (1991) 43-6 Stanford Law Rev. 1241 ; Hill Collins, Black Feminist Thought : Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment, 2e éd., New York, Routledge, 2000, p. 283.
-
[40]
C. Lavergne et S. Dufour, préc., note 4, p. 5.
-
[41]
J. Caldwell et V. Sinha, préc., note 2.
-
[42]
A. Boatswain-Kyte, T. Esposito et N. Trocmé, préc., note 4, p. 6.
-
[43]
J. Caldwell et V. Sinha, préc., note 2.
-
[44]
A. Boatswain-Kyte, T. Esposito et N. Trocmé, préc., note 4, p. 7 ; Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, préc., note 4, p. 282.
-
[45]
Alicia Boatswain-Kyte, Overrepresentation and Disparity of Black Children Reported under the Child Protection System : The Need for Effective Cross-system Collaborations, thèse de doctorat en travail social, Montréal, Faculté des arts et des sciences, Université de Montréal, 2018, p. 82 ; Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, préc., note 4. Une étude menée en 2011 a démontré que 15,4 % des enfants de moins de 14 ans vivant en famille d’accueil au Québec étaient autochtones, alors qu’ils ne représentaient que 2,7 % de la population totale âgée de 14 ans et moins : Annie Turner et Statistique Canada, Regards sur la société canadienne : la situation des enfants autochtones âgés de 14 ans et moins dans leur ménage, 2016, p. 3, [En ligne] [www.publications.gc.ca/site/archivee-archived.html?url=https://publications.gc.ca/collections/collection_2016/statcan/75-006-x/75-006-2016-5-fra.pdf] (4 septembre 2022).
-
[46]
A. Boatswain-Kyte, préc., note 45 ; Mireille De La Sablonnière-Griffon et autres, Trajectories of First Nations Youth Subject to the Youth Protection Act. 3 : Analysis of Mainstream Youth Protection Agencies Administrative Data, rapport de recherche pour la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador, 2016, [En ligne], [files.cssspnql.com/index.php/s/yaTlZtDakBS0pFE#pdfviewer] (24 septembre 2022).
-
[47]
Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, préc., note 4.
-
[48]
S.A. Kidd et autres, « A National Study of Indigenous Youth Homelessness in Canada », Public Health, vol. 176, 2019, p. 163.
-
[49]
« Les familles auprès desquelles la DPJ intervient sont « les plus pauvres parmi les pauvres » : Susan Sullivan, La négligence à l’égard des enfants : définition et modèles actuels : examen de la recherche portant sur la négligence à l’égard des enfants 1993-1998, Ottawa, Unité de la prévention de la violence familiale, Santé Canada, 2000, citée dans Céline Pelletier et Rahn Renaud Malanda, « Négligence infantile et pauvreté : les enjeux de la prévention au Bas-Saint-Laurent (Québec, Canada) », Culture et gouvernance locale, vol. 4, n° 1, 2012, p. 32, à la page 33. Plusieurs études affirment que le lien entre pauvreté et maltraitance n’est pas démontré : Micheline Mayer, « La pauvreté comme facteur de risque de négligence », Revue de psychoéducation, vol. 36, n° 2, 2007, p. 353 ; D. Boulanger, F. Larose et Y. Couturier, préc., note 3.
-
[50]
Protecteur du citoyen, Rapport sur la contribution financière au placement des mineurs, Québec, 2013, p. 15, [En ligne], [protecteurducitoyen.qc.ca/sites/default/files/pdf/rapports_speciaux/2013-03-21_contribution_financiere.pdf] (24 septembre 2022).
-
[51]
Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Portrait des ménages prestataires des programmes d’aide financière de dernier recours, Québec, Direction de la statistique et de l’information de gestion – Statistique, 2013, p. 2, [En ligne], [www.mtess.gouv.qc.ca/telecharger.asp?fichier=/publications/pdf/stat_052013.pdf] (24 septembre 2022).
-
[52]
Institut de la statistique du Québec, Revenu moyen, revenu après impôt, ménages, Québec, 1996-2019, Québec, 2020, [En ligne], [www.statistique.quebec.ca/fr/produit/tableau/revenu-moyen-revenu-apres-impot-menages-quebec] (7 avril 2022).
-
[53]
Ministère de la Santé et des Services sociaux, Statistiques de santé et de bien-être selon le sexe – Tout le Québec, « Familles monoparentales », Québec, 2016, [En ligne], [www.msss.gouv.qc.ca/professionnels/statistiques-donnees-sante-bien-etre/statistiques-de-sante-et-de-bien-etre-selon-le-sexe-volet-national/familles-monoparentales/] (7 avril 2022).
-
[54]
Nathalie Roy, Quelques constats sur la monoparentalité au Québec, Québec, Conseil du statut de la femme, 2019, p. 17, [En ligne], [csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/constats-monoparentalite-qc.pdf] (24 septembre 2022).
-
[55]
Statistique Canada, La population noire au Canada : éducation, travail et résilience, 2020, [En ligne], [www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89-657-x/89-657-x2020002-fra.htm] (7 avril 2022) ; Annie Turner et Statistique Canada, préc., note 45.
-
[56]
Statistique Canada, préc., note 55.
-
[57]
Adriene Harding et Xavier St-Denis, Statistique sur le faible revenu pour la population vivant dans les réserves et dans le Nord fondées sur le recensement de 2016, Statistique Canada, 2021, [En ligne], [www.publications.gc.ca/collections/collection_2021/statcan/75f0002m/75f0002m2021005-fra.pdf] (7 avril 2022).
-
[58]
Voir N. Roy, préc., note 54, p. 15.
-
[59]
En 2017, les Québécoises avaient un revenu annuel de 27 100 $, ce qui représentait 70 % du revenu annuel des hommes, une inégalité maintenue à travers les différents types d’emploi et malgré des diplômes identiques. De plus, 58 % des femmes travaillaient au salaire minimum, et la situation économique des femmes autochtones était plus difficile que celle de l’ensemble des femmes : Conseil du statut de la femme, Portrait des Québécoises : édition 2020 – Femmes et économie, Québec, 2020, p. 24 et 27-29, [En ligne], [csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/portrait-quebecoises-2020-economie.pdf] (24 septembre 2022).
-
[60]
En 2010, les mères canadiennes ont consacré deux fois plus de temps que les pères aux soins de leurs enfants : Anne Milan, Leslie-Anne Keown et Covadonga Robles Urquijo, Femmes au Canada : rapport statistique fondé sur le sexe 2010-2011, Ottawa, Statistique Canada, 2011, p. 49, [En ligne], [www150.statcan.gc.ca/n1/fr/pub/89-503-x/89-503-x2010001-fra.pdf?st=4vk-PWPy] (24 septembre 2022). Les femmes consacrent en moyenne 28 % plus d’heures que les hommes aux tâches ménagères, une inégalité qui n’est pas corrigée par le fait que les deux membres du couple travaillent ou par le niveau de salaire : Ève-Lyne Couturier et Julia Posca, Tâches domestiques : encore loin d’un partage équitable, note socioéconomique de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques, Montréal, 2014, p. 3 et 4, [En ligne], [cdn.iris-recherche.qc.ca/uploads/publication/file/14-01239-IRIS-Notes-Taches-domestiques_WEB.pdf] (24 septembre 2022).
-
[61]
« 14,4 % des femmes cheffes de famille monoparentale recouraient aux programmes d’aide sociale en décembre 2016. Par comparaison, il en était de même pour 5,5 % des hommes chefs de famille monoparentale » : N. Roy, préc., note 54, p. 18.
-
[62]
Christopher McAll, « Trajectoires de vie, rapports sociaux et production de la pauvreté », dans Viviane Châtel et Shirley Roy (dir.), Penser la vulnérabilité : visages de la fragilisation du social, coll. « Problèmes sociaux & interventions sociales », Québec, Presses de l’Université du Québec, 2008, p. 93.
-
[63]
E. Bernheim, préc., note 4.
-
[64]
Selon Miranda Fricker, Epistemic Injustice : Power and the Ethics of Knowing, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 188, les savoirs de certains groupes sociaux sont systématiquement invisibilisés, notamment les savoirs issus des expériences. Voir également Marcel Stoetzler et Nira Yuval-Davis, « Standpoint Theory, Situated Knowledge and the Situated Imagination », Feminist Theory, vol. 3, n° 3, 2002, p. 315.
-
[65]
Pierre Bourdieu, « La force du droit : éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 64, n° 1, 1986, p. 3.
-
[66]
Joan Acker, Kate Barry et Johanne Esseveld, « Objectivity and Truth : Problems in Doing Feminist Research », dans Mary Margaret Fonow et Judith Cook (dir.), Beyond Methodology : Feminist Scholarship as Lived Research, Indiana, Indiana University Press, 1991, p. 133, à la p. 134 : « The ideal is that women should be self-emancipating and our conviction is that social scientists can contribute to this process by analyzing how the personal is political and by pushing that analysis beyond individual experience to comprehension of “its determination in the larger socioeconomic structure”. »
-
[67]
Howard S. Becker, « Whose Side Are We On ? », Social Problems, vol. 14, n° 3, 1967, p. 239 ; Mary T. Bassett, « Tired of Science Being Ignored ? Get Political », Nature, vol. 586, n° 7829, 2020, p. 337.
-
[68]
Emmanuelle Bernheim et Richard-Alexandre Laniel, « Assumer son engagement en recherche juridique : entre évidence, nécessité et expérience », dans Georges Azzaria (dir), Les nouveaux chantiers de la recherche juridique : actes des 4e et 5e journées d’étude sur la méthodologie et l’épistémologie juridiques, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2016, p. 199 ; Jim Thomas, Doing Critical Ethnography, t. 26, Newbury Park, Sage Publications, 1993, p. 83 ; Susan Bibler Coutin et Véronique Fortin, « Legal Ethnographies and Ethnographic Law », dans Austin Sarat et Patricia Ewick (dir.), The Handbook of Law and Society, Malden, Wiley Blackwell, 2015, p. 71.
-
[69]
Norbert Elias, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1993, p. 258 ; Jean-Pierre Pourtois, Henriette Desmet et Willy Lahaye, « Postures et démarches épistémiques en recherche », dans Pierre Paillé (dir.), La méthode qualitative. Postures de recherche et travail de terrain, coll. « U. Sociologie », Paris, Armand Colin, 2006, p. 169.
-
[70]
Pierre Bourdieu, « Les moyens de la sociologie réflexive », dans Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, Invitation à la sociologie réflexive, Paris, Éditions du Seuil, 2014, p. 275, à la page 313.
-
[71]
L’entretien biographique, ou « récit de vie », vise à laisser les personnes participantes raconter leur histoire librement, et non à partir de questions. Voir Robert Atkinson, The Life Story Interview : University Paper Series on Qualitative Research Methods, t. 44, Thousand Oaks, Sage Publications, 1998, p. 97. Il s’agit ainsi de s’intéresser aux trajectoires, aux bifurcations, aux ruptures dans leur vie. L’échantillon est généralement modeste, une seule entrevue pouvant faire l’objet d’une analyse.
-
[72]
La garde en établissement permet à un juge de la Cour du Québec qui a des « motifs sérieux de croire » qu’une personne représente un danger pour elle-même ou pour autrui en raison de son état mental d’ordonner sa garde contre son gré dans un établissement de santé : Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 30 (2).
-
[73]
Il s’agissait donc de récits de vie « segmentés », ne portant pas sur l’histoire complète des informatrices, mais plutôt sur des thèmes centraux, qui étaient ceux des contacts avec la DPJ, la psychiatrie et la justice. Voir Alvaro Pires, « Analyse causale et récits de vie », Anthropologie et Sociétés, vol. 13, n° 3, 1989, p. 37 à la page 40.
-
[74]
Lors de ma recherche doctorale qui portait sur les décisions psychiatriques et judiciaires en matière de garde en établissement et d’autorisation de soins (permettant de soigner contre son gré une personne inapte à consentir à ses soins (C.c.Q., art. 16)), j’ai mené un terrain de recherche par le biais notamment d’observations dans des salles d’audience. J’ai constaté que plusieurs femmes faisant l’objet de demandes de garde en établissement rapportaient avoir des contacts avec la DPJ et, pour plusieurs, être judiciarisées à la Chambre de la jeunesse. Voir : Emmanuelle Bernheim, Les décisions d’hospitalisation et de soins psychiatriques sans le consentement des patients dans des contextes clinique et judiciaire : une étude du pluralisme normatif appliqué, thèse de doctorat déposée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université de Montréal et à l’École doctorale des sciences pratiques de l’École normale supérieure de Cachan, Montréal, Faculté des études supérieures de l’Université de Montréal, 2011. C’est donc dans ce contexte que j’ai souhaité rencontrer des parents en entrevue. Je n’ai été en mesure de ne rejoindre que des mères.
-
[75]
En raison de la surreprésentation de femmes pratiquant comme avocates en protection de la jeunesse, de même que dans mon échantillon d’informatrices, j’ai choisi de systématiquement féminiser ces termes lorsque je les désignerai. Les avocates ont été recrutées via l’Association des avocats et avocates en droit de la jeunesse et par la méthode boule de neige.
-
[76]
Les parents ont été recrutés via les avocates rencontrées en entrevue et le réseau social Facebook. Bien que j’aie tenté de rejoindre tant des pères que des mères, il n’a été possible de ne rencontrer qu’un seul père dans le cadre d’une entrevue, en même temps que sa conjointe. L’échantillon est composé de sept entrevues : cinq mères rencontrées seules, dont quatre mères à la tête d’une famille monoparentale et un couple composé d’un père et d’une mère. En raison de la surreprésentation des mères devant la Chambre de la jeunesse et dans mon échantillon de parents, j’emploierai les termes « mères » ou « parents » de manière interchangeable pour désigner les personnes rencontrées en entretien.
-
[77]
Les entrevues avec les parents ont été interrompues par la pandémie de COVID-19, et n’ont pas pu être reprises étant donné l’impossibilité de mener le terrain en ligne avec des mères n’ayant souvent pas de connexion Internet stable et avec qui le lien de confiance est difficile à établir.
-
[78]
La saturation est atteinte lorsque la collecte de nouvelles données ne permet plus d’obtenir de nouvelles informations : Alvaro Pires, « Échantillonnage et recherche qualitative : essai théorique et méthodologique » dans Jean Poupart et autres (dir.), La recherche qualitative. Enjeux épistémologiques et méthodologiques, Montréal, Gaëtan Morin Éditeur, 1997, p. 113, à la page 156.
-
[79]
Pour Véronique Fortin, « L’ethnographie en droit », dans Dalia Gesualdi-Fecteau et Emmanuelle Bernheim (dir.), La recherche empirique en droit : méthodes et pratiques, Montréal, Éditions Thémis, 2022, p. 29, à la page 34, « l’ethnographie est une manière de voir le monde, et de l’écrire », et non une question de technique ou de méthode. Ces terrains de recherche ne sont cependant pas ethnographiques en ce qu’ils n’impliquent pas une immersion prolongée dans le milieu.
-
[80]
La recherche en ligne implique d’utiliser des traces numériques de toutes sortes. Il s’agissait ici de collecter des informations sur les expériences des mères à la Chambre de la jeunesse, notamment quant à leurs motivations à abandonner leurs droits et recours. Voir : Alexandra Bahary-Dionne, « Les méthodes de recherche en ligne », dans Dalia Gesualdi-Fecteau et Emmanuelle Bernheim (dir.), La recherche empirique en droit : méthodes et pratiques, Montréal, Éditions Thémis, 2022, p. 183.
-
[81]
L’observation est une technique de collecte des données qui permet « d’étudier le droit tel qu’il se vit, est mobilisé ou subi, dans le quotidien des juristes et des profanes » : Emmanuelle Bernheim, « L’observation : une immersion au service de la compréhension du “droit vivant” », dans Dalia Gesualdi-Fecteau et Emmanuelle Bernheim (dir.), La recherche empirique en droit : méthodes et pratiques, Montréal, Éditions Thémis, 2022, p. 131, à la page 134. Dans le cadre de ce terrain, il s’agissait de documenter les interactions en salle d’audience, et plus particulièrement la participation des parents et de leurs avocates.
-
[82]
Étant donné la cohérence des résultats de recherche, je ne différencierai pas les entrevues menées avec les mères du premier et du second terrain.
-
[83]
L’article 91 de la LPJ prévoit différentes mesures dont le maintien dans le milieu familial (a), le fait de confier l’enfant à d’autres personnes (e) ou à un établissement (g), que l’enfant et sa famille reçoivent « aide, conseil ou assistance » (f), l’octroi de soins et services de santé à l’enfant (i), la désignation de la DPJ ou de toute autre personne pour exercer certains attributs de l’autorité parentale retirés aux parents (n).
-
[84]
LPJ, art. 76.1 (1) et (2) (l’italique est de moi) :
Le tribunal peut, s’il l’estime nécessaire pour la sécurité ou le développement de l’enfant, rendre toute ordonnance pour l’exécution, pendant l’instance, de l’une ou de plusieurs des mesures applicables en vertu de l’article 91.
Toutefois, il ne peut ordonner l’exécution de la mesure prévue au paragraphe j du premier alinéa de l’article 91 que s’il en vient à la conclusion que le maintien ou le retour de l’enfant chez ses parents ou à son lieu de résidence risque de lui causer un tort sérieux. Sauf si les parties y consentent ou que des motifs sérieux le justifient, une telle mesure ne peut excéder 60 jours.
-
[85]
Les observations ayant eu lieu pendant la pandémie de COVID-19, les consignes sanitaires étaient alors de porter un masque dans tous les lieux publics.
-
[86]
Cette avocate rencontrée à la cour avait 31 années d’expérience dans le domaine. Elle me confie : « Avant, on faisait dix dossiers dans une journée, maintenant on n’arrive pas à en faire six. Il y a un problème. » L’augmentation du volume de dossiers judiciarisés a ainsi une incidence directe sur la capacité de la cour à tenir des audiences, malgré les mesures de gestion d’instance.
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[87]
Une avocate affirme au sujet des urgences : « Cette dynamique-là, c’est une dynamique infernale pour les avocats en pratique privée. »
-
[88]
Pour une avocate, il est « pratiquement impossible » de préparer les auditions en urgence.
-
[89]
Une avocate désigne la recherche de date pour tenir une audience dans un dossier « l’exercice des agendas ».
-
[90]
Une avocate explique : « Dès qu’il y a trois, quatre, qu’on arrive à cinq, six agendas, c’est impossible à gérer. »
-
[91]
Une avocate affirme : « On n’est pas capable de respecter [les délais], fait qu’il faut que nos clients renoncent au délai. Parce que ce n’est pas un choix. »
-
[92]
Selon une avocate, « [l]a renonciation de délai, c’est trois mois plus tard, dépendamment de la durée, plus on a un procès qui dure longtemps, en termes de journées d’audition, plus ça va aller loin parce qu’on a besoin d’un juge, mettons, une journée, deux jours de suite ».
-
[93]
Une avocate raconte :
Donc si la DPJ demande de couper des accès, ah bien là, ça c’est nécessaire. Nécessaire, maintenant. Si la DPJ demande un placement, ça c’est nécessaire, maintenant. Je l’ai essayé plusieurs fois, de demander une augmentation de contacts parce que c’était nécessaire maintenant. Ah, ça, ce n’est pas nécessaire. Ça, ça peut attendre [l’audition] au fond. Une diminution, ça peut être urgent, mais une augmentation, c’est rarement urgent.
-
[94]
Voir Catherine Sellenet, Loin des yeux, loin du coeur ? Maintenir les liens parents-enfants dans la séparation, coll. « Naître, grandir, devenir », Paris, Éditions Belin, 2010.
-
[95]
L’une de ces mères affirme avoir demandé « pendant plusieurs semaines » de rencontrer son avocat, « puis il n’a jamais voulu me voir. Il m’a rencontrée dix minutes avant l’audition, devant le tribunal ».
-
[96]
L’une de ces mères dit : « Mon avocat ne disait rien du tout. Il ne me défendait pas. » Une autre rapporte que son avocate lui a dit avant l’audience : « Oups, tu n’as pas de grandes chances de gagner. »
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[97]
L’enjeu de la confiance des mères envers leurs avocates a fait l’objet d’une analyse approfondie : Emmanuelle Bernheim et Delphine Gauthier-Boiteau, « L’accès à la justice des familles en protection de la jeunesse ou comment un rapport de force déséquilibré engendre perte de confiance et désengagement : le point de vue des mères et des avocates de la défense », Nouvelles Pratiques sociales (NPS), vol. 33, no 2, 2023 (à paraître).
-
[98]
Judith Masson, « Thinking about Contact : A Social or a Legal Problem », (2000) 12-1 Child & Fam. L.Q. 15 ; Suzanne Beaudoin, Gaby Carrier et Rachel Lépine, « Le recours à la Chambre de la jeunesse : l’expérience des parents », dans Comprendre la famille : actes du 3e Symposium québécois de recherche sur la famille, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1996, p. 281 ; Gary C. Dumbrill, « Parental Experience of Child Protection Intervention : A Qualitative Study », Child Abuse & Neglect, vol. 30, n° 1, 2006, p. 27 ; C. Sellenet, préc., note 94.
-
[99]
Une mère affirme que « [l]e tribunal dit toujours que c’est seulement pour 30 jours, le temps d’étudier le dossier. Mais c’est le début d’un procès à n’en plus finir ».
-
[100]
Voir Marilyn Coupienne, « La fragilisation du lien de confiance au sein de l’intervention sociale en protection de la jeunesse : peut-on blâmer le droit ? », (2021) 34-1 Can. J. Fam. L. 79.
-
[101]
L’absence d’empathie des intervenantes sociales à l’égard des familles a été documentée. Or, tant dans mes entrevues que dans celles menées par d’autres, les mères rapportent avoir besoin d’écoute, de bienveillance et de guidance. L’empathie apparaît comme le meilleur moyen de soutenir les familles et de faciliter le maintien des liens entre les mères et leurs enfants. Voir : Jennifer L. Mullins, « A Framework for Cultivating and Increasing Child Welfare Workers’ Empathy toward Parents », Journal of Social Service Research, vol. 37, n° 3, 2011, p. 242 ; Judy Hughes, Shirley Chau et Cathy Rocke, « “Act like my Friend” : Mothers’ Recommendations to Improve Relationships with their Canadian Child Welfare Workers », Canadian Social Work Review, vol. 33, n° 2, 2016, p. 161 ; Brid Featherstone, Kate White et Sue Morris, Re-imaginig Child Protection – Towards Humane Social Work with Families, Chicago, University of Chicago Press, 2014, p. 184.
-
[102]
La difficulté pour les familles à différencier l’évaluation, l’intervention et la collecte de preuves a déjà été documentée : Marie Jacob, Danielle Laberge et Marie Simard, « L’entrée dans les services de protection de la jeunesse – Profil des signalants, des situations et des enfants signalés », dans Louise S. Éthier et Jacques Alary (dir.), Comprendre la famille : actes du 4e Symposium québécois de recherche sur la famille, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1997, p. 331. Voir également M. Coupienne, préc., note 100.
-
[103]
Une des mères considère que, « [e]ux, ils sont crédibles. Vous n’avez aucune crédibilité ». Une autre affirme : « Parce que si la DPJ trouve que je suis une mauvaise maman, bien je suis une mauvaise maman. »
-
[104]
Margo Kushner, « Child Custody Expert : An Identity Crisis », (2004) 22 Can. Fam. Law Q. 297.
-
[105]
Marc Galanter, « Why the “Haves” Come out Ahead : Speculations on the Limits of Legal Change », (1974) 9-1 Law & Soc. Rev. 95.
-
[106]
Pierre-Claude Lafond, L’accès à la justice civile au Québec : portrait général, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, p. 239 et suiv.
-
[107]
Les effets des rapports de pouvoir sur le processus judiciaire constituent une barrière structurelle à l’accès à la justice : E. Bernheim et M. Coupienne, préc., note 13.
-
[108]
Des avocates expliquent : « Puis on chiale un peu, parce que je reçois des rapports de la DPJ, la veille. La veille, des fois le matin, puis normalement c’est dix jours » ; « Les délais sont souvent peu respectés par la Directrice de la Protection de la jeunesse. On les reçoit la semaine même, les jours avant et puis des fois c’est des rapports qui sont volumineux, des pièces, ça n’a comme pas de sens. Trois jours avant, je vais recevoir un bundle assez épais. »
-
[109]
Pour une avocate, « c’est un peu difficile de faire la preuve adéquatement dans ces circonstances-là ».
-
[110]
LPJ, art. 85.5 et 85.6.
-
[111]
Des expertises qui portent notamment sur les capacités parentales, actuelles et projetées, qui sont au coeur des décisions judiciaires en protection de la jeunesse : LPJ, art. 86.
-
[112]
J. Masson, préc., note 98 ; Emmanuelle Bernheim, « Les experts “psy” en justice ou la mise en cause de la fonction judiciaire », dans François Claveau et Julien Prud’homme (dir.), Expert, sciences et sociétés, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2018, p.135.
-
[113]
Pour P.-Cl. Lafond, préc., note 106, p. 80, les frais d’expertise sont « prohibitifs ».
-
[114]
La Commission des services juridiques est « l’organisme chargé de l’application de la Loi sur l’aide juridique et sur la prestation de certains autres services juridiques au Québec » : Commission des services juridiques, L’expertise au service des gens, [En ligne], [www.csj.qc.ca/commission-des-services-juridiques/] (17 juin 2022). Il lui revient donc de payer les honoraires des avocats acceptant des mandats privés d’aide juridique, de même que les frais d’expertise.
-
[115]
Pour une avocate, « quelqu’un qui fait des mandats d’Aide juridique ce n’est pas pour s’enrichir. Non. Vraiment pas. Vraiment, vraiment pas ».
-
[116]
Selon une avocate, « tu viens au tribunal, puis tu ne sais pas quand tu vas passer, ça se peut que tu sois là toute la journée puis tu es payé 180 piasses [dollars] ».
-
[117]
Voir les constats du Groupe de travail indépendant sur la réforme de la structure tarifaire de l’aide juridique : Gouvernement du Québec, Rapport final du Groupe de travail indépendant sur la réforme de la structure tarifaire de l’aide juridique, Québec, 2022, [En ligne], [cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/justice/publications-adm/rapports/GTI_2022-05-26_V5.pdf] (24 septembre 2022).
-
[118]
Une seule avocate affirme demander aux familles de la payer en argent en attendant que les démarches sur l’admissibilité à l’Aide juridique soient complétées :
Puis si j’ai pas de mandat tu vas me payer 500 piasses ou 1 000 dollars d’avance pour que je me présente. J’irai pas perdre ma journée là. Ce qui fait en sorte que le client qui n’a pas les moyens financiers de payer l’avance de 1 000 dollars, il se retrouve Gros-Jean comme devant, devant la Cour, avec de lourdes conséquences du type : « Bien c’est correct, je vais accepter que ma fille soit placée ou que mon gars soit placé en famille d’accueil. » Mais s’il était au courant de la loi, il aurait pu dire : « Ah bien, j’ai ma tante ou j’ai ma grand-mère ou j’ai ma soeur qui peut prendre l’enfant au lieu d’une famille d’accueil. » La loi dit qu’on doit aller dans la famille immédiate en premier. Mais ça, il y a bien des gens qui ne le savent pas.
-
[119]
Soulignons que la littérature en protection de la jeunesse s’attarde beaucoup au profil des familles, et très peu aux enjeux structuraux et sociaux.
-
[120]
Susan Boyd, « Femmes et drogues : survol des lois et des conflits mères/État aux États-Unis et au Canada », Psychotropes, vol. 10, n°s 3-4, 2004, p. 153. C’est également le constat de L. Wacquant, préc., note 27, p. 214, qui observe une application différenciée des normes en fonction de la classe sociale : « While it embraces laissez-faire at the top, releasing restraints on capital and expanding the life chances of the holders of economic and cultural capital, it is anything but laissez-faire at the bottom. »
-
[121]
Des recherches confirment que les intervenantes de la DPJ sont réticentes à intervenir dans les milieux aisés. Voir, par exemple, Emmanuel de Becker, « Maltraitances infantiles et familles dites aisées », L’Évolution psychiatrique, vol. 83, n° 1, 2018, p. 119, à la page 122.
-
[122]
Voir E. Bernheim, préc., note 4.
-
[123]
Sur les ordonnances judiciaires concernant les contacts des familles avec leurs enfants, voir D. Goubau et M. Langlois, préc., note 1.
-
[124]
Voir D. Goubau, « La réforme de la protection de la jeunesse : quand l’éducation familiale devient une course contre la montre », préc., note 1.
-
[125]
L’augmentation des délais avant l’octroi de services a été documentée par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Rapport de mise en oeuvre de la Loi sur la protection de la jeunesse (art. 156.1 de la LPJ), Québec, 2020, [En ligne], [www.cdpdj.qc.ca/storage/app/media/publications/Loi_protection_jeunesse_2020_article_156.pdf] (24 septembre 2022), qui explique ceci (p. 22) :
[C]'est normalement à l’étape de l’application des mesures que les services requis dans une situation sont offerts à l’enfant et ses parents, le cas échéant. Ces services visent à mettre un terme à la situation dans laquelle la sécurité ou le développement de l’enfant est compromis. La diligence à offrir des services à l’enfant et à sa famille est alors au coeur de la mise en oeuvre de la L.p.j.
-
[126]
Voir la conclusion de D. Goubau, « La réforme de la protection de la jeunesse : quand l’éducation familiale devient une course contre la montre », préc., note 1.
-
[127]
C’est ce qu’une mère raconte :
Puis là, on fait toutes ces thérapies-là, on retourne encore au tribunal, pendant ça, on se fait toujours retarder, retarder, retarder… fait que ça aussi, à un moment donné, on commence à paniquer parce que là, les enfants, bon, ils avaient déjà changé une fois de famille. Là, on essaie d’avoir plus de visites, mais là ils ne veulent pas. Fait que là, on a beau dire : « Regarde, j’ai fait tout ce que tu m’as demandé, puis là il faut que tu me donnes mes visites », puis là ils ne veulent pas, puis ils ont toujours encore plus d’exigences, puis encore plus de demandes.
-
[128]
Pour une des mères que nous avons rencontrée, la DPJ est un « État dans un État » : « Mais il n’y a aucun droit avec la DPJ. D’après moi, c’est un État dans un État. Et avec leurs propres avocats, avec leur propre police, avec leurs propres TS, avec leur propre réseau. » Voir M. Coupienne, préc., note 100.
-
[129]
L’une de ces mères raconte : « Il faut que je fasse dîner ma fille de 2 ans puis il faut que je l’anime pendant une heure, avec quelqu’un qui est assis là puis qui prend tout en note. »
-
[130]
La détresse est également évidente dans le groupe Facebook, où plusieurs affirment « craquer », « démissionner », « abandonner », être « à bout », « démoralisée », « plus capable », avoir l’impression de « se battre contre vent et tsunami ».
-
[131]
Deux avocates rapportent des tentatives de suicide et des suicides parmi leur clientèle ou celle de leurs consoeurs.
-
[132]
Au sujet de leurs droits, les mères affirment par exemple : « Mes droits ont été vraiment bafoués à ce moment-là, au tribunal. Je n’en revenais pas. » « Il y a les droits et libertés et le droit d’expression qui, je pense, qui ne sont pas respectés parce que je ne peux pas dire, avec la DPJ, qu’est-ce que je pense, je ne peux pas dire tout ce qui me vient au coeur, parce que les autres vont l’utiliser pour placer mon enfant. » « J’avais des droits mais… c’était dur à voir. » « Bien oui, j’ai des droits, moi, là […] Moi, dans la vie, ce n’est pas du monde professionnel, excuse-moi d’être crue de même, ce n’est pas du monde comme vous autres, professionnels, dans la bâtisse qui m’ont aidée, mais vraiment [les organismes communautaires]. »
-
[133]
Les informatrices considèrent le tribunal soit comme une simple continuité de la DPJ, soit comme une institution formellement indépendante, mais dont les moyens sont, dans les faits, restreints. Ainsi, même lorsqu’elles disent avoir confiance dans les juges, elles affirment du même souffle que leur pouvoir est limité ou que leur choix est finalement de ne pas l’exercer : « J’ai confiance en la juge, mais il y a du monde plus haut, corrompu, qui mène cette cochonnerie-là » ; « La madame la juge, elle n’a pas de pouvoir » ; « La DPJ ne respecte pas l’ordre du juge […] Les juges ne mettent pas leurs culottes. »
-
[134]
H. Collins, préc., note 39.
-
[135]
Les premières modifications législatives ont été apportées par la Loi modifiant la Loi sur la protection de la jeunesse et d’autres dispositions législatives, L.Q. 2022, c. 11.
-
[136]
Voir : Céline Bellot et Marie-Ève Sylvestre, « La judiciarisation de l’itinérance à Montréal : les dérives sécuritaires de la gestion pénale de la pauvreté », (2017) 47 R.G.D. 11 ; Martin Gallié, Jessica Leblanc et Marie-Laurence Hébert-Dolbec, « Les délais judiciaires comme modalité d’organisation d’une justice de classe : la hiérarchisation des causes à la Régie du logement », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 16, 2016, p. 91 ; Marie-Ève Sylvestre, Céline Bellot et Élaine Lesage-Mann, Portrait de la judiciarisation des Premières Nations au Québec : l’amorce d’un virage nécessaire, rapport de recherche présenté à la Commission de la santé et des services sociaux de l’APNQL, Wendake, 2019, [En ligne], [files.cssspnql.com/index.php/s/iecIxzqJF2i1Owe] (24 septembre 2022) ; Céline Bessière, Émilie Biland et Aurélie Fillod-Chabaud, « Résidence alternée : la justice face aux rapports sociaux de sexe et de classe », Lien social et politique, vol. 69, 2013, p. 125 ; Véronique Fortin, Catherine Chesnay et Élisabeth Greissler, « Le traitement punitif des prestataires de l’aide sociale. L’exemple de la “vie maritale” », Nouvelles Pratiques sociales, vol. 32, n° 1, 2021, p. 166 ; Anne-Marie Livingstone, Marie Meudec et Rhita Harim, « Le profilage racial à Montréal, effets des politiques et des pratiques organisationnelles », Nouvelles Pratiques sociales, vol. 31, n° 2, 2020, p. 126 ; Rosalie Katata, Violence structurelle et judiciarisation des femmes noires au Canada : une double invisibilisation ?, mémoire de maîtrise, Ottawa, École de service social, Université d’Ottawa, 2021 ; Emmanuelle Bernheim, « L’internement psychiatrique au Québec. Du grand renfermement à la gestion des risques, l’histoire d’une sur-judiciarisation », (2022) 88 R.E.I.J. 135.
-
[137]
Voir par exemple : Henri Brun et André Binette, « L’interprétation judiciaire de la condition sociale, motif de discrimination prohibé par la Charte des droits du Québec », (1981) 22 C. de D. 681 ; Hélène Tessier, « Pauvreté et droit à l’égalité : égalité de principe ou égalité de fait ? », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit administratif, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, p. 45.
-
[138]
Jean Hétu et Herbert Marx, « Les défavorisés, le Code civil et les juges », (1976) 22 R.D. McGill 352, 367.