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«Le monde n’a sans doute jamais autant voté». C’est sur cette constatation que se fonde la démarche de cet ouvrage, et sur cette interrogation: peut-on parler d’une systématisation de l’exercice électoral selon son acception occidentale et libérale, ou doit-on admettre que le vote est pratiqué selon des modalités fort diverses à travers le monde? Force est de constater que la pratique électorale, sa signification sociale et politique, ses mécanismes, les représentations qui lui sont associées, ne serait-ce que du fait de cette extension mondiale, ne correspondent pas toujours aux normes dont nous avons l’habitude dans les démocraties libérales, et qui font que nous avons souvent le réflexe de qualifier de nombreux scrutins de non-représentatifs ou d’antidémocratiques. Au-delà de ce délicat débat moral, est-il pour autant possible de disqualifier l’étude de ces processus électoraux? La démocratie est-elle compatible avec des sociétés où l’individu est avant tout influencé, dans son choix politique, par son appartenance communautaire ou religieuse? La géographie du rapport entre pouvoir, peuple (dans son acception politique, dépositaire de la souveraineté) et territoire remet souvent en cause le principe «un homme, une voix», pourtant considéré comme fondamental dans de nombreuses démocraties occidentales: on tentera ici de maintenir un équilibre entre pouvoir de la majorité et représentation des minorités; là, de garantir des sièges à des représentants de certaines confessions; là encore, de garantir la représentation de territoires plus que de citoyens. Pourtant, même parmi les démocraties occidentales, en Suisse ou au Canada notamment, il est des concessions de ce type à une conception très jacobine de l’égalité politique absolue des citoyens.

C’est sur ce constat de la diversité des conceptions de la relation entre espace du politique, société et pratique du vote que débute l’ouvrage. Arguant du faible investissement des géographes dans des études de ce genre par rapport à l’apport des politologues, les auteurs souhaitent entreprendre la construction d’une réflexion géographique sur les différentes expressions de la démocratie et de son outil principal qu’est le scrutin, réflexion qui doit, selon eux, aller bien au-delà de la simple analyse des résultats électoraux.

Les auteurs, dont les abondants travaux de recherche témoignent d’une longue réflexion, analysent ainsi successivement, de façon systématique, plusieurs concepts qu’ils estiment fondamentaux pour bâtir cette géographie de la démocratie. On analyse ainsi les trois formes du vote (vote d’échange, vote communautaire, vote d’opinion individuelle); les théories de la question de la représentation du territoire; les modalités de l’organisation géographique des élections – type de scrutin, découpage électoral, systèmes de partis, systèmes électoraux, rôle des élus, aspects de la démocratie directe, légitimité du vote des étrangers. L’ouvrage ne néglige pas les aspects épistémologiques et méthodologiques: on évoque ainsi les travaux pionniers de Siegfried en 1913, avec son Tableau politique de la France de l’Ouest, et la réprobation qu’ils ont suscitée chez la figure dominante qu’était Vidal de la Blache, réprobation à l’origine de la grande vacuité du discours sur la géopolitique, locale comme à des échelles plus petites, de l’école géographique française. On aborde les écueils de la collecte des données électorales et l’évolution des cartes électorales. Il y manque l’analyse d’un concept fondamental: sur quel fondement repose la conception du peuple? est-ce la citoyenneté? la nation? et sous quelles représentations ces concepts sont-ils traduits dans chaque système politique?

Par ailleurs, l’ouvrage comprend de nombreuses références diversifiées, notamment aux travaux anglo-saxons en matière de réflexion géographique et politique, ce qui constitue une bonne valeur ajoutée.

Le tableau ainsi brossé paraît complet et pertinent. Cependant, on peut regretter son aspect par trop théorique. Certes, tel était le but des auteurs: construire les fondements d’une «nouvelle géographie du politique», comprise au niveau local, et ne se limitant pas à l’analyse électorale. Pourtant, il me semble qu’un discours plus illustré, plus ancré dans la réalité des pratiques et moins théorique aurait été plus intéressant pour les géographes, qui trouveront sans doute que l’ouvrage étudié ici relève un peu trop d’une approche de science politique et néglige la dimension spatiale au profit du discours très conceptualisant. On ne relève que sept cartes dans tout l’ouvrage, alors que les auteurs plaident justement pour une meilleure illustration cartographique des réalités politiques locales!

On s’étonnera aussi du peu de références aux travaux de l’école de géopolitique d’Yves Lacoste, notamment à ceux de Béatrice Giblin, totalement absente des références, malgré son ouvrage La région, territoires politiques (1990) et sa contribution à l’imposant volume, quoique certes perfectible, Géopolitique des régions françaises (1986), dirigé par Yves Lacoste. Pour imparfaites que puissent être ces contributions, elles n’en constituent pas moins des réflexions incontournables dans tout effort de construction d’une «nouvelle» géographie du politique. Les auteurs négligent également les contributions de la revue Hérodote, accusée d’avoir privilégié une conception de la géopolitique axée sur l’analyse des conflits jusqu’en 1998. Pour qui connaît la revue, un tel jugement est doublement infondé: tout d’abord, à la différence de nombreuses écoles prétendument géopolitiques en relations internationales, la revue a défendu une conception plus large de la géopolitique que cette définition réductrice, et a cherché à l’illustrer par des analyses à différentes échelles. Ensuite, il n’est que de parcourir le corpus des articles publiés depuis 1976 pour se rendre compte de l’importance accordée au concept de nation (un élément fondateur de la démocratie que négligent les auteurs) et à la récurrence des articles d’analyse de l’exercice de la démocratie, dès 1984.

Bref, un ouvrage qui séduira les chercheurs en épistémologie de la géographie et les tenants d’une nécessaire collaboration multidisciplinaire avec la science politique, mais qui pourrait décevoir par sa dimension très théorique. Si la réflexion de Bussi et Badariotti est attestée à travers cet ouvrage, elle pourra à coup sûr être illustrée et défendue dans des travaux ultérieurs, qui devront confirmer la fécondité des entreprises conceptuelles ainsi menées.