Article body

Introduction

Le présent article se penche sur la méthodologie du groupe témoin, sur ses fondements théoriques ainsi que sur l’avenir de son utilisation, notamment en géographie. Selon nous, jusqu’à présent, le recours limité à cette méthode de recherche, que ce soit en sciences sociales en général ou en géographie en particulier, a empêché d’en saisir tout le potentiel (Gibbs, 1997 ; Bedford et Burgess, 2001).

Les groupes témoins dans la recherche de terrain

Pour former un groupe témoin (groupe de consultation, de discussion, de concertation, de réflexion, ou groupes cibles), il suffit de regrouper autour d’une même table quelques personnes en vue de recueillir des opinions ou des réactions sur un sujet donné. Ainsi, le marketing et l’analyse politique font appel depuis longtemps aux groupes témoins, notamment parce qu’ils remplacent avantageusement les sondages d’opinion. Le groupe témoin peut également aider à obtenir des consensus sur certains sujets. Enfin, il permet de recueillir des informations provenant cette fois de l’interaction entre les participants et un animateur (Morgan, 1996). Au départ, on attend des participants à un groupe témoin qu’ils puissent échanger entre eux sans qu’ils ne soient nécessairement des spécialistes des sujets abordés. Dans un groupe témoin, un effet de synergie est à l’oeuvre dont on peut tirer profit et que n’offrent pas les entrevues individuelles (Berg, 1989). Ainsi, le groupe témoin donne accès à des matériaux nouveaux dont la nature dépend des rapports sociaux qui s’établissent entre les participants (Hollander, 2004), c’est-à-dire à des idées socialement construites (Sherraden, 1995 ; Goss et Leinbach, 1996 ; Cameron, 2005 ; McGregor, 2004) :

Plutôt que de concevoir les idées comme préexistantes à la communication, comme figées dans l’individu avant toute mise en scène, les idées peuvent se cristalliser à travers la communication montrant ainsi que l’attitude individuelle peut être modifiée par le contexte social dans lequel elle est inscrite.

Lewis et al., 2005 : 18

L’interaction entre les participants les expose à divers points de vue sur un même sujet, ce qui les amène éventuellement à revoir leurs propres idées. Dans un tel contexte, des désaccords peuvent survenir et l’on essaiera éventuellement de convaincre ses vis-à-vis de la justesse de son propre point de vue (Cameron, 2005 ; Goss et Leinbach, 1996). Dans un groupe témoin, la nature proprement sociale des échanges force ainsi l’interaction entre les personnes. L’intérêt de recourir au groupe témoin en recherche réside dans cette interaction obligée (Grudens-Schuck et al., 2004). Dès lors, on peut s’attendre à ce que les idées les mieux défendues prévalent.

Par exemple, dans une recherche de McGregor (2005), Stan s’opposait fermement à la chasse à la baleine, alors que de son côté Bob soutenait qu’il fallait tolérer cette activité parce qu’elle permettrait le renouvellement du stock de baleines tout en favorisant le développement durable. Toutefois, contrairement à Bob, Stan ne maîtrisait ni le discours sur le développement durable ni ne possédait les arguments qui auraient pu convaincre ses vis-à-vis. Aux yeux des autres participants, Bob semblait avoir le dessus sur Stan qui se rallia à sa position, de sorte que le discours dominant du développement durable fit consensus. Ainsi, les perceptions peuvent être modifiées à l’intérieur d’une structure sociale temporaire, processus qui amène ensuite à s’interroger sur la façon dont s’obtient l’adhésion à un point de vue particulier.

Selon Skop (2006), le recours au groupe témoin n’a pas toujours pour but de confirmer ou d’infirmer une hypothèse ; il peut s’agir tout simplement d’une technique d’appoint permettant d’aborder un sujet de façon exploratoire, pour tester les questions d’une enquête à venir, pour déterminer les concepts à utiliser, et éventuellement pour éliminer des contradictions que peuvent présenter des résultats obtenus en recourant à d’autres méthodes d’enquête. Enfin, on pourra utiliser le groupe témoin a posteriori afin de valider les résultats d’une recherche antérieure ou pour étudier les impacts de politiques particulières (Zeigler et al., 1996).

Personnalité et comportement

Pour Goss et Leinbach (1996), l’intérêt de recourir aux groupes témoins réside dans leur pouvoir émancipateur qui se manifeste de quatre manières. Premièrement, les participants partagent une expérience sociale au cours de laquelle ils prennent connaissance de l’existence d’autres perceptions, acquièrent de nouvelles connaissances, mettent en relief des contradictions entre les divers points de vue des participants, etc. Deuxièmement, dans la mesure où les participants perçoivent toujours la réalité différemment, ils font l’expérience de la réflexivité : ceux-ci se retrouvent ensemble dans une arène où se mesurent des perceptions différentes. Troisièmement, dans un groupe témoin, les participants sont amenés à redéfinir leur position sociale en fonction d’un nouvel environnement social : c’est la liminalité. Enfin, quatrièmement, les participants peuvent accroître leur empowerment (habilitation) en apprenant à mieux communiquer entre eux, en développant leur esprit critique à l’égard des idées échangées dans le groupe, en observant comment de nouvelles relations sociales s’établissent au sein du groupe.

Toujours selon Skop (2006), le groupe témoin peut être utilisé pour conférer un droit de parole à des groupes marginalisés dans la société afin qu’ils puissent s’exprimer sur des sujets controversés ou qui les préoccupent. Soulignons que le seul fait d’inviter des personnes à participer à un groupe témoin peut les aider à améliorer leur estime de soi : elles acquièrent le statut d’experts. L’enthousiasme suscité par les échanges auxquels préside un groupe témoin peut ensuite s’étendre bien au-delà du groupe.

Conception centrée sur la personnalité du chercheur

Bien qu’il puisse s’avérer tout particulièrement satisfaisant de participer à un groupe témoin, tous les groupes témoins ne confèrent pas automatiquement d’empowerment, notamment lorsqu’ils sont centrés sur le modérateur. En effet, selon Kanter, l’empowerment individuel s’obtient généralement à la suite de l’accomplissement d’une tâche capable de procurer un certain degré de satisfaction. De ce point de vue, il ne faut pas s’attendre à ce qu’un groupe témoin destiné à réaliser une entrevue collective confère de l’empowerment à ses participants (Ledwell et al, 2006). Discuter de gestion alternative d’un milieu de vie ne permettra donc pas d’acquérir un niveau d’empowerment suffisant pour que le groupe témoin ait une influence réelle sur la question.

Le groupe témoin en science

Le recours aux groupes témoins ne concerne pas que le travail de terrain. Ainsi, en 2002, l’Energy Information Administration états-unien (eia.doe.gov – statistiques gouvernementales officielles en matière d’énergie aux USA) entrepris une recherche basée sur l’utilisation de groupes témoins pour aider à la restructuration du marché de l’énergie électrique. À cette fin, dix groupes furent formés qui comprenaient des représentants d’États américains, d’agences gouvernementales fédérales, de services publics et privés, etc. Pour les responsables [1] de l’étude, le groupe témoin permettait d’étudier l’opinion publique de façon scientifique, en faisant ressortir toute la gamme des idées possibles, des attitudes et des opinions émises par quelques répondants en matière d’énergie électrique. Ces données purent ensuite être utilisées par les spécialistes à des fins d’études de marché et de réglementation.

Dans un autre cas, à la demande du gouvernement britannique [2], la Royal Geographic Society forma entre 2004 et 2006, un groupe témoin de dix spécialistes [3] en vue d’élaborer un plan d’action capable de promouvoir l’enseignement de la géographie et de redéfinir les objectifs pédagogiques généraux. Parmi les sept thèmes de discussion proposés, quatre furent privilégiés par les participants : 1) l’éducation au développement durable ; 2) les enjeux planétaires ; 3) le rôle de la géographie dans l’éducation citoyenne ; 4) l’intégration des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans l’enseignement de la géographie.

Conception en mode plan linéaire

D’après le tableau 1, la structure d’un groupe témoin demeure toujours la même, quel que soit le projet de recherche pour lequel on l’utilise, que les thèmes soient traités en mode ouvert ou fermé, et que la recherche regroupe des spécialistes ou des non spécialistes. Selon Van der Maren (2003 : 156), l’entrevue de groupe donne toujours accès à des représentations sociales sur lesquelles s’appuie l’action.

L’usage des groupes témoins en géographie

Profil historique sommaire

Les premiers groupes témoins furent organisés dans les années 1940 par Merton et Lazarsfeld (1943 ; 1948) pour étudier la propagande radiophonique et cinématographique [4]. Cette méthode était déjà connue en marketing (Calder, 1977) lorsque commença son utilisation en géographie. Aux États-Unis, Little (1975) fut l’un des premiers géographes à utiliser les groupes témoins. Il organisa des groupes témoins avec des fermiers, des banlieusards et des habitants d’un centre-ville afin d’identifier les valeurs que ces personnes attachaient aux paysages. Toutefois, Little ne fut pas en mesure d’interpréter les données obtenues de façon satisfaisante et il renonça à l’utilisation de cette méthode d’enquête.

En 1979, Mostyn en Angleterre, créa 23 groupes témoins dans le cadre d’une étude sur les bénéfices tirés de la participation à différents projets de protection de la faune urbaine. Ces groupes témoins rassemblaient des adultes et des enfants provenant de différentes municipalités. Enfin, la formalisation du recours aux groupes témoins en tant que méthode de recherche en géographie fut réalisée principalement par Burgess et ses collaborateurs (Burgess et al., 1988 ; Harrison et Burgess, 1994) à l’occasion d’une recherche sur les valeurs environnementales et les espaces publics. Au moyen de groupes témoins, Burgess et son équipe voulaient recréer la société britannique en miniature. Burgess espérait que les participants pourraient y développer des relations interpersonnelles difficiles à obtenir au moyen d’assemblées ponctuelles. Par la suite, le groupe témoin fut de plus en plus exploité en géographie. Il a permis d’explorer un certain nombre de thèmes tels que l’identité, la sécurité civile, la consommation, la ville et la qualité de vie.

Tableau 1

Composantes minimales (structure linéaire) de l'entrevue de groupe

Composantes minimales

Entrevue de groupe

Format-type (entrevue)

- Session d'échange en groupe

Nombre de participants

- 8 à 12 par session

Durée

- 1,5 à 2 heures

Nombre de session

- Variable

Participants

- Sélection, sur invitation

- Partagent une ou des caractéristiques communes

Forme des renseignements (données recueillies)

- Conversation (incluant intonations de la voix)

- Silence (mots et enjeux)

- Langage corporel

Collecte et conservation des données (mode de)

- Enregistrement sonore

- Transcription

Modérateur (animateur)

- Souple mais encadrant

- Utilise un guide d'entrevue (et/ou la manière des sessions antérieures)

Format spécifique de présentation

- Citation d'extraits

- Identification et analyse des thèmes récurrents

Éthique de recherche

- Préparation et validation aux mêmes normes que tout projet de recherche avec des personnes

Source : Grudens-Schuck, Lundy-Allen et Larson (2004)

-> See the list of tables

L’identité

Plus récemment, Secor (2004) a publié une recherche sur la citoyenneté des migrantes Kurdes à Istanbul où ces dernières sont victimes de ségrégation de la part de la majorité turque. Elle y analyse leur rapport à l’espace, ou, comme l’auteure l’exprime, leurs « stratégies spatiales de citoyenneté ». Cette recherche utilise le groupe témoin comme unique outil de collecte de données. La chercheure aura tenu quatre séances ayant nécessité la participation de 33 femmes Kurdes, principalement des immigrantes [5]. Les groupes furent formés en tenant compte de l’âge des femmes et de l’année d’arrivée à Istanbul. Secor sait que dans certains lieux d’Istanbul, les immigrantes se sentaient ségréguées : « You can see yourself as a stranger… It is as if people look down on you », et « I went a few times, and they looked at me strangely… I became ill at ease with myself. I don’t want to go. I prefer to go to places that are of my own community. I am more comfortable there » (Secor, 2004 : 358).

À la suite de cette recherche, Secor conclut que les immigrantes Kurdes veulent conserver leur identité, malgré la méfiance des Turcs à leur endroit. Les séances de groupe témoin ont mis en relief la complexité de la dynamique culturelle qui prévaut à cet endroit.

La sécurité civile

Zeigler et al. (1996) ont étudié les comportements humains en situation d’urgence afin de faciliter la planification des opérations de secours et les mesures de rétablissement après une intervention. Les chercheurs ont eu recours aux groupes témoins, jusque-là peu utilisés dans la recherche sur les désastres, parce qu’ils permettent de discuter de ces questions. Zeigler a tenu deux séances de groupes témoins, dont les 22 participants provenaient de deux quartiers de Miami – Homestead et Kendall – ravagés par le passage de l’ouragan Andrew en août 1992. Contrairement à la majorité des études réalisées en géographie à l’aide des groupes témoins, Zeigler et ses collaborateurs ont retenu les services d’une firme spécialisée pour diriger les rencontres de travail. Trois thèmes furent abordés avec les participants, soit 1) les attitudes et les perceptions des gens tout juste avant l’impact de l’ouragan, 2) l’apparition d’une communauté thérapeutique et d’une communauté parasite après l’impact, et enfin 3) l’innovation due à la débrouillardise qui s’est manifestée à l’étape de la reconstruction. Les chercheurs ont pu constater qu’il existe deux types de comportements avant un désastre annoncé : il y a les personnes qui ne respectent pas les consignes émises par les autorités et celles qui les observent à la lettre. En revanche, comme le constatent les experts en mesures d’urgence (Shields, 1998), peu de victimes manifestent des signes évidents de panique. Les groupes témoins ont permis de saisir que si des individus ne se préparent pas à faire face aux ouragans, c’est essentiellement par manque d’information. Selon l’un des participants : « My island has been hit by hundred-mile-an-hour winds already… I’ve had the experience of heavy winds, heavy rains. What I think is that the news did not inform us of the amount of tornadoes that accompanied this storm. If it had been explained to the people, I would have gone » (Zeigler et al., 1996 : 126). D’après les participants à ces groupes témoins, certains commerçants profitent des situations chaotiques pour gonfler les prix artificiellement. De tels comportements seraient inévitables.

Cette recherche n’avait pas pour but d’évaluer le potentiel d’une méthode, mais plutôt d’« offrir un aperçu des comportements à surgir en réaction aux conditions environnementales en changement » (Zeigler et al., 1996 : 125). Elle visait à mettre au point des politiques publiques qui soient adéquates.

La consommation

Dans le cadre d’une recherche sur la signification attribuée au magasinage dans deux centres commerciaux britanniques, l’un étant situé en ville et l’autre en banlieue, Jackson et Holbrook (1995) et Holbrook et Jackson (1996) organisèrent deux groupes témoins, un premier pour mettre au point un questionnaire d’enquête, et le second pour évaluer les résultats préliminaires obtenus à l’aide du questionnaire en question. La sélection des participants a été effectuée à partir de groupes préexistants, de clubs de l’âge d’or, de jeunes, etc. Les participants se connaissaient déjà et il fut alors possible d’obtenir d’eux des récits collectifs. Les chercheurs voulaient entendre un discours qui différait de ceux des politiciens et des universitaires. Ils ont pu constater qu’avec le temps, la perception que les personnes âgées avaient du centre commercial situé en ville s’est transformée depuis qu’il est fréquenté par des représentants des communautés ethniques. Par exemple : « I think the trouble is now it’s not a community anymore. Wood Green was its own if you like, its own community and you don’t [get that] here anymore ». et : « A mixed crowd now » (Holbrook et Jackson, 1996 : 141).

Les représentants des communautés ethniques (afro-antillaise, grecque et cypriote) sont devenus les autres, et le discours s’est durci à leur endroit : « It was good years ago, but it’s not anymore. It’s all foreign muck [6]  » (Jackson et Holbrook, 1995 : 1923). Les personnes âgées déploraient ainsi la présence de ces jeunes qui vagabondaient dans le centre commercial. Le même sujet fut abordé dans les groupes témoins comprenant des jeunes qui se disaient au fait de ce que les personnes âgées pensaient d’eux : « That’s intimidation ». « You haven’t done anything to them but they look at you, they think something’s going to happen to them ». « You’re walking behind an old person, they see me and they stop, just waiting for me to walk past them and walk behind. It always happens to me ». « That happens to me all the time, man (other men all indicate their agreement). They start holding their bags so I can’t take it and that » (Holbrook et Jackson, 1996 :140). D’après les auteurs, le fait d’avoir tenu des groupes témoins avec des gens possédant des caractéristiques bien précises a été déterminant des types de résultats obtenus.

Ville et qualité de vie

Un groupe témoin sert à accorder la parole aux gens qu’il rassemble, et non pas à obtenir des résultats statistiquement significatifs. Dans une étude sur Laval, une ville située en banlieue de Montréal, nous avons regroupé des participants issus du milieu des affaires, du développement en haute-technologie et de l’administration afin que ceux-ci puissent exprimer librement leurs préoccupations personnelles.

Les échanges portaient sur quatre sujets :

  1. le territoire – selon un participant, le nombre des terrains disponibles à Laval diminue et l’espace semble se rétrécir ; à cela s’ajoute la fiscalité municipale et l’appréciation de la valeur foncière alimentée par la demande d’espace de construction ;

  2. la concurrence interrégionale – les participants sont d’avis que la ville subit la concurrence des banlieues, sans compter l’attraction que la métropole exerce sur les jeunes ;

  3. la valeur identitaire ou valeur d’appartenance – ou, comme l’exprime un répondant, « il faut engendrer une vie citadine », c’est-à-dire la création d’une centralité dont la fonction ne soit pas que commerciale (à Laval, un vaste centre commercial tient lieu de centre-ville) ;

  4. l’échelle du cadre de vie (thème le plus fréquemment évoqué) – comme l’exprime un répondant : il importerait de disposer d’espaces piétonniers ; il ne serait pas nécessaire de disposer d’un centre-ville conventionnel ; Laval devrait demeurer un havre de la vie en famille, etc. (Tremblay et Chicoine, à paraître).

Pour notre étude réalisée à Laval, nous avons sélectionné nos participants en tenant compte du cadre de vie et de son échelle spatiale.

L’action du modérateur : préparation et encadrement

À part la préparation nécessaire à la tenue d’un groupe témoin, il importe de veiller à ce que la collecte de l’information, la rédaction des rapports, etc. soient effectuées avec intégrité. Mais l’exercice lui-même possède ses propres exigences sur lesquelles il importe d’insister.

Ainsi, quel doit être le rôle du modérateur au sein d’un groupe témoin ? Doit-il se contenter de faire parler les participants pour ensuite passer à l’étape de la rédaction de son compte rendu ? Il n’existe aucune recette à ce chapitre et le succès de l’entreprise repose en bonne partie sur son habileté à garder le cap sur l’objectif fixé.

La figure 1 montre le design d’une recherche et les tâches nécessaires à la préparation de l’entrevue collective. Dans cette figure, l’expression I/P insérée entre les principales phases signifie Intrant/Produit. Les trois phases principales consistent (i) à susciter et obtenir l’information, (ii) à consigner l’information et (iii) à compiler et analyser cette information. Le modérateur assure l’encadrement de la démarche, et la collecte de l’information est effectuée au moyen d’appareils enregistreurs (caméra vidéo, magnétophone, etc.).

Puisqu’un groupe témoin sert à réaliser des entrevues collectives au cours desquelles l’information est recueillie sur le vif, l’interaction entre le modérateur et les participants s’avère centrale. Il importe donc pour celui-ci d’animer les rencontres de manière à pouvoir traiter des thèmes retenus en tenant toujours compte du temps disponible.

Quoique les instruments d’enregistrement des échanges puissent fonctionner de façon automatique, une personne doit prendre des notes et effectuer le chronométrage afin que l’animateur puisse se consacrer exclusivement à sa tâche, celle d’accorder son attention à tous les participants. Les notes recueillies sont alors utiles pour se retrouver dans les enregistrements et être en mesure de revoir et de réentendre des moments précis.

L’utilisation des groupes témoins dans la recherche en géographie pourrait avoir un bel avenir grâce aux diverses formes qu’ils peuvent adopter et, surtout, parce qu’ils constituent une source inépuisable d’informations.

Contextes sociaux

Hollander (2004) s’est penché sur la façon dont les groupes témoins permettent d’approfondir notre connaissance des contextes sociaux auxquels appartiennent les participants, puisqu’ils les reflètent. Hollander (2004 : 608) explique comment deux types d’obstacles peuvent parfois empêcher un groupe témoin d’être efficace : les silences-problèmes et les discours-problèmes. On parle de silences-problèmes quand des participants demeurent muets tout au long d’une séance, et de discours-problèmes lorsque les participants n’expriment pas réellement le fond de leur pensée ou bien qu’ils exagèrent. Il s’agit de symptômes qui révèlent l’influence de l’environnement social sur les échanges en groupe. Quatre perspectives doivent alors être prises en compte :

  1. le contexte associatif – les gens ne s’exprimeront pas librement dans un groupe témoin organisé en milieu de travail, là où ce qu’ils racontent risque de leur nuire ;

  2. le contexte statutaire – le statut social des participants amène à adopter des attitudes inattendues qui marquent leur façon d’échanger, donc leurs points de vue sur un sujet. Ainsi, selon Hollander dans les rapports hommes-femmes, les hommes s’accordent une position sociale supérieure dont ils se serviraient pour prendre le contrôle des échanges ;

  3. le contexte conversationnel – certains thèmes peuvent rebuter les participants qui seront portés à demeurer muets. Par exemple, dans le cadre d’un groupe témoin sur la violence, une participante refusait de discuter de la question du viol parce que, selon elle, pour les hommes – qui dominaient les discussions – la violence n’avait à voir qu’avec les crimes contre la propriété ;

  4. le contexte relationnel – il s’agit de la présence ou de l’absence de relations préexistantes entre les participants d’un groupe témoin. Il est possible que l’anonymat au sein d’un groupe permette d’aborder des sujets délicats, mais cela peut également nuire lorsque la confiance n’y est pas.

Ces divers contextes doivent être analysés afin de saisir les intérêts qui sont en jeu.

Figure 1

Logistique d'entrevue collective aux fins de recherche

Logistique d'entrevue collective aux fins de recherche

-> See the list of figures

Groupes témoins téléphoniques et informatiques

C’est en examinant le fonctionnement des groupes témoins téléphoniques que l’on peut évaluer avec le plus de précision la capacité d’un modérateur à diriger les échanges des participants. Hurworth (2004) a insisté sur les avantages qu’il y a à organiser des groupes témoins en se servant de conférences téléphoniques. Celles-ci permettent de rassembler des gens de partout en un même lieu tout en épargnant en temps et en frais de déplacements. Dans ces conditions, le groupe témoin adopte la forme d’une conférence téléphonique à laquelle participent de quatre à six personnes, dont les échanges sont enregistrés.

Selon Hurworth (2004), en l’absence de contacts visuels, ce type de groupe témoin permettrait aux participants de tirer profit d’une certaine forme d’anonymat. Ainsi, d’après Silverman [7], au cours de la tenue d’un groupe témoin téléphonique, des médecins auraient accepté de discuter d’euthanasie, d’erreurs médicales, de raccourcis éthiques et des limites de leurs connaissances. Toutefois, les participants à ces groupes témoins téléphoniques, ainsi que les modérateurs, doivent se passer de toutes ces informations qu’offrent les diverses formes d’expressions corporelles. Dans la même veine, il s’avèrerait certainement pertinent d’étudier les avantages et les inconvénients qu’offre la vidéoconférence comme moyen de créer des groupes témoins.

Généralisation et validation

Pour Jackson et Holbrook (1995), les groupes témoins ne sont pas utilisés de façon à obtenir des résultats statistiquement significatifs, mais plutôt pour comprendre la construction sociale du sens dans un contexte très spécifique. La difficulté de généraliser les résultats d’une recherche, obtenus au moyen d’entrevues collectives ne signifie pas que les résultats manqueront de crédibilité. Eu égard à la validation des données recueillies, Hollander (2004) propose une forme de triangulation des méthodes, par exemple : (i) en faisant remplir par chacun des participants un questionnaire confidentiel, dont les données seront comparées à celles obtenues au cours des discussions de groupe ; (ii) en procédant aux entrevues collectives ; (iii) en réalisant des entretiens individuels après la tenue du groupe témoin pour faire l’évaluation des échanges ayant eu lieu en groupe.

Conclusion

Il importe que les chercheurs en géographie explorent de quelle façon les autres chercheurs des sciences humaines utilisent des groupes témoins pour réaliser des entrevues collectives, et s’intéressent à la façon dont le groupe témoin aide à mieux comprendre à la fois la dynamique des interactions et la façon dont s’effectue la construction du sens à chaque nouvelle expérience (Hollander, 2004 : 631).