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La familiarité spatiale : une composante du sens du lieu

Comment leur cadre de vie est-il familier aux habitants des campagnes, nouveaux et anciens ? La question est pertinente dans un monde rural où l’affaiblissement des contraintes de mobilité, y compris par les technologies de l’information et de la communication, permet des modes de vie, et donc aussi des modes d’habiter, variés. Quelles sont les relations qu’entretiennent les habitants avec les lieux de leur environnement [1] dans une campagne périurbaine belge en ce début de XXIe siècle ? Quels sont les lieux pertinents et ceux qui disparaissent des cartes mentales des ruraux et néoruraux ? La réponse à ces questions permet de comprendre les nouveaux liens à l’espace rural, mais également de repérer les nouveaux lieux de référence potentiels et les nouveaux lieux de rencontre des communautés villageoises remodelées par la périurbanisation.

Durant ces dernières décennies, de nombreux géographes se sont penchés sur la question des relations aux lieux et à l’environnement proche, que ce soit à travers les concepts d’espace vécu (Frémont, 1976), de territorialité humaine (Dürrenberger, 1989), de territoire du quotidien (Di Méo, 1996), de « sense of place » (Buttimer, 1976), de topophilie (Tuan, 1974) ou d’environnement pertinent (Schmitz, 2001). En 1990, Gale et al., ont publié les résultats d’une recherche effectuée en milieu urbain, portant sur le concept de familiarité spatiale appliquée à une série de lieux bien connus dans la zone urbaine de Goleta, en Californie. Selon eux, la familiarité spatiale – concept qu’ils introduisaient en géographie – peut se définir comme « une connaissance approfondie d’un environnement et de ses éléments constitutifs ». Les auteurs proposaient d’étudier cette connaissance à travers deux composantes regroupant quatre dimensions : une composante cognitive, comprenant les trois dimensions que sont la visualisation, l’appellation et la localisation, et une composante comportementale comportant la dimension de fréquentation. Cette connaissance ne se limite pas au volet de la représentation cognitive [2], mais s’enrichit par les faits de pratiquer le lieu et de se tenir informé de son évolution. Elle implique une relation répétée avec l’environnement, qui peut se manifester par des activités réalisées quotidiennement. Cependant, la connaissance passe aussi par les informations reçues sur les différents lieux (Gould et White, 1984). Selon Kitchin (1994), les lieux avec lesquels un individu est le plus familier sont évidemment ceux au sujet desquels il se souvient du plus de choses. Néanmoins, la familiarité spatiale couvre un domaine plus large et plus complexe. Elle ne se limite pas au niveau de ce qui est bien connu, mais intègre les significations et connotations affectives (Aitken et al., 1993).

L’étude de la familiarité spatiale veut mesurer à quel degré les lieux, qui composent tant l’espace de vie que la carte mentale d’une personne, lui sont familiers. On peut faire un parallèle avec le marketing, où « la familiarité avec un produit est définie comme le nombre d’expériences liées au produit qui ont été accumulées par l’individu », traduisant une habitude et une connaissance acquise qui résultent d’un apprentissage ou d’une pratique répétée (Ouvry et Ladwein, 2008).

La connaissance de cette familiarité spatiale présente plusieurs utilisations potentielles. Elle peut aider à la localisation de services ou de commerces en tenant compte de la familiarité des lieux. Elle informe sur les lieux et les zones du territoire qui sont très familiers [3], mais également inconnus, en vue d’intégrer ces données dans le cadre d’un développement territorial, en cherchant par exemple à sensibiliser les habitants à des parties peu familières du territoire ou en faisant preuve de prudence lors de l’aménagement de lieux très familiers. Elle permet de repérer les diversités de familiarité spatiale au sein de la population et d’adapter les processus d’aménagement participatifs aux différents groupes de citoyens. Elle peut aussi aider le cartographe à privilégier les lieux très familiers de la population dans la conception d’outils de navigation.

De quelle façon se familiarise-t-on avec un lieu : visuellement, par son nom, par sa fonction, par sa localisation ? Si les recherches montrent que le sens du lieu n’est pas tant lié aux caractéristiques physiques du lieu en soi mais réside plutôt dans l’interprétation humaine de ses caractéristiques (Altman et Low, 1992 ; Jorgensen et Stedman, 2001 ; Stedman, 2003), comment se comporte la familiarité spatiale ? Quels sont les facteurs qui favorisent la familiarité d’un lieu ? Ces facteurs sont-ils liés aux caractéristiques intrinsèques du lieu ou dépendent-ils de l’interprétation et de l’utilisation du lieu ? Les facteurs prépondérants sont-ils communs à tous les habitants d’une communauté : la proximité du lieu, sa fréquentation, sa fonction, sa médiatisation, ou faut-il inclure des facteurs personnels tels que les attentes environnementales de la personne, son sexe, son ancienneté dans la commune ou sa mobilité quotidienne ?

Cet article explore la familiarité spatiale des habitants de deux communes périurbaines au nord de Liège. Il étudie les liens qu’ont les différentes dimensions cognitives entre elles et par rapport à la dimension comportementale. La fréquentation et donc les mobilités sont proposées comme des facteurs influençant des dimensions cognitives de la familiarité spatiale. L’espace périurbain belge offre une palette de comportements spatiaux qui devraient agir sur la familiarité spatiale. Nous analyserons les liens entre l’ancienneté de résidence, la mobilité quotidienne liée au travail et les modes de déplacement. Après une présentation de la méthodologie, les résultats des enquêtes seront étudiés en trois phases. Dans un premier temps, nous comparerons les dimensions cognitives et comportementales de la familiarité spatiale entre elles pour voir si elles sont relativement indépendantes et pour constater la façon dont elles interagissent. Dans un deuxième temps, nous analyserons les variations de la familiarité spatiale vis-à-vis des différents lieux des deux communes afin de cerner le poids des caractéristiques intrinsèques du lieu, des éléments de signification et de sa localisation par rapport aux itinéraires des habitants. Autrement dit, un lieu est-il familier parce qu’il est un élément visible, un élément pertinent, « potentiellement » important pour la communauté ou un élément localisé dans le noyau des espaces de vie des habitants ? Finalement, nous analyserons la variabilité de la familiarité spatiale au sein de la communauté villageoise. Il n’est plus question de démontrer l’obsolescence des déterminants uniques (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle…) (Beck, 2001) mais de nous interroger en particulier quant à l’influence des mobilités sur la familiarité spatiale.

Méthodologie

Le secteur d’étude sélectionné couvre deux communes périurbaines belges à caractère rural, situées à l’est de la Belgique, en province de Liège (figure 1). Le choix des communes de Bassenge et de Dalhem, et celui plus particulier des localités de Wonck et de Warsage (anciennes communes avant la fusion de 1977), repose sur plusieurs critères. Ni Wonck ni Warsage ne sont chef-lieu de commune. Leur superficie (10,45 km2 et 8,40 km2) ainsi que le nombre d’habitants (1397 et 1378) sont comparables. Leur localisation est symétrique, tant par rapport à la Meuse que par rapport à l’axe autoroutier Liège – Maastricht. L’accessibilité aux grands axes autoroutiers est un élément non négligeable dans le choix des deux localités qui sont à une distance-temps similaire (25 minutes) de Liège.

Figure 1

Localisation des communes de Bassenge et de Dalhem

Localisation des communes de Bassenge et de Dalhem
Source : limites communales IGN 2005

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Comme dans la recherche de Gale et al. (1990), douze lieux bien connus, de fonctionnalités diverses et pour lesquels un quidam est susceptible de demander son chemin, ont été choisis dans chaque commune étudiée. Les lieux [4] sont répartis de façon homogène sur le territoire communal et représentent assez bien les différentes fonctions rencontrées dans une commune périurbaine belge (figures 2 et 3). Deux lieux appartenant à l’autre commune, et jouant le rôle de lieux perturbateurs, ont été ajoutés à la liste des douze lieux familiers (lieux 6 et 12 des figures 2 et 3) ; ces deux lieux font partie du domaine du tourisme et de l’horeca (hôtellerie, restauration et cafés), ils ont un caractère plus régional que local et sont susceptibles d’être visités par une proportion plus large de la population.

Figure 2

Commune de Bassenge : localisation des lieux concernés dans l’étude

Commune de Bassenge : localisation des lieux concernés dans l’étude
Source : limites communales IGN 2005

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Les enquêtes de terrain ont été menées de porte en porte sous forme de questionnaires-photos, par les auteurs en juillet 2009. Cette modalité d’enquête a permis d’entendre des commentaires spontanés sur les lieux qui seront utiles lors de l’interprétation des résultats des traitements statistiques. Quatre-vingt personnes ont été interrogées dans chaque localité.

Figure 3

Commune de Dalhem : localisation des lieux concernés dans l’étude

Commune de Dalhem : localisation des lieux concernés dans l’étude
Source : limites communales IGN 2005

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Des 160 individus de l’échantillon total établi pour les localités de Wonck et de Warsage, 44 % sont de sexe masculin, 4 % ont moins de 18 ans, 67 % ont entre 18 et 64 ans et 29 % sont âgés de plus de 65 ans. Au regard des catégories socioprofessionnelles, les deux proportions les plus importantes de l’échantillon sont constituées de travailleurs et de retraités (respectivement 48 % et 39 %), le reste se dispersant entre les chercheurs d’emploi (3 %), les élèves et étudiants (4 %) et les femmes ou hommes au foyer (6 %). Enfin, 34 % de l’ensemble des individus de l’échantillon sont natifs de leur commune et 66 % ont un emploi à l’extérieur de la commune ; ils sont donc considérés ici comme des migrants alternants.

La première partie du questionnaire concernait les composantes cognitives et comportementales de la familiarité spatiale, décomposées en cinq dimensions : visualisation, appellation, localisation selon la visualisation, localisation selon l’appellation et fréquentation. La deuxième partie du questionnaire concernait des questions d’identification, en particulier sur la mobilité. Afin d’éviter un éventuel biais provenant de l’ordre des questions dans l’évaluation des dimensions et de l’ordre des lieux proposés, quatre versions de formulaire d’enquête ont été utilisées.

Les personnes interrogées devaient positionner chacune des cinq dimensions de la familiarité spatiale sur des échelles de Likert à sept niveaux : à partir d’une photographie du lieu pour les dimensions visualisation et localisation par visualisation, à partir du nom usuel du lieu pour l’appellation et la localisation, à partir de toutes les informations relatives au lieu pour la fréquentation. Pour chaque dimension, les questions étaient du type (exemple de la visualisation) : « Pour chacune des 14 photos numérotées de 1 à 14, évaluez votre familiarité avec le lieu photographié sur une échelle de 1 à 7 » [5].

Les dimensions de la familiarité spatiale

En considérant les 2240 couples [6] « personne-lieu » relatifs à chacune des cinq dimensions de la familiarité spatiale, il se confirme une répartition en deux groupes. D’une part, les dimensions cognitives pour lesquelles plus de 80 % des réponses se concentrent sur les niveaux extrêmes de l’échelle de Likert. Il semble qu’on connaît un lieu ou pas et qu’il est difficile pour les personnes interrogées de nuancer leur familiarité par rapport au lieu. D’autre part, la dimension comportementale dont la répartition selon l’échelle de Likert est plus équilibrée avec 23,1 % pour le niveau 1, « jamais fréquenté », 30,9 % pour le niveau médian et 18,1 % pour le niveau 7, « fréquentation assidue », tandis que les niveaux 2/3 et 5/6 récoltent respectivement 15 et 12,8 %.

La même analyse, effectuée pour chaque localité, montre des tendances similaires avec une plus grande fréquentation et une meilleure reconnaissance des lieux de la commune chez les habitants de Wonck.

Chaque couple de dimensions de la familiarité spatiale a été comparé en utilisant les coefficients de corrélation de rang de Spearman (rs). Pour l’ensemble des observations des deux localités, les corrélations entre les variables visualisation et localisation d’après visualisation (rs=0,93) et entre les variables appellation et localisation d’après appellation (rs=0,94) sont très élevées et significatives (p˂0,05) ; il faut néanmoins tenir compte du fait que les résultats sont influencés par l’impossibilité de localiser le lieu si on ne l’a pas reconnu visuellement ou nominalement, selon le cas. Les corrélations (rs) sont de 0,65 entre les variables visualisation et appellation et de 0,69 entre les variables localisation d’après visualisation et localisation d’après appellation. Les corrélations entre la fréquentation et les autres dimensions cognitives sont moins élevées : les rs sont tous compris entre 0,5 et 0,6. Les mêmes tendances sont observées dans les deux localités mais, à chaque fois, les rs pour les habitants de Wonck sont légèrement supérieurs à ceux obtenus pour les habitants de Warsage, le rs entre les dimensions fréquentation et appellation étant même inférieur à 0,5 chez ces derniers.

Les corrélations élevées entre la visualisation et la localisation d’après visualisation et entre l’appellation et la localisation d’après appellation signifient, malgré les réserves présentées plus haut, que dans chacune des deux localités et pour l’ensemble des lieux, pratiquement tous les individus sont capables de situer l’endroit qu’ils découvrent par la photographie ou dont l’appellation leur est familière. La corrélation plus faible entre la visualisation et l’appellation signifie que les individus ayant une bonne familiarité visuelle n’ont pas nécessairement tous la même familiarité par rapport au toponyme, et inversement. La fréquentation se démarque des autres dimensions : les corrélations entre la fréquentation et celles-ci sont positives et statistiquement significatives, mais leur faible valeur indique que les dimensions cognitives ne sont pas forcément liées à la fréquentation, et inversement.

Les analyses en composantes principales [7] sur chacune des deux localités confirment ces résultats (figures 4 et 5). L’examen des poids factoriels indique que, dans les deux localités, les quatre dimensions cognitives contribuent fortement au facteur 1 (valeurs absolues de l’ordre de 0,9) tandis que, pour ce même facteur 1, la coordonnée factorielle de la fréquentation présente des valeurs absolues de l’ordre de 0,7. Pour le facteur 2, les valeurs absolues sont globalement plus faibles pour les cinq dimensions, ce qui signifie que celles-ci contribuent plus faiblement à la deuxième composante principale ; toutefois, les valeurs relatives à la fréquentation sont de l’ordre de 0,5 et celles relatives à l’appellation et à la localisation d’après appellation sont de l’ordre de 0,4, ce qui indique une certaine contribution de ces dimensions au second facteur. Le facteur 1 représenté par l’axe des abscisses traduit avant tout les dimensions cognitives de la familiarité spatiale, tandis que le facteur 2 représenté par l’axe des ordonnées distingue les lieux très médiatisés des lieux très fréquentés.

Figure 4

Projection des dimensions et des lieux dans le plan factoriel à Bassenge

Projection des dimensions et des lieux dans le plan factoriel à Bassenge

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Si la fréquentation favorise les dimensions cognitives de la familiarité spatiale, elle n’engendre pas une connaissance systématique, ou ne conditionne pas la connaissance d’un lieu. Les directions des vecteurs liés à l’appellation et du vecteur fréquentation, par rapport au facteur 2, soulignent une certaine indépendance entre la familiarité d’un toponyme et la fréquentation, car plus que les dimensions visuelles, le nom peut être approprié par médiatisation sans contact direct avec le lieu.

Figure 5

Projection des dimensions et des lieux dans le plan factoriel à Dalhem

Projection des dimensions et des lieux dans le plan factoriel à Dalhem

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La familiarité spatiale des différents lieux

A la suite de l’analyse en composantes principales, nous avons représenté les lieux dans l’espace factoriel en utilisant leurs scores factoriels moyens. À partir de la matrice des scores factoriels des individus, les moyennes des scores par lieu ont été calculées pour les deux premiers facteurs. La représentation graphique de ces résultats donne la projection des lieux et des dimensions dans le plan factoriel (figures 4 et 5) : le facteur 1 fortement lié aux dimensions cognitives de la familiarité spatiale en abscisse et le facteur 2 qui tend à opposer les lieux familiers à la suite d’une fréquentation assidue aux lieux moins fréquentés, mais faisant l’objet d’une médiatisation importante.

Ces graphiques montrent que la majorité des lieux se situent du côté négatif du premier axe. Du côté positif de la composante principale, se retrouvent quelques lieux (quatre à Bassenge, six à Dalhem) qui ne sont pas ou qui sont très peu familiers. À Bassenge, les quatre lieux peuvent être groupés par deux. La ferme et l’étang de la Guisette ne sont globalement pas familiers selon la première composante principale. L’autre groupe reprend les deux lieux perturbateurs issus de Dalhem, qui se retrouvent à une position extrême du graphique. Les résultats sont similaires pour Dalhem, sauf pour la Tour-musée d’Eben-Ezer qui apparaît nettement plus familière. À Bassenge, les 10 autres lieux sont familiers : de faiblement, comme le supermarché SPAR de Glons, à très familiers, comme l’Administration communale.

La seconde composante principale, et donc plutôt l’aspect de la fréquentation et de l’appellation, discrimine mieux ces 10 lieux. Le fort d’Eben-Emael et la chapelle Le Petit Lourdes ont des scores positifs assez proches suivant cette seconde composante principale : ils ont tous deux une familiarité plus importante du point de vue de l’appellation et de la localisation d’après appellation, tandis qu’ils ont un faible degré de fréquentation. Au contraire, l’Administration communale, la boulangerie Schipers et la banque CBC obtiennent tous les trois des scores négatifs sur le facteur 2, ce qui indique une fréquentation élevée. La poste, le restaurant Fistou, la Tour d’Eben-Ezer, le supermarché SPAR et le Poney’s Club du Geer obtiennent des scores moyens sur ce second facteur.

L’interprétation de la position des lieux dans le plan factoriel se fait pratiquement de la même manière pour les résultats de Dalhem avec, selon la première composante principale, six lieux peu ou pas familiers et deux lieux – l’Administration communale et la supérette Tossens – particulièrement familiers. Quant aux autres lieux, la seconde composante principale permet de les discriminer. Ceux-ci s’étagent entre l’École d’équitation Bois du Roi dont la familiarité spatiale est plutôt liée à l’appellation et la boulangerie Coin des Délices dont la familiarité spatiale est fortement reliée à la fréquentation. Néanmoins, la répartition ne suit pas le même ordre qu’à Bassenge : on ne peut donc pas regrouper systématiquement par fonctionnalité les lieux selon leur familiarité spatiale. Car, au-delà de la fonction, la localisation ainsi que l’ancienneté et la qualité du service, dans le cas de commerces, peuvent influencer la familiarité spatiale.

Par exemple, les administrations communales sont des lieux où chaque habitant est susceptible de se rendre occasionnellement. Sur l’histogramme de la dimension visualisation, leur administration communale est parfaitement familière à près de 100 % des personnes interrogées. Néanmoins, si près de 70 % des habitants de Wonck passent à proximité de leur administration communale, lieu central situé sur l’axe principal, le diagramme de fréquentation du lieu Administration communale est beaucoup plus uniforme pour les habitants de Warsage.

L’influence de la localisation sur la familiarité spatiale et également marquée pour les commerces de proximité dont la fréquentation est dépendante de la localisation par rapport aux itinéraires habituels et qui, dans les deux communes, sont bien ancrés dans les représentations visuelles et toponymiques. Ils sont autant d’affordances [8] (Gibson, 1979 ; Berque, 1990) que l’habitant pourrait saisir en cas de besoin même s’ils ne sont pas dans les espaces de vie quotidiens. Pour les banques et les lieux de petite restauration, la localisation influence par contre également les dimensions cognitives de la familiarité spatiale. Si une boulangerie ou une supérette présente une probabilité non négligeable d’être utilisée par tous les résidants, les banques appartiennent à des réseaux qui sont restés longtemps inaccessibles aux clients des réseaux concurrents. Quant aux lieux historiques et touristiques que sont les forts militaires de la ceinture fortifiée de Liège édifiée entre 1932 et 1935, 100 % des individus de Wonck et plus de 80 % de ceux de Warsage connaissent celui de leur commune (les taux de familiarité visuelle sont légèrement inférieurs). Par contre, les histogrammes de fréquentation montrent une différence pour les niveaux supérieurs, liée à leur localisation par rapport aux axes de circulation.

Exception faite des lieux issus de l’autre commune, les différents lieux proposés aux habitants de Warsage sont plus dispersés dans le plan factoriel que les lieux proposés aux habitants de Wonck : on peut en déduire que la familiarité spatiale est moins uniforme à Dalhem. La géométrie des deux territoires communaux et les itinéraires quotidiens pourraient expliquer cette différence. La forme étirée de la commune de Bassenge engendre des déplacements selon un axe principal où se trouvent de nombreux passages obligés, ce que l’on ne retrouve pas à Dalhem où la distribution des localités est en grappe au sein d’un territoire plus compact (figure 1).

La médiatisation peut cependant compenser une moins bonne localisation. C’est le cas pour la tour-musée d’Eben-Ezer qui, malgré sa localisation excentrée, est relativement connue dans les deux localités, ou pour le bureau de poste de Bassenge, mis en évidence par un hold-up avec prise d’otages en février 2008, dont les dimensions cognitives sont plus familières que pour le bureau de Dalhem pourtant mieux localisé.

La projection des lieux et des dimensions dans le plan factoriel nous confirme que la fonction du lieu, sa localisation par rapport aux itinéraires habituels et sa médiatisation influencent les différentes dimensions de la familiarité spatiale. Cette projection montre que certains lieux comme les fermes, les arbres remarquables, les étangs qui avaient jadis une fonction pour la navigation à travers la campagne, comme lieux de rendez-vous partagé par la communauté et comme lieux d’activités occasionnelles, sont relégués en lieux-dits dont la familiarité régresse fortement. L’administration communale reste par contre, même à l’échelle de la commune fusionnée, un lieu de référence très familier. Certains commerces ou lieux de service, quand ils parviennent à attirer la majorité des résidants et quand leur histoire récente n’a pas connu de changement de nom ou d’affectation, peuvent également être très familiers. Ils peuvent même être des lieux de référence pour les nouvelles communautés périurbaines. Sur le plan du patrimoine bâti, les forts dont l’histoire tragique a marqué nombre de familles bénéficient d’une assez bonne familiarité, surtout toponymique ; par contre le château Francotte, construit par une famille bourgeoise et utilisé aujourd’hui comme lieu d’hébergement et de réception par des groupes souvent extérieurs à la commune, a peu de valeur pour la communauté.

Les caractéristiques des résidants et leur familiarité spatiale

les analyses de la familiarité spatiale des différents lieux ont traité les données de l’enquête comme si les populations de Wonck et de Warsage formaient des communautés assez homogènes. Or, surtout dans ces campagnes périurbaines belges, la population des villages est le résultat de la juxtaposition (Schmitz, 2004 et 2007) d’une population autochtone ayant un lien plus ou moins ancien avec les activités agricoles et de nouveaux résidants travaillant majoritairement dans la région urbaine liégeoise. Ces nouveaux habitants et le changement des habitudes de mobilité chez les anciens expliquent une redistribution des lieux de référence. Dès lors, comment ces facteurs de mobilité, mais également les caractéristiques identitaires classiques comme le sexe ou l’âge, influencent-ils les familiarités spatiales ?

Les hypothèses de l’influence des caractéristiques des résidants, en particulier des mobilités, sur la familiarité spatiale ont été soumises à un test d’indépendance de Pearson (χ2). De ces analyses, il ressort que les dimensions de la familiarité spatiale sont indépendantes du sexe, mais qu’à l’exception des dimensions toponymiques, l’âge influence les autres dimensions de la familiarité spatiale. Les personnes de plus de 65 ans fréquentent plus les différents lieux de la commune et ont une familiarité visuelle meilleure que le reste de la population. L’ancienneté dans la commune influence aussi logiquement la familiarité spatiale, avec un effet moins marqué pour la composante comportementale. Anciens et nouveaux résidants fréquentent les mêmes endroits, mais la connaissance du territoire communal est évidemment plus fine chez les personnes habitant la commune depuis plus de 20 ans. Par contre, l’hypothèse de l’indépendance entre la familiarité spatiale et un lieu de travail extérieur à la commune n’est rejetée que pour la dimension localisation à partir de l’appellation, qui requiert de fréquenter le territoire, mais surtout la communauté qui véhicule des toponymes (Cauquelin, 1995). Pour les autres dimensions, il n’y a pas de différences significatives entre les personnes travaillant dans la commune et celles travaillant en dehors de la commune.

Enfin, les analyses des modes de déplacement montrent logiquement qu’un déplacement pédestre influence positivement la fréquentation des différents lieux de la commune (χ2obs = 49,75 ; p = 0,0001), la dimension visualisation (χ2obs = 15,88 ; p = 0,0032) et la dimension localisation, que ce soit au départ de la visualisation (χ2obs = 15,49 ; p = 0,0038) ou de l’appellation (χ2obs = 16,63 ; p = 0,0023). L’hypothèse d’indépendance entre la dimension appellation et les déplacements pédestres peut également être rejetée bien que la valeur du χ2 observé soit plus faible (χ2obs = 10,79 ; p = 0,029). Quant au déplacement à vélo, il favorise également la dimension visualisation (χ2obs = 12,37 ; p = 0,0148) et la dimension appellation (χ2obs = 11,94 ; p = 0,0178) et dans une moindre mesure que le déplacement pédestre, la fréquentation (χ2obs = 21,98 ; p = 0,0002). Par contre, l’hypothèse de l’indépendance entre les déplacements à vélo et la capacité à localiser le lieu ne peut être rejetée. Les modes de déplacement doux favorisent la familiarité spatiale, avec logiquement, un effet moindre pour l’appellation. Curieusement, les cyclistes ne semblent pas présenter une capacité de localisation des lieux différente des résidants qui ne pratiquent pas le vélo.

Conclusion

Cet article présente la familiarité spatiale comme un outil de réflexion et d’analyse du sens du lieu : mieux comprendre pour mieux agir en intelligence avec les lieux et les résidants. Il a dégagé des tendances et des explications concernant la familiarité spatiale des habitants de deux communes périurbaines belges par rapport aux lieux de leur commune. Il a également affiné les dimensions de la familiarité spatiale telles que définies par Gale et al. (1990). Du point de vue méthodologique, il a dégagé une méthodologie de l’étude de la familiarité spatiale qui pourrait, par exemple, être appliquée à la familiarité spatiale des lieux ordinaires ou permettre la mise en évidence de barrières ou de gradients géographiques.

D’un point de vue des dimensions de la familiarité spatiale, la recherche montre que les composantes cognitives et comportementales, bien que liées, ne mesurent pas la même chose, ce qui est conforme aux résultats de Gale et al. (1990) en Californie ; cependant, la recherche discrimine également, en particulier grâce à l’examen des plans factoriels, les dimensions relatives à l’appellation et à la visualisation. La recherche montre un lien fort entre la dimension localisation et la connaissance du lieu : connaître un lieu semble aller de pair avec la localisation de ce lieu, les habitants interrogés étant presque toujours capables de localiser le lieu si son image ou son nom leur sont familiers. La recherche montre également que la familiarité spatiale telle que mesurée compose avec une fréquentation des lieux et de la communauté qui véhiculent leur toponyme.

La comparaison de la familiarité spatiale dans les deux communes montre que les lieux de Bassenge sont plus familiers aux habitants de Wonck que ne le sont les lieux de la commune de Dalhem pour les habitants de Warsage. La géométrie et les itinéraires habituels peuvent expliquer partiellement cette différence, mais les faibles coefficients de corrélation de Spearman entre la fréquentation et les différentes dimensions cognitives, en particulier pour Dalhem, soutiennent l’idée que la fréquentation n’explique pas tout.

Des enquêtes à Wonck et à Warsage et de leurs analyses, il ressort que les lieux proposés sont pour la plupart très familiers selon la composante cognitive, ce qui peut s’expliquer par la sélection de douze lieux supposés bien connus. Néanmoins, quelques histogrammes présentent une forme en U, en particulier ceux relatifs aux lieux-dits, et d’autres lieux ne sont pas familiers, tels les deux fermes et le Château Francotte. Les histogrammes de fréquentation des lieux sont par contre généralement plus plats, sauf pour certains lieux particulièrement proches ou éloignés des axes de déplacement habituels. À l’exception des administrations communales, la fonction des lieux ne permet pas de discriminer les lieux très familiers entre eux, mais par contre, les lieux moins familiers ont des fonctions qui ne sont pas pertinentes pour les résidants interrogés. Deux notions peuvent être introduites : 1) l’affordance et 2) la médiatisation, certains lieux étant familiers parce qu’on en parle. La familiarité spatiale dépend donc :

  • de la fréquentation des lieux et donc de leur localisation géographique ;

  • de la médiatisation, des informations qui circulent sur les lieux et donc des relations sociales des habitants. La médiatisation expliquerait que les noms des lieux sont plus familiers aux personnes travaillant dans la commune qu’aux autres. Les dimensions nominales sont très sensibles à cette médiatisation ;

  • de la pertinence du lieu, de la reconnaissance des lieux en tant que lieux ayant un intérêt potentiel, ce qui n’est plus le cas des lieux-dits et des fermes, excepté pour quelques randonneurs ou agriculteurs, ce qui n’était pas le cas d’une agence bancaire ne faisant pas partie du réseau de la personne interrogée, mais ce l’était d’un supermarché, même localisé dans une partie de la commune qu’on ne fréquente pas.

Bien que la mobilité ne puisse être considérée comme un facteur explicatif isolé, les effets de la mobilité sur la familiarité spatiale sont importants, en particulier en ce qui concerne les mobilités douces et donc une autre façon de pratiquer le territoire communal. Le lieu de travail intervient dans la fréquentation des lieux, mais également dans la possibilité de recueillir de l’information, en particulier concernant les noms des lieux. Quant à l’ancienneté dans la commune, elle favorise une connaissance directe plus fine des lieux.

La juxtaposition des modes d’habiter dans ces campagnes périurbaines belges et les nouvelles pratiques de mobilité et de socialisation semblent avoir un effet de redistribution des lieux de référence des communautés villageoises. L’étude de la familiarité spatiale permet de mettre ces lieux en évidence. Elle permet également d’appréhender la complexité des relations aux espaces de vie et des cognitions spatiales, bien qu’on ne puisse pas, comme dans un laboratoire, isoler les facteurs explicatifs et qu’il faille composer avec leurs influences multiples.