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Tall in the Saddle (Edwin L. Marin, 1944).

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Que le cinéma occupe une place primordiale dans l’oeuvre de Gilles Deleuze est un fait attesté [1]. Bien des critiques et des théoriciens du cinéma remarquent que, pour Deleuze, la philosophie n’est pas une discipline destinée aux universitaires ou aux happy few. À l’oeuvre dans la vie quotidienne et la culture populaire, elle est partout. La principale innovation de Cinéma 1 et Cinéma 2 n’est pas tant la lecture bergsonienne du septième art qu’y fait Deleuze que l’importance accordée par celui-ci à l’impact du cinéma, depuis ses origines, en 1895, sur la perception et l’imagination du monde. En montrant ce que la philosophie peut « faire » du film, Deleuze politise l’art de voir et de lire le cinéma. Il fait du cinéma un objet critique ; il transmue ce que le monde prend pour un passe-temps ou un divertissement en une opération. Pour bien comprendre ce qui va suivre, il faut remarquer que, chez Deleuze, le spectateur-lecteur « ordinaire » du film devient une sorte de stratège. Le stratège interprète le cinéma dans le cadre de l’histoire du médium, c’est-à-dire à partir de l’« archive » qui informe et oriente la lecture qu’on en a dans une perspective politique.

L’orientation de la lecture qui suit est simple : il va s’agir de voir dans quelle mesure la figure du stratège se rattache à celle du stratigraphe, c’est-à-dire à celle du géologue qui perçoit dans le paysage cinématographique — surtout celui du film d’avant-garde et du western — des couches de durée dépassant toute compréhension humaine. La durée que l’on peut percevoir dans les « strates » du paysage comprend la déjà plutôt longue histoire du cinéma ainsi que celle du monde comme totalité en devenir. Dans Cinéma 2, la discussion portant sur la stratigraphie du film a tendance à privilégier le cinéma d’auteur des années 1970-1980. Nous voudrions, dans le présent article, proposer ce qui suit : nous croyons que le stratège — ou fin lecteur — est à même d’inclure dans le champ stratigraphique non seulement les paysages du régime de l’image-temps (soit ceux d’après la Seconde Guerre mondiale), mais aussi ceux de l’image-mouvement (soit ceux que l’on trouve, grosso modo, dès les origines du cinéma et jusqu’au milieu du xxe siècle).

Le paysage stratigraphique

Vers la fin du neuvième chapitre de L’image-temps, Gilles Deleuze estime que le cinéma moderne accède à une « nouvelle lisibilité des choses ». Cette « thèse » va de pair avec ce qu’il appelle par ailleurs la nouvelle présence de l’image stratigraphique (Deleuze 1985, p. 314-341). Traitant de la rupture du lien « sensori-moteur » qui, dans l’ancien régime de l’image-mouvement, enchaînait le regard du spectateur au mouvement des images à l’écran, Deleuze aborde ce qui se présente comme un traité du paysage du cinéma moderne. Il s’agit d’un paysage sédimenté, dont les nombreuses couches de temps témoignent d’une importante durée. Un peu comme le temps, qui ne connaît ni origine ni fin, serait le réel pour l’historien, le paysage cinématographique est simplement . Il s’agit d’un paysage dont l’existence, à l’aune du temps géologique, remonte avant toute présence ou création humaine. Il ressemble aux lieux qu’avait évoqués Claude Lévi-Strauss, l’« archéologue de l’espace » (c’est de cette manière qu’il se décrit), quand il se souvient des trois « maîtresses » — Marx, Freud et la géologie — qui l’ont nourri : la dernière était la « mère et nourrice de l’histoire », la muse (qui pourrait se nommer « Geologia ») qui « affecte d’un nouveau sens les transformations du globe terrestre » (Lévi-Strauss 1955, p. 63). Déjà, dans les textes de cet auteur, le paysage stratigraphique comprend un temps où les ordres organique et inorganique sont, nous semble-t-il, d’une force et d’une vitalité sans limites. Deleuze, pour sa part, semble nous dire que le désert ou la plage rocheuse, lieu commun dans les traités de sciences humaines, devient l’espace par excellence du cinéma depuis ses origines.

Afin de trouver un point de repère d’où il peut voir le paysage stratigraphique, faute de n’avoir encore pu cerner la nouvelle lisibilité du monde, Deleuze est obligé de résumer les hypothèses qui clôturaient L’image-mouvement : les liaisons sensorimotrices s’affaiblissent ; la caméra se met à « errer » ; l’événement autour duquel tourne la narration se met à proliférer ; les clichés deviennent l’une des matières premières du cinéma ; les complots d’un pouvoir global sont dénoncés. C’est surtout là que le régime sensorimoteur cède la place aux situations optiques et sonores pures qui tendent à effacer toute distinction entre le subjectif et l’objectif (Deleuze 1985, p. 15). Il faut donc qu’il y ait rappel, à l’intérieur de l’image-mouvement, de ces thèmes ou lieux communs, pour qu’on en arrive à de nouvelles réflexions sur les qualités tactiles de l’image visuelle. Dans le devenir qu’elle incarne, comme l’indique le verbe choisi par Deleuze (1985, p. 317), « l’image visuelle devient archéologique, stratigraphique, tectonique ». Mais comment une durée aussi complexe peut-elle « devenir » ? Dans son livre sur le cinéma, Deleuze suit un ordre quasiment historique et géographique pour aborder les auteurs et les films mettant en scène de tels paysages. « Ce sont les déserts dans les villes allemandes », remarque-t-il, songeant peut-être ici aux panoramiques des décombres de Berlin qui constituent le décor d’Allemagne, année zéro de Rossellini (1947). Faisant allusion aux coupes sèches des paysages arides et inhumains de Teorema (Pasolini, 1968), il signale que « ce sont les déserts de Pasolini, qui font de la préhistoire l’élément poétique abstrait, l’“essence” coprésente à notre histoire, le socle archéen qui révèle sous la nôtre une interminable histoire » (Deleuze 1985, p. 317).

Il inclut également dans cette liste « les déserts d’Antonioni », qui ne portent que des traces de « parcours abstraits » et « recouvrent les fragments multipliés d’un couple primordial », sans doute ceux que traverse le couple originaire de Zabriskie Point (1970), puis les « fragmentations de Bresson, qui raccordent ou ré-enchaînent des morceaux d’espace dont chacun se ferme pour son compte » — s’agit-il des chemins boueux d’Ambricourt dans Le journal d’un curé de campagne (1950) ? — et contrastent avec le paysage du corps féminin chez Rohmer, qui « subit des fragmentations, comme fétiches sans doute », mais aussi comme tessons ou « morceaux d’un vase ou d’une poterie irisée sortie de la mer » (Deleuze 1985, p. 317-318). Cette description évoque le paysage accidenté autour d’Annecy dans Le genou de Claire (1970), la plage normande et la mer dans Pauline à la plage (1983), ou bien le scintillement de la mer et de l’atmosphère lumineuse régnant à la fin du Rayon vert (1986). Pierre Perrault, considéré comme l’inventeur du cinéma direct, fait pour sa part se juxtaposer, dans Le pays de la terre sans arbres, des « images géographiques, cartographiques, archéologiques » en racontant l’histoire de la disparition du caribou. Alain Resnais mérite également le titre de stratigraphe quand il « plonge l’image dans des âges du monde et des ordres variables de couches ». Mais c’est Jean-Louis Straub et Danièle Huillet qui sont les maîtres passés et présents de tels paysages. Le plan straubien est, somme toute, un « manuel de stratigraphie », une « coupe comportant des lignes pointillés de facies disparus et les lignes pleines qu’on touche encore », de sorte qu’en somme, « l’image visuelle, chez Straub, c’est la roche » (Deleuze 1985, p. 318-319).

La liste établie ici équivaut, dans l’idiolecte deleuzien, à une petite archive du cinéma moderne. Mais, en même temps, si l’on se rappelle son double ou sa contrepartie, définis par le philosophe dans Foucault, une telle liste constitue un diagramme des vertus et des pouvoirs du paysage mû par une durée bergsonienne (la durée bergsonienne par excellence, pourrait-on dire), ce que Deleuze (1985, p. 110) appelle un « temps non chronologique saisi dans sa fondation ». Il s’agit d’un diagramme à l’intérieur duquel l’image visuelle est « présente et passée, encore présente et déjà passée, à la fois, en même temps » (Deleuze 1985, p. 106) [2]. En tant qu’archive, la liste va de l’après-guerre, soit du cinéma de Rossellini et du néoréalisme — où des villes incarnent des « espaces quelconques, cancer urbain, tissu dédifférencié, terrains vagues qui s’opposent aux espaces déterminés de l’ancien réalisme » (Deleuze 1983, p. 286) — jusqu’aux années 1980, moment propice à l’émergence du cinéma de Straub et Huillet qui, en tant que cinéastes minoritaires, inventent le public potentiel qui paraît bientôt les avoir attendus. Comprise comme diagramme, l’image stratigraphique serait la preuve de la présence nouvelle et insolite, voire perturbante, du paysage cinématographique pur, dans sa quiddité ou son « heccéité ». Ainsi, ce que Deleuze appelle le « manuel » de stratigraphie chez Straub et Huillet serait un diagramme, sorte de traité visant une transformation de l’archive qui remonte à Rossellini et au néoréalisme.

Pour le lecteur moyen, « homme ordinaire du cinéma », selon la formule de Jean-Louis Schefer (1982), l’idée d’une nouvelle stratigraphie fait problème [3]. Dans les pages consacrées à Straub, le paysage décrit par Deleuze comporte une durée qui va au-delà et en dehors du temps dans lequel il est perçu. Mais, paradoxalement, il demeure dans les limites de la perception qui le cerne. Il fait prendre conscience de l’impossibilité de le penser. Force est alors de constater que le diagramme d’une nouvelle archéologie de l’image serait une autre forme de paysage, un paysage vu cette fois à travers une temporalité pour ainsi dire géo-logique, qui renvoie d’une tradition picturale « classique » à une espèce de tableau chiffré, carte ou palimpseste à deux dimensions [4]. Dans le même contexte, Deleuze suggère précisément que le régime de l’image-temps a pour assise l’archive du cinéma classique. Insistant sur la présence du muet dans le moderne, il voit et dans le muet et dans le cinéma moderne une autonomie de la bande-son vis-à-vis de la bande-image. Ayant traité de l’image-perception, que l’on peut en général cerner dans le plan d’ensemble, surtout dans le western (Deleuze 1983, p. 102), Deleuze constate, en renvoyant à Winchester 73 (Anthony Mann, 1950), que ce genre de film met l’accent à la fois sur les qualités spécifiques du paysage et sur la naissance de la perception du paysage. En parcourant les panoramas, le « lecteur » du film perçoit… la perception. Un intervalle s’ouvre entre le paysage et ce qui le rend visible. En revanche, le paysage stratigraphique du cinéma moderne, contrairement à ce qui se passe dans le western classique, ne permet plus aucun intervalle. D’un plan à l’autre, le paysage est à présent strié d’interstices.

Mais pour quelles raisons la stratigraphie ne ferait-elle pas partie du western ou du cinéma classique ? Pourquoi le cinéma, depuis ses origines, ne serait-il pas un site de l’image tellurique ? La question s’impose, non pour infirmer les hypothèses de Deleuze sur le cinéma moderne, mais plutôt pour montrer que leur envergure est bien plus vaste que celle — qu’il s’agisse de la taxinomie ou de la stratégie — que laisse entrevoir le choix d’exemples énumérés. D’emblée, le lecteur de L’image-mouvement et de L’image-temps note que les concepts majeurs développés dans ces deux ouvrages appartiennent à un lexique rigoureux. Le style de Deleuze, de même que la force et la puissance poétique des mots qu’il utilise pour véhiculer ces concepts, les font « devenir » à la fois lisibles et visibles. Les mots font donc partie du paysage « stratigraphique ». Ils sont à voir et à lire dans leur forme et dans leur mouvement telluriques et quasi « physiques ». Parfois, leur aspect sonore, qu’on dirait rocheux ou rocailleux, devient visible, tour à tour incarnant et occultant le sens qu’ils portent. Ça et là, ils deviennent les événements mêmes dont ils parlent ou qu’ils désirent « faire voir ».

Ouvrir les mots

Dans la lecture attentive qu’il fait de Michel Foucault, Deleuze (1986, p. 72) constate que l’auteur de L’archéologie du savoir « est singulièrement proche du cinéma contemporain » parce qu’il « ouvre les mots et les choses ». En les mobilisant, il les ouvre. En les donnant à lire de la manière dont il le fait, il les fend. Il arrive ainsi à la limite qui sépare le visible de l’énonçable. C’est d’ailleurs dans son livre sur Foucault que Deleuze invoquera l’oeuvre de Jean-Marie Straub pour élucider ce que signifient les « strates ou formations historiques » dont parle Foucault. C’est la référence à Straub qui permettra à Deleuze d’ouvrir, de fendre, et même d’éparpiller l’idiolecte foucaldien et de l’adapter à son propos. Ce sera par ailleurs dans son Foucault que, s’appuyant sur la double lecture des écrits de Maurice Blanchot et de Foucault, Deleuze (1986, p. 71) sera amené à formuler l’idée que « ce qu’on voit ne se loge jamais dans ce qu’on dit ».

Ainsi, en ouvrant les mots de Deleuze (selon les axes du voir et du parler), le lecteur constate qu’en ayant recours à l’idée foucaldienne de stratigraphie et à l’archive de films auquel ce terme renvoie, Deleuze suppose l’existence de stratèges — les « grands auteurs » du cinéma — et de stratégies qui, pour lui, renvoient à une véritable théorie (politique) du cinéma. La tâche que Deleuze confiera désormais au lecteur de film consistera à « lire » la théorie comme un texte à « ouvrir ». Le texte, lézardé et lacunaire, est jalonné de vocables, de signes brisés, disjoints, mais paradoxalement entrelacés : c’est un ensemble de mots, de cartes et de concepts superposés, tous arrachés à des contextes hétérogènes et le plus souvent étrangers les uns aux autres.

Il s’agit donc de voir comment l’idée ou le catégorème de « stratégie » résonne à la fois dans le mot et dans le paysage stratigraphique. Le premier indice permettant de comprendre cette résonance se trouve dans ce que dénotent les idées d’archive et de diagramme. Dans ce cas, l’archive serait plutôt du côté de l’histoire du cinéma classique et présiderait au régime de l’« image-mouvement ». Le diagramme, en revanche, serait un ensemble d’archives réunies pour que le cinéma soit considéré comme une opération stratégique. Il reste à voir dans quelle mesure le cinéma stratigraphique bascule d’un côté ou d’un autre. Archive ou diagramme ? Il est certain que, dans son Foucault, et en particulier vers la fin du chapitre où il traite des « composantes de l’image », Deleuze (1986, p. 292-340) fait un pas au-delà des principes énoncés par ailleurs. Là, il s’astreint à distinguer l’intervalle, qui fait partie de l’image-mouvement, de l’interstice, qui désigne une disjonction totale entre un plan et ceux qui le précèdent ou le suivent. Dans le western classique, répétons-le, il s’agit d’« un drame du visible et de l’invisible autant qu[e d’]une épopée d’action » ; « le héros […] impose à l’action l’intervalle ou la seconde de retard qui lui permet de tout voir » (Deleuze 1983, p. 102). L’idée d’intervalle connote ici les idées de continuité et d’accord, cependant que l’idée d’« accord » connotera celle de « raccord ». Mais dans le paysage où l’intervalle est censé se trouver, par exemple dans Winchester 73, ce que l’on voit est virtuellement stratigraphique [5]. L’intervalle est si mince qu’il devient un interstice quasi imperceptible parce que le paysage — malgré le plaisir que l’on peut avoir à parcourir des yeux les creux, les anfractuosités des rochers et les crêtes accidentées — est à présent donné à lire en même temps qu’il est donné à voir.

Revenons aux pages décrivant les traits pertinents du paysage stratigraphique : dans une série d’allusions relatives au cinéma en général, celui du régime de l’image-mouvement compris, Deleuze rappelle d’abord que le faux raccord entre deux plans ou bien le raccord à 180° (dont Fritz Lang fait un usage fréquent et qui est mis en évidence dans quelques plans-clés de L’Atalante de Jean Vigo [1934]), exige une lecture de deux faces disjointes d’une même chose. C’est le cas dans Moïse et Aaron de Straub et Huillet (1974), où les plans autonomes des paysages désertiques exigent une lecture que Deleuze (1985, p. 319) définit comme « une fonction de l’oeil, une perception de perception, une perception qui ne saisit pas la perception sans en saisir aussi l’envers, imagination, mémoire ou savoir. […] Lire, c’est ré-enchaîner au lieu d’enchaîner, c’est tourner, retourner, au lieu de suivre à l’endroit ». La parole que l’on « voit » dans le cinéma muet (les intertitres, les didascalies, les gros plans de visages permettant de lire sur les lèvres le grain de la voix) exige une lecture de l’image. En revanche, dans le cinéma moderne, la parole lue ou entendue « devient indépendante de l’image visuelle » et du coup transforme les plans en une espèce de tableau ou de graphique, ou, comme le dit Deleuze (1985, p. 320), en une « coupe archéologique ou plutôt stratigraphique ». Lorsque la parole intervient, elle souligne que nous sommes en présence d’un « espace vide d’événement » (Deleuze 1985, p. 322).

La parole intercède non comme fait, mais comme acte ou instance si lointaine qu’elle devient comme un écho d’elle-même : du off off. S’ensuit une nouvelle distribution d’éléments qui seront et vus et énoncés, et perçus et lus. L’acte de parole n’a plus de repères ; sa géographie — les lieux d’origine et de destination de la parole — est on ne peut plus incertaine et improbable. À présent, la parole paraît sortir des couches sédimentaires les plus profondes de la terre et provenir de souvenirs qui se sont comme fossilisés dans les rochers ; l’acte de parole se métamorphose ainsi en une sorte de sonde insolite des profondeurs et des gisements de la coupe géologique.

Une pédagogie du faux

Une nouvelle pédagogie, constate alors Deleuze, s’instaure. Elle découle de la parole qui s’inaugure à partir d’une disjonction qui lui est interne et qui insinue que l’espace est de nature différente de celui qu’on décèle dans les intervalles et contours du cinéma narratif. Tout à coup, le discours pédagogique de Deleuze se charge d’une nouvelle visibilité. Soudain, et au tournant d’une page, nous apprenons que les contradictions et les éléments indécidables dans le cinéma de cette nouvelle couche « ne nous laissent plus simplement confronter l’entendu et le vu coup par coup, ou un à un, pédagogiquement », mais que « leur rôle est d’induire un système de décrochages et d’entrelacements qui déterminent tour à tour les différents présents par anticipation ou rétrogradation, dans une image-temps directe, ou bien qui organisent une série de puissances, rétrogradable ou progressive, sous le signe du faux » (Deleuze 1985, p. 326 — c’est moi qui souligne).

Suivant le mode d’emploi décrivant, dans Foucault, la manière d’ouvrir les mots, on dirait qu’un éclair de lumière traverse le faux et le fend en deux. Le faux est donc à lire et à voir. Ce mot incarne la fausseté, bien sûr, mais il peut aussi être considéré comme une icône ou un emblème de Saturne, une prosopopée du Temps. L’image du vieux faucheur est visible dans le mot. L’étrange facture des vocables suggère qu’il ne faut pas choisir entre le vrai et le faux. Sans doute Deleuze (1985, p. 165-202) renvoie-t-il à son chapitre sur les puissances du faux, à savoir aux pages où ses remarques anticipent sur la stratigraphie et où il nous rappelle que les espaces d’Antonioni et d’Ozu ne peuvent pas s’expliquer de façon spatiale en raison du fait qu’ils sont non localisables. Ici, intervient un temps sans chronologie, un temps géologique, pourrait-on dire, « qui produit des mouvements nécessairement “anormaux”, essentiellement “faux” » (Deleuze 1985, p. 169). Un lecteur indulgent dirait que Deleuze (1985, p. 171) s’en prend à la véracité sous-jacente de toute image du cinéma narratif ou classique, qu’il veut mettre en jeu une « narration falsifiante » afin de donner au concept de l’image-temps une qualité indécidable, qu’il se range, dans son analyse, du côté de la philosophie nietzschéenne. Mais pour le lecteur qui voudrait « ouvrir » les mots et les projeter vers « la limite qui sépare le visible de l’énonçable », le faux serait l’envers et l’endroit de la faux. Le mot comprendrait, comme le je rimbaldien, un « autre » en soi. La lame du mot faux, un magnifique faux mot, à vrai dire, fait en sorte que ce mot ne peut plus être associé (ou raccordé) avec l’article « masculin » qui était garant de son sens. Son autre « féminin » ferait partie d’un inconscient qui à la fois perturbe et entérine la pédagogie deleuzienne [6].

L’image stratigraphique est telle, ajoute Deleuze, qu’il n’y a plus de voix off ni de hors-champ. Le sonore est une image à part entière née dans sa rupture d’avec l’image visuelle. C’est une phrase polymorphe qui explique la nouvelle condition du cinéma : le son et le paysage « ne sont même plus deux composantes autonomes d’une même image audio-visuelle, comme chez Rossellini, ce sont deux images “héautonomes”, une visuelle et une sonore, avec une faille, une coupure irrationnelle entre les deux » (Deleuze 1985, p. 327 — c’est moi qui souligne). Bien que Deleuze attribue la distinction « autonomie-héautonomie » à la Critique du jugement de Kant [7], il est impossible de ne pas voir dans la paronomase une différence minime entre auto et héauto. Veut-il dire que l’autonomie de deux images est brisée par un coup de faux qui y laisse une faille ou y provoque une rupture ? Veut-il dire que leur héautonomie indique la présence d’un interstice entre deux cadrages, l’un visuel et l’autre sonore ? La coupure irrationnelle entre ces deux images fait naître « deux images héautonomes » (Deleuze 1985, p. 329), en fait, qui sont constamment séparées. Deleuze (1985, p. 330) ajoute que l’héautonomie « renforce la nature audio-visuelle de l’image ».

C’est ici, alors qu’il paraissait avoir oublié la dimension stratigraphique de l’image, que Deleuze la retrouve, inconsciemment semble-t-il, à l’aide de l’adjectif héautonome. L’aspiration vocale perceptible dans le préfixe fait conséquemment voir une altération dans l’héautonomie, surtout quand le mot est plaqué sur autonomie. Dans une couche du substantif, gît un souvenir aussi immédiat que celui de la Critique du jugement de Kant. Pour tout étudiant de prosodie française, « L’héautontimorouménos » des Fleurs du mal est probablement le poème qui porte le titre le plus interminable et le plus inoubliable du répertoire sur lequel il doit se pencher :

Je te frapperai sans colère

Et sans haine, comme un boucher,

Comme Moïse le rocher !

Et je ferai de ta paupière,

Pour abreuver mon Saharah,

Jaillir les eaux de la souffrance.

Baudelaire 1961, p. 84, v. 1-6

Le titre renvoie à celui d’une comédie de Térence désignant la personne qui se tourmente, ipse se puniens [8]. Il est impossible de ne pas voir dans le néologisme de Deleuze une « autonomie de soi » ou une autonomie doublée par le souvenir du paysage sédimenté de Baudelaire transposé sur celui du Moïse et Aaron de Straub et Huillet : la formule « comme Moïse le rocher » du poème des Fleurs du mal se métamorphose en un paysage cinématographique, ainsi que « mon Saharah » deviendra le désert, locus classicus de tout cinéma qui se veut stratigraphique [9]. Kant est doublé par Baudelaire, et les cinéastes classiques du désert — Stroheim, Ford, Vidor, Walsh —, par Straub. C’est ce dernier et Danièle Huillet qui créent une image sonore qui s’arrache « à son support lu, texte, livre, lettres ou documents » (Deleuze 1985, p. 330), bref, à tout ce qui lui est étranger. On est toujours proche du tourniquet de Baudelaire (1961, v. 21) — « je suis la plaie et le couteau ! » — quand l’acte de parole se retourne contre lui-même (Deleuze 1985, p. 381) et devient ainsi un acte de résistance à sa propre effectuation.

Dans ces phrases, l’acte de parole que note Deleuze chez Straub évoque les souvenirs d’images de coupes archéologiques et géologiques dans un décor désertique. Tout à coup, la stratigraphie est marquée par l’histoire en raison du point de vue marxiste du cinéaste. Entre les strates du paysage, des luttes de classe se mêleraient soudain à des conflits de couches géologiques. Suivant le fil de cette pensée, le paysan muet qui habite le paysage fera voir comment et combien le décor résiste à tout acte de parole qui voudrait transformer le lieu d’où il s’énonce en un événement [10]. Au moyen des actes de parole et de visibilité dans Moïse et Aaron « le paysage tellurique développe toute une puissance esthétique qui découvre les couches d’histoire et de luttes politiques sur lesquelles il est bâti » (Deleuze 1985, p. 334). Une disjonction vitale des images visuelle et sonore renvoie de nouveau à l’« espace littéraire » de Blanchot, un espace qui renvoie lui-même à « un rapport d’incommensurabilité très précis, non pas [à] une absence de rapport », à une dissociation du visuel et du sonore, chacun étant « héautonome » vis-à-vis de l’autre (Deleuze 1985, p. 334) [11]. Deleuze constate que lorsque l’image visuelle n’a plus de composante sonore, le visuel et le sonore « ne sont même plus deux composantes autonomes d’une même image audio-visuelle, comme chez Rossellini, se sont deux images “héautonomes” […] » (1985, p. 327). Pour arriver à ce stade, Deleuze nous amène à traverser des espaces vides, désertiques et rocheux, à la fois silencieux et siliceux. Ces lieux sont ceux des correspondances sans correspondances, bref, des lieux où le visuel et le sonore sont dans un rapport « indirect libre » (Deleuze 1985, p. 340).

Voilà donc un paysage mixte et polymorphe, d’une longue durée géologique, mais un paysage non moins réparti en coupes historiques. Dans ce paysage désertique et criblé d’éléments déconnectés, faut-il voir une toile de fond d’où surgirait l’audiovisuel, ou plutôt un espace interne fait d’un mélange du sonore et du visible ? Les remarques faites dans ces pages, influencées par une optique empruntée à Blanchot, sont modulées dans les pages du Foucault, livre qui, comme L’image-temps, est consacré à la rencontre « fortuite et nécessaire », pourrait-on dire, de l’énonçable et du visible. Nous savons désormais que l’énoncé est « héautonome » par rapport au visible (Deleuze 1986, p. 57). La passion de voir, chez Foucault, philosophe qu’il appelle « un voyant » (Deleuze 1986, p. 58), marque l’histoire de la philosophie d’une nouvelle manière d’énoncer les choses. Elle travaille les strates, « formations historiques, positivités ou empiricités » faites de mots et de choses (Deleuze 1986, p. 55). Le champ des strates « ne renvoie pas nécessairement au passé » (Deleuze 1986, p. 58), et le savoir qui en dérive se constitue de l’unité de strates ou de seuils. L’archive, dit Deleuze (1986, p. 71), est de l’ordre de l’audiovisuel et, du coup, est d’un caractère disjonctif, si disjonctif dans le voir-parler que « les exemples les plus complets » se trouvent dans le cinéma des Straub, de Syberberg et de Duras. Le rapport scindé du parler et du voir fait partie de la « strate » foucaldienne, voire des strates qui se transforment « en même temps » (Deleuze 1986, p. 70).

Dans le chapitre suivant de Foucault, « Les stratégies ou le non-stratifié », il semble que le Pouvoir prenne la forme — tel le panoptique — d’un diagramme, à savoir, d’un schéma ou d’une carte illustrant « des rapports de forces » (Deleuze 1986, p. 44) qui pourraient être soit visibles soit lisibles. Ici, le diagramme se confond, comme en un fondu enchaîné, au concept de stratégie. Tout en suivant la ligne de démarcation entre le voir et le parler chez Foucault, Deleuze utilise une métaphore dans laquelle la stratégie se substitue au diagramme : « Les stratégies se distinguent des stratifications, nous dit Deleuze, comme les diagrammes se distinguent des archives » (1986, p. 80). En remontant aux pages qui expliquent ce qui les distingue, le lecteur découvre qu’archive renvoie à une « histoire des formes » que le diagramme, que Deleuze (1986, p. 51) appelle « devenir des forces », va doubler. Par la suite, le diagramme se révélera n’être pas autre chose qu’une « superposition de cartes », voire une stratigraphie composée de couches cartographiques. Le diagramme s’arroge du pouvoir parce qu’il brasse les distinctions ou intervalles entre forme et contenu ou entre discours et visibilité. C’est un dispositif qui sera à l’origine de la production d’une réalité allant à l’encontre de celle de l’archive, qui ne prend forme que lorsqu’elle représente d’autres archives d’origines variées. Au lieu de faire un bilan de l’histoire comme le fait l’archive, le diagramme va s’ouvrir à des créations imprévues ou inouïes.

Il est impossible de ne pas voir dans le « diagramme » un concept qui a comme équivalent cinématographique le paysage « stratigraphique ». Les auteurs chers à Deleuze construisent leurs mises en scène à partir de bien des disjonctions entre visibilités et actes de parole. Des sonorités insolites perturbent les lieux qu’elles traversent, tandis que le paysage isole et rend étrange toute énonciation dans le champ de l’image. Une archive serait un paysage stratifié, et un diagramme l’effet que produit, dans ce paysage même, l’abîme ouvert entre le parler et le voir. Les combinaisons variables du visible et de l’énonçable, ajoute Deleuze (1986, p. 90) plus loin, sont autant de « strates » ou de formations historiques. Il est clair que Deleuze voudrait faire figurer le devenir dans le principe du diagramme.

Or le stratège du diagramme est celui qui va « restratifier » et recomposer l’archive du temps présent en vue d’un avenir à bien plus long terme, d’un devenir, en somme. Les auteurs que Deleuze mobilise dans son travail sur le cinéma sont eux aussi des stratèges dans la mesure où ils font éclater le lexique des archives dont ils héritent, mais toujours en les suivant et en les copiant. Ainsi l’archive, sorte de coupe ou de bilan de paysages sédimentés, serait le terrain du stratège, alors que le diagramme serait le paysage « stratigraphique » de cinéastes comme Rossellini ou les Straub, dont les créations cernent la durée dans des décors « archéologiques ». Ils altèrent toute synchronie entre la voix ou le son et le paysage qui en serait le reflet ou lui servirait de toile de fond. On dirait que l’image visuelle, au sens où l’entend Deleuze (1985, p. 317), qui « devient archéologique, stratigraphique, tectonique », le devient parce que, quand on fend les mots, on dispose d’une stratégie qui s’investit dans une stratigraphie cinématographique.

C’est ici que l’homme ordinaire du cinéma, celui qui serait du côté de l’archive quand il voit des films du régime de l’image-mouvement, et du côté du diagramme quand il fréquente les grands auteurs modernes, se demande où sont ces stratigraphies. Est-ce une stratégie que de mélanger les paysages classiques, tirés de l’archive, aux paysages qui se voudraient diagrammatiques ? Peut-on embrasser le devenir en fouillant dans l’archive des auteurs classiques ? En d’autres mots, peut-on transmuer les paysages classiques, fort stratifiés, en des outils stratégiques ? On pourrait répondre à ces questions par l’affirmative, surtout là où l’on investit de la politique dans la pédagogie cinématographique. Mais il semble qu’une telle stratégie soit plutôt une tactique. C’est une « tactique » chez Deleuze que de tirer le paysage sédimenté ou le désert rocheux du cinéma des années 1950-1980. C’est encore à un mouvement tactique que Deleuze a recours quand il qualifie ses observations sur le paysage tectonique de « composantes » remontant au début du cinéma [12]. C’est par une ironie sublime que l’opération consistant à distinguer l’image-mouvement de l’image-temps, présentée comme une opération stratégique, est justement ce que le texte cherche à subvertir et, ça et là, à saboter.

Ainsi, la tactique de l’histoire du paysage stratigraphique, telle qu’elle se place dans « les composantes de l’image », acquiert dans l’imaginaire une durée bien plus longue que celle de l’histoire du cinéma ou de l’histoire des taxinomies constituant les « assises » théoriques de Cinéma 1 et Cinéma 2 [13]. C’est un mouvement « tactique » qui consistait à confondre strate, stratégie et stratigraphie. On peut le constater quand on ouvre les mots et quand on suit, comme à fleur de peau, les croisements et l’entrelacs de sens dans les registres du visible et du lisible dans le texte deleuzien. Du coup, on dirait que le paysage stratigraphique, comme le montre le western depuis les origines du septième art, dépasse les efforts des cinéastes les plus accomplis en vue de le faire se plier aux exigences de l’intervalle ou bien, au contraire, de l’« extriquer » d’une durée incommensurable. Dans l’histoire du cinéma, ce paysage devient le lieu propice d’une tactique qui met à profit les ressources de l’archive. Une tactique du paysage serait ainsi ce qui complique le paysage de son double archival. Ce serait ce qui le stratifie davantage dans l’histoire du cinéma.

Stratégie et paysage classique

En guise de conclusion, il suffit de revenir à l’image apparaissant au début du présent article : cette image constitue un plan que l’« archiviste » dirait classique et le « stratège », insolite. Une espèce de plan off, que l’on peut observer dans Tall in the Saddle (Edwin L. Marin, 1944), où l’image présente un paysage des plus stratifiés : une montagne rocheuse lézardée par un chemin zigzaguant, devant un panorama vu à partir d’un chemin accidenté. Vide, sans présence humaine, la montagne et le chemin qui la cicatrise ont l’air d’être , immobiles, représentations de la « quiddité » rocheuse. Dans la séquence filmique à laquelle nous faisons allusion, le paysage est quand même commenté, lu, pour ainsi dire, par une voix off. Une vieille et vilaine chipie, assise dans le compartiment de la diligence par la fenêtre duquel le paysage a été vu dans les plans précédents, accompagne une belle et innocente jeune fille. Gabby Hayes, le chauffeur râleur et ivrogne, est assis en haut d’un attelage de six chevaux dont il tient la bride. À côté de lui se trouve John Wayne — riding shotgun ! —, qui lui a offert quelques instants auparavant de lui donner un coup de main en prenant la bride : « I’ll spell you if you like. » Hayes, ennuyé par la chipie qui lui demande d’aller encore plus vite, vient d’arrêter la voiture, dans le but évident d’exaspérer la dame en question. La soudaine immobilité de la scène ponctue le mouvement auparavant cahoteux de la diligence dans un paysage peuplé de cactus et de rochers. Le film s’arrête et s’immobilise. La voix off de la chipie intervenant sur fond de paysage précise que, bien sûr, la diligence pourrait rouler à toute allure, puisque le chemin présente une longue descente en zigzag.

Personne n’est présent dans le plan : sans qu’on puisse la localiser, et provenant pendant un moment d’on ne sait où, la voix de la chipie ne fait qu’indiquer que la diligence va bientôt s’engager à toute allure sur la descente. En attendant, mis en condition de « voir » la mise en scène, le lecteur du film pourrait attribuer l’origine de la voix au rocher situé à mi-chemin entre le point de vue de la caméra (qui serait celui de la diligence) et le paysage stratigraphique, au fond. Grâce au discours indirect libre du film, c’est le rocher qui parle et, en parlant, fait voir une physionomie stratigraphique. Là où l’ombre projette sa forme elliptique au creux du rocher, y dessinant un oeil et un nez, émerge le spectre d’un crâne vu de profil. Le rocher porte donc les attributs d’une figure inorganique, voire d’une personne fossilisée et d’un temps originaire, qui « voit » — et donne à voir — la mise en scène tout en étant dans la mise en scène. C’est là que, tout à coup, une image classique, du régime de l’intervalle ou de l’image-mouvement, se mue en une image-temps, en une stratigraphie, en une durée insolite en même temps que le film s’immobilise. Ici aussi le film (se) théorise : l’archive du western classique devient un diagramme de la durée. Mis en situation de déchiffrer la stratigraphie du plan, le lecteur du film se transforme en un stratège du cinéma.