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C’est en 1970 que Henri Pousseur fonde, avec Pierre Bartholomée, le Centre de Recherches musicales de Wallonie (crmw), qui hérite des installations du studio de Bruxelles – créé en 1958 dans le contexte de l’Exposition universelle – et qui déploie sa structure à Liège en vue de promouvoir « l’étude, la pratique, la diffusion et l’enseignement de la musique vivante sous toutes ses formes[1] ». Installé au départ au Palais des Congrès, le Centre de Recherche établit très vite des liens étroits avec la Radio-télévision belge de la Wallonie-Bruxelles (rtbf) et avec le Conservatoire de Liège. Pendant ces premières années, de grandes manifestations ont lieu sous l’impulsion de son fondateur, comme le projet Midi-Minuit[2] – dans lequel une invention musicale collective est créée par un amalgame de styles et de groupes reliés entre eux par un système de haut-parleurs, répartis dans quatre salles du Palais des Congrès – ou encore la composition collective Stravinsky au futur[3]. D’autres initiatives sont créées et développées autour de différents axes : la recherche en pédagogie musicale, des ateliers et formations (de musique ethnique, d’études du rapport langue-musique ou de la musique électronique, formations d’animateurs musicaux, ateliers pour enfants), des séminaires de théorie et pratique musicales (musique expérimentale, improvisation et jazz), le studio de musique électronique, les activités de l’ensemble Musique Nouvelle et l’organisation de la série de concerts Sérénades[4]. C’est entre 1996 et 1999 que le Centre de Recherches évolue vers sa structure actuelle spécialisée en matière d’informatique musicale, doté de deux studios principaux. En 1997, Pascal Decroupet est désigné en tant que directeur-administrateur, une fonction qu’il assume jusqu’en 2001, conjointement avec Marie-Isabelle Collart en tant que secrétaire coordinatrice. En 2010, le Centre prend sa dénomination actuelle d’après son fondateur et s’appelle désormais le Centre Henri Pousseur (chp). Depuis 2015, Stijn Boeve en est le directeur général[5].

Concert du Centre Henri Pousseur avec Thomas Moore (trombone) et Klaas Verpoest (vidéo) dans Signale zur Invasion/Oktophonie de Karlheinz Stockhausen. 27 septembre 2020, Great Amber Hall de Liepāja (Lettonie), à l’occasion du Liepāja Art Forum.

Photo : Valters Pelns

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Structure et infrastructure au service de la création mixte

Aujourd’hui, le chp propose tout d’abord des résidences aux compositeurs qui souhaitent développer des oeuvres mixtes et met son expertise au service de la création artistique, plus particulièrement dans le développement de l’informatique musicale et de son architecture informatique. L’équipe technique du chp est composée de trois spécialistes en la matière : Gilles Doneux (réalisateur en informatique musicale), Patrick Delges (informaticien) et Xavier Meeùs (ingénieur du son). Ainsi, une vingtaine de résidences sont organisées chaque année, accueillant des compositeurs et compositrices de la Fédération Wallonie-Bruxelles, des autres régions du pays (la Flandre et la Communauté germanophone), ainsi que de l’étranger. Parmi les oeuvres récentes développées dans les studios liégeois figurent, notamment, instabilités (2020) pour violoncelle et électronique du compositeur britannique Sam Hayden – une oeuvre qui sera créée par Séverine Ballon (violoncelle) et le chp lors du Festival international de musique contemporaine de Huddersfield en 2022 –, Carpe diem (2020) pour bugle, violon alto et électronique de Michel Fourgon – compositeur liégeois et professeur de composition au Conservatoire royal de Liège –, Residual (2019) pour ensemble et électronique de la compositrice italienne Daniela Fantechi – oeuvre créée par le hermesensemble le 21 novembre 2019 au Concertgebouw de Bruges – ou encore des oeuvres de compositeurs tels que Jean-Luc Fafchamps, Sarah Wéry, Stéphane Orlando et Jean-Pierre Deleuze (Belgique), Alireza Farhang (Iran/France), Vykintas Baltakas (Lituanie), Richard Barrett (Angleterre), Martin Matalon (Argentine/France), Kasper T. Toeplitz (Pologne/France), Andrea Mancianti (Italie/Finlande) ou Malika Kishino (Japon/Allemagne).

Outre l’accueil et l’accompagnement de la partie technique et informatique d’oeuvres mixtes, le chp agit également en tant que (co-)commanditaire en proposant chaque année un nombre de bourses de composition. Ainsi, des bourses ont été attribuées à des compositeurs tels que Raphaël Cendo (dans le cadre de l’oeuvre Foris [2011-2012] pour violoncelle et électronique), Philipp Maintz (pour l’oeuvre und düsteren auges, blutbesprengt [2012] pour violon alto et électronique), Richard Barrett (life-form [2012] pour violoncelle et électronique), Kris Defoort (The Brodsky Concerts [2010] pour piano, récitant et électronique), Stefan Hejdrowski (jeune compositeur de la Fédération Wallonie-Bruxelles, pour le développement de l’oeuvre Allongée sur le vide [2019] pour violoncelle, flûte, voix et électronique) ou encore à Martin Matalon (pour l’oeuvre La Rueda [2019] pour violon, piano et électronique).

Projets multidisciplinaires

L’un des projets actuels dont le chp est également co-commanditaire est l’oeuvre A Page of Madness (2020) du compositeur belge Daan Janssens[6]. Par ce projet, le compositeur – avec qui le chp a réalisé plusieurs pièces mixtes depuis 2015[7] – propose une nouvelle bande-son pour le film muet Kurutta ichipeiji (狂った一頁) (1926) du réalisateur japonais Teinosuke Kinugasa (d’après une idée originale de Yasunari Kawabata, lauréat du prix Nobel de littérature en 1968). Dans cette partition, écrite pour flûte(s), alto, harpe, voix, percussions et électronique, l’électronique est utilisée en tant qu’élément perturbateur entre réalité et imagination. À travers ces pages dans lesquelles les interventions originales d’un benshi – en tant que narrateur et interprète des séquences – ont été remplacées par un livret poétique composé par le psychiatre belge Dirk De Wachter, Janssens livre son interprétation propre du film, guidant le public à travers la complexité de la réalisation visuelle par l’utilisation de leitmotivs ainsi que d’autres motifs de reconnaissance. Le projet, qui vient de recevoir avec grand succès sa création à Anvers en octobre 2020, sera – après l’interruption forcée causée par la pandémie – de retour sur scène lors de la saison 2021-2022, entre autres à Bruxelles, à Gand et à Amsterdam.

Avec Journal d’un usager de l’espace, une autre nouvelle production pluridisciplinaire sera présentée à partir de l’automne 2021. Dans cette nouvelle collaboration, l’ensemble vocal hyoid (représenté à cette occasion par la mezzo française Fabienne Seveillac et le ténor suédois Andreas Halling), le chorégraphe belge Benjamin Vandewalle, la compositrice finlandaise Maija Hynninen et le chp proposent un parcours à travers différents espaces, menant à une chorégraphie expérimentale et permettant aux sons et aux interprètes de voyager en allant de l’ordinaire vers l’extraordinaire. Faisant référence au titre Espèces d’espaces (1974) de Georges Perec, la perception individuelle est ainsi mise au centre du questionnement, dans une tension continue entre le proche et le distant, entre l’acoustique et l’amplification, entre le naturel et le traitement, entre l’analogique et le digital.

Formation et accompagnement

Dans les activités du Centre, une attention particulière est donnée aux jeunes compositeurs. Aussi, tous les deux ans, suivant une procédure d’appel, le Prix Henri Pousseur est attribué à un ou à plusieurs étudiants ou lauréats des conservatoires de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce prix consiste en la commande d’une nouvelle oeuvre mixte, accompagnée d’une bourse. Ainsi, le ou les lauréats ont la possibilité de développer une pièce lors d’une résidence au Centre ; l’oeuvre est ensuite programmée lors des activités de concerts, par exemple dans le cadre du festival annuel Images Sonores, dédié à la musique mixte, que le chp organise annuellement depuis 1999[8]. Ainsi, depuis 2009, sept jeunes compositeurs ont reçu cette distinction pour des oeuvres en création : il s’agit de Gilles Doneux (SecondLife Symphony [2010] pour violoncelle et électronique), Gaëlle Hyernaux (through y ring [2012] pour quatuor à cordes et électronique), Pierre Slinckx (Beats [2014] pour quatuor à cordes et électronique), Guillaume Auvray (Corpuscules [2016] pour violoncelle, piano et électronique), François Couvreur (Trash TV Dance [2018] pour violoncelle et électronique), Eliott Delafosse (Trois études de musique mixte [2018] pour violoncelle, piano et électronique) et Alithéa Ripoll (Cherche un peu… [2020] pour clarinette basse et contrebasse, soprano, percussions et électronique).

Un autre axe dans l’accompagnement de jeunes talents se situe dans la collaboration étroite avec le Conservatoire de Liège. Comme il s’agit d’un lien plutôt évident du fait qu’Henri Pousseur lui-même fût directeur de ce conservatoire de 1975 à 1986, la formation de jeunes artistes constitue un champ de travail primordial parmi les activités du chp. Ainsi, les étudiants souhaitant travailler des oeuvres mixtes pendant leur formation peuvent bénéficier de l’assistance et de l’expertise du Centre dans le processus d’apprentissage des différents aspects du mixte. Chaque année, des collaborations sont mises en place avec, entre autres, les classes de flûte (professeur : Toon Fret), de musique de chambre (Vincent Royer et François Deppe), de violoncelle (Jean-Pol Zanutel) ou encore de percussions (Gerrit Nulens), en préparation des examens et de concerts de présentation. Les étudiants des classes de composition (Michel Fourgon) et de composition mixte (Gilles Gobert) bénéficient également de l’assistance du chp pour le développement de leurs travaux lors des examens finaux et des projets de présentation. Ainsi, un projet a été créé en collaboration avec le quatuor de saxophones Quasar, avec qui les étudiants en composition, non seulement du Conservatoire de Liège, mais également de celui de Mons, ont pu réaliser un trajet pédagogique incluant ateliers (physiquement à Liège, ainsi qu’en ligne), coachings et concerts de présentation de leurs oeuvres.

Toujours avec ce même objectif pédagogique, des rencontres entre étudiants et acteurs de la création musicale en résidence au chp sont proposées, et des projets particuliers sont créés – par exemple, la performance récente de l’oeuvre Le Scorpion (musique pour le film L’Âge d’or de Luis Buñuel) de Martin Matalon (en présence du compositeur) par la classe de percussions lors d’un concert au Centre Culturel Les Chiroux, à Liège, la production du disque New Sounds of Guitar(s) (avec des oeuvres mixtes et acoustiques pour guitare de Michel Fourgon, Jean-Yves Colmant, Stefan Hejdrowski, Gaëlle Hyernaux et François Couvreur), ou encore des sessions de travail avec des compositeurs tels que Rand Steiger, Sandeep Bhagwati, ou Daan Janssens.

Depuis quelques années, le chp propose également une série de cours pour les étudiants de la classe de composition de Vykintas Baltakas, au Conservatoire de Maastricht (Hogeschool Zuyd).

Réalisations actuelles

Si la vie musicale scénique a été malheureusement (quasi) inexistante pour la saison 2020-2021 en raison de la pandémie et des mesures sanitaires qui lui sont relatives, plusieurs projets se sont néanmoins préparés en vue de leur création ou présentation. Ainsi, une réactualisation de Light Music (2004) – pour un chef solo, projections et dispositif interactif – du compositeur belge Thierry De Mey a été réalisée en 2021. Auteur de Musique de tables (1987), Tippeke (1996 ; musique de film pour violoncelle et électronique), Simplexity (2016), ou encore Prélude à la mer (2009)[9], entre autres, De Mey explore, dans Light Music, le champ de tension entre l’aspect sonore et celui du visuel, le mouvement (des mains) en tant que déclencheur de sons, ou en tant que geste chorégraphique. Lors des performances prévues en 2021, c’est le chef d’orchestre américain Thomas Moore[10] qui fait danser l’étoile brillante et élégante de l’oeuvre par le mouvement et la mise en lumière de ses mains[11], visualisé par le biais d’une projection sur grand écran juste au-dessus de lui, et entouré d’une spatialisation sonore à huit canaux.

Pour marquer le 50e anniversaire de l’institution (en 2020), le chp vient de publier un document constitué d’oeuvres mixtes développées dans ses studios au cours des dernières années[12]. Huit pièces figurent sur un double disque publié sous étiquette Et’Cetera[13] : (Paysages en attente…) (2019) pour deux pianos et électronique, de Daan Janssens (interprétée par le duo Frederik Croene et Elisa Medinilla) ; Sonances de l’an levant (2014), de Jean-Pierre Deleuze, et Ni fleurs ni couronnes : Monument pour Jonathan Harvey (2013), de Luc Brewaeys, toutes les deux pour violon et électronique (interprétées par le violoniste Wibert Aerts) ; Lettre soufie : ‘Ain (Maintenant) (2018) pour ensemble et électronique, de Jean-Luc Fafchamps (jouée par le hermesensemble, sous la direction de son chef Koen Kessels – qui est également le directeur musical du Royal Ballet à Londres et du Birmingham Royal Ballet) ; La Rueda (2019), de Martin Matalon (interprétée par Claire Bourdet [violon] et Kim Vanden Brempt [piano]) ; RA [羅] (2019-2020) pour alto et électronique, de Malika Kishino (avec l’altiste Vincent Royer) ; De Tenebrer #1 (2019) pour guitare et électronique de, et par, Gaëlle Hyernaux ; et, finalement, Ex Dei in Machinam Memoria (1971) pour un instrument mélodique et électronique, de Henri Pousseur, ici dans une version proposée par le flûtiste Toon Fret. En effet, le chp a travaillé à la réactualisation de cette oeuvre ouverte – avec le soutien de Madame Van Tright (veuve du hautboïste néerlandais et commanditaire de l’oeuvre Evert Van Tright) ainsi que de la Fondation Paul Sacher (Bâle) –, qui n’avait plus été jouée depuis les années 1970, sans doute à cause de sa complexité technique. Effectivement, Pousseur y a fait référence au dispositif électronique de Solo de Karlheinz Stockhausen, mais y rajoute également un système Varitone – qui permet à l’interprète d’apporter des transformations directement à l’aide de filtres, de trémolo, de réverbération et d’analyse de hauteur –, un synthétiseur ems vcs3 (Putney) ainsi qu’un magnétophone pour la réalisation d’enregistrements et la création d’un circuit de feedback. Cette partie électronique intitulée Memoriae Explorationis Consequentia (qui est fixe en ce qui a trait à la durée) est précédée d’une partition mobile intitulée Memoriae Elementa, composée de dix pages dont chacune est à insérer par l’interprète dans une couverture munie de fenêtres. Ainsi apparaît le matériau de base avec lequel l’instrumentiste peut se construire une improvisation spontanée, qui est donc « injectée » dans la machine électronique lors de la performance.

Les deux oeuvres pour violon et électronique qui apparaissent sur ce disque – des compositeurs belges Luc Brewaeys et Jean-Pierre Deleuze – réfèrent, chacune à leur propre façon, par l’intégration des sons de cloches, au compositeur Jonathan Harvey, et plus particulièrement à son oeuvre électronique Mortuos plango, vivos voco (1980). D’un côté, chez Luc Brewaeys – grand ami du compositeur britannique, à qui il a d’ailleurs dédié Ni fleurs ni couronnes –, les sons de cloches qui marquent le point culminant de ce titre sont en réalité des échantillons de couvercles de chaudrons. De l’autre, Jean-Pierre Deleuze construit ses Sonances à partir d’une étude analytique de spectres de plusieurs cloches japonaises, incluant celle du temple de Nikkō (captée lors de la cérémonie célébrant la nouvelle année), la Hase-dera (qui porte le nom du temple qui l’abrite à Kamakura), la Shōrō et la Bonshō (à Kōya-san) ; au-dessus de ces cloches, un jeu remarquable de violon en quarts et en sixièmes de ton se développe.

Une autre référence japonaise est présente dans RA [羅], pour violon alto et électronique, de Malika Kishino. Le titre réfère au textile traditionnel japonais en soie fine, avec ses motifs d’entrelacement, ici utilisé comme métaphore pour un travail sonore dans lequel trémolos, mouvements ascendants, glissandi, silences et mouvements circulaires, entrelacés par les sons électroniques live, produisent différentes textures et couches. L’oeuvre existe également en version étendue, avec une chorégraphie signée par la danseuse française Noëllie Poulain[14].

Seule oeuvre pour ensemble sur le disque dans le cadre du 50e anniversaire du Centre, Lettre soufie : ‘Ain (Maintenant), du compositeur belge Jean-Luc Fafchamps – qui est également pianiste au sein de l’ensemble Ictus et professeur d’analyse musicale au Conservatoire royal de Mons –, est la 21e pièce de son cycle des Lettres soufies, entamé en 2000. L’oeuvre, qui a été créée dans le cadre du projet emruz Vandaag Aujourd’hui – lequel met en valeur la musique iranienne d’aujourd’hui à partir de la poésie traditionnelle[15] – est librement inspirée d’un poème de Hafez, invitant le sage à vivre l’instant présent. Pour le compositeur, les extraits musicaux (y compris plusieurs citations) se dessinent comme « des instants choisis, des moments propices, des choix immédiats […] qui émergent comme par miracle et [auxquels] on ne résiste pas[16] ». Compositeur fidèle du chp[17], Jean-Luc Fafchamps travaille actuellement à une nouvelle grande pièce pour violon et électronique qui devrait être créée en 2022-2023.

Toute information sur les activités du chp ou sur les oeuvres qui y sont développées est disponible sur le site web de l’organisation[18] ainsi que sur ses réseaux sociaux.