Abstracts
Résumé
Intrigué par des séries de pourcentages apparaissant douteuses, l’auteur a examiné la méthode utilisée par Statistique Canada pour présenter des résultats sur l’utilisation de différentes langues de travail au Québec en 2006 et 2016. Retrouvant les mêmes résultats que l’organisme fédéral, l’auteur a identifié des « sommes d’occurrences » où toutes les mentions du français, de l’anglais ou d’une langue tierce ont la même importance. Ainsi, cette méthode donne autant d’importance aux langues secondes qu’aux langues principales, comme aux réponses marginales (« réponses multiples »), eu égard aux déclarations majoritaires (« réponses uniques »). Alors que les distributions de fréquences sur la langue de travail montrent une régression de l’usage du français au Québec entre 2006 et 2016 (de 82,0 % en 2006, à 79,7 % en 2016), les « sommes d’occurrences » donnent l’illusion d’une stabilisation à un niveau nettement plus élevé (plus de 94 %). Les conséquences sont encore plus grandes sur l’île de Montréal.
Abstract
Intrigued by a series of percentages that appear questionable, the author examines the method used by Statistics Canada to present results on the use of different working languages in Quebec in 2006 and 2016. Finding the same results as the federal agency, the author then uses “occurrence sums” where all mentions of French, English or a third language are equally important. This method gives as much importance to second languages as to core languages, as well as to marginal responses (“multiple responses”) compared with majority statements (“single answers”). While the distributions of frequencies on the language of work show a decline in the use of French in Quebec between 2006 and 2016 (from 82.0 % in 2006 to 79.7 % in 2016), the “sums of occurrences” give the illusion of stabilization at a significantly higher level (more than 94 %). These differences are even greater on the island of Montreal.
Article body
Introduction
Conformément à son calendrier de diffusion des données du recensement de 2016, Statistique Canada a divulgué dans Le Quotidien du 29 novembre 2017, les résultats portant sur les langues de travail. Intitulé « Recensement en bref. Les langues de travail au Canada », ce document rend compte de la situation à travers tout le Canada.
Ce bulletin de diffusion traite d’abord des trois grandes entités que sont le Canada dans son ensemble, le Québec, et le « Canada hors Québec ». Dans cette édition substantielle du Quotidien, le Québec prend la part du lion. Viennent ensuite des « régions de contact linguistique » telles que Moncton et Sudbury, quelques régions métropolitaines (Toronto, Montréal et Vancouver notamment) et le Nunavut.
À la lecture de ce bulletin, certains résultats concernant le Québec apparaissaient à la fois contradictoires et invraisemblables[2]. À propos du français, Statistique Canada écrit que son « utilisation au moins régulière … est demeurée plutôt stable entre 2006 [94,3 %] et 2016 [94,4 %], [et que] la proportion de travailleurs ayant déclaré utiliser cette langue de façon prédominante a diminué, passant de 82,0 % à 79,7 % ».
Or, Le Quotidien est peu loquace concernant la méthode employée pour obtenir, simultanément, stabilité et recul, mais surtout pour expliquer le grand écart entre une utilisation « au moins régulière » et un usage « de façon prédominante ». Des écarts de 12,3 points en 2006 (94,3 – 82,0) et de 14,7 points en 2016 (94,4 – 79,7) méritent d’être analysés de plus près.
Un constat semblable s’impose dans le cas de l’anglais. En effet, Statistique Canada nous informe que « son utilisation prédominante comme langue de travail est passée de 12,4 % [sic][3] en 2006 à 12,0 % en 2016 », mais que son usage au moins régulier a augmenté de 40,4 % en 2006 à 42,5 % en 2016. D’un côté un recul de 0,4 point et de l’autre, une progression de 2,1 points.
Pour expliquer cette dernière, Statistique Canada énonce une série d’hypothèses : « cette croissance [serait] attribuable à plusieurs facteurs, dont les croissances dans certaines professions, […] l’évolution de certains secteurs d’industrie, […] l’utilisation de l’anglais […] dans certaines régions et certaines villes de la province » (Le Quotidien, 2017b – nous soulignons).
Malheureusement, aucune référence n’était donnée pour étoffer ces différentes hypothèses et orienter le lecteur. L’écart entre les deux paires de pourcentages, soit de 28 points en 2006 (40,4 % – 12,4 %) et de 30,5 points en 2016 (42,5 % – 12,0 %), n’était non plus ni relevé, ni expliqué.
Après une description sommaire des données portant sur la langue de travail au Québec aux recensements de 2006 et 2016 – distributions de fréquences et tableaux croisés –, nous examinerons la méthode utilisée par Statistique Canada dans ses calculs de la série de pourcentages, méthode à l’origine de résultats contradictoires. Retrouvant exactement les mêmes résultats que ceux publiés à l’automne 2017, il est alors possible d’en identifier la nature et de les décrire adéquatement.
LA LANGUE DE TRAVAIL DANS LES RECENSEMENTS DE 2006 ET 2016
Les questions posées
Dans les recensements du Canada, les deux questions portant sur les langues utilisées au travail se trouvent dans le « questionnaire détaillé »[4]. Elles s’énoncent comme suit :
-
« Dans cet emploi, quelle langue cette personne utilisait-elle le plus souvent ? »
-
« Cette personne utilisait-elle régulièrement d’autres langues dans cet emploi ? »
Il s’agit des langues utilisées « au cours de la semaine ayant précédé le jour du recensement » (Lachapelle et Lepage, 2010 : 67) sans égard à la manière : parlée, écrite, lue, ou entendue. Bien que la première question soit rédigée au singulier, l’organisme statistique fédéral admet et compile quatre classes de réponses multiples[5]. Précisons que tous les travailleurs se voient attribuer au moins une langue de travail qu’ils utilisent « le plus souvent ». Quant à la seconde question, seuls les répondants qui font usage d’au moins une autre langue au travail doivent la nommer ; là encore, des réponses multiples sont admises et compilées.
Les distributions de fréquences et les tableaux croisés présentés dans les nombreux ouvrages de statistique viennent naturellement à l’esprit pour décrire la situation observée en 2006 et en 2016, et pour rendre compte des changements survenus au cours de cette décennie. Nous les décrivons dans les paragraphes qui suivent.
Les distributions de fréquences
Les distributions de fréquences, en nombres absolus et en pourcentages, se trouvent au tableau 1 pour les langues utilisées le plus souvent[6] (F, A et T) et au tableau 2 pour les langues utilisées régulièrement[7] (f, a et t)[8].
Le tableau 1 montre que 82 % des travailleurs du Québec en 2006 ne faisaient le plus souvent usage que du français (F) dans leurs activités, tandis que 12,5 % n’utilisaient que l’anglais (A), et 0,8 % qu’une langue tierce[9] (T). À cela s’ajoutent 4,4 % des travailleurs qui ont affirmé faire usage également du français et de l’anglais (F + A). Enfin, 0,1 % faisaient usage de l’anglais et d’une langue tierce (A + T), de même que du français et d’une langue tierce (F + T) ; 0,2 % faisaient usage de trois langues (F + A + T).
Dix ans plus tard, soit au recensement de 2016, on note que les travailleurs n’utilisaient que le français au travail dans une proportion de 79,7 %, pour un recul de 2,3 points (82,0 % – 79,7 %). Recul aussi pour l’usage exclusif de l’anglais, avec une perte de 0,5 point (12,5 % – 12,0 %). Ces régressions ont fait place à la progression d’un usage égal du français et de l’anglais qui est passé de 4,4 % à 7 % (gain de 2,6 points). Enfin, notons aussi une progression de l’usage du français à égalité avec une langue tierce (de 0,1 % à 0,2 %), comme de l’usage de trois langues (de 0,2 % à 0,3 %).
Mais qu’en est-il des langues « régulièrement » en usage ? Le tableau 2 fait état des réponses à la question portant sur l’usage éventuel d’une autre langue, voire de plusieurs autres. Il s’agit ici de « langue(s) utilisée(s) régulièrement » permettant de mieux connaitre « l’usage des langues minoritaires[10] au travail » (Lachapelle et Lepage, 2010 : 67).
D’emblée, notons que plus de deux travailleurs sur trois ne faisaient usage d’aucune autre langue au travail. D’ailleurs, au cours de la décennie à l’étude, il y a eu une très légère baisse du pourcentage des travailleurs qui font usage d’une langue seconde : 31,9 % en 2006 (100 % – 68,1 %), et 31,4 % en 2016 (100 % – 68,6 %).
L’anglais (a) domine comme langue d’usage secondaire au travail avec 22,8 % tant en 2006 qu’en 2016. Le français (f) suit avec 7,4 % en 2006 et 7,0 % en 2016, pour un léger recul de 4 dixièmes de point. Quant aux langues tierces (t) comme langues secondes au travail, elles n’ont rallié que 1,1 % des travailleurs en 2006 et en 2016[11].
Ces constats relatifs aux langues utilisées régulièrement au travail ne devraient pas étonner même si l’anglais se trouve au premier rang. En effet, puisqu’il n’est pas possible de faire régulièrement usage d’une langue déjà utilisée le plus souvent, il s’ensuit que l’anglais trouve un plus vaste bassin de travailleurs (80,7 % en 2016)[12] susceptibles de le parler accessoirement. En corollaire, le bassin du français comme langue utilisée régulièrement n’est que de 12,9 % [13].
Les tableaux croisés
Le croisement des résultats aux deux questions portant sur les langues d’usage au travail, exercice non présenté dans Le Quotidien du 29 novembre 2017, permet de constater certains changements survenus durant la décennie 2006-2016. Les données brutes et les répartitions en pourcentages sont présentées in extenso aux tableaux A-1 et A-2. On peut en tirer l’essentiel[14] en décrivant le tableau 3.
Constatons une double progression de l’anglais comme langue parlée régulièrement : gain de plus de six points chez les travailleurs qui font usage le plus souvent d’une langue tierce (de 27,6 % à 33,7 %) ; léger gain de 0,6 point chez ceux qui utilisent le plus souvent le français (de 27,6 % à 28,2 %).
À l’inverse, on doit noter une régression du français, double, elle aussi : perte de 1,2 point chez ceux qui utilisent le plus souvent une langue tierce (de 17,7 % à 16,5 %) ; perte moindre de 0,8 point chez ceux qui font le plus souvent usage de l’anglais (de 58,2 % à 57,4 %).
L’utilisation d’une langue tierce sur une base secondaire a été parfaitement stable durant cette décennie. Les deux recensements montrent en effet les mêmes proportions : 0,5 % chez ceux qui font le plus souvent usage du français, 3,0 % pour ceux qui travaillent principalement en anglais ; dans le cas des travailleurs qui opèrent d’abord dans une langue tierce, 1,3 % utilisent régulièrement une autre langue tierce (colonne « t » au centre du tableau 3).
Entre les recensements de 2006 et de 2016, le nombre de personnes faisant à la fois usage du français le plus souvent, ainsi que de l’anglais régulièrement, a atteint et dépassé un million de travailleurs. En passant de 964 000 à près de 1 019 000 travailleurs, l’augmentation a été de 5,7 % en 10 ans. Du côté de l’usage secondaire du français, le gain n’a été que de 0,5 % (de 309 350 à 310 935 travailleurs).
DEUXIÈME SÉRIE DE POURCENTAGES
Compilation à partir d’une « typologie linguistique »
Plutôt que de recourir au tableau croisé comme nous venons de faire, Statistique Canada a construit un instrument de mesure à partir d’une « typologie linguistique » qu’il a créée il y a déjà quelques lustres[15]. Ce nouvel instrument s’obtient au moyen de sommations, et les résultats obtenus sont exprimés en pourcentages.
Les classes retenues dans la typologie de Statistique Canada sont déterminées selon la fréquence d’utilisation des langues au travail (soit « le plus souvent » et « régulièrement »), et selon qu’il s’agisse d’une réponse unique ou d’une réponse multiple aux deux questions posées lors des recensements. On obtient donc quatre classes[16].
À l’aide d’une description détaillée des quatre catégories constituant cette typologie[17], les 30 pourcentages rendus publics par Statistique Canada en novembre 2017 pour le Québec ont été ici reproduits[18].
Les résultats obtenus relativement à la situation observée au Québec sont reproduits au tableau 4, lequel comprend quelques totaux et sous-totaux supplémentaires. Observons que le sous-total « Prédominante » reprend les déclarations uniques du tableau 1. Ainsi, le total des deux premières classes[19] ne fait que reproduire les données des trois premières lignes du tableau 1. C’est tout simplement une autre façon de présenter les distributions de fréquences.
La troisième classe concerne les réponses multiples à la question sur la langue parlée le plus souvent au travail. Or, si le tableau 1 donne un total de 4,8 % de réponses multiples en 2006 et 7,6 % en 2016, le tableau 4 pour sa part donne des proportions plus élevées, soit 9,8 % et 15,4 %. Ces totaux plus élevés sont simplement dus au fait que, pour retrouver les mêmes résultats publiés par Statistique Canada, il faut répéter autant de fois que nécessaire chacune des langues mentionnées parmi les réponses multiples[20].
Formées de cette manière, les trois premières classes épuisent toutes les données relatives aux langues parlées le plus souvent. Or, comme les réponses multiples ont été doublées, voire triplées, il s’ensuit que les totaux dépassent 100 % [21]. Et ce, parce que leurs composantes ne sont pas mutuellement exclusives[22]. Nous obtenons donc, en additionnant les lignes « Uniquement », « Surtout » et « À égalité », 105,0 % en 2006 et 107,8 % en 2016.
Enfin, il reste à considérer la quatrième classe appelée « Régulièrement ». Cette classe ajoute toutes les personnes qui ont donné une réponse à la deuxième question sur la langue de travail. Globalement, pour l’ensemble des trois groupes linguistiques retenus – français, anglais, autres –, elle reprend les distributions de fréquences du tableau 2, à l’exclusion de tous ceux qui n’utilisent aucune autre langue sur une base régulière.
Sommer les distributions de fréquences des tableaux 1 et 2, c’est additionner des pommes à des oranges. C’est ici que le bât blesse à son maximum. En prime, là aussi, les réponses multiples doivent être répétées autant de fois que nécessaire pour obtenir les mêmes résultats publiés par Statistique Canada.
Ainsi, puisque nous avons dû doubler, voire tripler les réponses multiples et sommer les distributions de fréquences des réponses aux deux questions sur la langue de travail, il s’ensuit que les totaux atteignent 137,5 % en 2006 et 139,8 % en 2016. Totaux qu’il importe de révéler ne serait-ce qu’à titre indicatif pour éviter toutes méprises[23].
Signification des résultats
Additionner les réponses aux deux questions sur les langues de travail, et doubler ou tripler les réponses multiples à ces mêmes questions, demande un examen critique pour bien comprendre la nature des résultats publiés par Statistique Canada.
La méthode utilisée par Statistique Canada repose sur une « somme d’occurrences »[24] pour trois catégories de réponses : « français », « anglais » et « langues tierces ». En linguistique, l’occurrence est « un fait […] phonologique, grammatical ou lexical dans un corpus » (Larousse, 2019). La somme d’occurrences est un instrument statistique très rudimentaire qui ne fait que compter sans tenir compte du contexte[25].
Appliquée à l’analyse de l’évolution de la langue de travail au Québec, faire la somme des occurrences consiste à compter autant de fois qu’il le faut, toutes les personnes recensées qui ont révélé utiliser au travail le français, l’anglais ou des langues tierces, que ces langues apparaissent seules ou dans une énumération. Ainsi, dans une somme d’occurrences, les bilingues « français-anglais » sont comptés à la fois dans la catégorie « français » et dans la catégorie « anglais ». Ce sont donc les réponses qui sont additionnées plutôt que les personnes.
Trois conséquences majeures résultent des sommes d’occurrences faites par Statistique Canada sur les langues de travail :
-
elles placent sur le même pied d’égalité les réponses aux deux questions portant sur les langues de travail, ce qui a pour effet de minimiser leur différence fondamentale[26] ;
-
les réponses multiples sont doublées, voire triplées[27] ;
-
provenant d’une somme dont les composantes ne sont pas mutuellement exclusives, les résultats exprimés en pourcentages ne peuvent être traités de la même manière que les distributions de fréquences.
Le tableau 5 regroupe quelques résultats décrivant correctement les sommes d’occurrences. Au recensement de 2006, il y avait 4,024 millions d’occurrences du français, pour une proportion de 94,3 % de la population active qui était alors de 4,267 millions d’individus. Dix ans plus tard, la proportion d’occurrences du français est restée sensiblement la même avec 94,4 % de la population active recensée en 2016[28]. Or, comme le montre le tableau 5, occurrences du français et population active ayant toutes deux augmenté de 6,2 % [29], il s’ensuit une stabilité, non pas du français, mais du nombre des occurrences relativement à la population active.
La répartition des occurrences du français du tableau 5 montre un phénomène de compensation parfait. En effet, il y a eu un recul de 2,6 points du nombre d’occurrences chez ceux qui ne font usage que du français (de 89,4 % à 86,7 %), jumelé à un gain égal de 2,6 points des occurrences provenant des bilingues français-anglais (de 4,4 % à 7,0 %)[30].
Les occurrences de l’anglais quant à elles ont connu une augmentation de près de 12 % en dix ans. Passant de 1,723 million d’occurrences en 2006 à 1,925 million en 2016, leur importance relative au sein de la population active a gagné 2,1 points (de 40,4 % en 2006, à 42,5 % en 2016) au lieu d’en perdre comme l’ont montré les distributions de fréquences.
Le tableau 5 indique que l’augmentation des occurrences de l’anglais attribuable aux déclarations bilingues du type français-anglais (+ 2,6 points) a fait plus que compenser un recul de 0,6 point chez les répondants ne faisant usage que de l’anglais (35,3 % – 34,7 %). Il va sans dire qu’ajouter 7 points à la langue minoritaire est relativement plus important (16,5 %)[31] que d’en ajouter autant au français (7,4 %)[32], langue majoritaire.
Le cas de l’île de Montréal
La méthode appliquée par Statistique Canada, à travers sa typologie linguistique, n’est pas absolument nécessaire pour calculer des sommes d’occurrences. À cet effet, le tableau 6 présente comment calculer les sommes d’occurrences sur l’île de Montréal au recensement de 2016[33]. Le côté gauche du tableau présente les deux types de langues utilisées au travail (colonnes LPS et RGT) ainsi que leur somme (Total 1) et, le côté droit, les sommes d’occurrences (F, A, T et Total 2). On y constate que l’utilisation du français comme langue principale au travail était de 56,7 % alors que l’usage de l’anglais se situait à 27,2 %. Quant au bilinguisme français-anglais, il comptait pour 13,4 %. Enfin, 45,5 % des travailleurs faisaient usage, sur une base régulière, d’une langue seconde.
La somme des occurrences du français (colonne F) atteignait 86,9 % en 2016, donnant ainsi l’illusion d’une utilisation gonflée jusqu’à 30,2 points au-dessus de ce que révélaient les distributions de fréquences (86,9 % – 56,7 %). Dans ce total de 86,9 %, deux valeurs sont principalement responsables du gonflement de la somme : 71,5 % et 13,6 %. La première contient les 14,8 % de travailleurs qui utilisent le français régulièrement, la seconde vient de ceux qui utilisent le français et l’anglais à égalité. Ensemble, ces deux valeurs comptent pour près de 33 % de la somme[34].
Ce gonflement est beaucoup plus important dans le cas de l’anglais (colonne A), soit 41,9 points (69,1 % – 27,2 %). Là aussi, dans le total de 69,1 %, il faut compter deux valeurs pour expliquer un tel résultat : il s’agit des 26,9 % des travailleurs ayant déclaré faire usage de l’anglais comme langue régulière, et des 13,6 % de bilingues du type français-anglais qui sont doublés. Au total, ces deux pourcentages expliquent 58,6 % de la somme des occurrences pour l’anglais[35].
Bref, l’exemple montréalais montre à quel point la somme des occurrences peut mener à des conclusions qui doivent être grandement nuancées.
CONCLUSION
La description des distributions de fréquences portant sur les langues en usage dans les milieux de travail au Québec en 2006 et 2016 montre un recul du français comme langue principale (tableau 1) et comme langue seconde (tableau 2) en faveur du bilinguisme français-anglais. Ainsi, le recensement de 2016 apportait une bien mauvaise nouvelle au Québec, car le préambule de la Charte de la langue française (Gouvernement du Québec, 1977) stipule que l’on voulait, entre autres objectifs, faire du français « la langue normale et habituelle du travail ».
Or, le document de diffusion de Statistique Canada annonçait également le maintien de l’usage du français sur une base « au moins régulière » à un niveau beaucoup plus élevé, soit au-delà de 94 %, ainsi qu’une progression de 2 points de l’anglais à un niveau de plus de 30 points supérieurs aux distributions de fréquences du recensement de 2016. Ces résultats, qui peuvent paraître contradictoires, méritaient un examen approfondi. Ils sont le résultat de l’utilisation de la somme d’occurrences.
Indicateur rudimentaire, la somme d’occurrences compte les réponses plutôt que les personnes recensées. Comme deux variables portant sur les langues de travail sont en jeu, et comme les réponses multiples impliquent au moins deux occurrences chacune, il s’ensuit que les sommes obtenues résultent d’éléments non mutuellement exclusifs. Il aurait été important d’insister sur cet aspect lors de la diffusion des résultats, tout en rappelant que ces sommes ne peuvent être décrites de la même manière que les distributions de fréquences habituellement appliquées à des données généralement mutuellement exclusives.
D’abord tributaires de la portion des travailleurs qui font régulièrement usage d’une deuxième langue, et ensuite de l’importance des réponses multiples, il appert que c’est au Québec où les sommes d’occurrences atteignent les plus hauts sommets en 2016 : 94,4 % pour le français, 42,6 % pour l’anglais et 2,9 % pour les langues tierces. Toutes langues confondues, ces sommes donnaient 139,8 %. Sur l’île de Montréal, ces sommes d’occurrences atteignaient 86,9 %, 69,1 % et 6,4 % respectivement, pour un total de 162,3 % !
En additionnant les distributions de fréquences des données portant sur les langues utilisées le plus souvent au travail (F, A, T) avec celles concernant les langues utilisées régulièrement (f, a, t), Statistique Canada n’a pas respecté la différence fondamentale qu’il attribue à ces deux variables (F > f, A > a et T > t). Non seulement elles ont été mises sur le même pied d’égalité (F = f, A = a et T = t), mais les réponses multiples ont été doublées, voire triplées, ce qui apparaît particulièrement discutable.
Appendices
Annexe
Notes
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[1]
Agent de recherche dans deux organismes de la Charte de la langue française (« loi 101 ») de 1980 à 2004. L’auteur remercie les trois évaluateurs de la première version de cette note.
-
[2]
Nous avons fait part de nos doutes pour la première fois au colloque de l’Association des démographes du Québec en mai 2018 (Paillé, 2018).
-
[3]
C’est sans doute une question d’arrondi qui explique la différence entre la citation (12,4 %) et le tableau 1 (12,5 %).
-
[4]
Questionnaire 2B, questions 45.a et 45.b (Statistique Canada, 2017a).
-
[5]
Ce sont « français-anglais », « français-autre », « anglais-autre » et « français-anglais-autre ».
-
[6]
D’après le Dictionnaire, Recensement de la population (2016), l’expression « “Langue utilisée le plus souvent au travail” désigne la langue que la personne utilise le plus souvent au travail. Une personne peut déclarer plus d’une langue comme étant “utilisée le plus souvent au travail” si les langues sont utilisées aussi souvent les unes que les autres » (Statistique Canada, 2017a).
-
[7]
L’expression « “Autre(s) langue(s) utilisée(s) régulièrement au travail” désigne les langues, s’il en est, que la personne utilise au travail sur une base régulière, autre que la langue ou les langues qu’elle utilise le plus souvent au travail ». Ibid.
-
[8]
Il importe de retenir ici, qu’en vertu de la nette différence que Statistique Canada fait des termes « le plus souvent » d’une part, et « régulièrement » d’autre part, on doit impérativement respecter les relations suivantes : F > f, A > a et T > t.
-
[9]
« Langues tierces » : toutes autres langues que le français ou l’anglais.
-
[10]
Il s’agit des langues autochtones, des langues tierces, de l’anglais (Québec) et du français dans chaque province et territoire canadiens hormis le Québec.
-
[11]
Relativement aux réponses multiples, affirmer faire usage de deux ou de trois langues implique des usages à peu près égaux, soit F = A, A = T, F = T et F = A = T, ainsi que f = a, a = t, f = t et f = a = t.
-
[12]
Somme de 79,7 % (F), de 0,8 % (T) et de 0,2 % (F + T) au tableau 1 pour 2016.
-
[13]
Somme de 12,0 % (A), de 0,8 % (T) et de 0,1 % (A + T) au tableau 1 pour 2016.
-
[14]
En ne retenant que les « réponses uniques » aux deux questions sur les langues de travail.
-
[15]
Dans Marmen et Corbeil (2004), cette typologie n’est pas appliquée au recensement de 2001. Mais dans Lachapelle et Lepage (2010), elle est appliquée aux données du recensement de 2006.
-
[16]
2 questions x 2 types de réponses = 4 classes.
-
[17]
Dans la seconde moitié du tableau 4, nous les décrivons dans les mots de Statistique Canada.
-
[18]
De plus, nous avons vérifié la justesse de notre compréhension de la méthode utilisée par Statistique Canada en retrouvant aussi les résultats portant sur le « Canada hors Québec » et sur l’ensemble du pays (Le Quotidien, 2017b).
-
[19]
En 2004, Marmen et Corbeil (2004 : 122-135) ont fait état de ces deux premières classes.
-
[20]
On peut en effet vérifier que 2 x (7,0 % + 0,1 % + 0,2 %) + 3 x (0,3 %) tirés du tableau 1 donne bien 15,5 % en 2016 au tableau 4.
-
[21]
Nulle part dans Le Quotidien, ni dans le texte, ni dans les tableaux, il n’est précisé que certains pourcentages conduisent à des sommes dépassant 100 %, parfois très largement.
-
[22]
Il est parfois nécessaire de compiler des données « non mutuellement exclusives ». C’est le cas par exemple de la connaissance des langues tierces. Statistique Canada (2017d) précise que « la somme des langues […] est supérieure à la population totale parce qu’on peut déclarer [connaître] plus d’une langue au recensement ». Dans de tels cas, on doit aviser le lecteur.
-
[23]
Comme celles qui ont suivi la diffusion des données portant sur les langues parlées à la maison (Le Quotidien, 2017a). Au moins deux journalistes (Myles, 2017 ; Auger, 2018 : 15) ont été leurrés en faisant état d’une stabilisation de l’usage du français autour de 87 % entre 2011 et 2016.
-
[24]
Dans Le Quotidien du 29 novembre 2017, on trouve l’expression « Total des mentions » pour chaque territoire (Canada, Québec, « Canada hors Québec »). Bien que l’on puisse admettre que « mention » soit synonyme du terme « occurrence », jamais l’expression ne se trouve dans le texte. En outre, les résultats ne sont pas décrits comme étant bel et bien des « sommes d’occurrences ».
-
[25]
Par exemple, la somme des occurrences du terme « terre » dans un texte mêlera la planète, la substance et la pomme de terre !
-
[26]
Les relations F > f, A > a et T > t, deviennent F = f, A = a et T = t.
-
[27]
Dans l’ensemble du Québec, les réponses multiples sont multipliées par 2,19.
-
[28]
Lachapelle et Lepage (2010 : 70) ont déjà observé une telle stabilité entre 2001 et 2006.
-
[29]
De 4,024 à 4,274 millions pour les premières, et de 4,267 à 4,530 millions pour la seconde.
-
[30]
« Cette baisse [du français] s’est produite principalement au profit de l’utilisation du français et de l’anglais à égalité, qui est passée de 4,6 % en 2006 à 7,2 % en 2016 » (Le Quotidien, 2017b).
-
[31]
Soit (7 % / 42,5 %) = 0,074, ou 7,4 %.
-
[32]
Soit (7 % / 94,4 %) = 0,165, ou 16,5 %.
-
[33]
L’auteur tient à remercier l’un des évaluateurs d’une première version de cette note de recherche pour avoir suggéré cet ajout.
-
[34]
(14,8 + 13,6) / 86,9 = 0,327 ou 32,7 %.
-
[35]
(26,9 + 13,6) / 69,1 = 0,586, ou 58,6 %.
Bibliographie
- AUGER, M. C. 2018. 25 mythes à déboulonner en politique québécoise. Les Éditions La Presse, 198 p.
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