Abstracts
Résumé
Même si les trajectoires migratoires internationales s’avèrent souvent complexes, les individus pouvant aller et revenir avant d’effectuer une migration d’installation durable, la migration durable est souvent conçue et analysée comme un mouvement unique et unidirectionnel, d’un pays d’origine à un autre de destination. L’effet que pourraient avoir les courts séjours sur la migration d’installation durable dans le pays de destination n’est ainsi pratiquement pas abordé dans les études quantitatives des déterminants de la migration internationale. En s’appuyant sur des données collectées dans le cadre du projet « Migrations entre l’Afrique et l’Europe », cette étude examine l’effet du séjour de courte durée sur la migration durable, prenant en compte d’autres déterminants connus de la migration. Les résultats, basés sur des modèles de risque et durée en temps discret pour la période 1951-2008/2009, indiquent que le séjour de courte durée a un effet positif sur la migration durable pour les trois flux considérés, bien que cet effet soit beaucoup plus important pour les Congolais que pour les Ghanéens et les Sénégalais. L’effet d’une migration de court séjour dépend par ailleurs de l’année où elle s’effectue pour les migrants congolais, alors que cette interaction n’est pas significative pour les Sénégalais et les Ghanéens. Ainsi, le contexte du pays d’origine, voire son évolution au cours du temps, peut modifier la relation entre le séjour de courte durée et la migration durable.
Mots-clés :
- Migration internationale,
- Courts séjours,
- Migration durable,
- Afrique,
- Europe
Abstract
Migration is often conceived and analyzed as a single and unidirectional movement, from a country of origin to another destination country. In fact, international migration trajectories are complex, often involving a series of returns to and from the home country before a long-term definitive move to the destination country. The potential role of short stays in the destination country in permanent migration is thus rarely addressed in the quantitative study of the determinants of international migration. Based on data collected as part of the “Migration between Africa and Europe” project, this study examines the effects of short-term stays on long-term migration, taking into account other known determinants of migration. The results, based on discrete-time survival analysis for the period 1951-2008/2009, indicate that short-term stays have a positive effect on long-term migration for the three flows considered, although this effect is much more important in the case of the Congolese than of the Ghanaian and Senegalese migrants in the study. The effect of short-stay migration also depends on the calendar year for Congolese migrants, while this interaction is not significant for their Senegalese and Ghanaian counterparts. We conclude that the context within the country of origin, as well as its evolution over time, can modify the relationship between short-term and long-term migration.
Keywords:
- International migration,
- Short stay,
- Long-term migration,
- Africa,
- Europe
Article body
INTRODUCTION
Les théories courantes de la migration, en particulier l’approche dite « classique » de la migration internationale, envisagent souvent la migration durable comme un mouvement unique et unidirectionnel d’un pays d’origine vers un pays d’accueil. Pourtant, les trajectoires migratoires s’avèrent souvent plus complexes que ne le laisse envisager cette approche, les individus pouvant faire des navettes dans un schéma de mobilités temporaires et circulaires avant d’effectuer une migration d’installation. En outre, le peu de recherches qui ont examiné l’articulation entre la migration de courte durée et la migration durable ont considéré la première comme le simple prolongement de la seconde, en particulier dans le contexte de la migration irrégulière aux États-Unis (De Genova, 2002 ; Massey et collab., 2002 ; De Genova, 2004 ; Angelucci, 2012) et en Europe (de Haas, 2007 ; Triandafyllidou, 2010 ; Vickstrom, 2014). Très peu d’études empiriques ont envisagé les déplacements temporaires comme précurseurs ou comme « tremplins » de la migration durable (Balaz et collab., 2004), voire aucune dans le contexte des migrations africaines vers l’Europe, bien que ce dernier soit particulièrement préoccupant, car il est au centre des débats des politiques migratoires en Europe. La littérature contemporaine sur la migration en dit souvent peu sur contextes où des migrants se déplacent une première fois de manière ponctuelle, reviennent chez eux, puis repartent au même endroit ou ailleurs pour une durée beaucoup plus longue.
Nous voulons donc dans cette étude, en tirant parti des données longitudinales du projet « Migrations entre l’Afrique et l’Europe » (MAFE)[1], tester l’influence sur les migrations durables des séjours courts, définis comme des séjours isolés et non pas comme des séjours qui se prolongeraient sur place pour se transformer en une migration durable. Les déplacements sont considérés comme « courts » si leur durée est inférieure à une année.
Nous proposons également une analyse multivariée avec des modèles emboîtés examinant le lien entre le court séjour et les déterminants bien connus de la migration durable, dont les réseaux sociaux (mesurés par la présence de conjoints, parents ou amis sur les lieux de destination) et la situation économique dans les pays d’origine. Nos analyses sont basées sur le modèle de risque et durée en temps discret, utilisant une fonction de lien log-log complémentaire pour ainsi pouvoir interpréter les résultats en termes de risques relatifs. Nous nous concentrons en outre sur trois flux migratoires subsahariens (République Démocratique du Congo, Ghana et Sénégal) vers six pays d’Europe (Belgique, Royaume-Uni, Pays-Bas, France, Italie et Espagne). Nous discutons pour conclure le rôle des contextes propres au pays d’origine dans la relation entre la migration de court séjour et celle de longue durée et en tirons quelques implications.
REVUE DE LA LITTÉRATURE
L’étude des diverses formes de migration internationale suppose souvent d’emblée que la migration durable est le simple prolongement d’un court séjour (Piore, 1979). Ce prolongement a été constaté en Australie (Khoo et collab., 2008) comme chez les travailleurs temporaires invités en Allemagne (Castles, 2004) ou les migrants d’Amérique centrale et du sud des États-Unis (Ruhs, 2006). Plus précisément, Berninghaus et Seifert-Vogt (1989) ont suggéré que la transition d’un court séjour vers une migration durable était due au manque d’informations sur le marché du travail et le niveau de vie dans le pays de destination, les individus ne pouvant en effet bien connaître le pays hôte qu’en étant présents sur le territoire. Ainsi, les tendances inflationnistes ou déflationnistes, le chômage ou d’autres événements économiques inattendus dans le pays d’accueil pourraient empêcher les migrants d’épargner suffisamment jusqu’à la date prévue pour leur retour dans le pays d’origine (Piore, 1979). Ils prolongeraient alors la durée de leur séjour, et cette durée pourrait être allongée davantage s’ils s’étaient au départ proposé d’envoyer une part importante de leurs économies dans le pays d’origine pour subvenir aux besoins de leur famille.
Pour d’autres auteurs, les courts séjours se transforment en migrations durables lorsque l’entrée des étrangers originaires des pays en développement est rendue difficile par l’imposition de mesures de plus en plus restrictives (par exemple, le refus de visa d’entrée). Cet effet des politiques migratoires restrictives est souvent évoqué pour expliquer le séjour irrégulier des migrants en Europe (de Haas, 2007 ; Düvell, 2011 ; Vickstrom, 2014 ; Lamboni et Beauchemin, 2017) et aux États-Unis (Massey et collab., 2002 ; De Genova, 2004). Toutefois, la relation entre les deux formes de mobilité internationale ne doit pas seulement être conçue comme une transition unique, impliquant systématiquement une relocalisation durable vers une nouvelle résidence.
Les mouvements migratoires temporaires peuvent aussi être considérés comme précurseurs d’une réinstallation durable dans le pays d’accueil (Balaz et collab., 2004). Ils constituent une expérience acquise qui fournit les informations sur les différentes étapes nécessaires à l’accomplissement d’un projet migratoire et réduisent, par conséquent, l’incertitude et les risques qui lui sont associés. Un nombre limité d’études, surtout dans le contexte de la migration mexicaine vers les États-Unis, ont montré que l’expérience migratoire antérieure, fût-elle de courte durée, entraînait une nouvelle migration (Massey et Espinosa, 1997 ; Massey et Zenteno, 1999 ; Deléchat, 2001). De même, d’après une enquête réalisée par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) en 1994, l’émigration de deux tiers des Juifs de l’ex-Union soviétique vers l’Allemagne a été facilitée par la possibilité de faire au préalable à destination de courts séjours (Morokvasic-Muller, 1999). Bien qu’elles aient fourni des indications utiles sur l’intérêt d’aborder le rôle des courts séjours dans la migration durable, les recherches quantitatives antérieures sur le sujet ne se sont pas parvenues à des résultats concluants. Dans bien des cas, les données utilisées étaient de nature transversale et la variable dépendante portait sur les intentions d’une migration permanente et non sur la migration comme telle (Balaz et collab., 2004). Outre les contextes des pays de départ, les caractéristiques individuelles ou les ressources auxquelles ils ont accès peuvent être associées à la fois à la probabilité d’un court séjour et à celle d’une migration durable. Tout d’abord, la relation entre les courts séjours initialement effectués dans le pays d’accueil et une migration durable peut être abordée par l’intermédiaire du réseau de migration et du capital social qu’il procure. Le capital social est communément défini comme les ressources d’information ou d’assistance que les individus obtiennent à travers les liens sociaux avec d’anciens migrants ou des non-migrants (Garip, 2008). Ces liens personnels qui relient les migrants, les anciens migrants et les non-migrants sont censés faciliter la mobilité internationale et aider les nouveaux arrivants à s’intégrer dans la société d’accueil (Massey et collab., 1993).
Plus précisément, de nombreuses études empiriques, en particulier sur les flux migratoires mexicains vers les États-Unis, ont suggéré que l’accès au capital social par des liens familiaux ou communautaires joue un rôle important pour déclencher un premier mouvement migratoire (Massey, 1987 ; Massey et Espinosa, 1997). La présence d’un membre de la famille ou de la communauté dans le pays hôte permet aux migrants temporaires d’obtenir facilement de l’assistance en matière d’hébergement, d’aides financières de voyage et des moyens de déplacement à destination, ainsi que des informations fiables sur le projet de migration durable. Les réseaux sociaux sont donc susceptibles de faciliter le passage des courts séjours initiaux à une migration durable, car ils réduisent les coûts et les risques associés à la migration. L’étude qualitative de Bélanger et Wang (2013), par exemple, montre comment les membres de la famille vivant à l’étranger facilitent l’installation de leurs proches auprès d’eux en leur envoyant des invitations. Les courts séjours dans le pays hôte rapprochent ainsi les familles transnationales.
Les courts séjours effectués au préalable dans le pays d’accueil peuvent aussi occasionner d’éventuelles rencontres amoureuses ou permettre, pour ceux et celles qui sont déjà en couple, de passer quelque temps avec leurs conjoints. Une migration durable est aussi possible dans le cadre du regroupement familial. À cet égard, certaines études quantitatives ont suggéré que les femmes sont plus susceptibles de suivre leurs conjoints dans le pays d’accueil (Cerrutti et Massey, 2001 ; Vause, 2011 ; Toma, 2012 ; Vause et Toma, 2015) ou s’appuient davantage sur les liens familiaux proches (Toma et Vause, 2014), tandis que les hommes qui migrent ont plutôt tendance à le faire pour satisfaire des besoins économiques (Cerrutti et Massey, 2001).
Si le réseau de migrants peut favoriser les courts séjours, ces derniers peuvent également, en retour, contribuer à l’expansion de ce réseau. Chaque acte de migration crée ou renforce le capital social, ce qui augmente la probabilité de migrer selon un processus de « causalité cumulative » (Massey et collab., 1994). De courts séjours dans le pays d’accueil démultiplient les possibilités de rencontres, alors que de nouvelles amitiés et relations se forment, facilitant d’autant l’expansion des réseaux existants ou la création de nouveaux. Les résultats de l’étude de Balaz et collab. (2004) ont indiqué que les migrants temporaires slovaques qui avaient gardé contact avec des amis britanniques ou slovaques au Royaume-Uni avaient une forte intention de migrer de manière permanente. Toutefois, une connaissance dans le pays d’accueil ne suffit pas ; il faut encore que cette personne ou le réseau dans son ensemble puisse fournir des informations utiles de même que de l’assistance et un suivi pour enclencher une migration de longue durée.
Ensuite, la capacité d’effectuer les mobilités transnationales et circulaires dépend des ressources économiques des individus ou de leurs familles (Baizán et González-Ferrer, 2016). Des études quantitatives sur la seconde migration en Europe (Rezaei et Goli, 2011 ; Toma et Castagnone, 2015) ou aux États-Unis (Takenaka, 2007) ont révélé que les individus qui effectuent les migrations multiples ont un meilleur niveau d’éducation et de revenus. Toutefois, si le capital humain et financier peut faciliter les allées et venues, les courts séjours, les vacances dans un autre pays ou encore les voyages d’affaires, il ne mène pas nécessairement tout droit à la migration d’installation durable. Au contraire, il pourrait même la freiner ou la prévenir dans certains contextes. Des commerçants bien installés dans leurs pays d’origine, mais ayant des affaires à l’étranger, sont sans doute moins susceptibles d’effectuer une migration d’installation à destination que d’autres, moins bien nantis, qui n’ont pas les moyens d’aller et revenir à leur guise et qui sont donc plus tentés de s’installer à destination de manière durable.
Enfin, le contexte du pays d’origine peut aussi, en amont, influencer la relation entre les séjours courts et longs. Au Sénégal, les structures familiales « patriarcales » pourraient favoriser le maintien de relations entre un individu dans le pays d’accueil et d’autres membres de la famille ou des proches dans le pays d’origine. La migration est en effet conçue chez les Sénégalais comme un contrat implicite entre le migrant et sa famille ou communauté d’origine. Les membres de famille élargie, en particulier les aînés, ont un intérêt à maintenir dans le giron familial les proches du migrant (conjoint et enfants) dans le pays d’origine, ce qui constitue une forme d’assurance que les migrants continueront de rapatrier les fonds (Mazzucato, 2009). Dans ce contexte, les courts séjours dans le pays d’accueil ou dans le pays d’origine sont donc souvent prioritairement destinés à remplir les obligations familiales. L’étude ethnographique de Riccio (2008) suggère que les Sénégalais dans les années 1990 allaient et venaient à des intervalles assez réguliers dans le but de soutenir une vie économique, sociale et spirituelle pour eux-mêmes et leurs familles d’origine. Beauchemin et collab. (2015) ont montré en outre qu’après 10 ans de séparation, les chances de regroupement familial ont diminué chez les migrants sénégalais qui ont effectué plusieurs allers-retours entre l’Europe et le Sénégal.
Au Ghana, les solidarités familiales transnationales ont été mises à mal et affaiblies par les troubles politiques, en particulier dans les années 1970, avec une série de coups d’État militaires. Ainsi, l’étude ethnographique de Riccio (2008) suggère que les migrants ghanéens d’Italie se sont montrés de plus en plus attachés au pays d’accueil dans les années 1980. Toutefois, à partir des années 1990, le Ghana a connu une relance économique (due principalement au boom pétrolier) et une relative stabilité politique qui ont favorisé l’amorce d’un processus démocratique avec des élections transparentes et libres (Anarfi et collab., 2003). Cette prospérité économique, qui a pu susciter un mouvement de retours d’expatriés, peut également limiter l’effet positif des courts séjours sur la migration durable. De fait, les Ghanéens ont été de plus en plus susceptibles d’effectuer une migration de retour dans leur pays d’origine à partir des années 1990 (González-Ferrer et collab., 2014).
Enfin, la République Démocratique du Congo a connu une histoire tumultueuse d’instabilité politique tout au long des années 1980 et qui s’est aggravée dans les années 1990. Cette crise sévère a non seulement bouleversé les relations sociales chez ceux qui l’ont subie sur place, dans le pays, mais elle a aussi entraîné un afflux des Congolais vers les pays voisins et, dans une moindre mesure, vers les pays à revenu élevé (Schoumaker et collab., 2010). La pauvreté touchait toutes les couches sociales, compte tenu de la difficulté, voire l’impossibilité, pour beaucoup de trouver un emploi. Dans un tel contexte de crise politique, la migration internationale devient une porte de sortie, souvent la seule disponible, et on peut s’attendre à ce que les courts séjours augmentent alors les chances d’une nouvelle migration durable dans le pays d’accueil. Les études empiriques ont ainsi montré que les migrants congolais en Europe étaient moins susceptibles d’effectuer une migration de retour dans leur pays d’origine (Schoonvaere, 2010 ; González-Ferrer et collab., 2014).
À la suite de cette revue de la littérature, on retient que les études empiriques antérieures qui ont tenté d’examiner la relation entre les séjours limités dans le temps et la migration durable présentent certaines lacunes. D’une part, les données utilisées sont transversales (Balaz et collab., 2004 ; Khoo et collab., 2008) et la variable dépendante est l’intention de la migration (Balaz et collab., 2004) et non la migration elle-même. D’autre part, les études portent sur un seul pays d’origine et/ou un seul pays de destination (Balaz et collab., 2004 ; Khoo et collab., 2008 ; Massey et collab., 2002). Une recherche longitudinale, qui tient compte de la diversité des contextes d’origine et d’accueil ainsi que des caractéristiques individuelles, est utile pour mieux comprendre comment et pourquoi les déplacements ponctuels ou migrations supposées limitées dans le temps deviennent durables.
DONNÉES ET MÉTHODES
Données
Notre analyse s’appuie sur un ensemble de données d’enquêtes collectées entre 2008 et 2009 dans le cadre du projet de « Migrations entre l’Afrique et l’Europe » (MAFE). Les données MAFE constituent l’une des rares sources de données quantitatives permettant d’analyser l’effet des séjours courts sur la migration durable. En effet, elles sont transnationales, collectées à la fois dans six pays d’Europe (France, Italie, Espagne, Pays-Bas, Royaume-Uni et Belgique) et dans trois pays d’Afrique (Sénégal, Ghana et République Démocratique du Congo). Elles sont en outre biographiques ; ce qui permet de situer précisément dans le temps les événements marquants de la vie des enquêtés, notamment les séjours courts, les différents types de contacts (membres de la famille, amis ou connaissances) dans le pays d’accueil, ainsi que des informations portant sur la possession des biens et la situation économique dans le pays d’origine. Les informations sont collectées sur une base annuelle, de la date de naissance des répondants jusqu’au moment de l’enquête. Ceci permet d’identifier et de dater les événements associés à la migration. Enfin, les données de MAFE contiennent également des informations sur les caractéristiques sociodémographiques comme le sexe du migrant et le niveau d’éducation.
En Afrique, les données ont été collectées entre 2008 et 2009 dans les régions de Dakar au Sénégal, de Kinshasa en République Démocratique du Congo, et d’Accra et de Kumasi au Ghana. Dans chacune de ces régions, un échantillon représentatif des ménages a été constitué, au sein duquel un autre échantillon représentatif d’individus a ensuite été tiré au hasard composé de non-migrants et de migrants de retour. On a interviewé 1 638 individus à Kinshasa (en RD. Congo), 1 062 à Dakar (au Sénégal) et 1 243 à Accra et Kumasi (au Ghana).
L’échantillon des migrants est limité aux pays européens dans lesquels la collecte a eu lieu. La taille des échantillons pour chaque groupe d’origine dans chaque pays européen de destination est d’environ 200 répondants. La sélection de ces pays reflète leurs anciennes relations coloniales (RD. Congo-Belgique, Ghana–Royaume-Uni et Sénégal-France), mais elle comprend également une ou deux « nouvelles » destinations supplémentaires (RD. Congo–Royaume-Uni ; Ghana–Pays-Bas ; Sénégal-Italie et Espagne). En Espagne, l’échantillon des migrants est aléatoire (sélection des individus dans les registres municipaux qui intègre à la fois les migrants réguliers et irréguliers). Faute de bases de sondage disponibles dans les autres pays, les échantillons de migrants sont constitués en suivant la méthode des quotas. Cette méthode d’échantillonnage est définie en fonction d’au moins deux critères : l’âge et le sexe dans tous les pays de l’Europe. En France, la catégorie socioprofessionnelle a également été prise en compte, tandis qu’en Belgique et au Royaume-Uni, le lieu de résidence a été utilisé comme autre critère. En France, en Espagne et en Italie, certains répondants ont été sélectionnés par le biais des contacts obtenus lors de l’enquête auprès des ménages menée au Sénégal. Les procédures de collectes de données sont détaillées dans les publications, comme Beauchemin (2015), Schoumaker et Diagne (2010) et Schoumaker et collab. (2013). Les individus ont été interrogés au moyen d’enquêtes rétrospectives sur l’histoire de leur vie. Ces enquêtes ont permis de recueillir des informations détaillées sur une base annuelle dans de nombreux domaines de la vie, tels que la migration, le logement, l’éducation, les réseaux sociaux et la vie familiale. Nous disposons d’informations sur ces différents domaines de vie depuis la naissance jusqu’au moment de l’enquête.
La population étudiée comprend l’ensemble des répondants constitués des non-migrants, des migrants de retour dans le pays d’origine et des migrants enquêtés en Europe. Elle concerne des individus âgés de 25 à 75 ans au moment de l’enquête et ayant au moins 18 ans au moment de la première migration durable. Le début d’observation pour tous les individus, incluant les non-migrants, migrants de retour dans le pays d’origine (avant qu’ils ne retournent au pays d’origine, nous avons les informations sur leurs parcours migratoires), et migrants présents dans le pays d’accueil au moment de l’enquête. La migration concerne tout individu ayant séjourné au moins une année dans l’un des pays d’Europe sélectionnés. L’étude se concentre sur trois flux migratoires : les Sénégalais vers la France, l’Italie et l’Espagne ; les Ghanéens vers le Royaume-Uni et les Pays-Bas ; enfin les Congolais vers la Belgique et le Royaume-Uni.
Mesure des variables utilisées dans l’analyse
Variable dépendante : la migration durable
La variable dépendante est la (première) migration durable. Elle prend la valeur « 1 » pour tout individu ayant séjourné au moins un an dans l’un des pays d’Europe sélectionnés par le projet MAFE, transitant éventuellement par d’autres pays, et « 0 » dans le cas contraire. Par exemple, un Sénégalais est considéré comme un migrant de longue durée s’il a séjourné en France ou en Italie ou en Espagne pour une durée de plus d’un an. Il en est de même pour les Ghanéens au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, ainsi que pour les Congolais en Belgique et au Royaume-Uni. Toutefois, tous les individus dont la durée de séjour en Europe est inférieure à un an ou qui ont séjourné ailleurs que les pays d’Europe sélectionnés ne sont pas considérés comme des migrants de longue durée dans cette étude. Ils sont, par conséquent, censurés à droite[2] au moment de l’enquête, même s’ils ont effectué des migrations à l’extérieur de la zone étudiée.
Variable indépendante d’intérêt : le court séjour
La variable indépendante principale est le court séjour en Europe. Elle prend la valeur « 1 » si l’individu a fait au moins un séjour de courte durée (moins d’un an) dans un pays d’Europe, et « 0 » dans le cas contraire. Il s’agit d’un séjour isolé dans n’importe quel pays européen, se soldant par la sortie du pays de destination, pouvant mener plus tard à un retour durable dans ce pays, et non d’un séjour qui se prolongerait pour se transformer en une migration de longue durée. Nous avons considéré tous les séjours courts effectués vers n’importe quel pays d’Europe en raison du faible effectif des individus qui ont effectué de courts séjours dans les pays d’Europe sélectionnés par l’enquête MAFE. Ceci constitue une des limites de notre étude. Dans le fichier d’analyse, dès qu’un individu effectue un court séjour, toutes les années qui suivent prennent la valeur « 1 » dans la colonne de la variable, et « 0 » dans le cas contraire. L’interaction entre le séjour court et la période courante permet de tenir compte de l’effet de l’évolution contextuelle du pays d’origine sur la migration durable.
Effet de période et son interaction avec la migration de courte durée
Pour évaluer le contexte lié à la période où ont pu s’effectuer les migrations, nous avons introduit une variable de période divisée en trois modalités, soit avant 1990, 1990-2000 et 2001-2009. Les politiques migratoires se sont en effet beaucoup refermées en Europe depuis les années 1990 (imposition de visas, restriction dans leur octroi, etc.), ce qui pourrait fausser notre analyse si ces changements n’étaient pas pris en compte. Comme l’effet du court séjour sur la migration durable a pu évoluer en fonction de ces contextes temporels, nous avons également introduit dans nos modèles une interaction statistique entre la variable « court séjour » et la variable « période ».
Autres variables indépendantes
Nous avons également considéré d’autres variables, touchant plus spécifiquement à des caractéristiques individuelles disponibles dans l’enquête MAFE ou à des ressources pouvant faciliter leur migration. Le capital humain est saisi par le niveau d’éducation de l’individu (niveau d’éducation universitaire ou non). Les ressources économiques le sont par la perception de la situation économique, de la situation dans l’emploi et par la possession de biens (terrains, maisons et commerce) ; elles sont observées dans le pays d’origine avant la migration durable. Si la situation dans l’emploi porte sur l’individu comme tel, alors que la situation économique, perçue ou subjective, de même que la possession des biens, portent sur le ménage. Le capital social est mesuré par la présence d’un partenaire ou d’un membre de la famille nucléaire (parents et fratrie) ou d’un membre de la famille élargie (oncles, tantes et autres parents) et d’un ami ou connaissance dans le pays de destination avant la migration durable. Cette distinction entre les différentes sources d’informations permet de rendre compte de l’influence de chaque type de réseau social.
Les caractéristiques démographiques incluses dans l’analyse sont le sexe et l’âge ; en réalité, l’âge est implicitement pris en compte par la nature même du modèle de risque et durée utilisé, qui modélise le risque de l’événement en fonction de la durée écoulée depuis l’âge de 18 ans. Bien que les résultats soient ajustés pour le sexe dans tous nos modèles, nous n’avons pas inclus cette variable dans nos tableaux d’analyse afin d’en alléger leur présentation, déjà très fournie.
En général, les risques estimés de migrer sont moins élevés de 30 à 40 % pour les femmes que pour les hommes. Des travaux futurs plus poussés sur la question du genre, que nous n’avons pas abordée ici, pourront inclure des termes d’interaction pour étudier comment le genre peut modifier la relation entre la migration de courte durée et celle de longue durée.
Méthodes d’analyse
L’analyse est d’abord basée sur la statistique descriptive de Kaplan-Meier, qui permet d’estimer et de comparer les fonctions de survie de la première migration de longue durée avec les modalités de la variable de court séjour. Pour mettre en évidence l’effet des variables explicatives sur la migration durable, un modèle de risque et durée en temps discret a été réalisé (en utilisant la fonction de lien log-log complémentaire). Ce modèle biographique apparaît comme le meilleur outil d’analyse en raison de la nature longitudinale des données. En outre, contrairement à la régression basée sur des données transversales, il permet de tenir compte des caractéristiques qui varient dans le temps. C’est un modèle dynamique qui suit les individus jusqu’à ce qu’ils fassent une migration durable, prenant en compte les variables explicatives.
Comme le montre Allison (2014), cette méthode biographique divise le temps en intervalles discrets (en années dans cette étude) et estime la probabilité d’observer l’événement pour chaque intervalle de temps, sachant qu’il ne s’est pas produit auparavant. Ici, les individus sont soumis au risque de migrer à partir de l’âge de 18 ans et sont suivis jusqu’au moment de l’enquête s’ils n’y sont jamais allés ou sont censurés au moment où ils quittent le pays d’origine vers l’un des pays étudiés de l’Europe pour la première fois et pour une durée d’au moins un an.
Ainsi, pour tout individu i de la population soumise au risque de connaître l’événement, le log-log complémentaire de la probabilité d’effectuer une migration de longue durée au temps t est exprimé par l’équation suivante :
où 1 – p(Migrationit = 1) est le complément à un de la probabilité de migrer de l’individu i au temps t ; Courts est la variable de séjour court observée au temps t – 1. X1i(t – 1) est la matrice des autres variables qui changent dans le temps (perception de l’individu sur sa situation économique, situation dans l’emploi et possession des biens dans le pays d’origine, avoir un partenaire ou un membre de la famille nucléaire ou élargie, ou un ami dans le pays d’accueil). Ces variables sont observées au temps t – 1 dans le modèle. X2i est la matrice des variables sociodémographiques qui ne changent pas dans le temps et qui sont observées dans le modèle au moment de l’enquête telles que les variables sexe et le niveau d’éducation. Enfin, Ei est le terme d’erreur.
Pour tenir compte des relations multivariées « faussées » entre la variable séjour court et les variables relatives aux réseaux sociaux, aux ressources économiques et au capital humain sur la migration de manière durable, nous avons adopté une série de modèles hiérarchiques emboîtés. Le premier modèle M0 contient seulement chacune des variables prises séparément. Le second modèle M1 prend en compte la variable séjour court avec chacune des variables secondaires d’intérêt (les variables socio-économiques, niveau d’éducation et réseau). Le troisième modèle M2, qui est le modèle final, contient toutes les variables retenues, y compris les autres variables de contrôle. Nous n’avons pas pu faire les interactions entre le court séjour et les variables relatives au capital social et économiques en raison du nombre limité d’individus qui ont effectué des courts séjours.
RÉSULTATS
Caractéristiques ou statistiques descriptives de l’échantillon d’analyse
Dans l’échantillon d’analyse, pour les trois flux migratoires, les pourcentages des individus qui avaient séjourné temporairement en Europe sont plus élevés parmi les migrants que parmi les non-migrants (tableau 1a). Ils représentent 19,4 % chez les migrants congolais, 12,5 % chez les migrants ghanéens et 7,5 % chez les migrants sénégalais, alors que ces parts chez les non-migrants congolais, ghanéens et sénégalais sont, respectivement, 1,6 %, 3,4 % et 4,1 %. Sans surprise, les migrants ont un réseau social en Europe non seulement plus diversifié, mais aussi plus étendu par rapport aux non-migrants. Les individus qui avaient un partenaire ou un membre de la famille nucléaire (parents, frères et soeurs) ou un autre membre de la famille élargie, ami ou connaissance à destination ont une plus forte propension à effectuer une migration de longue durée. En effet, les migrants congolais, ghanéens et sénégalais ont en moyenne respectivement 2,1, 1,7 et 1,7 contacts à destination. En revanche, les non-migrants congolais, ghanéens et sénégalais ont chacun seulement 0,3, 0,3 et 1,2 contact dans le pays d’accueil. Comme on peut le constater aussi dans le tableau 1b, les migrants ont un meilleur niveau d’éducation par rapport aux non-migrants. Les migrants congolais, ghanéens et sénégalais qui avaient au moins un niveau universitaire représentent respectivement 63,6 %, 58,3 % et 18,9 % de l’échantillon, tandis que chez les non-migrants, ces pourcentages sont de 24,1 % chez les Congolais, 20,7 % chez les Ghanéens et 9,1 % chez les Sénégalais. De même, les pourcentages des Sénégalais et Congolais qui ont déclaré avoir une richesse économique subjective « suffisante » sont plus élevés chez les migrants que chez leurs homologues non migrants. Par ailleurs, la migration de longue durée est plus fréquente parmi les étudiants que parmi les travailleurs. Les pourcentages des individus qui possèdent un terrain ou une maison ou pratiquent le commerce et les affaires sont plus faibles chez les migrants que chez les non-migrants.
Relation entre les courts séjours et la migration de longue durée
Les résultats de l’analyse de survie descriptive indiquent une variation de la propension à la migration de longue durée selon qu’un court séjour ait eu lieu au préalable ou non. Les estimations de Kaplan-Meier des figures 1 à 3 rapportent les proportions par âge de ceux ou celles n’ayant pas encore fait une première migration. Elles montrent que, pour les trois flux migratoires, la migration durable a été plus fréquente et plus rapide parmi les personnes qui avaient déjà fait de courts séjours en Europe que parmi celles qui n’en avaient pas fait auparavant, ce qui est conforme à nos attentes. Il y a en revanche des différences importantes entre les flux migratoires, en particulier pour ceux et celles qui avaient déjà effectué un court séjour en Europe : les fonctions de survie de ces derniers sont en effet beaucoup plus abruptes dans les figures 1 et 2 que dans la figure 3. Cela suggère un risque plus grand de migration durable suivant une migration de courte durée pour les Congolais ou Ghanéens que pour les Sénégalais.
Les résultats descriptifs présentés ci-haut correspondent bien à ceux des modèles multivariés que nous abordons maintenant, qui montrent également une association positive et significative entre le séjour de courte durée et la migration de longue durée. Pour les trois flux migratoires, les risques d’une migration durable dans les années 1990 et les années 2000 sont plus élevés qu’avant les années 1990 (Modèle M2 des tableaux 2a, 2b et 2c). Toutefois, tout comme les estimations de Kaplan-Meier dans les figures 1 à 3, les résultats multivariés indiquent des différences remarquables entre les trois groupes de migrants. L’effet de court séjour sur la migration durable est plus important pour le Congo que pour le Sénégal ; c’est moins clair pour le Ghana, car le terme d’interaction n’est pas significatif (tableau 3). Ce résultat suggère que les Congolais qui avaient effectué un court séjour en Europe avaient une propension plus élevée à migrer que leurs homologues sénégalais et ghanéens. Par exemple, l’effet du court séjour sur la migration durable est d’environ 60 % plus élevé pour les Congolais que pour les Sénégalais (par rapport au Sénégal, le risque relatif pour le Congo est en effet : 0,62 * 2,56 = 1,59). En outre, l’effet de courts séjours sur la migration durable augmente au fil du temps pour les flux congolais, mais pas pour les deux autres : l’interaction entre le court séjour et la période pour chacun des trois pays de départ ne s’est avérée significative statistiquement que pour le Congo (et elle est donc présentée dans le tableau 2a, mais pas pour les autres pays de départ, pour lesquels nous n’avons donc pas retenu de termes d’interaction dans nos modèles). Pour le flux migratoire congolais, les individus qui avaient effectué un court séjour au préalable ont un risque plus élevé d’effectuer une migration durable dans les années 1990 (risque relatif = 1,44 * 2,14 * 2,53 = 7,80) et dans les années 2000 (risque relatif = 1,61 * 2,14 * 2,58 = 8,89) qu’avant les années 1990 (Modèle 2 du tableau 2a). Ces résultats suggèrent un effet différencié selon le contexte à l’origine, en particulier lié aux structures familiales, aux contextes politique et économique. Ils suggèrent également que les changements de contexte dans le temps au sein d’un même pays d’origine peuvent moduler l’effet de la migration de courte durée sur la migration de longue durée.
Les variables relatives au réseau social semblent jouer un rôle de facilitation entre le séjour court et la migration de longue durée. Ainsi, lorsque nous ne contrôlons pas l’effet de court séjour sur la migration durable par les variables relatives à la présence d’un membre de famille ou d’une connaissance dans le pays d’accueil, les résultats montrent généralement que la taille de l’effet de séjour court est plus élevée (Modèle brut M0 des tableaux 2a, 2b et 2c). Une partie de l’effet de séjour court s’estompe lorsque chacune des variables relatives au réseau social est prise en compte (Modèles M1a, M1b, M1c et M1d des tableaux 2a 2b et 2c). Par exemple, lorsque l’individu a un partenaire à destination, les risques relatifs associés au séjour court passent de 6,08 à 2,90 pour le flux congolais ; de 7,44 à 4,57 pour le flux ghanéen ; et de 4,13 à 3,47 pour le flux sénégalais. Un séjour court dans le pays de destination pourrait ainsi permettre le développement d’un réseau ou son renforcement. L’effet positif et fort du capital social, en l’occurrence celui des réseaux sociaux dans le pays d’accueil, est donc clairement suggéré par nos résultats même si cet effet recoupe en partie celui des courts séjours et vice versa (ainsi, ceux qui ont fait un court séjour ont plus de chance d’avoir un réseau et ceux qui ont un réseau ont plus de chance d’avoir fait un court séjour).
Les risques d’effectuer une migration durable chez les Congolais, les Ghanéens et les Sénégalais étaient aussi influencés par les sources d’informations. Pour les trois flux migratoires, la diminution de l’effet du séjour court sur la migration de manière durable était particulièrement forte lorsque nous avons ajouté les variables liées aux réseaux dans les cas où la source d’informations dans le pays d’accueil était un conjoint ou un membre de la famille nucléaire. En dehors des liens liés au regroupement familial et à la stratégie de diversification du revenu du ménage, les liens familiaux « moyens » (famille élargie sans les parents et la fratrie) et les liens « faibles » (connaissances et amis) semblent aussi faciliter le passage des courts séjours initiaux à une migration ultérieure durable pour les trois flux migratoires, mais dans une moindre mesure que les liens forts. Les tableaux 2a, 2b et 2c du modèle final (M2) qui présentent des risques relatifs nets, incluant toutes les variables de contrôle, montrent également que l’intensité des liens sociaux a un rôle très important, quasi démesuré sur les risques de migrer durablement (les risques relatifs d’effectuer une migration de longue durée pour la présence d’un partenaire sont de 17,59 pour les Congolais, 9,54 pour les Ghanéens et 5,70 pour les Sénégalais). Bien que l’ampleur des risques relatifs invite, en particulier pour le cas congolais, à la prudence dans l’interprétation des résultats, les différences pour les ressortissants des trois pays seront interprétées plus loin en insistant sur les contextes sociopolitiques propres à ces pays au cours de la période étudiée.
En ce qui a trait aux autres variables d’ajustement, l’éducation semble aussi faciliter la migration durable. Pour chacun des flux migratoires, l’effet de séjour court sur la migration durable diminue en outre avec la prise en compte du niveau d’éducation des individus (Modèle M1 des tableaux 2a, 2b et 2c). En effet, les risques relatifs de séjour court passent de 6,08 à 3,63 pour le flux congolais ; de 7,44 à 4,06 pour le flux ghanéen ; et de 4,13 à 3,66 pour le flux sénégalais. Ainsi, les compétences et les connaissances acquises avec l’éducation formelle pourraient contribuer à satisfaire les exigences du système juridique et bureaucratique du pays d’accueil pour l’obtention d’un visa. La probabilité d’effectuer une migration durable vers les destinations européennes était plus élevée chez les plus instruits que chez les moins instruits pour les flux congolais et ghanéens. Par exemple, les Congolais et les Ghanéens qui avaient un niveau d’éducation universitaire avaient respectivement une probabilité de 2,03 fois et de 1,46 fois plus élevée que leurs homologues qui n’avaient pas atteint ce niveau (Modèle M2 des tableaux 2a et 2b). Quant aux Sénégalais, l’effet de l’éducation sur la migration n’est pas statistiquement significatif dans le modèle final, à la différence de ce qui avait été constaté en analyse bivariée (modèles M0 et M2 du tableau 2c).
La migration de longue durée dépend également des ressources économiques de l’individu. Même si un niveau élevé d’éducation permet d’obtenir un visa pour un premier voyage dans un pays européen, il est aussi indispensable d’avoir les ressources économiques nécessaires pour prendre en charge les coûts associés à la migration. Mais les résultats portant sur les indicateurs qui permettent de prendre en compte les ressources économiques sont mitigés. La possession d’un terrain et/ou d’une maison dans le pays d’origine, tous deux signes de richesse, est généralement associée à une augmentation significative du risque de migration de longue durée. En revanche, comme les individus qui font des affaires ou du commerce peuvent facilement aller et venir entre l’Afrique et l’Europe, à cette variable est associée un risque moins élevé d’effectuer une migration de longue durée (les risques relatifs du modèle M2 sont de 0,5 fois pour les Congolais, 0,42 fois pour les Ghanéens et 0,84 fois pour les Sénégalais). L’interprétation de ces résultats peut se comprendre si l’on tient compte du statut d’occupation de l’individu. En effet, les résultats multivariés indiquent que le fait d’être chômeur ou étudiant dans le pays d’origine a un effet positif sur la migration durable, surtout pour les flux ghanéens et sénégalais. Ces résultats sont conformes à nos attentes. Bien que l’éducation formelle et les ressources économiques contribuent à satisfaire les exigences du pays d’accueil pour l’obtention du visa d’entrée, les individus qui menaient une activité économique ou travaillaient dans leur pays d’origine semblent avoir moins de risque de transformer leurs courts séjours initiaux en migration de manière durable que leurs homologues qui ne travaillent pas. Les résultats du modèle multivarié montrent également que les femmes courent moins de risque d’effectuer une migration durable que les hommes (non présentés dans les tableaux). Ce résultat suggère que beaucoup d’hommes migrent seuls dans le but de subvenir aux besoins économiques de leurs familles dans le pays d’origine.
DISCUSSION ET CONCLUSION
L’objectif de cette étude est d’examiner l’effet de séjour de courte durée sur les migrations subsahariennes vers l’Europe, en prenant en compte d’autres déterminants connus de la migration, notamment les variables relatives aux ressources économiques et au capital humain et social.
Les résultats des modèles multivariés, comme ceux descriptifs, en particulier ceux des estimations de Kaplan-Meier, appuient l’hypothèse que les chances d’effectuer une migration de longue durée sont plus importantes parmi les individus qui avaient effectué au préalable un court séjour en Europe que parmi ceux qui n’en avaient pas fait, et cela est d’autant plus fort dans les périodes récentes pour le Congo. Si la nature des données, longitudinales et multisites, est indispensable pour notre étude, ce résultat doit, cependant, être interprété avec prudence en raison de la taille de l’échantillon relativement faible, surtout pour les individus qui avaient fait de séjours courts.
De manière plus générale, l’effet de séjour court sur la migration durable est positif et significatif pour les trois flux migratoires, mais le risque associé au séjour court sur la migration de longue durée est plus élevé chez les Congolais que chez les Ghanéens et les Sénégalais. Ce résultat indique que le contexte d’origine est susceptible de modifier la relation entre le séjour de courte durée et la migration durable. Nous pouvons avancer ici quelques éléments de réflexion et d’explication entourant la présence de cette interaction. En l’occurrence, l’instabilité politique qu’a connue la République Démocratique du Congo depuis les années 1980 et qui s’est aggravée dans les années 1990 pourrait permettre aux Congolais qui avaient l’habitude d’effectuer les déplacements temporaires de bénéficier de la protection subsidiaire ou du statut de réfugié dans le pays d’accueil, ce qui faciliterait une migration de longue durée. Quant au flux migratoire ghanéen, la relative stabilité politique au Ghana depuis 1990 et sa relance économique semblent réduire le risque relatif de l’effet des courts séjours sur la migration durable, tout au moins par rapport au flux congolais. L’effet amoindri du risque associé entre le séjour court et la migration durable, pour le flux migratoire sénégalais, est conforme aux résultats de l’étude ethnographique de Riccio (2008). Il pourrait être lié à la structure patriarcale de la famille et des ménages sénégalais. Au Sénégal, les solidarités familiales auraient été renforcées ou, à tout le moins, préservées par la stabilité politique depuis son indépendance, où les confréries religieuses, très respectées par les fidèles, ont joué un grand rôle dans le maintien de la paix et du respect des aînés. Dans ce contexte, la migration pourrait être conçue comme un contrat implicite entre le migrant et sa famille ou communauté d’origine. Les membres de famille élargie, en particulier les aînés, ont intérêt à maintenir dans le giron familial les conjointes et les enfants du migrant à l’origine, ce qui constitue une forme d’assurance de rapatriement des fonds dans le pays d’origine par les migrants. Les courts séjours des conjointes et des enfants dans le pays d’accueil ou des migrants dans le pays d’origine seraient destinés à remplir des obligations familiales. En revanche, les solidarités familiales ont été mises à mal et affaiblies par les troubles politiques, notamment dans les années 1970 au Ghana par une série de coups d’État militaires (Riccio, 2008), et dans les années 1980, et aggravées dans les années 1990 par un conflit armé en République Démocratique du Congo.
La migration durable est par ailleurs favorisée par la présence de réseaux sociaux dans le pays d’accueil, et cela d’autant plus que ces liens sont forts (liens familiaux plutôt qu’amicaux). Comme ceux qui ont fait un séjour de courte de durée ont plus de chance d’avoir développé un réseau à destination et vice versa, on constate une diminution de la taille de l’effet de chacune de ces variables lorsque l’autre est prise en compte dans un modèle. Un séjour court à destination pourrait ainsi contribuer à l’extension du réseau, à son renforcement et à la diversification de sources d’information, ce qui favoriserait par la suite une migration durable.
Nos estimations indiquent également que l’éducation favorise la migration durable, appuyant l’idée que les migrations africaines vers l’Europe sont des migrations liées à la compétence : les plus instruits sont plus susceptibles de migrer de manière durable que les moins instruits (Hatton et Williamson, 2003 ; Mouhoud, 2017). Cette hypothèse est confirmée pour les flux migratoires congolais et ghanéens, et nous invite à mettre en question le modèle de Borjas (1987) prédisant la sélection négative des migrants des pays en développement vers les pays développés. Dans ce contexte, l’éducation formelle permet de satisfaire les exigences du pays d’accueil pour l’obtention d’un visa d’entrée et d’un droit de séjour. En effet, une différenciation des travailleurs migrants s’est produite à partir des années 1990, en réponse à l’interruption brutale des politiques d’immigration de main-d’oeuvre en Europe dans les années 1970. Plusieurs pays européens sont favorables à la migration des travailleurs qualifiés.
Si l’éducation facilite les procédures bureaucratiques, les ressources économiques sont aussi indispensables au projet migratoire. Nos résultats suggèrent que les individus qui menaient une activité économique dans le pays d’origine étaient plus susceptibles d’aller et venir, sans toutefois transformer ces allers-retours en une migration de longue durée. En revanche, la possession de maison et de terrain semble faciliter la migration durable, mais pas dans tous les contextes. Enfin, les étudiants et les chômeurs avaient un risque plus élevé de migrer de manière durable, ce qui semble indiquer que les individus diplômés et sans emploi optent pour une migration internationale durable pour la recherche d’un emploi et l’amélioration de leurs conditions de vie et de celles de leur famille.
Cette étude contribue à la littérature sur les déterminants de la migration internationale, en examinant le rôle des déplacements temporaires, longtemps ignorés comme facteur déterminant des migrations durables, ou considérés récemment comme une transition unique, impliquant une relocalisation durable vers une nouvelle résidence, surtout dans le contexte des migrations subsahariennes vers l’Europe (de Haas, 2007 ; Schoonvaere, 2010 ; Vickstrom, 2014). Les deux formes de mouvements internationaux apparaissent ainsi comme inextricablement liées, les séjours courts pouvant être considérés comme précurseurs à une réinstallation durable ou définitive dans le pays d’accueil. Ainsi, indépendamment des facteurs susceptibles de déclencher les flux migratoires, les nouvelles conditions qui se présentent au cours des déplacements temporaires rendent plus probable la migration durable. L’effet positif et significatif de séjour court sur la migration de longue durée semble indiquer que l’expérience antérieure est un facteur prédictif d’une nouvelle migration durable.
Les résultats de cette étude corroborent les études qui ont testé le lien entre l’expérience migratoire antérieure et une nouvelle migration dans le contexte des flux migratoires mexicains vers les États-Unis (Massey, 1987 ; Massey et Espinosa, 1997 ; Massey et Zenteno, 1999 ; Deléchat, 2001). Nous avons simplement ici exploré plus avant le rôle que peut avoir le contexte du pays d’origine en analysant trois flux migratoires fortement contrastés. Il en ressort que le séjour de courte durée pourrait surtout favoriser la migration durable lorsque le projet migratoire se présente comme une voie de survie pour des ressortissants en provenance de pays aux conditions difficiles. Ainsi, l’exemple du Congo semble indiquer que l’instabilité politique génère un lien plus fort entre la migration de courte durée et celle de longue durée. En revanche, comme l’a suggéré le cas sénégalais, les conditions qui favorisent plus facilement les allers-retours peuvent « casser » le lien entre migration de courte durée et migration durable, ce qui est d’ailleurs bien connu depuis les études des flux migratoires mexicains vers les États-Unis (Massey, 1987 ; Massey et Espinosa, 1997 ; Massey et Zenteno, 1999 ; Deléchat, 2001).
Le présent article présente certaines limites. Il est confronté au problème de la taille de l’échantillon qui est relativement limitée. L’effectif des migrants enquêtés étant faible, surtout pour les individus qui avaient effectué des séjours de courte durée, nous n’avons pu approfondir davantage nos analyses, notamment les interactions entre la variable court séjour et les variables relatives aux ressources économiques et sociales. En outre, l’échantillon de chaque flux migratoire n’a pas permis de tenir compte du contexte de chacun des pays d’accueil, alors que les réalités économiques et politiques diffèrent entre ces derniers. De plus, les échantillons n’ont pas une couverture nationale, ce qui pose un problème de généralisation des résultats. Pour des recherches futures, il faudrait que les échantillons soient représentatifs au niveau national et couvrent plus de pays de l’Europe afin de mieux cerner l’influence du contexte du pays d’accueil sur la relation entre les séjours limités dans le temps et la migration de longue durée, thème que nous avons laissé en friche dans cette étude.
Appendices
Notes
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[1]
Le projet MAFE est coordonné par l’Ined (C. Beauchemin), en partenariat avec l’Université catholique de Louvain (B. Schoumaker), la Maastricht University (V. Mazzucato), l’Université Cheikh Anta Diop (P. Sakho), l’Université de Kinshasa (J. Mangalu), l’University of Ghana (P. Quartey), l’Universitat Pompeu Fabra (P. Baizan), le Consejo Superior de Investigaciones Científicas (A. González-Ferrer), le Forum Internazionale ed Europeo di Ricerche sull’Immigrazione (E. Castagnone), et l’University of Sussex (R. Black). Le projet MAFE a reçu un financement du Septième Programme-cadre de la Communauté européenne (subvention 217206). L’enquête MAFE-Sénégal a été réalisée grâce au soutien financier de l’INED, de l’Agence Nationale de la Recherche, de la région Île-de-France, et du programme FSP « Migrations internationales, recompositions territoriales et développement dans les pays du Sud ». Pour plus d’informations, consulter : http://mafeproject.site.ined.fr//. Nous tenons à remercier Cris Beauchemin pour son aide dans la réalisation de cet article.
-
[2]
L’exposition au risque d’une migration de longue durée cesse au moment de l’enquête. Les personnes qui auraient effectué une telle migration après la date de l’enquête ne sont donc pas considérées comme des migrants.
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