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Les filles dans les gangs

Le problème des gangs a refait surface il y a quelques années aux États-Unis, après une période de relative accalmie. Le nombre de juridictions ayant rapporté des problèmes liés aux gangs a augmenté de 25 % depuis 2001, année où le plus faible taux a été observé (Howell, 2013 ; National Gang Center, 2009). La montée de l’urbanisation et de l’immigration dans le monde contribue à l’expansion du phénomène des gangs en y créant les conditions favorables pour leur développement, particulièrement en Amérique latine, en Asie et en Afrique (Hagedorn, 2009).

Bien que le phénomène des gangs soit depuis longtemps considéré comme étant typiquement masculin, les recherches relèvent invariablement la présence, substantielle, de filles dans les gangs. Une étude se fondant sur des données autorévélées de jeunes de 12 à 16 ans indique qu’en 2006, 3 % des garçons et 1 % des filles affirmaient faire partie d’un gang (Green et Pranis, 2007), ce qui signifie que les filles représentent environ le quart des jeunes dans les gangs. Les données autodéclarées d’une étude nationale antérieure, menée en 2001, ont révélé que les filles représentaient le tiers des jeunes qui affirmaient « faire partie d’un gang » (Snyder et Sickmund, 2006). Une étude réalisée en Angleterre et au pays de Galles, s’appuyant sur une définition moins contraignante du concept de gang, a permis de relever que les filles représentaient environ la moitié de ceux qui considèrent faire partie d’un « groupe de jeunes délinquants » (Sharp, Aldrige et Medina, 2006). En comparaison, la police estime que le nombre de filles dans les gangs est habituellement très faible (bien en dessous de 10 % en général) (Curry, Ball et Fox, 1994 ; National Gang Center, 2009). Les recherches portant sur le phénomène des gangs menées par des chercheurs spécialisés dans le domaine présentent généralement des résultats similaires à ceux obtenus par autodéclaration, c’est-à-dire que les gangs sont composés d’environ 20 à 46 % de filles (Miller, 2002). Les données tirées d’études internationales sont encore plus difficiles à analyser, en partie à cause de l’attention portée par de nombreuses organisations internationales sur les « jeunes de la rue », les « enfants soldats » et les « jeunes impliqués dans la violence armée organisée » (Hagedorn, 2009). Le rapport de 2010 de l’Enquête sur les armes légères a estimé que le nombre total de personnes dans les gangs sur le plan mondial se situait entre deux et dix millions et que le nombre de filles dans des gangs se situait entre 132 000 et 660 000, en se fondant sur une proportion relativement faible (6,6 %) de filles dans les gangs (Moestue et Lazarevic, 2010). Toutes ces études montrent l’importance de s’intéresser aux filles afin de comprendre les causes et les conséquences de l’adhésion à des gangs.

L’âge des sujets interrogés pourrait expliquer l’écart entre les différentes estimations du nombre de filles dans les gangs, sachant que les filles ont tendance à joindre les gangs plus jeunes que les garçons et à en sortir plus tôt (Peterson, Miller et Esbensen, 2001 ; Williams, Curry et Cohen, 2002). Une étude menée auprès de jeunes âgés de 11 à 15 ans a mis en évidence que près de la moitié des membres de gangs était des filles, tandis qu’une autre étude, qui s’intéressait à des jeunes plus âgés (13 à 19 ans), a montré que seulement un cinquième des membres était des filles (Esbensen et Huizinga, 1993). Au sein de l’échantillon de jeunes réunis dans le cadre de l’évaluation du programme de lutte contre les gangs (Gang Resistance Education And Training), les filles comptaient pour 38 % de l’échantillon des élèves de deuxième secondaire qui affirmaient faire partie d’un gang (Esbensen, Deschenes et Winfree, 1999). Un chercheur a observé que c’est environ à cet âge que les filles commencent à s’intéresser au mouvement scout (Quicker, 1994).

De récentes études portant sur les filles dans les gangs ont permis de découvrir que l’appartenance à un gang contribue à accroître les comportements délinquants, tant chez les filles que chez les garçons. L’appartenance à un gang renforce nettement la participation des filles à des actes de délinquance grave, comparativement à celles qui ne font pas partie d’un gang et qui proviennent d’un milieu similaire. Comparativement aux filles qui ne font pas partie d’un gang, les filles qui en font partie sont plus nombreuses à avoir déjà porté une arme dissimulée (79 % comparativement à 30 %), à avoir été impliquées dans des bagarres entre gangs (90 % comparativement à 9 %) et à avoir « attaqué quelqu’un avec une arme en vue de lui infliger une blessure grave » (69 % comparativement à 28 %). Elles sont en outre plus susceptibles de vendre et de consommer des drogues illégales (56 % ont déjà vendu du crack comparativement à 7 % des filles non membres de gangs) (Miller, 2002 ; voir aussi Deschenes et Esbensen, 1999a).

Les garçons qui font partie de gangs ont évidemment des comportements beaucoup plus délinquants que les filles. On observe chez eux moins d’antécédents de victimisation traumatique et violente. Après avoir fait une analyse comparative des membres féminins et masculins de gangs dans une base de données de la police d’une vaste région périurbaine (dont le nom n’a pas été divulgué), Hayward et Honegger (2014) ont pu montrer que les garçons étaient plus susceptibles que les filles de commettre des crimes graves et d’avoir déjà été reconnus coupables d’un « crime violent » (36 % pour les garçons et 27 % pour les filles). Pour leur part, les filles étaient plus susceptibles d’être victimes de violence physique et d’être témoins ou de subir des actes de violence familiale (Hayward et Honegger, 2014).

Des travaux plus anciens, fondés sur des données autodéclarées, ont souligné que même si les filles prennent part à tous les types d’activités illicites liées aux gangs, « elles commettent moins de crimes que les garçons » (Esbensen et al., 1999, p. 41). Par exemple, même si on observe un taux élevé de membres masculins et féminins qui portent des armes dissimulées (83 % des garçons et 65 % des filles), l’écart se creuse dans le cas de membres ayant déjà volé une personne (34 % des garçons et 17 % des filles). Dernier point, les garçons sont plus susceptibles d’avoir déjà tiré sur quelqu’un avec une arme (34 % comparativement à 21 % des filles) (Esbensen et al., 1999). Bref, le fait d’être dans un gang incite manifestement les filles à adopter des comportements criminels très graves, comme la participation aux bagarres de gangs et la vente de drogue, à des taux qui se rapprochent de ceux des membres masculins.

Genre, gangs et théorie de la délinquance : un héritage problématique

Jusqu’au milieu des années 1970, la théorie et la recherche sur la délinquance portaient essentiellement sur la délinquance masculine. Cette vision réductrice était alors loin d’être perçue comme un problème et pouvait même être aisément justifiable. Les gangs en milieu urbain étaient au coeur de cette approche et les caractéristiques de ces gangs sont pratiquement devenues synonymes de délinquance (Hagedorn et Chesney-Lind, 2014).

Chicago offrait un cadre intéressant pour les domaines émergents de la sociologie, en particulier la sociologie urbaine, la criminologie et le travail social (Deegan, 1988). Selon les premiers chercheurs à se pencher sur le phénomène de la criminalité à l’Université de Chicago, comme Shaw et McKay (1942), la recherche sur la délinquance et le crime était l’occasion idéale de développer et de démontrer la pertinence d’une criminologie positiviste en vue de résoudre les problèmes sociaux. Des membres de ce qui deviendra l’École de Chicago se sont inspirés des approches écologiques pour rejeter les hypothèses selon lesquelles les notions d’ethnicité ou de « race » jouaient un rôle dans la production de la délinquance (une vision généralement adoptée par les dirigeants politiques de l’époque, plutôt nativistes et anti-immigration). Ces chercheurs ont au contraire observé que ce type de comportements avait tendance à se concentrer davantage dans des quartiers à faible revenu et à se consolider au sein de différents groupes ethniques (semblable au processus de succession écologique dans la nature) (Park et Burgess, 1925). En somme, ces études se concentraient presque exclusivement sur le comportement des hommes.

L’ouvrage classique de Shaw et McKay (1942), Juvenile Delinquency in Urban Areas, qui s’est intéressé presque uniquement aux délinquants masculins de Chicago (plus de 60 000 personnes), utilisait systématiquement les taux associés à ce groupe comme étant le « taux de délinquance » général (même si on y mentionne parfois entre parenthèses des données propres à la délinquance féminine). De même, des études de cas importantes, comme The Jackroller, publiées pour la première fois en 1930 (Shaw, 1966), et Brothers in Crime (Shaw et al., 1938) ne répertoriaient que les démêlés judiciaires des hommes.

Les avancées phares de l’École de Chicago, toujours pertinentes et transposables au xxie siècle, ont entre autres permis de porter une attention particulière aux sous-cultures, à l’organisation sociale dans les quartiers urbains et aux rôles des classes et des inégalités dans l’apparition du crime. Dans cette foulée, plusieurs chercheurs influents dans le domaine ont constaté que la masculinité était généralement indissociable des comportements délinquants (révolte contre les limites d’un milieu restreint, généralement accompagnée du rejet de ce qui est féminin) (Cloward et Ohlin, 1966 ; Cohen, 1956). Dans l’ensemble, cette littérature scientifique a engendré des théories étrangement détachées des conséquences réelles de la violence des garçons et des hommes. Non seulement d’autres garçons étaient au nombre des victimes de cette violence, mais aussi des filles.

Cette théorisation sur l’attitude rebelle des jeunes comporte deux limites. D’une part, même si l’histoire des États-Unis est profondément marquée par les problèmes raciaux, aucune théorie classique sur la délinquance n’a vraiment abordé le rôle de la « race » et du racisme. D’autre part, ces théories sur la délinquance, en stéréotypant et en glorifiant la masculinité, ont complètement ignoré la présence féminine, la violence à l’égard des femmes et le sexisme. En outre, elles ne s’attardent nullement à l’orientation sexuelle et à l’homophobie, même si des observations ethnographiques antérieures ont manifestement documenté des formes extrêmes de violence liées au genre. Bref, les théories classiques sur la délinquance visaient principalement les espaces publics et la normalisation de la violence masculine, ignoraient les femmes délinquantes (et banalisaient leur victimisation) et favorisaient l’oppression de classe aux autres formes d’oppression, comme l’oppression raciale et homophobique.

La criminologie féministe, qui s’est développée dans les années 1970, a remis en question cet héritage théorique. Deux approches théoriques qui ont vu le jour au cours des années suivantes ont contribué à influencer la réflexion contemporaine sur les genres et les gangs. La première approche, qui offre une perspective féministe de l’étude des trajectoires (Belknap, 2015 ; Covington et Bloom, 2006), s’intéresse au poids de la victimisation (la violence sexuelle, la violence familiale et l’agression sexuelle) dans la décision des femmes de s’enfuir, de joindre des gangs ou de s’engager dans d’autres crimes de rue (comme la prostitution) pour survivre. Le fait que les solutions trouvées par les filles pour échapper à la violence (fuguer, par exemple) soient criminalisées est d’une importance capitale dans le cadre de cette approche, compte tenu du fait que les stratégies de survie sont illégales (Chesney-Lind, 2014).

La seconde approche théorique, le féminisme racial critique, aussi appelée la criminologie féministe afro-américaine (Belknap, 2014 ; Potter, 2006), défend l’idée que la notion de « race » est une construction sociale. Dans le cadre de cette perspective, en vue de pouvoir comprendre les situations où des filles et des femmes sont confrontées à une « marginalité double ou multiple », où « le racisme et le sexisme s’entrecroisent », il faut considérer impérativement l’interaction entre les différentes formes d’oppression, comme celles fondées sur l’ethnicité et le genre (Belknap, 2014 ; Chesney-Lind et Morash, 2011).

Cet article se penche sur les études (même si leur nombre est limité) qui s’intéressent au genre et aux gangs, spécifiquement celles qui conçoivent le genre au-delà d’une simple variable, et vise surtout les études qui offrent une théorisation sur le genre et l’ethnicité et qui s’inspirent, implicitement ou explicitement, de ces deux approches théoriques pour analyser les causes et les conséquences de l’adhésion des filles aux gangs.

Des filles gangsters ?

C’est généralement l’image d’une fille qui pointe une arme à feu qu’utilisent les médias pour illustrer les filles de gangs (Leslie, Biddle, Rosenberg et Wayne, 1993), laissant ainsi croire que les filles rejoignent les gangs pour les mêmes raisons que les garçons et que, par conséquent, faire partie d’un gang a plus ou moins les mêmes répercussions pour les garçons que pour les filles. De telles représentations laissent également entendre que les modèles théoriques utilisés pour analyser le comportement des garçons s’appliquent intégralement aux filles. Un examen des études portant sur les filles dans les gangs offre toutefois un portrait bien différent, non seulement sur les raisons qui expliquent leur adhésion aux gangs, mais aussi sur les conséquences sexospécifiques.

Les principales raisons pour adhérer à un gang relevées dans différentes recherches sont, tant chez les filles que chez les garçons, le plaisir, le respect, la protection et l’affirmation de soi (Bell, 2009 ; Esbensen et al., 1999). Dans une étude qui a été menée dans différents États américains, plusieurs filles et garçons impliqués dans des gangs affirmaient avoir des amis (41 % des garçons et 46 % des filles) ou encore un frère ou une soeur dans un gang (26 % des garçons et 32 % des filles). Environ la moitié des garçons et des filles disait avoir rejoint un gang pour obtenir une « protection », mais les garçons étaient plus susceptibles de l’avoir fait pour l’argent (47 % contre 38 %) (Esbensen et al., 1999). Dans le cas des filles (plus que chez celles qui ne font pas partie d’un gang), on observe un taux plus élevé de criminalité dans leur quartier, un milieu familial défavorisé, des bagarres avec les pairs, peu de liens affectifs avec les parents et plus de soucis en ce qui concerne leur sécurité à l’école (Bell, 2009).

En regardant de plus près les raisons qui incitent les jeunes à rejoindre des gangs, on remarque que les filles ont davantage tendance à « signaler l’aspect émotionnel ou affectif de l’appartenance au gang », à affirmer que « mon gang est comme une famille pour moi » et à mentionner qu’elles se sentent seules à l’école et avec leurs amies ou bien isolées de leur famille. Les filles dans les gangs ont en outre une estime de soi plus faible que les garçons, ces derniers « semblent avoir une perception d’eux-mêmes assez positive » (Esbensen et al., 1999, p. 45-46).

Les entretiens de Nimmo (2001) auprès de filles de gangs à Winnipeg apportent une dimension plus qualitative de l’aspect du gang en tant que « famille de substitution ». Une des participantes a affirmé sans détour : « Elles se joignent à des gangs pour avoir ce qu’elles n’ont pas, des choses qui leur manquent. La majorité des jeunes qui rejoignent des gangs n’ont pas ou presque pas de vie de famille. Ils n’ont aucun soutien à la maison ou ailleurs, j’imagine » (Nimmo, 2001, p. 9).

La partie suivante de l’article décrit les contextes qui contribuent à l’implication des filles dans des gangs. Ces aspects, parce qu’ils touchent à des questions de traumatismes liés au genre, de sexisme et de racisme, sont, dans la plupart des cas, absents de la littérature scientifique classique sur la composition des gangs et les effets qui en découlent.

Mauvais traitements et traumatismes du passé

Les filles qui joignent des gangs le font, du moins en partie, parce qu’elles sont victimes de mauvais traitements à la maison. Elles sont confrontées à de sérieux problèmes familiaux et sont à la recherche de relations qui combleront le vide laissé par des parents qui les ont à peu près abandonnées ou pire encore (Joe-Laidler et Hunt, 2001). Le rôle de la violence à l’endroit des filles et des femmes dans l’apparition de comportements délinquants (et dans leur implication avec des gangs) démontre bien l’importance de s’intéresser aux trajectoires en fonction du genre afin de mieux comprendre leurs comportements criminels, une perspective absente de la plupart des modèles théoriques portant sur les gangs et la délinquance (pour une exception, voir Moore, 1991).

Les filles de gangs sont beaucoup plus susceptibles que les filles du même quartier qu’elles, mais qui ne sont pas dans des gangs, d’avoir déjà été agressées sexuellement (52 % dans le cas des filles membres et 22 % pour les non-membres), « la majorité des agressions sexuelles étant commises dans un contexte familial » (Miller, 2002, p. 90). Les filles représentent 71 % des victimes d’exploitation sexuelle sur des enfants et la majorité de ces abus proviennent de l’entourage familial (Finkelhor et Baron, 1986). Une autre étude, qui s’est penchée sur les abus sexuels commis sur des garçons au sein de la famille, a constaté que très peu d’entre eux ont déjà reçu des « avances sexuelles » de la part d’un membre de la famille, et aucun d’entre eux n’a dit en avoir souffert (Moore, 1999). Même si les mauvais traitements extrêmes sont rapportés par les membres de gangs de sexes tant féminin que masculin, ils font plus souvent partie de la vie des filles. Par exemple, une étude a révélé que les trois quarts des filles et plus de la moitié des garçons avaient été victimes de mauvais traitements (Joe et Chesney-Lind, 1995). Une autre étude a révélé que 60 % des filles de gangs interrogées avaient été victimes d’abus physiques ou sexuels dans leur famille (Portillos, 1999).

Dans une étude de 1999 portant sur des jeunes dans des gangs à Los Angeles, trois quarts des filles ont affirmé avoir fugué de la maison, un taux deux fois plus élevé que chez les garçons (Moore, 1999). Le fait de fuguer, souvent attribué à des abus physiques et sexuels, augmente la probabilité de prendre part à des activités criminelles (comme la consommation de drogues et l’affiliation à d’autres pairs déviants) ainsi que le risque d’être victime d’exploitation (Chen, Tyler, Whitbeck et Hoyt, 2004 ; Tyler, Hoyt, Whitbeck et Cauce, 2001).

Des familles destructrices et désemparées : passé et avenir

Il n’est pas étonnant de constater que les filles qui rejoignent des gangs disent se sentir isolées de leur famille et considérer leur gang comme une famille de substitution. Elles mentionnent avoir des relations très problématiques avec leur famille, autant avec leur mère qu’avec leur père. La relation des filles, membres de gangs, avec leur mère, comparativement à celles qui n’en font pas partie, se caractérise par des liens plus faibles, par une tendance moindre à se confier et par une plus faible surveillance maternelle (Deschenes et Esbensen, 1999b). Acoca et Dedel (1998) ont découvert que toutes les filles (sauf une) de leur échantillon, tiré du système judiciaire pour mineurs de la Californie, qui ont rapporté avoir subi plus de six types d’abus psychologiques étaient dans des gangs. Outre les abus mentionnés plus haut, s’y ajoutent les pressions liées à la pauvreté, et pour certaines, les tensions supplémentaires liées à l’immigration. Rappelons que des filles ainsi que des garçons affirment avoir rejoint un gang parce qu’ils avaient un frère ou une soeur dans l’un de ces groupes (32 % des filles et 26 % des garçons), ce qui signifie que les familles elles-mêmes exposent les filles aux dangers des gangs (Esbensen et al., 1999).

Dans la culture latino-américaine, les filles doivent tenir compte de la répartition traditionnelle des rôles entre les sexes, telle que véhiculée par le machisme et le marianisme. Ces deux idéologies prônent, d’une part, qu’une femme doit être chaste, dévouée et attentive aux besoins des autres (marianisme) (Lopez-Baez, 1999) et, d’autre part, que les garçons et les hommes doivent être forts, entreprenants sexuellement et avoir un caractère dominant (machisme) (Marín, 2003).

Le contrôle exercé sur elles par leurs parents irrite les jeunes latino-américaines. Elles diront souvent que leurs parents sont « trop préoccupés » par leur sécurité (Taylor, 1996, p. 128). Elles rapportent souvent se sentir contraintes et frustrées de voir leur mère réprimée par une culture qui s’attend à ce qu’elle « fasse tout pour tout le monde » (p. 124) et relèvent en plus que si elles se plaignent de voir des gens profiter de leur mère, celle-ci se fâche contre elles.

Les femmes afro-américaines tirent leurs enseignements de « stratégies de résistance » (Ward, 1996). Elles enseignent à leurs filles à « sublimer » leur colère et leur hostilité de manière prosociale (Ward, 1996, p. 91) en s’employant à affirmer la vérité. Des chercheurs (Cauce et al., 1996) ont remarqué qu’on dit souvent dans la culture afro-américaine que « les mères élèvent leurs filles et qu’elles aiment leurs fils » (Cauce et al., 1996, p. 100).

Les conflits peuvent s’envenimer entre les mères et les filles afro-américaines, justement parce qu’elles ont bien appris les stratégies de résistance. Les mères justifient leurs tentatives de restreindre les libertés de leurs filles en blâmant « le milieu souvent hostile et dangereux » dans lequel elles évoluent et par le fait qu’elles sont « moins susceptibles que les filles blanches d’avoir une seconde chance si elles commettent une erreur » (Cauce et al., 1996, p. 111).

Les Afro-Américaines se distinguent des Latino-Américaines sur un point : elles sont moins optimistes face à leur avenir, particulièrement en ce qui concerne le mariage hétérosexuel. Parmi les filles de gangs interrogées, Moore et Hagedorn (1996) rapportent que 75 % des Afro-Américaines contre seulement 43 % des Latino-Américaines étaient d’accord avec cette affirmation : « En voyant comment sont les hommes aujourd’hui, je préfère élever mes enfants toute seule. » En revanche, 29 % des Latino-Américaines (mais aucune Afro-Américaine) étaient d’accord pour dire que « tout ce dont une femme a besoin pour reprendre sa vie en main est de se trouver un homme bien » (Moore et Hagedorn, 1996, p. 217).

Certaines filles se joignent à un gang pour être protégées de leur propre famille. Une étude menée à Hawaii (Joe et Chesney-Lind, 1995) a montré que les filles se tournent vers les gangs pour se sortir des abus et de la violence dont elles sont victimes dans leur famille. Le gang leur offre ce dont elles ont besoin pour se défendre sur les plans physique et psychologique. Le gang leur permet également d’échapper aux corvées qui leur sont imposées, comme l’obligation d’effectuer des tâches ménagères ou de s’occuper de leurs jeunes frères et soeurs (Hagedorn et Devitt, 1999 ; Portillos, 1999).

Parmi les caractéristiques de l’appartenance à un gang propres aux filles, signalons la parentalité précoce. Selon une étude multiethnique réalisée à San Francisco, environ un cinquième des filles de gangs interrogées était mères et avait en commun les points suivants : la plupart des pères étaient plus vieux qu’elles, ne participaient pas activement à la vie de leur enfant ou niaient toute responsabilité quant à la grossesse. Seulement 31 % des participantes ont indiqué être en relation avec le père de leur enfant. Cette situation peut s’expliquer par le fait que pour bon nombre d’entre elles, le père avait commencé à avoir des comportements violents dès le début de la grossesse (Maloney, Hunt, Joe-Laidler et Mackenzie, 2011).

La maternité hors mariage porte doublement atteinte à la réputation des filles, déjà menacée par l’appartenance à un gang, et expose les enfants aux aspects inhérents à la vie avec les gangs, comme la consommation de drogues, la criminalité et les bagarres de rue. Il s’ensuit généralement que les filles qui deviennent mères alors qu’elles font partie d’un gang délaissent dans une certaine mesure ces activités, mais pas dans tous les cas. À cet égard, l’une des participantes de l’étude s’est présentée à l’entretien avec son bébé vêtue en tenue de gang (Maloney et al., 2011). Dans d’autres cas, surtout quand il s’agit de gangs de filles, elles peuvent compter sur les autres mères du gang et, au lieu de traîner dans les rues ou de consommer de la drogue, elles s’occupent des enfants et organisent des fêtes d’anniversaire. Il arrive même que certaines de ces jeunes femmes se tournent vers leur mère ou leur grand-mère pour obtenir de l’aide et du soutien financier. Mais, comme les filles de gangs ont souvent considéré leur mère comme n’étant pas « une bonne mère », cette situation peut créer des relations tendues. Elles s’accrochent tout de même à cette relation ambivalente dans le but de terminer leurs études secondaires ou de trouver un emploi.

Amitiés troubles et troublantes : des risques particuliers pour les filles

De nombreuses filles affirment avoir rejoint un gang parce que certains de leurs amis étaient aussi dans de tels groupes. Presque la moitié des filles (46 %) ont évoqué cette raison (contre 41 % des garçons) (Esbensen et al., 1999, p. 44). Bien que certaines filles fassent partie de gangs composés exclusivement de filles, la plupart d’entre elles sont dans des gangs mixtes (Esbensen et al., 1999). Les gangs étant généralement dominés par les hommes, tant dans leur structure que par leurs activités (Campbell, 1984 ; Miller, 2001 ; Moore, 1991), les filles de ces groupes sont beaucoup plus à risque, d’une part, d’adopter des comportements délinquants et, d’autre part, d’être victimes d’abus sexuels et de violence.

Même si les filles dans les gangs, parmi lesquelles plusieurs ont été auparavant victimes de violence familiale, considèrent le gang comme une famille de substitution, il s’avère néanmoins être un milieu malsain qui ne peut offrir ce type de « protection ». En plus de noter une augmentation de la délinquance, certains chercheurs rapportent que le viol collectif sert souvent de rituel pour « initier » les filles à la vie de gang, surtout si une jeune femme est ivre ou qu’elle n’est pas considérée assez forte pour en « faire partie » (Portillos, 1999). Les garçons exposent parfois les filles à de graves dangers, que ce soit en les impliquant dans des crimes violents (fusillades au volant) ou en les utilisant comme « mules », leurres ou coursières pour le transport d’armes ou de drogues (Miller, 2001).

Les relations entre les filles d’un même gang sont généralement problématiques. Dans les gangs mixtes, la jalousie à propos des garçons entraîne en effet des rapports conflictuels (Campbell, 1999 ; Hagedorn et Devitt, 1999). Les filles de gangs ont tendance à s’identifier aux garçons, ce qui explique le fait qu’elles préfèrent ignorer la violence faite aux autres filles (Dennehy et Newbold, 2001), blâmer les filles pour l’infidélité des garçons (Artz, 1998), utiliser leur charme pour leurrer les membres de gangs rivaux (Portillos, 1999) ou piéger d’autres filles pour qu’elles se fassent agresser sexuellement (Dennehy et Newbold, 2001). Les filles qui ont des problèmes de violence (et qui prennent d’autres filles pour victimes) s’insèrent ainsi dans un système fondé sur l’inégalité des sexes, qui glorifie la violence masculine et qui incite les filles à se percevoir « à travers les yeux des hommes ». Comme les filles accordent beaucoup d’importance aux relations et qu’elles sont attirées par les gangs pour le sentiment d’appartenance qu’ils procurent, les programmes de prévention doivent viser impérativement l’accessibilité des filles à des groupes de pairs positifs et les outiller adéquatement afin qu’elles puissent développer une réflexion critique sur les aspects destructeurs de la culture des gangs (Brown, 2003).

Genre et consommation de drogues

L’appartenance à un gang est sans contredit associée à la consommation et à la vente de drogues. En comparant, dans une même communauté, les filles qui sont dans des gangs à celles qui n’en font pas partie, il ressort que les filles de gangs sont plus susceptibles d’avoir déjà fumé de la marijuana (98 % comparativement à 52 %), d’en avoir vendu (58 % comparativement à 11 %) et d’avoir vendu du crack (58 % comparativement à 7 %) (Miller, 2001). Conformément à d’autres études portant sur la consommation de drogues chez les deux sexes (voir Chesney-Lind, 2010), il apparaît que le niveau de consommation n’est pas très différent entre les filles et les garçons (Hayward et Honegger, 2014), mais il est plus fréquent que les garçons en vendent (Esbensen et al., 1999). L’une des principales raisons qui incitent les garçons et les filles à faire partie d’un gang est la possibilité d’« avoir du plaisir ». Les recherches ethnographiques montrent que ce plaisir est souvent lié à la consommation (et à l’abus) de drogues (Nimmo, 2001).

Les études révèlent que pour les filles, le gang représente souvent « une solution collective idéalisée face à une sombre perspective d’avenir » (Campbell, 1990). Leurs conversations quotidiennes sont remplies d’histoires exagérées au sujet de soirées passées à faire la fête, de drogue, d’alcool et d’autres types de « plaisirs ». Ces activités permettent d’échapper à la réalité d’une vie future qui sera marquée par la solitude et un travail ennuyeux. Elles contribuent également à nier la réalité quotidienne des gangs. L’absence d’activités récréatives, les longues journées à ne pas travailler ou à ne pas aller à l’école, ainsi que le manque d’argent, signifient que les journées se perdent dans la rue. Ne rien faire, des heures passées à « traîner », entrecoupées de promenades à l’épicerie pour acheter de la bière, une canette à la fois. Lorsqu’une rentrée d’argent imprévue survient, de la marijuana et du rhum sont achetés en grande quantité et la fête commence (Campbell, 1990).

Pour les filles, la « fête » implique parfois un viol collectif (comme nous l’avons mentionné plus haut). Une étude portant sur les risques associés à l’appartenance à un gang chez les filles américaines d’origine mexicaine a révélé que la perception culturelle selon laquelle elles sont des « salopes », donc sexuellement disponibles pour les membres du gang, les expose au danger (Cepeda et Valdez, 2003). Les membres de gangs masculins rapportent deux types de fêtes : celles avec des membres de la famille et de « bonnes filles » (petites amies ou parentes), où il peut y avoir de la drogue ou de l’alcool, mais consommés avec modération, et les fêtes avec des membres de gangs et des « salopes », où il y a une consommation abusive de drogue et d’alcool et dont le but principal est d’être « saouls et défoncés » (Cepeda et Valdez, 2003). Ce type de « fête » signifie pour une fille qu’elle peut être victime d’un viol collectif, souvent justifié par le fait qu’elle était « défoncée » (Portillos, 1999) ou que personne ne la « connaissait » et qu’elle était saoule (Cepeda et Valdez, 2003). Une étude a constaté une étrange particularité du fait que dans certains gangs mixtes, les filles sont plus susceptibles que les garçons de consommer des drogues coûteuses, comme la méthamphétamine, parce qu’elles leur sont offertes par les hommes plus âgés du groupe (Pasko, 2006).

La toxicomanie, pouvant être la réaction à un traumatisme vécu comme la violence familiale ou le fait de vivre dans la rue pour les fugueuses, contribue à la décision des filles de devenir membres d’un gang. Une étude a relevé que les jeunes filles contrevenantes étaient trois fois plus susceptibles que les filles qui ne sont pas « dans le système judiciaire » d’être aux prises avec des symptômes cliniques d’anxiété et de dépression (Kataoka et al., 2001). Le lien entre le stress post-traumatique et la toxicomanie est nettement plus prononcé chez les filles que chez les garçons, une étude ayant démontré que 40 % des filles toxicomanes avaient un stress post-traumatique, comparativement à seulement 12 % chez les garçons (Deykin et Buka, 1997).

Le rôle des sexes dans la rue et les inégalités à l’école

Les recherches nationales et internationales sur le phénomène des gangs soutiennent que les gangs, et en particulier « les groupes de jeunes non supervisés, en conflit avec d’autres groupes et avec l’autorité », sont en général le produit de l’urbanisation (Hagedorn, 2009, p. 155). Ainsi, la pauvreté et la ghettoïsation des quartiers et des communautés jouent un rôle fondamental dans la formation des gangs. Mais que représente ce milieu pour les filles qui y vivent ? L’absence de sécurité dans les quartiers touchés par ces problèmes socioéconomiques affecte singulièrement les filles : elles doivent avoir la capacité de se défendre (Jones, 2009) et, comme tous les jeunes, elles doivent apprendre à évoluer dans un milieu où règnent les gangs et leurs activités. C’est le besoin de protection contre cette réalité qui est le plus souvent mentionné par les filles et qui les incite à faire partie d’un gang (Esbensen et al., 1999).

Dans un secteur hostile de la région de la baie de San Francisco, les filles de gangs ont expliqué aux chercheurs qu’elles étaient violentes entre elles dans le but d’avoir l’air dur et de se protéger (Joe-Laidler et Hunt, 2001). Étant donné les contraintes de leur environnement social – des rues dominées par des hommes forts –, de leur identité ethnique et de leur faible statut socioéconomique par rapport à la société en général, la capacité à se battre leur a donné un statut et permis de se faire respecter. De plus, elles ont pu démontrer qu’elles étaient « dignes » et qu’on ne pouvait pas « se moquer d’elles » (Joe-Laidler et Hunt, 2001). Compte tenu du besoin de protection personnelle, des familles provenant de différents milieux, qu’il s’agisse du Maine (Brown, 1998), d’un quartier de Philadelphie (Ness, 2004) ou d’une municipalité désindustrialisée du Michigan (Leitz, 2003), soutiennent implicitement la violence des filles (Tapper et Boulton, 2000) afin que personne ne leur manque de respect et qu’elles puissent « tenir leur bout ». Dans le cadre de l’élaboration de programmes d’aide auprès de filles dont le milieu est marqué par la violence, il est primordial d’aborder la question de cet environnement. Enseigner aux filles à « gérer » la situation ou à « maîtriser leur colère » n’est pas suffisant si on ne leur fournit pas un milieu sécuritaire.

La fréquentation d’écoles où règne la violence, où les professeurs sont pour la plupart indifférents ou même ouvertement racistes, joue un rôle dans l’adhésion des filles à des gangs. On observe fréquemment une négligence sur le plan éducatif chez les filles membres de gangs (ou susceptibles de l’être) (Morris, 2005). Elles sont en effet nombreuses à mentionner que leurs professeurs entretiennent des stéréotypes ethniques à leur égard, qu’ils gardent à l’oeil et punissent les filles noires parce qu’elles sont « bruyantes » et « pas assez féminines » (Morris, 2005), alors qu’ils ignorent les filles latino-américaines, présumant qu’elles sont sur le point de tomber enceintes et d’abandonner l’école (Kelly, 1993). Les filles de gangs, comparativement aux filles qui ne sont pas membres, ont davantage tendance à rapporter un sentiment d’insécurité à l’école, des bagarres de gangs, des conflits interethniques et à être moins consciencieuses dans leurs travaux scolaires (Deschenes et Esbensen, 1999a).

L’ethnographie des écoles publiques qui desservent des communautés défavorisées documente avec précision le mode de fonctionnement de ce phénomène (Kelly, 1993 ; Orenstein, 1994). À l’école primaire, les professeurs font l’éloge de la « maturité sociale » des jeunes filles noires alors que les filles blanches sont encouragées à développer leurs compétences scolaires. Au secondaire, cependant, l’assurance des jeunes Afro-Américaines doit être « étouffée » dans le but de maintenir l’ordre en classe. Même s’il est vrai que les Afro-Américaines sollicitent plus souvent l’attention des professeurs que les jeunes filles blanches ou les garçons, peu importe leur ethnicité, « elles se font plus souvent rabrouer, ce qui fait, qu’en fin de compte, elles reçoivent beaucoup moins d’attention » et finissent « réduites au silence et à l’indifférence » (Orenstein, 1994, p. 180-181).

Dans ces écoles (et ces quartiers), le harcèlement sexuel récurrent envers les filles est monnaie courante. Dans le cas des filles latino-américaines, ce type de harcèlement comporte un aspect « codifié et accepté dans les gangs » (Orenstein, 1994, p. 210). Les professeurs ferment couramment les yeux sur l’intimidation physique et sexuelle que les garçons font subir aux filles, peu importe l’origine ethnique, laissant ces dernières se défendre toutes seules, contribuant ainsi à créer dans ces écoles marginalisées une impression de « non-respect du principe d’égalité des chances pour tous » (Orenstein, 1994, p. 149). Enfin, les liens entre l’échec scolaire et l’appartenance à un gang sont clairement établis. Comparativement aux élèves qui réussissent bien, ceux qui sont plus faibles sur le plan scolaire mentionnent plus souvent le fait de bien connaître les gangs, d’avoir été invités à se joindre à un gang, d’avoir des amis dans des gangs ou bien, et c’est l’élément le plus important, de faire eux-mêmes partie d’un gang (Lopez, Wishard, Gallimore et Rivera, 2006).

Différentes études avancent que, même si dans les écoles de quartiers ethniques défavorisés, les filles échouent généralement plus que les garçons, le racisme amplifie ces échecs pour les filles qui sont entraînées vers les gangs. On observe dans ces écoles que les filles, et surtout les filles qui ne sont pas blanches, sont bien souvent ignorées ou victimes de discrimination. L’école mise sur l’obéissance, l’ordre et le contrôle plutôt que sur la créativité et un environnement social et intellectuel stimulant (Kelly, 1993 ; Lopez et al., 2006 ; Orenstein, 1994).

L’affiliation à un gang et l’importance accordée au fait de « traîner » en groupe, la consommation abusive de drogue et d’alcool et la participation à des délits mineurs (souvent dans le but de se procurer de la drogue) contribuent au retard scolaire très marqué des filles dans les gangs, par rapport aux autres camarades de classe, ou encore à leur expulsion de l’école. Par exemple, une étude sur les filles de gangs au Canada a révélé qu’elles étaient des absentéistes chroniques et que leur niveau d’éducation moyen se situait entre la première et la deuxième année du secondaire (Nimmo, 2001). Malheureusement, outre le fait que les filles dans les écoles de quartiers ethniques marginalisés échouent en général, celles qui décident de devenir membres d’un gang risquent encore plus de subir un échec scolaire.

Inégalités, pauvreté et racisme

Les médias regorgent de représentations ethnicisées, masculinisées et diabolisées des filles de gangs, afro-américaines et latino-américaines (voir Chesney-Lind et Irwin, 2008). Il n’est donc pas surprenant que ces filles soient parfaitement conscientes de cette représentation. Une étude qualitative récente sur les Latino-Américaines « à risque » d’une école alternative a révélé que 68 % d’entre elles affirment que les « autres » les perçoivent comme « des voleuses, des cholas et des canailles ». L’une d’elles raconte : « Ils nous regardent comme si on étaient des membres de gangs, des criminelles et des cholas. Quand on entre dans une boutique, on est surveillées plus que les autres » (Lopez et Chesney-Lind, 2014, p. 19). Une autre fille appuie ces propos : « Oui, ils pensent qu’on est des mauvaises personnes, qu’on va les dévaliser ou je ne sais pas quoi. »

Alors que les filles saisissaient bien l’effet de ces stéréotypes négatifs, les intervenants et les professeurs qui travaillaient auprès d’elles, malheureusement, y adhèrent. Ils considèrent que ces filles sont à « risque élevé » et « susceptibles de joindre un gang ». Ils attribuent ce risque à leurs « familles criminelles », comme l’illustre cette citation : « Elles ne voient pas leur implication avec des gangs comme une chose négative. Il s’agit seulement de la façon dont cela fonctionne dans leur famille. Elles ont l’habitude et elles font comme les autres » (Lopez et Chesney-Lind, 2014, p. 20).

Cette situation explique pourquoi les cliniciens considèrent les filles qu’ils traitent à très haut risque de consommer de la drogue, d’être impliquées dans des gangs et de se prostituer. La culture latino-américaine a souvent été montrée du doigt pour expliquer ces problèmes. Essentiellement, les familles latino-américaines sont non seulement blâmées pour les problèmes des filles, mais aussi pour le culte de la famille (généralement perçu favorablement). On dépeint ces familles comme étant dysfonctionnelles et destructrices pour les filles qui y grandissent. Il est compréhensible que de tels stéréotypes soient entretenus, entre autres par les cliniciens, quand on constate l’image des filles de gangs latino-américaines (une fille au regard menaçant qui pointe une arme à feu) véhiculée dans les médias lorsqu’il est question du problème des gangs. Cela dit, ces préjugés, entretenus par les cliniciens à l’égard de leurs patientes, risquent fort de faire en sorte que leurs sombres prévisions quant à l’avenir de ces filles se réalisent, puisque les préjugés dont elles sont victimes les incitent à revoir leurs attentes à la baisse (Kelly, 1993 ; Schaffner, 2008).

Des études de Kitchen (1995), réalisées il y a quelques années, sur les filles de gangs à Fort Wayne, en Indiana, démontrent sensiblement la même chose. Les participantes avaient la ferme conviction que le racisme faisait partie intégrante de leur quotidien. Une fille qui était membre d’un gang a affirmé franchement : « Je pense que les gens sont racistes, ça arrive tout le temps qu’il y en a qui s’arrêtent et qui me regardent d’un drôle d’air. Ils pensent que je vais les voler ou les battre. Tout le monde a peur de toi quand t’es noir » (Kitchen, 1995, p. 100).

Les quartiers où elles habitent leur offrent bien peu de possibilités de réussite. Ces milieux sont caractérisés par une forte pauvreté et par la facilité d’accès à la drogue. La vente de drogues fait partie d’une économie informelle acceptée qui s’est institutionnalisée au fil des années. Il s’agit du capitalisme sous sa forme la plus pure : si un produit est en demande, beaucoup seront prêts à l’offrir. Tandis que les femmes noires font face à bien des obstacles sur le marché du travail, dont la consternation des hommes qui ont du mal à tolérer les femmes tenaces et sûres d’elles, c’est malheureusement dans le milieu des trafiquants de drogues qu’elles obtiennent de la reconnaissance et du respect.

Est-ce que les différences ethniques jouent un rôle dans les stratégies des femmes pour survivre dans un milieu marqué par la pauvreté ? Une étude portant sur 65 filles de gangs à San Francisco (Lauderback, Hansen et Waldorf, 1992) a pu relever que la dimension ethnique était d’une importance capitale à cet égard. En effet, les sept gangs étudiés étaient composés majoritairement de Latino-Américaines (73,5 %), d’Afro-Américaines (15,4 %) et de Samoanes (6,2 %). Quelques différences notables ont été observées en comparant les membres de gangs afro-américaines et latino-américaines. Les Afro-Américaines membres de gangs étaient moins susceptibles d’être affiliées à des gangs de garçons, alors que les Latino-Américaines l’étaient davantage. Ces dernières avaient plus tendance à participer à des activités avec leurs homologues masculins, alors que les Afro-Américaines avaient plus tendance à agir seules (par ex. : vendre de la drogue). Toutes les Afro-Américaines membres de gangs vendaient de la drogue, alors que sur l’ensemble de l’échantillon, moins de la moitié en vendait.

De plus, les filles et les jeunes femmes se retrouvent dans des milieux de travail qui dévalorisent le travail des femmes et qui ne leur offrent que des emplois qui ne sont pas assez payants pour leur permettre de subvenir à leurs besoins. Dans son étude, Kitchen (1995) a constaté que l’emplacement géographique de ses recherches sur les gangs (le centre-sud de Fort Wayne) était touché par un niveau de pauvreté plus élevé que celui de l’ensemble de la ville et de la moyenne nationale (presque 40 % des individus et 27 % des familles vivaient sous le seuil de la pauvreté). Chez les Noirs, le taux était encore plus élevé (38,5 % des individus et 39,5 % des familles). Et c’était encore pire dans le cas des femmes noires de ce secteur de Fort Wayne : plus de la moitié (54,2 %) des foyers dont les chefs de famille étaient des femmes noires vivaient sous le seuil de la pauvreté (Kitchen, 1995). Les membres de gangs étudiés par Kitchen (1995) avaient certaines expériences de travail, mais la plupart occupaient des emplois peu rémunérés dans le secteur des services.

Dans des communautés fortement touchées par la pauvreté, la lutte antidrogue et les incarcérations massives qui s’ensuivent font en sorte que « les grands-parents et les tantes doivent souvent élever des enfants dont les parents sont en prison pour des infractions liées aux drogues » (Zatz et Portillos, 2000). Dans ces circonstances, comme il a été mentionné précédemment, les filles de gangs ne peuvent pas compter sur les garçons parce que, même si, par hasard, ils désiraient s’occuper de leur enfant, leur participation à la sous-culture des gangs (et dans le commerce de la drogue au sein de communautés minoritaires sous haute surveillance policière) signifie un risque très élevé d’incarcération (Western et Wildman, 2009).

Il est essentiel que le contexte social associé à la pauvreté, contexte dans lequel les filles de gangs évoluent, soit pris en considération pour appréhender la réalité de ces filles. Que signifie pour une jeune fille le fait de grandir dans un tel environnement ? Les divisions économiques et ethniques qui ont marqué le xxe siècle ont amplifié la ségrégation raciale aux États-Unis, et depuis les dix dernières années, les inégalités économiques n’ont cessé de croître. C’est dans ce contexte que grandissent les jeunes Afro-Américaines, Latino-Américaines et d’autres groupes ethniques marginalisés, dans des quartiers où le « code de la rue », sans merci, affecte tous les aspects de leur vie, contribuant à la fois à les valoriser et à les rendre vulnérables. Les gangs procurent aux filles et aux garçons un milieu favorable pour se réaliser dans leur féminité et leur masculinité, dans un monde où ces adolescents ont le sentiment profond d’être « tenus en marge de la classe moyenne de l’Amérique blanche et d’un système défaillant pourtant créé pour les aider » (Ness, 2004, p. 36 ; voir aussi Jones, 2009).

Conclusion

Les approches classiques de la criminologie conçues pour analyser le phénomène des gangs s’intéressaient presque exclusivement aux rôles des classes et de la sous-culture urbaine en tant que milieu générateur de la délinquance et considéraient que les gangs étaient majoritairement composés d’hommes. Les recherches plus récentes sur les gangs poursuivent largement dans cette même voie. Le travail ethnographique favorise l’étude des espaces publics, comme la rue, considérée comme le lieu pour exprimer une attitude masculine, phénomène décrit dans l’ouvrage marquant d’Anderson, qui propose une réflexion sur « le code de la rue » (Anderson, 2000). On observe donc une tendance à analyser davantage la vie publique que la vie privée des membres de gangs (Maloney et al., 2011). Les travaux quantitatifs actuels se fondent davantage sur la recherche par sondages, effectuée en milieu scolaire (certaines de ces recherches ont été utilisées dans le cadre de cet article). Mais cette méthode de collecte de données ne permet pas d’obtenir des données fiables sur la victimisation, en particulier sur la victimisation sexuelle, ni de faire des comparaisons en fonction des différences ethniques, raciales et culturelles, comme l’illustre un rapport récent du National Institute of Justice and Centers for Disease Control and Prevention sur les gangs de jeunes (voir Simon, Ritter et Mahendra, 2014).

L’objet tacite de nombreuses recherches (anciennes et actuelles) contribue à perpétuer la normalisation de la violence des garçons, la non-considération du racisme et de la victimisation à l’égard des filles, ainsi que le rôle de la victimisation dans la « délinquance » féminine traditionnelle, y compris l’adhésion à des gangs. Cet article s’est principalement intéressé aux contextes qui incitent les filles à joindre un gang et a également cherché à attirer l’attention sur les questions liées à l’ethnicité (si possible), au genre et aux gangs dans un contexte international. En ce qui concerne le phénomène des gangs et de la violence organisée sur le plan mondial, il devient de plus en plus évident que les frontières nationales, même si elles demeurent importantes, ne suffisent plus à « contenir » la délinquance et la criminalité. Par conséquent, de telles frontières ne peuvent plus façonner notre perception des causes et des conséquences de l’implication des garçons et des filles dans des gangs, tant pour eux-mêmes que pour les autres.

Dans cet article, nous avons voulu souligner l’absence d’une analyse théorique des causes de la délinquance féminine, omettant du coup d’analyser le rôle déterminant de la victimisation qu’elles vivent, soit lors de leur intégration à un gang ou de leur participation aux activités du gang qui les exposent à la violence (et à d’autres types de victimisation). L’influence de la situation familiale dans la décision des filles de faire partie d’un gang, le désengagement du système scolaire envers elles (surtout auprès des filles d’origine ethnique autre) et le fait de vivre dans des quartiers et de fréquenter des écoles où règne la violence contribuent hautement à faire en sorte que les filles ressentent le besoin de faire partie d’un gang, en le considérant comme un lieu de protection et d’apprentissage du recours à la violence pour se défendre, lorsque nécessaire.