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Les personnes suicidaires peuvent-elles parler ?

In the current environment… talking about your suicidal feelings runs the very real risk of finding yourself being judged, locked up and drugged. Suicidal people know this and… will do their best to prevent it happening to them. We hide our feelings from others, go underground. And the deadly cycle of silence, taboo and prejudice is reinforced… There is a fundamental flaw at the core of contemporary thinking about suicide ; which is the failure to understand suicidality as it is lived by those who experience it.

Webb, 2011, p. 5

David Webb est le premier spécialiste de la suicidologie qui puise à même son expérience comme personne ayant un passé suicidaire dans une discipline dominée par des chercheurs et chercheures qui ne sont pas (ou ne déclarent pas être ou avoir été) suicidaires. Ses propos trouvent écho dans des témoignages de personnes suicidaires que l’on retrouve dans des autobiographies, autofictions et essais (Arcan, 2004a, 2004b, 2008), des courts métrages (Shraya, 2017 ; The Economist, 2015), des discussions publiques (Bayliss, 2016 ; CBC Radio, 2016 ; Maier-Clayton, 2016) et des témoignages de participants et participantes dans des recherches (Stefan, 2016). Les personnes suicidaires sentent qu’elles ne peuvent pas parler ou qu’il est dangereux de le faire. Puisque « briser le silence » est capital pour prévenir les suicides, cette impossibilité de parler et la peur de le faire sont contreproductives. Comme Susan Stefan (2016) le note : « [t]he people I interviewed were unanimous in saying that the more determined they were to kill themselves, the more they concealed their intentions » (p. 107-108). Les statistiques confirment cette triste réalité : les personnes suicidaires se cachent pour mourir (Beattie et Devitt, 2015 ; Organisation mondiale de la santé, 2014 ; Peck, 2003).

Comment expliquer les silences qui précèdent les gestes suicidaires qui, s’ils avaient été brisés, auraient peut-être sauvé des vies ? Comment, dans nos contextes contemporains, comme dans la société canadienne dans laquelle le suicide n’est plus considéré unilatéralement comme un péché, un crime ou une pathologie, peut-on comprendre les résistances des personnes suicidaires[3] à parler de leur désir de mort ? Ces questions sont au coeur du présent essai. La thèse défendue est qu’en dépit d’une laïcisation, d’une décriminalisation et même d’une certaine dépathologisation eu égard au suicide, les gestes et les personnes suicidaires de même que leurs discours demeurent inintelligibles en fonction des normes dominantes et de ce que je nomme une « injonction à la vie et à la futurité [4] ». Des mécanismes à la fois matériels et idéologiques sont en place pour « remoraliser »/culpabiliser, surveiller/criminaliser/punir et pathologiser/paternaliser les personnes suicidaires, les empêchant de parler ou de passer à l’acte, tout en les stigmatisant, les marginalisant et les discriminant. Comme les études empiriques le montrent, les personnes suicidaires sont institutionnalisées et médicamentées contre leur gré, se voient refuser la garde de leurs enfants, exclues de programmes d’assurances, congédiées, expulsées des universités, traitées d’irrationnelles, vues comme incapables de jugement ou de consentement[5] et comme des dangers pour elles-mêmes, ou perçues comme lâches et égoïstes, pour ne nommer que ces violences (Beattie et Devitt, 2015 ; Hewitt, 2013 ; Joiner, 2005 ; Stefan, 2016 ; Szasz, 1999 ; Wallace, 1999 ; Webb, 2011). Il n’est pas surprenant, dans un tel contexte de culpabilisation, de criminalisation[6] et de pathologisation, que les personnes suicidaires se tapissent dans le secret, les conduisant parfois à accomplir leur suicide sans avoir pu explorer ce désir de mort avec des professionnels et professionnelles de la santé, leurs proches et leur famille. Je défends ici l’idée que l’injonction à la vie et à la futurité est promue par l’ensemble des discours qui dominent les champs de la suicidologie et de la suicidologie critique. Qu’il s’agisse de l’approche médicale/psychiatrique qui conçoit les idéations suicidaires comme résultant de problèmes individuels de santé mentale, de l’approche sociale/structurelle qui les perçoit comme émanant de problèmes sociaux (pauvreté, racisme, capacitisme, hétérosexisme, transphobie/cisgenrisme, etc.), ou encore d’approches mixtes, comme l’approche biopsychosociale adoptée par l’Organisation mondiale de la santé (2014), qui mentionne à la fois des « facteurs biologiques, psychologiques, sociaux, environnementaux et culturels dans le déterminisme des comportements suicidaires » (p. 8), les divers modèles pour théoriser le suicide aboutissent tous à la même conclusion : le suicide n’est jamais une option[7].

Dans leur condamnation univoque et unanime du suicide comme étant une mauvaise solution à la souffrance humaine, ces modèles d’interprétation du suicide n’écoutent les personnes suicidaires que dans une logique de surveillance, de régulation et de prévention : identifier les personnes « à risque », les convaincre qu’elles ont tort de vouloir mourir et les faire changer d’idée, invalidant leurs discours sur le suicide. Autrement dit, à travers cette vision homogène et négative du suicide (comme solution à éviter dans tous les contextes), les différents modèles de conceptualisation du suicide et les stratégies de prévention qu’ils promeuvent, les personnes suicidaires ne sentent pas qu’elles peuvent parler ou qu’il est sécuritaire de le faire, craignant l’échec de leurs plans, les conséquences du dévoilement et la délégitimation de leur voix. Or les formes de délégitimation, de marginalisation et d’exclusion qu’elles vivent ont été peu, voire pas du tout problématisées sous l’angle des études antioppressions[8], qui ont pourtant théorisé les réalités de la plupart des groupes marginalisés. Les études antioppressions, lorsqu’elles se penchent sur la question du suicide, adoptent le modèle social, reconduisant l’idée selon laquelle le suicide n’est jamais une option qui devrait être poursuivie et tentent plutôt d’amener les personnes suicidaires à comprendre les motifs structurels à la source de leur détresse. Les personnes suicidaires ne sont pas ainsi écoutées, contrairement aux autres groupes marginalisés, mais plutôt réduites au silence et perçues comme des victimes d’oppressions structurelles dont les désirs de mort doivent être éradiqués à travers des luttes politiques et sociales. Autrement dit, les perspectives antioppressions reproduisent une oppression suicidiste. J’ai créé en 2017 le néologisme « suicidisme » pour désigner un système d’oppression (construit à partir des perspectives non suicidaires) sur le plan normatif, discursif, médical, légal, social, politique, économique et épistémique, dans lequel les personnes suicidaires vivent de multiples formes d’injustice et de violence (discrimination, stigmatisation, exclusion, pathologisation, criminalisation, etc.) (Baril, 2018). Si les modèles sociaux mis de l’avant par les études antioppressions visent à libérer les groupes qui sont opprimés, notamment à travers les modèles médicaux qui pathologisent et réduisent des problèmes sociaux à des troubles individuels, force est de constater que les modèles sociaux produisent leurs propres formes d’exclusion et de marginalisation. L’oppression suicidiste que vivent les personnes suicidaires demeure non problématisée, non seulement à partir des modèles médical et biopsychosocial, mais aussi à partir du modèle social, un modèle qui excelle pourtant habituellement à mettre en lumière les rapports de pouvoir. Or, les rapports de pouvoir entre personnes suicidaires et non suicidaires demeurent ici, même à partir du modèle social, sous-théorisés, une lacune que cet essai vise à combler.

En m’inspirant des théories crip[9] et des études critiques du handicap qui soulignent les limites du modèle médical et social du handicap et qui développent d’autres modèles, je propose l’adoption d’un modèle de troisième voie que je nomme le « modèle sociosubjectif du handicap » pour interpréter les idéations et gestes suicidaires. Ce dernier vise à pallier les limites des modèles dominants afin de permettre aux personnes suicidaires de s’exprimer librement. J’aimerais faire deux remarques à propos des idées défendues ici : 1) je n’encourage pas le suicide ; 2) je soutiens la prévention du suicide. Néanmoins, comme je le démontrerai, je crois que des discussions franches sur le suicide nous permettront de prévenir davantage de suicides, permettant aux personnes suicidaires de s’exprimer sans crainte. Mon approche renouvelle ainsi les approches préventives en vigueur. Toutefois, lorsque des personnes ressentent un besoin profond et stable de mourir, je propose également que nous accompagnions ces personnes dans une démarche de suicide assisté[10], à partir d’une approche fondée sur la compassion et la réduction des méfaits. Mon approche se distingue ainsi de celles promues par Stefan (2016), Webb (2011) ou Werth (1998), qui soulignent l’importance de laisser parler librement les personnes suicidaires, mais uniquement pour renforcer les stratégies de prévention et non pas pour assister celles déterminées à mourir dans leur suicide.

La première section de cet essai présente trois modèles de conceptualisation du handicap. La deuxième montre que certains de ces modèles (médical et social) ont aussi dominé le champ de la suicidologie (critique ou non) et comment, en dépit d’approches visant à dépasser leurs limites comme l’approche biopsychosociale, tous ces modèles aboutissent à la même conclusion selon laquelle le suicide est une mauvaise solution. La troisième section applique le modèle sociosubjectif du handicap au suicide et met en lumière son potentiel heuristique pour renouveler les approches dominantes du suicide et leurs stratégies d’intervention. Cette dernière section, faisant office de conclusion, insiste aussi sur l’importance de reconnaître l’oppression suicidiste vécue par les personnes suicidaires et d’être à l’écoute de leurs voix et de leurs besoins.

Les différents modèles de conceptualisation du handicap

The disability rights movement, like other social change movements, names systems of oppression as the problem, not individual bodies. In short it is ableism that needs the cure, not our bodies.

Clare, 2009, p. 122

Bien qu’il existe plusieurs modèles pour théoriser le handicap[11], ce dernier a été, au cours des dernières décennies, appréhendé principalement à partir de deux modèles : médical et social. Le modèle médical conceptualise les handicaps comme des pathologies individuelles à traiter et guérir. À partir de ce point de vue, les handicaps sont en eux-mêmes sources de difficultés et souffrances et c’est la raison pour laquelle ce modèle souhaite corriger les conditions corporelles/mentales affectant les personnes handicapées (Fougeyrollas, 2006). Critiqué pour l’accent qu’il met sur la prévention et l’élimination des handicaps et l’assimilation des personnes handicapées aux structures dominantes, le modèle médical est considéré comme capacitiste et réducteur par plusieurs puisqu’il ne prend pas en considération l’oppression structurelle des personnes handicapées (Clare, 2009, 2017 ; Lewis, 2010 ; Shakespeare, 2010 ; Siebers, 2008 ; Wendell, 1996). Le modèle social du handicap a été développé au cours des années 1970 par des activistes en réaction au modèle médical et les problèmes qu’il soulève. Ce modèle fait la distinction entre l’incapacité, définie comme une condition physique ou mentale, et le handicap, qui se construit dans l’interaction entre l’incapacité et un environnement donné (architectural, communicationnel, etc.) (Crow, 1996 ; Fougeyrollas, 2006 ; Lanoix, 2005 ; Shakespeare, 2010 ; Siebers, 2008 ; Wendell, 1996). Selon ce modèle, les handicaps résultent des structures et de l’organisation des sociétés qui offrent des environnements peu ou pas adaptés pour les personnes ayant diverses incapacités et conditions. Les avantages du modèle social sont nombreux et ont été cruciaux dans l’activisme des personnes handicapées et le développement des études critiques du handicap, notamment pour rendre visible l’oppression capacitiste et pour fournir aux personnes des outils d’autonomisation (Clare, 2009 ; Crow, 1996 ; Shakespeare, 2010 ; Siebers, 2008).

Cependant, quelques auteurs et auteures critiques du modèle médical ont commencé également à relever des limites du modèle social du handicap (Crow, 1996 ; Kafer, 2013 ; Mollow, 2006 ; Siebers, 2008). Tout comme le modèle médical, il semble que le modèle social produise ses propres formes de violence, notamment en ignorant les expériences vécues de certaines personnes handicapées ou jugeant leur désir d’un traitement ou d’une cure (Baril, 2015 ; Clare, 2017 ; Kafer, 2013 ; Wendell, 1996). En effet, ce modèle a tendance à négliger l’expérience subjective à partir de la croyance selon laquelle une société qui serait adaptée aux diverses (in)capacités éliminerait toutes les formes de handicap (Baril, 2015 ; Shakespeare, 2010). Étant donné que dans le modèle social, l’incapacité est vue comme un élément neutre et non comme causant des souffrances ou des difficultés en soi, l’élimination du capacitisme est perçue comme suffisante pour libérer les personnes handicapées de leur souffrance (Crow, 1996). De plus, le modèle social est critiqué pour mettre davantage l’accent sur les handicaps dits typiques (personnes à mobilité réduite, aveugles, sourdes, etc.). Pour les personnes dont les handicaps sont cognitifs, mentaux, émotifs, invisibles, ou dont la santé est précaire, les solutions proposées par le modèle social qui visent le démantèlement des structures capacitistes sont incomplètes (Baril, 2015 ; Crow, 1996 ; Mollow, 2006 ; Nicki, 2001 ; Wendell, 1996). Alison Kafer (2013) écrit :

[T]he social model with its impairment/disability distinction erases the lived realities of impairment ; in its well-intentioned focus on the disabling effects of society, it overlooks the often-disabling effects of our bodies. People with chronic illness, pain, and fatigue have been among the most critical of this aspect of the social model, rightly noting that social and structural changes will do little to make one’s joints stop aching or to alleviate back pain.

p. 7

En somme, le modèle social a tendance à conceptualiser le handicap de manière désincarnée, empêchant de prendre au sérieux les difficultés et les souffrances vécues par plusieurs personnes handicapées en fonction de leurs conditions physiques, mentales ou émotives.

Dans l’objectif d’éviter à la fois les écueils des modèles médical et social, quelques auteurs et auteures en études critiques du handicap et crip ont adopté un troisième modèle qui permet de théoriser simultanément le capacitisme et les expériences subjectives liées à certaines conditions physiques, mentales et émotives (Crow, 1996 ; Kafer, 2013 ; Mollow, 2006 ; Nicki, 2001 ; Price, 2015 ; Siebers 2008). Comme je le mentionne ailleurs (Baril, 2015), cette troisième voie permet de « escape the quandary of explanations and solutions anchored either entirely in individual pathologies or entirely in social structures [emphase ajoutée] » (p. 65). Alors que certaines personnes, comme Crow (1996, p. 70), se réfèrent à cette troisième voie comme un modèle social « renouvelé », d’autres nomment autrement ce modèle qui reconnaît la complexité inhérente du handicap et prend en considération la dimension subjective/personnelle et sociale/politique de cette réalité (Baril, 2015 ; Kafer, 2013 ; Siebers, 2008 ; Wendell, 1996). J’utilise pour ma part l’expression « modèle sociosubjectif du handicap ».

Alors que la valeur heuristique de ce modèle sociosubjectif est considérable et que ce dernier a joué un rôle clé dans l’évolution récente des études critiques du handicap et crip, il demeure inexploré dans d’autres champs d’études antioppressions (Baril, 2015). Je soutiens qu’il demeure également inexploré en suicidologie (critique), alors qu’il m’apparaît particulièrement pertinent pour analyser les idéations et gestes suicidaires qui résultent à la fois de souffrances psychologiques/émotives individuelles et s’inscrivent dans des contextes sociaux qu’on ne peut ignorer. Malgré les limites évidentes des modèles médical et social pour théoriser la souffrance des personnes suicidaires, que je démontrerai dans la prochaine section, il semble que les travaux en suicidologie (critique) continuent d’interpréter le suicide à l’aulne de ces deux modèles, qui, en plus d’être lacunaires, reposent sur une injonction à la vie et à la futurité qui réduit les sujets suicidaires au silence. Bref, ces deux modèles reconduisent l’oppression suicidiste.

Les modèles médical et social d’interprétation du suicide[12]

Le suicide a historiquement été considéré comme un péché et un crime avant d’être appréhendé à travers deux modèles d’interprétation : médical et social (Cellard, Chapdelaine et Corriveau, 2013 ; Corriveau, Perreault, Cauchie et Lyonnais, 2016 ; Szasz, 1999). Le modèle médical/psychiatrique, qui a émergé au cours du 19e siècle, conçoit les idéations suicidaires comme des pathologies individuelles guérissables à l’aide de médicaments ou thérapies. Il a tendance à effacer le rôle des facteurs sociaux et environnementaux intervenant dans le désir suicidaire (Bayatrizi, 2008 ; Marsh, 2016 ; Stefan, 2016). Szasz (1999, p. 31), qui critique le modèle médical, indique qu’il repose sur trois présomptions[13] : 1) les gestes suicidaires résultent de la maladie mentale ; 2) les personnes suicidaires sont déresponsabilisées et la faute est attribuée à leur maladie[14] ; 3) les professionnels et professionnelles de la santé doivent traiter ces patients et patientes, même contre leur gré. Le modèle social, lui, perçoit les idéations suicidaires comme résultant de problèmes sociaux appelant des transformations sociales et politiques collectives plutôt que des interventions individuelles (Amundson et Taira, 2005 ; Cover, 2012 ; Longmore, 2003 ; Mäkinen, 2016 ; McDermott et Roen, 2016 ; Taylor, 2014 ; White, Marsh, Kral et Morris, 2016). Le modèle social poursuit néanmoins le travail de pathologisation du suicide entamé par le modèle médical, mais situe cette pathologie dans le social plutôt que le biologique :

[T]he medical camp insists that suicide is a result of mental maladies, while the sociological camp stresses social and cultural malaise. Suicide is a disease either of the individual or of civilization ; its pathology afflicts either the individual body or the body politic. What was not put in question is the assumption that suicide is, indeed, pathological and nothing more.

Bayatrizi, 2008, p. 102

Alors que les auteurs et les auteures reconnaissent que le modèle médical/psychiatrique a dominé les réflexions des dernières décennies sur le suicide, ce qui a donné lieu à d’excellentes critiques du modèle médical (Marsh, 2016 ; McDermott et Roen, 2016 ; Taylor, 2014 ; Szasz, 1999 ; Webb, 2011 ; White et al., 2016), la dominance du modèle social au sein des sciences humaines et sociales et des études antioppressions n’est jamais remise en question, du moins à partir d’une perspective interne à ces champs[15]. Puisque la thèse défendue dans cet essai veut que les principaux modèles du suicide aboutissent à la même conclusion, soit que le suicide est anormal et ne constitue pas une option, créant ainsi un environnement non sécuritaire pour les personnes suicidaires afin d’explorer leur désir de mourir, j’aimerais examiner les conséquences négatives du modèle social qui demeurent sous-théorisées.

Le modèle social du suicide est fondé sur deux principales présomptions : 1) le suicide ne résulte pas d’une maladie mentale ; 2) le suicide est un problème social et structurel (Cover, 2012 ; Dorais et Lajeunesse, 2005 ; Marsh, 2016 ; Reynolds, 2016 ; Smith et Jaffer, 2012 ; Webb, 2011 ; White et al., 2016). En opposition au modèle médical, le modèle social offre une « historicisation et politisation » (Taylor, 2014, p. 19-20) des subjectivités suicidaires pour mettre en lumière les normes et les structures dominantes, telles que l’hétérosexisme, le capacitisme, le cisgenrisme, le racisme ou l’âgisme, qui pousseraient certains groupes marginalisés au suicide. Les personnes qui adhèrent au modèle social soutiennent que la « haine tue » et que les analyses sociales permettent de politiser ces morts (Dorais et Lajeunesse, 2004 ; Reynolds, 2016). Malgré le fait qu’il comporte plusieurs avantages, comme de prendre en considération certaines oppressions, le modèle social n’est pas sans faille. J’aimerais ainsi soulever les interrogations suivantes : qui et qu’est-ce qui est absent ou oublié à travers cette interprétation du suicide ? Que pouvons-nous apprendre de ces absences et oublis ? Comment la mise en lumière de lacunes du modèle social permettrait-elle de forger de nouvelles alliances entre groupes marginalisés et éviter la remarginalisation de certains d’entre eux, comme celui des personnes suicidaires ?

J’argumente que les voix des personnes suicidaires sont absentes du modèle social. Cette absence permet aux divers groupes marginalisés qui adoptent le modèle social de se désolidariser des personnes suicidaires. Une des conséquences négatives du modèle social est de réduire les personnes suicidaires au silence, à travers une injonction à la vie et à la futurité en entretenant des tabous et de la stigmatisation au regard du suicide[16]. D’un côté, les personnes qui désirent mourir doivent garder le silence ; affirmer leur plan mènerait au sabotage de celui-ci, à travers une pléthore de mesures de prévention qui justifient l’institutionnalisation, consentie ou non, pour recevoir des soins (Stefan, 2016 ; Szasz, 1999 ; Webb, 2011). D’un autre côté, si elles expriment leurs idéations suicidaires, leurs voix sont invalidées à partir de deux perspectives. Premièrement, leur désir de mourir est perçu comme irrationnel à partir d’une forme de capacitisme mental (ou mentalism/sanism[17]) (Burstow, 2016 ; Hewitt, 2010, 2013). On présuppose ainsi que les personnes suicidaires souffrent de maladies mentales qui brouillent leur jugement, invalidant leur capacité de consentir à une mort provoquée. Certaines personnes qui critiquent la pathologisation et adoptent le modèle social se rabattent paradoxalement sur cet argument de l’irrationalité et du jugement altéré des personnes suicidaires lorsque vient le temps d’intervenir auprès d’elles (par ex. : Roen, Scourfield et McDermott, 2008 ; Shakespeare, 2006). Deuxièmement, le désir de mourir des personnes suicidaires est délégitimé à partir de perspectives paternalistes qui interprètent la solution suicidaire comme illégitime au regard de la souffrance sociale et politique (McDermott et Roen, 2016 ; Reynolds, 2016 ; Taylor 2014). Autrement dit, la mort par suicide ne peut pas être une option valable face aux oppressions ; seules les luttes politiques le sont. En somme, le désir de mort et les discours suicidaires ne peuvent être entendus, tant à partir du modèle médical que social, qu’à partir d’une logique préventive. Pour être intelligibles, ces discours doivent suivre les scripts dominants de prévention, en reconnaissant que le suicide est une mauvaise solution, qu’il affectera les proches et qu’il ne sera pas poursuivi ou accompli.

Même dans le champ de la suicidologie critique, dont les fondements questionnent l’accent mis, dans la suicidologie traditionnelle, sur l’objectivité, les données quantitatives et les perspectives externes (plutôt que situées), les chercheurs et chercheures qui promeuvent les approches qualitatives et le travail avec les communautés marginalisées continuent de parler pour les personnes suicidaires. Un exemple se trouve dans la section « Insider Perspectives » de l’ouvrage Critical Suicidology (White et al., 2016). Alors que l’on pourrait s’attendre, dans cette section, à retrouver une majorité de chapitres rédigés par des personnes suicidaires (ou des travaux d’analyses de notes de suicides), ce n’est pas le cas : un chapitre examine les perceptions des familles « survivantes », un autre est rédigé par deux travailleuses sociales et deux ex-suicidaires et un dernier est écrit par une personne ex-suicidaire. Bien que j’apprécie l’inclusion de discours d’ex-suicidaires dans cette section, seulement deux des six auteurs et auteures (une d’elles a participé à l’écriture de deux chapitres) proposent des récits à la première personne (perspectives situées). Qui plus est, donner la voix à des personnes ex-suicidaires plutôt qu’à des personnes suicidaires (ou qui ont laissé des témoignages avant leur mort) constitue un choix épistémologique influençant le contenu de l’ouvrage. Un autre exemple de cette réticence des chercheurs et chercheures à inclure les voix des personnes suicidaires est le choix méthodologique de Dorais et Lajeunesse (2004), dans leur étude sur les jeunes de la diversité sexuelle et le suicide, qui exclut les personnes dont la tentative date de moins de 24 mois. Bref, au sein des perspectives antioppressions qui se réclament du modèle social, les chercheurs et chercheures préfèrent donner priorité aux voix des professionnels et professionnelles de la santé, aux activistes, aux familles, aux amis et amies et aux personnes ex-suicidaires plutôt qu’à celles des personnes suicidaires. Je ne soutiens pas que les personnes non suicidaires ne devraient pas s’exprimer sur la question du suicide et je demeure conscient des limites des politiques identitaires. Néanmoins, en analysant les travaux réalisés par les personnes qui adhèrent au modèle social du suicide, il est clair que les rapports de pouvoir qui existent entre les personnes suicidaires et non suicidaires, contrairement à plusieurs autres rapports de pouvoir reconnus à partir de perspectives sociales, sont non reconnus au sein de ce modèle.

Je me demande quelles possibilités émergent lorsqu’on remet en question les conceptualisations dominantes du suicide et quelles stratégies d’intervention et solidarités entre groupes marginalisés apparaissent lorsqu’on pense le suicide à partir de modèles différents. L’une des possibilités qu’ouvrent de nouvelles interprétations est de reconnaître l’oppression suicidiste que vivent les personnes suicidaires, reconduite par les modèles du suicide qui sont mobilisés pour leur venir en aide. Nous devons ainsi, je crois, commencer à théoriser l’injonction à la vie et à la futurité pour ce qu’elle est : un système d’intelligibilité dominant, similaire à d’autres systèmes d’oppression, dont la construction et les mécanismes demeurent invisibles. Inspiré par des auteurs et auteures queers s’intéressant aux affects négatifs et leur potentiel politique (Cvetkovich, 2012) ou qui dénoncent, comme Sara Ahmed (2010), les effets marginalisants de l’injonction au bonheur pour les groupes marginalisés, je soutiens que l’injonction à la vie et à la futurité inhérente à ces modèles dominants nous propulse vers une politique du suicide qui n’est ni responsable, imputable, respectueuse ou compatissante envers les personnes suicidaires. L’injonction à la vie et à la futurité promue dans les modèles d’interprétation du suicide en vigueur et leurs stratégies d’intervention force les personnes déterminées à mourir à le faire seules dans des conditions difficiles. Cette injonction les pousse à se suicider sans avoir eu la chance d’explorer leurs idéations suicidaires franchement avec d’autres par peur des conséquences qui en découleraient. À partir de cette injonction, nous (ré)écrivons les vies et les morts des personnes suicidaires à travers les scripts dominants du suicide, refusant d’écouter leurs discours ou délégitimant leurs voix en assumant que les personnes non suicidaires (ou ex-suicidaires) détiennent la vérité sur le suicide. Il s’agit d’attitudes qui relèvent de formes de paternalisme. Malgré les similarités entre les expériences vécues par les personnes suicidaires et d’autres groupes marginalisés, comme des formes d’exclusion, marginalisation, stigmatisation, criminalisation, pathologisation et appropriation paternaliste de leurs voix/agentivité, les chercheurs et chercheures qui adhèrent au modèle social du suicide, même à partir de perspectives antioppressions, continuent trop souvent de parler pour les personnes suicidaires et de reproduire ces violences. Le modèle sociosubjectif du handicap, appliqué au suicide, permettrait de cultiver une attitude plus respectueuse vis-à-vis des personnes suicidaires.

Le modèle sociosubjectif du suicide : les personnes suicidaires voudraient parler, pouvons-nous les écouter ?

I asked, “If you could tell suicide prevention policymakers and mental health professionals three things, what would they be ? ” There was one message that was by far the most common. […] “DON’T…. treat them as if they are annoying and difficult, and pump them full of drugs. LISTEN for God’s sake.” [Survey 40] “Don’t come from a place of preventing–come from a place of connecting…” [Survey 75] “Listen, listen, listen. Listen with your whole being.” [Survey 93] “Be kind. Be understanding. Listen with your heart.” [Survey 209]

Stefan, 2016, p. xxvi

Une conclusion des travaux de Stefan avec les personnes suicidaires est que celles-ci voudraient s’exprimer librement, mais qu’il existe peu d’espaces accueillants et sécuritaires pour le faire. Comme le souligne Webb (2011), « In order to tell our stories… we need a space that is safe… All of me cannot be present when the biggest issue on my mind at the time, my suicidal thoughts, are denied, rejected, or avoided » (p. 59). L’adoption d’un modèle sociosubjectif du handicap pour penser le suicide pourrait nous aider à créer des espaces accueillants et sécuritaires. Ces espaces doivent être exempts (le plus possible) de formes de jugements, de stigmatisation, de paternalisme, d’oppressions et doivent favoriser un climat accueillant pour que les groupes marginalisés puissent exprimer leur vécu, leurs expériences, réflexions et revendications. Comme montré plus haut, à travers l’injonction à la vie et à la futurité, ni le modèle médical ni le modèle social du suicide ne permettent la création de tels espaces sécuritaires. En plus d’entretenir une vision négative et stigmatisante du suicide, les modèles médical et social ont pour conséquence de proposer des solutions qui ne répondent pas aux besoins des personnes suicidaires, du moins pas de toutes, particulièrement celles qui choisissent de se donner la mort.

Mon travail, influencé par les études critiques du handicap et crip, vise à instaurer des espaces sécuritaires pour les personnes suicidaires dans lesquels leurs voix peuvent être écoutées, légitimées et « désassujetties » (Foucault, 1997), à travers l’adoption d’un modèle sociosubjectif du handicap appliqué au suicide. Ce modèle considère, de façon similaire au modèle biopyschosocial, un ensemble de facteurs (biologiques, environnementaux, sociaux, etc.) contribuant aux idéations et gestes suicidaires, mais parvient à une conclusion différente et peut entrevoir le suicide comme une possibilité pour certaines personnes. Le modèle sociosubjectif reconnaît la souffrance subjective causée par la maladie physique ou mentale (dépression, anxiété, etc.), tout en évitant des formes de capacitisme mental qui invalideraient la capacité des personnes suicidaires de choisir le suicide sur la base de leurs maladies mentales. Il reconnaît simultanément que les expériences subjectives ne peuvent être vécues en dehors de contextes sociaux qui peuvent accroître ou alléger les idéations suicidaires. Ce modèle évite un réductionnisme des explications et solutions en termes uniquement médical ou social. Il propose également de travailler à de multiples niveaux simultanément ; si l’on doit agir pour transformer les oppressions (pauvreté, racisme, hétérosexisme, cisgenrisme, capacitisme, etc.) pouvant créer ou intensifier les idéations suicidaires, on doit aussi être à l’écoute de la souffrance individuelle que vivent les personnes suicidaires et respecter leur désir de mourir. Le modèle sociosubjectif accepte la possibilité, pour les personnes suicidaires, de mettre fin à leurs jours, non pas de façon isolée en fonction d’une vision libérale de l’autonomie où chaque personne a le droit de se suicider, comme Szasz (1999), Tappolet (2003) ou Stefan (2016) le soutiennent, mais bien de manière accompagnée (suicide assisté), basée sur la reconnaissance que dans le contexte actuel, la liberté et l’autonomie des personnes suicidaires sont diminuées par l’oppression suicidiste et des formes de capacitisme mental qui invalident leur agentivité. Bref, lutter pour des transformations sociopolitiques et une plus grande justice sociale n’est pas antithétique avec une plus grande imputabilité envers les personnes suicidaires et la reconnaissance des violences qu’elles vivent et qui sont reproduites au sein même des modèles d’intervention actuels.

L’approche fondée sur la réduction des méfaits proposée dans mon modèle sociosubjectif du suicide a été mobilisée dans une variété de contextes pour soutenir divers groupes marginalisés. Cette approche ne relève pas d’une logique d’interdiction, comme c’est le cas dans le modèle médical et social par rapport au suicide. Line Beauchesne (2010) affirme que l’approche de réduction des méfaits est plutôt basée sur une philosophie humaniste et traversée par deux objectifs : 1) augmenter le bien-être des groupes marginalisés ; 2) faciliter leur inclusion sociale. Comme Marlatt, Larimer et Witkiewitz (2012) le rappellent, la réduction des méfaits est davantage une « attitude » au regard des problèmes sociaux :

This overarching attitude has given rise to a set of compassionate and pragmatic approaches that span various fields… These approaches aim to reduce harm stemming from health-related behaviors… that are considered to put the affected individuals… at risk for negative consequences … These approaches also seek to improve QoL [quality of life] for affected individuals… [which] grew out of a recognition that some people will continue to engage in high-risk behaviors even as they experience associated harms.

p. 6

Dans le contexte actuel, nos lois, politiques de santé publique, stratégies d’intervention, modèles et discours sur le suicide ne représentent pas des réponses compatissantes, pragmatiques et imputables envers les personnes suicidaires. Comme plusieurs autres problèmes sociaux pour lesquels l’approche de réduction des méfaits est déployée, je pense qu’il y a une valeur heuristique à mobiliser celle-ci pour réagir aux idéations et gestes suicidaires. Comme le montrent les recherches, malgré les campagnes de prévention et les efforts déployés pour éviter les suicides, les personnes suicidaires continuent de se suicider (Arcan, 2004a, 2008 ; Beattie et Devitt, 2015 ; Organisation mondiale de la santé, 2014 ; Peck, 2003 ; Stefan, 2016 ; Szasz, 1999 ; Wallace, 1999). Je suggère donc d’adopter une politique fondée sur la compassion, le respect et l’imputabilité envers les personnes suicidaires qui vise à adopter des « approches de prévention non coercitives » (Szasz, 1999), tout en accompagnant dans une mort assistée, à travers une approche de réduction des méfaits, les personnes suicidaires avec un désir de mourir profond et stable qui auraient été accompagnées par des proches et des professionnels et professionnelles dans leur processus décisionnel[18].

Ne semble-t-il pas cruel de forcer l’envie de vivre ou la vie au nom d’une injonction à la vie et à la futurité parce que les personnes non suicidaires pensent qu’elles savent mieux que les personnes suicidaires ce qui est bon ou mauvais pour elles ? Quand des personnes aux prises avec des souffrances psychologiques et mentales qui réclament le suicide assisté, comme Graeme Bayliss, sont délégitimées sur les ondes publiques (CBC Radio, 2016) par des psychologues, sociologues et spécialistes qui prétendent savoir mieux qu’elles ce dont elles ont besoin, ou encore comme Adam Maier-Clayton qui a été poussé, malgré ses appels répétés pour une aide médicale à mourir, à accomplir son suicide dans l’isolement total (BBC News, 2017 ; Chiose, 2017 ; Maier-Clayton, 2016), il me semble urgent de se poser la question, en paraphrasant Spivak (1988), « les personnes suicidaires peuvent-elles parler » ? La réponse, dans le contexte actuel, est non. Pour être précis, certaines personnes, en dépit des préjugés, de la stigmatisation, de la pathologisation et de l’incompréhension osent s’exprimer, et d’autres ont essayé de le faire avant de s’enlever la vie, mais la véritable question est plutôt : pouvons-nous les écouter ? Le modèle sociosubjectif vise à créer un espace sécuritaire pour que les personnes suicidaires puissent parler librement, être écoutées et, ultimement, être accompagnées dans cette étape de la vie qu’est la mort.

Pour conclure, bien qu’il me soit impossible de prouver empiriquement cette idée, j’émets l’hypothèse qu’une telle approche pourrait sauver davantage de vies que les modèles actuels du suicide et les stratégies qu’ils proposent[19]. Dans les quelques pays qui ont décidé d’inclure dans leurs législations sur l’aide médicale à mourir les personnes dont les requêtes sont fondées sur des souffrances psychologiques et émotives (Appel, 2007 ; Stefan 2016 ; The Economist, 2015), plusieurs candidats et candidates changent d’idée en cours de route ; la préparation de leur mort est un processus cathartique qui leur donne parfois l’envie de vivre. Surtout, ce processus leur permet de discuter avec leurs proches et avec des professionnels et professionnelles de leur désir de mort, leur évitant ainsi de se replier dans le silence et de se suicider sans explorer d’autres avenues. Autrement dit, donner l’accès au suicide assisté aux personnes suicidaires peut s’avérer une méthode de prévention efficace, comme le rapporte Émily, cette jeune femme belge qui avait reçu l’autorisation pour une mort assistée basée sur ses souffrances psychologiques et qui a choisi de vivre à travers son processus préparatoire. Quand un journaliste lui demande ce qu’il serait arrivé si ce processus n’avait pas été disponible, elle répond : « Without the option of euthanasia, years of suffering would have been compounded by a gruesome, lonely death. I would have killed myself » (The Economist, 2015). C’est le cas aussi, dans une certaine mesure, de l’artiste Vivek Shraya, qui dans un court métrage intitulé I Want to Kill Myself (2017), relate comment, en brisant le silence et l’isolement, elle a réussi à survivre à son désir de mort, un silence qui demeure difficile à briser à partir des modèles du suicide et stratégie d’intervention en vigueur. Je lui laisserai donc la parole pour conclure :

I have long known the freedom and necessity of naming
but until this year I had never said I want to kill myself aloud. […]
Saying I want to kill myself felt like the first time I wasn’t lying to myself or to you.
Or pretending. For myself or for you.
Saying I want to kill myself made my pain explicit.
Saying I want to kill myself to the people who love me
meant I was shown an immediate and specific kind of care that I desperately needed.
Saying I want to kill myself kept me alive.

Shraya, 2017