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Introduction

L’intérêt pour les caméras portatives dans le domaine policier grimpe de façon exponentielle depuis le début des années 2010 en Amérique du Nord, principalement en réponse aux pressions sociales soulevées par divers incidents d’emploi de la force par la police (Lum, Stoltz et Koper, 2019). Il est mis de l’avant que les caméras portatives sur policiers pourraient améliorer la reddition des comptes et la transparence de la police et, ainsi, protéger les citoyens d’inconduites policières et améliorer les relations entre la police et la communauté (Lum et al., 2019 ; Sousa, Miethe et Sakiyama, 2015 ; White, 2014). Les caméras portatives, au début des années 2010, étaient vues comme la technologie ayant le potentiel de transformer la police (Jennings, Fridell et Lynch, 2014).

Aux États-Unis, le décompte le plus récent basé sur des données récoltées en 2016 rapporte que 60 % des organisations policières américaines locales/municipales ont adopté les caméras portatives (Hyland, 2018). Au Canada, l’implantation est beaucoup moins répandue. Les caméras portatives ont été utilisées pour la première fois au pays en 2009 lors du projet pilote de la ville de Victoria (Aksin, 2018 ; Smykla, Crow, Crichlow et Snyder, 2016 ; Victoria Police Department [VicPD], 2010). Ensuite, d’autres organisations se sont intéressées au sujet et ont mené leurs propres projets pilotes – Durham, Edmonton, Fredericton, Medicine Hat, Montréal, Thunder Bay, Toronto, et la Gendarmerie royale du Canada (GRC) (Brown, 2020) –, mais seulement deux organisations les ont implantées à grande échelle : Calgary en 2019 et Toronto en 2020 (Brown, 2020 ; Calgary Police Service, 2020 ; Service de police de la Ville de Montréal [SPVM], 2019)[2]. Ce sont principalement les coûts élevés de cette technologie et de son utilisation (p. ex. : stockage et main-d’oeuvre) qui, pour l’instant, ont dissuadé les autres organisations d’en faire autant (SPVM, 2019). La police d’Edmonton avait toutefois laissé la porte ouverte à une éventuelle implantation selon les résultats obtenus par les villes de Calgary et de Toronto (Edmonton Police Service [EPS], 2015). Récemment, selon plusieurs sources médiatiques, l’intérêt semble aussi renaître dans l’administration de Montréal et de ses arrondissements (Gosselin, 2020) ainsi qu’ailleurs au pays (Britneff, 2020 ; Cameron et Van Horne, 2020 ; Gendarmerie royale du Canada [GRC], 2020 ; Marchand, 2020 ; Peel Regional Police, 2020 ; Quirion, 2020 ; Renaud, 2020 ; Rocca, 2020).

Comme les États-Unis ont une longueur d’avance en termes d’implantation, les recherches américaines composent un corpus plus complet d’évaluations des changements engendrés par les caméras portatives dans les organisations policières et le système de justice en général. Au Canada, l’avancement des connaissances sur le sujet demeure, pour l’instant, plus modeste. Pour bien éclairer les décideurs du système de justice quant à un éventuel déploiement de cet outil technologique, il importe de faire un état de la situation au pays puisque « les politiques canadiennes en matière de police doivent être informées par la recherche canadienne[3] » (Saulnier et al., 2020b, p. 7). Dans ce contexte, le présent article propose un état de la situation des caméras portatives au Canada basé sur une revue de la portée de 28 études sur le sujet menées au pays. Alors que l’utilisation de caméras portatives par les policiers au Canada suscite de nombreux enjeux technologiques[4], le présent article se concentre plutôt sur le potentiel des caméras portatives à stimuler la confiance du public à l’égard de la police, à augmenter la transparence de la police, à assurer le respect des droits des citoyens et la sécurité des policiers.

La revue de la littérature canadienne sur le sujet a permis d’éclairer trois aspects opérationnels importants : 1) les bonnes pratiques d’utilisation des caméras portatives par les policiers au Canada ; 2) le contraste entre les attentes envers cet outil technologique et les effets observés ; et 3) les enjeux et limites associés à l’utilisation de ces caméras par les policiers. Ces trois aspects sont abordés ci-dessous sous l’angle d’une révision critique, à la suite de la présentation de la méthodologie de recherche.

Méthodologie

Alors que quelques travaux proposent déjà la mise en commun des résultats d’études sur l’utilisation des caméras portatives par les policiers sous forme de recensions des écrits (Lum etal., 2019 ; Maskaly, Donner, Jennings, Ariel et Sutherland, 2017) ou de méta-analyse (Lum et al., 2020), aucune ne se concentre précisément sur les travaux canadiens. Dès lors, nous avons considéré ici tous les travaux de recherche et d’analyse sur l’utilisation des caméras portatives effectués dans des organisations policières canadiennes rendus publics et accessibles en ligne entre 2010 et 2021[5] pour réaliser une revue de la portée (scoping review). Ce type de revue vise à donner un aperçu de l’étendue de la littérature et des connaissances disponibles sur un sujet ainsi que sur les approches qui ont été utilisées pour l’étudier par une méthode plus objective, systématique et transparente que la traditionnelle recension des écrits (Munn et al., 2018). Les travaux que nous avons recensés devaient donc respecter les 5 critères d’inclusion ci-dessous :

  • Travaux concernant l’utilisation des caméras portatives par les organisations policières municipales, provinciales ou fédérales canadiennes ;

  • Travaux empiriques d’analyse quantitative ou qualitative, ou réflexions théoriques (les articles issus des médias ont été exclus) ;

  • Travaux basés sur des données canadiennes ;

  • Travaux dont les résultats étaient accessibles publiquement et en ligne ;

  • Travaux publiés en français ou en anglais.

En tout, nous avons inclus 28 publications : 9 rapports de projets pilotes provenant d’organisations policières canadiennes (Amhertsburg Police Service, 2016 ; Durham Regional Police Service [DRPS], 2017, 2020 ; EPS, 2015 ; Saulnier et al., 2020b ; SPVM, 2019 ; TBPS, 2019 ; TPS, 2016 ; VicPD, 2010) ; 7 études empiriques menées par des chercheurs au Canada (Boivin et D’Élia, 2020 ; Boivin, Poirier et D’Élia, 2021 ; Boivin, Faubert, Gendron et Poulin, 2020 ; Boivin, Gendron, Faubert et Poulin, 2017 ; Gendron et Boivin, 2020 ; Glasbeek, Alam et Roots, 2020 ; Saulnier, Lahay, McCarty et Sanders, 2020a) ; 3 réflexions théoriques (Brown, 2020 ; Bud, 2016 ; Glasbeek, Roots et Alam, 2019) ; 5 mémoires de maîtrise (Aksin, 2018 ; Chapman, 2016 ; Cox, 2017 ; Doiron, 2020 ; Wright, 2017)[6] ; 2 études doctorales (Ellingwood, 2019 ; Poirier, 2020) ; et 2 textes légaux (Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, 2015 ; Diab et Putnam, 2020).

Différents chemins ont mené à ces travaux. Dans Google Scholar, l’expression « Body-worn camera Canada » a permis de relever 15 travaux pertinents tandis que « Caméras portatives police » a apporté un résultat intéressant. Les rapports de projets pilotes ont été recherchés sur les sites internet officiels des organisations policières. À notre connaissance, seul le Service de police de Calgary a mené un projet pilote (Stark, 2015) pour lequel le rapport d’analyse n’a pas été rendu public. Puis les listes de références de chacun des projets pilotes ont été consultées pour relever d’autres projets pilotes menés au Canada ainsi que des ressources pertinentes. Deux travaux ont également été portés à l’attention des auteures grâce à leurs contacts dans ce domaine de recherche.

Vu le modeste corpus que nous avons pu constituer, nous n’avons pas fixé de critère d’inclusion basé sur la rigueur de la méthodologie. Toutefois, les résultats qui suivent sont guidés principalement par les rapports de projets pilotes canadiens ayant mis de l’avant les méthodologies les plus complètes : Durham (DRPS, 2020 ; Saulnier et al., 2020b), Edmonton (EPS, 2015), Montréal (SPVM, 2019) et Toronto (TPS, 2016). Leurs résultats sont synthétisés et mis en communs dans les pages qui suivent. Les autres travaux sont utilisés comme appui. Puis certains éléments de réflexions novateurs issus d’études provenant d’autres pays sont présentés en soutien à la littérature canadienne à quelques reprises. Lorsque mentionnés, ces résultats hors Canada sont clairement identifiés.

Section 1. Utilisation des caméras portatives par les policiers : guide des bonnes pratiques

Certaines conditions d’utilisation des caméras portatives par les policiers sont nécessaires pour qu’elles remplissent leur plein potentiel. Cette section vise à recenser les bonnes pratiques en matière d’usage des caméras portatives par les policiers au Canada, ce qui pose les bases pour bien comprendre leur plus-value et leurs limites abordées aux sections suivantes.

La majorité des travaux s’étant penchés sur la question des bonnes pratiques a traité précisément les modalités d’activation de la caméra, une dimension complexe qui demeure floue aux yeux des policiers canadiens (Aksin, 2018 ; Doiron, 2020 ; EPS, 2015 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016). L’idéal serait que les caméras portatives produisent un enregistrement complet, avec bonne visibilité et audio satisfaisant, de toutes les interventions. Or, dans la réalité du travail policier, ces standards pourront rarement être atteints. De façon générale, les directives des organisations policières canadiennes lors des projets pilotes demandaient aux policiers munis d’une caméra de l’activer[7] aussitôt que possible lorsqu’ils répondaient à un appel ou entamaient une enquête, et d’en aviser les individus présents lorsque la situation le permettait (Boivin et al., 2021 ; DRPS, 2020 ; EPS, 2015 ; SPVM, 2019 ; TPS, 2016). L’arrêt de l’enregistrement n’arrivait généralement qu’à la fin de l’intervention avec, si possible, une mention de l’heure, l’endroit et la raison de l’arrêt (TPS, 2016). À Edmonton, il était souhaité que les policiers, lorsque possible, décrivent à voix haute certains aspects qui n’étaient pas captés dans le champ de vision de la caméra ou certains éléments non visibles comme des odeurs d’alcool ou de drogues (EPS, 2015).

Les organisations policières canadiennes ont aussi précisé, dans les directives internes d’utilisation des caméras portatives, une variété de situations dans lesquelles les caméras ne devaient pas être activées. Le Tableau 1 rapporte ces circonstances.

Essentiellement, ces directives semblent viser à respecter l’intégrité des informations policières et du processus d’enquête ainsi que l’expectative de vie privée et la dignité des citoyens et des policiers. Il est à noter aussi que l’absence de mentions explicites d’interdiction d’utiliser les caméras portatives dans certaines de ces circonstances ne veut pas dire que l’organisation policière requiert l’activation, mais plutôt qu’elle laisse place au pouvoir discrétionnaire des policiers. Vu les résultats du Tableau 1, il semblerait que les services de police de Durham, Toronto et Montréal balisent de façon plus stricte l’utilisation de la caméra portative par leurs agents que ceux d’Edmonton et Thunder Bay[8]. À ce propos, certains policiers sont d’avis qu’il importe que leur organisation rédige une directive claire quant aux circonstances où l’activation de la caméra est requise ou non (Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016). Diab et Putnam (2020) avancent même que c’est au Parlement de développer des politiques pancanadiennes. Or, cela constitue-t-il vraiment un problème de conserver un flou à ce niveau qui laisse place à la discrétion policière, un aspect de leur travail perçu comme essentiel par les policiers (Saulnier et al., 2020b) ? Après tout, bien qu’il soit possible qu’un policier n’ait pas activé sa caméra, alors qu’il aurait dû le faire, pour délibérément cacher quelque chose, il est également envisageable qu’il ait tout simplement oublié de le faire, ou qu’il ait jugé l’activation inappropriée, ou qu’il n’ait pas eu le temps de la mettre en marche vu l’urgence de la situation (Boivin et al., 2021 ; SPVM, 2019). Le rapport du projet pilote d’Edmonton (EPS, 2015) stipule qu’une fois que les policiers se seront bien familiarisés avec les caméras portatives, les inquiétudes par rapport à cet aspect se résorberont.

Tableau 1

Circonstances de non-activation des caméras portatives selon les directives internes d’organisations policières canadiennes

Circonstances de non-activation des caméras portatives selon les directives internes d’organisations policières canadiennes

* Ou juste des passants, sauf accidentellement lorsque la caméra filme une intervention et qu’ils se retrouvent dans le champ de la caméra (SPVM, 2019).

Sources : EPS, 2015 ; SPVM, 2019 ; TBPS, 2019 ; TPS, 2016

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Au-delà de ça, cependant, l’activation de la caméra demeure fortement liée à la perception de transparence qu’a le public de la police. Dans les cas d’interventions non enregistrées ou partiellement enregistrées (ou fragmentaires), il y a de fortes probabilités que le public soupçonne, à tous les coups, que des inconduites sont survenues, minant ainsi la transparence de la police (Boivin et al., 2021 ; SPVM, 2019). C’est d’ailleurs une des raisons principales qui a fait en sorte que Montréal a abandonné le projet de caméras portatives à la suite de son projet pilote (SPVM, 2019). Cet élément soulève la possibilité que les caméras portatives ne procurent pas les effets escomptés. La prochaine section aborde le décalage entre les attentes envers des caméras portatives sur policiers et leur réel potentiel.

Section 2. Attentes et effets des caméras portatives : un décalage significatif

Le potentiel des caméras portatives d’augmenter la reddition des comptes et la transparence de la police, de protéger les citoyens d’inconduites policières et d’améliorer les relations entre la police et la communauté rend cet outil attrayant. À l’unanimité, les travaux canadiens recensés ici ayant récolté les attitudes et perceptions de citoyens sur le sujet indiquent que plus de 80 % des Canadiens sont grandement favorables aux caméras portatives sur policiers, et ce, qu’ils aient déjà été en contact ou non avec un policier qui en était muni d’une (DRPS, 2017 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016). Même que, 41,3 % des Canadiens participant à l’étude de Ellingwood (2019) ont dit être favorables à une hausse de leurs taxes pour équiper les policiers de caméras. Les caméras portatives sont donc, directement ou indirectement, réclamées par la population qui en a des attentes très élevées (EPS, 2015). Les arguments en leur faveur, abordés ci-dessous, traitent des impacts sur les comportements, les procédures judiciaires, la formation policière et la visibilité de la police.

Effets attendus sur les comportements

Concrètement, la majorité des Canadiens ayant participé aux études sur le sujet s’attend à ce que les caméras portatives augmentent la transparence et la reddition des comptes de la police (DRPS, 2017 ; Ellingwood, 2019 ; Saulnier et al., 2020b ; SPVM, 2019 ; TPS, 2016). Les effets sur les comportements sont aussi fortement escomptés : les caméras devraient rendre les policiers plus respectueux, professionnels et impartiaux (EPS, 2015 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016). Alors que des résultats américains ont déjà montré que les caméras portatives pouvaient réduire les incidents d’emploi de la force et le nombre de plaintes de citoyens (Ariel, Farrar et Sutherland, 2015 ; Lum et al., 2019), aucune étude canadienne n’a rapporté un tel résultat (EPS, 2015 ; Saulnier et al., 2020b ; SPVM, 2019 ; TPS, 2016)[9]. Bien que les policiers d’Edmonton aient expliqué que la présence de caméras portatives pouvait les faire hésiter à utiliser la force, aucune différence dans les rapports officiels n’a été remarquée.

Deux hypothèses sont proposées pour expliquer l’absence d’effet : 1) les caméras n’ont aucun effet réel sur l’emploi de la force et les plaintes ; et 2) la fréquence des incidents d’emploi de la force et des plaintes avant et après le déploiement des caméras est trop faible pour qu’un effet puisse être observé (TPS, 2016). Comme l’expliquent Boivin et D’Élia (2020) : « L’absence de baisse significative n’est […] pas une surprise : le niveau de départ […] extrêmement bas en termes quantitatifs rendait peu probable l’observation d’un impact des caméras, ou de tout autre changement par ailleurs » (p. 356). Des projets pilotes à plus long terme ou basés sur un plus grand bassin de policiers avec caméras[10] – donnant l’opportunité d’accumuler plus d’incidents – pourraient faire la lumière sur cet aspect.

Malgré cela, les Canadiens s’attendent à ce que les caméras portatives rendent la communauté plus sécuritaire (DRPS, 2017 ; SPVM, 2019 ; TPS, 2016) et les policiers plus conscients de leurs actions (TPS, 2016). Elles auraient un effet sur la perception du professionnalisme, du respect et de la politesse des policiers (Saulnier et al., 2020a, 2020b). Pendant le projet pilote de Montréal, les contrevenants ayant fait l’objet d’une interception en lien avec une infraction au Code de la sécurité routière ont eu une meilleure opinion de la politesse manifestée par les policiers équipés d’une caméra que ceux ayant été interceptés par un policier sans caméra (SPVM, 2019). Des sondages auprès de citoyens ont révélé que ceux-ci étaient d’avis que les policiers munis de caméras répondaient mieux à leurs besoins (SPVM, 2019).

En somme, alors que les impacts des caméras portatives sur le nombre d’incidents d’emploi de la force et de plaintes contre les policiers sont les aspects les plus fréquemment analysés en lien avec cet outil (Boivin et D’Élia, 2020 ; Saulnier et al., 2020b), les résultats des études et projets pilotes canadiens disponibles à ce jour sont peu concluants. Outre le fait que les caméras portatives semblent rendre les policiers plus professionnels, polis et justes, elles ne diminuent pas la fréquence de l’emploi de la force ni des plaintes contre policiers, ce qui pourrait suggérer une absence d’effet sur les inconduites policières.

À l’instar des citoyens, certains policiers témoignent aussi d’attentes élevées à l’égard des caméras portatives, mais leurs arguments sont différents (Aksin, 2018 ; Glasbeek et al., 2020 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016). De leur côté, ils prônent le potentiel des caméras portatives pour améliorer les comportements des citoyens. Par contre, les quelques travaux ayant évalué cet aspect témoignent de résultats mitigés. Les agents de différents corps policiers de l’Ontario ayant expérimenté la caméra rapportent une amélioration des comportements des citoyens, rendant ces derniers moins portés à déposer des plaintes non fondées et à être agressifs ou querelleurs, physiquement et verbalement (Cox, 2017 ; Doiron, 2020 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016). Dans un groupe de dix policiers interviewés pour un projet indépendant, trois soutiennent que les caméras portatives n’engendreraient aucun changement de comportement chez les citoyens alors que trois prétendent le contraire en justifiant qu’elles amènent la désescalade (Aksin, 2018). Au-delà des perceptions individuelles, l’évaluation du projet pilote de Montréal a analysé les incidents d’entraves et de voies de fait commis par des citoyens à l’égard de policiers : aucun résultat significatif n’a été observé (SPVM, 2019). À Toronto, le taux de policiers ayant déclaré avoir été blessés en fonction est passé de 7 % à 15 % dans le groupe de policiers équipés de caméras et a diminué de 12 % à 9 % chez ceux ne la portant pas (TPS, 2016). À première vue, ces résultats semblent indiquer que les caméras portatives pourraient favoriser une augmentation des agressions sur policiers, mais le rapport stipule qu’il est probable que les policiers munis de caméras aient plus tendance à rapporter leurs blessures lorsqu’ils savent que l’incident a été filmé (TPS, 2016).

Effets attendus sur les procédures judiciaires

Les citoyens, policiers et autres acteurs judiciaires postulent que le port des caméras portatives par les policiers pourrait générer des preuves de meilleure qualité, ce qui pourrait augmenter l’efficacité des enquêtes (Doiron, 2020 ; DRPS, 2020, 2017 ; Ellingwood, 2019 ; EPS, 2015 ; Saulnier et al., 2020b ; SPVM, 2019 ; TPS, 2016). Deux types d’enquêtes doivent ici être distinguées : les enquêtes pénales/criminelles et les enquêtes en déontologie policière.

Au sujet des enquêtes criminelles, dans la région de Durham, l’analyse a montré que la présence de caméras portatives lors d’interventions n’avait aucun impact sur les mises en accusation (Saulnier et al., 2020b). Les rapports des projets pilotes de Toronto, Edmonton et Montréal n’ont pu évaluer cet aspect étant donné la longueur des procédures judiciaires. Par contre, certaines évaluations suggèrent que les caméras portatives peuvent avoir un effet bénéfique – mais faible – pour la police et la poursuite dans les cas de constats d’infraction au Code de la sécurité routière (Boivin et D’Élia, 2020 ; EPS, 2015 ; Saulnier et al., 2020b)[11]. Les caméras portatives pourraient être associées à une diminution des contestations, une augmentation des résolutions pro-poursuites et une réduction des délais (Saulnier et al., 2020b). Pour ce qui est des accusations criminelles, les caméras semblent avoir un effet négligeable sur l’issue des causes et sur la fréquence des plaidoyers de culpabilité, sauf pour le temps de résolution des dossiers (Poirier, 2020 ; Saulnier et al., 2020b). Les poursuites pour conduite avec facultés affaiblies étudiées par Saulnier et ses collèges (2020b) étaient traitées en moyenne 113 à 117 jours plus tôt lorsqu’un enregistrement de caméra portative était disponible. Tous types de crimes confondus, Poirier (2020) a observé une diminution des délais de traitement de 55 à 57 jours à la Cour du Québec et à la Cour municipale de Montréal.

Dans les dossiers d’enquête en déontologie policière, les caméras portatives semblent avoir des effets prometteurs (Lum et al., 2019). L’impression des policiers que ces enregistrements pourraient les protéger de fausses accusations d’inconduite ou régler ces dossiers plus rapidement (Aksin, 2018 ; EPS, 2015 ; Saulnier et al., 2020b ; SPVM, 2019 ; TBPS, 2019 ; TPS, 2016) a été corroborée par l’analyse d’indicateurs judiciaires : les délais d’enquêtes déontologiques ont été réduits de 18 % (de 142 à 116 jours ; TPS, 2016). Cet effet positif des caméras met les policiers plus à l’aise puisqu’ils se sentent plus en sécurité dans l’exercice de leurs fonctions.

Les enregistrements de caméras portatives semblent donc être une solution prometteuse pour diminuer les délais de traitement des dossiers en cour, ce qui pourrait permettre aux organisations policières et au système de justice d’économiser à long terme. Or, à l’inverse, il est également possible que l’augmentation de la charge de travail que les caméras portatives incombent aux procureurs avant le dépôt des dossiers à la cour engendre des coûts supplémentaires au système de justice. Des études coûts-efficacité de plus grande envergure sont nécessaires pour clarifier cette question. Puis, au-delà des effets positifs sur les délais de traitement, la plus-value des caméras portatives en cour demeure à déterminer. Les policiers rapportent que les enregistrements de caméras portatives peuvent les aider à rédiger des rapports plus exacts, ce qui peut aider la prise de décisions judiciaires (Doiron, 2020 ; VicPD, 2010) ainsi que renforcer la crédibilité des policiers en cour et stimuler la confiance du public à leur égard (SPVM, 2019). Par contre, Gendron et Boivin (2020) ont observé lors d’une expérimentation auprès de 51 policiers d’expérience et 295 aspirants policiers de l’École nationale de police du Québec (ENPQ) que les rapports étaient de meilleure qualité lorsque les participants n’avaient pas visionné l’enregistrement de caméra portative avant la rédaction du rapport.

Finalement, les citoyens comptent aussi beaucoup sur le caractère non biaisé et objectif des images de caméras portatives (TPS, 2016), ce qui permettrait de présenter en cour la « vérité » sur ce qui s’est passé lors d’interventions policières (Ellingwood, 2019). Toutefois, l’objectivité des images de caméras portatives a été remise en question par certains chercheurs (Aksin, 2018 ; Boivin et al., 2020, 2017 ; Diab et Putnam, 2020). Bien que les citoyens s’attendent à ce que les images de caméras portatives rapportent un contenu objectif (TPS, 2016), les interprétations qu’en font les individus demeurent subjectives (Chapman, 2016 ; EPS, 2015). D’ailleurs, les travaux de Boivin et ses collègues (2017, 2020) ont conclu à l’existence d’un biais de perspective de la caméra portative affectant la perception de légitimité de l’emploi de la force. Plus globalement, Glasbeek et ses collègues (2019, 2020) argumentent que les images de caméras ne pourront jamais refléter la « vérité » puisqu’elles ne peuvent témoigner de la complexité du contexte global et historique dans lequel s’insèrent les interactions entre police et citoyens. Globalement, les citoyens ne semblent donc pas bien au fait des limites des images de caméras portatives (Ellingwood, 2019).

Effets attendus sur la formation policière

Les policiers canadiens comptent beaucoup sur la plus-value des enregistrements de caméras portatives comme outil de formation (EPS, 2015 ; Saulnier et al., 2020b ; SPVM, 2019 ; TPS, 2016), puisque ceux-ci constituent une source de matériel pédagogique de grande valeur. Nous n’avons cependant recensé aucune étude canadienne ayant évalué les effets des enregistrements de caméras portatives sur la formation policière. Des chercheurs canadiens pourraient s’inspirer de l’étude de Phelps, Strype, Le Bellu, Lahlou et Aandal (2018), menée en Norvège, qui a conclu que les recrues ayant utilisé la caméra portative pendant leur formation avaient plus tendance à déclarer qu’ils avaient relevé certaines erreurs dans leurs interventions que celles n’ayant pas porté de caméra pendant leur formation. À terme, une meilleure formation policière pourrait contribuer à augmenter la légitimité de la police aux yeux des citoyens et stimuler la confiance.

Effets attendus sur la visibilité de la police

Le débat sur la plus-value des caméras portatives dans un contexte policier met à l’avant-plan le rôle de la visibilité de la police dans la promotion de sa transparence. Il en revient à se demander si le mécanisme principal par lequel la police peut assurer sa transparence, sa responsabilité et sa reddition des comptes est nécessairement sa visibilité à grande échelle (Brown, 2020). Dans l’affirmative, le recours à ces outils technologiques peut représenter une solution efficace pour favoriser une perception positive par les citoyens. Si, comme l’indique Brown (2020), la transparence de la police dépend de sa volonté d’assurer sa visibilité, les caméras portatives seront de plus en plus implantées au pays. Toutefois, cette visibilité accrue des policiers peut revêtir une autre fonction : celle de contre-sousveillance (Glasbeek et al., 2020). Le concept de « sousveillance » est apparu dans les années 2000 pour qualifier le phénomène, émergeant à l’époque, des citoyens qui « surveillent les surveillants » pour rendre les relations entre surveillants et surveillés plus équitables (Mann, Nolan et Wellman, 2003). La sousveillance s’effectue par tout type d’appareil permettant aux citoyens de prendre des photos ou d’enregistrer, leur donnant un plus grand pouvoir sur la visibilité de la police (Chapman, 2016). Dans ce contexte, les caméras portatives sont vues par certains policiers comme étant une façon de réajuster l’équilibre entre les images produites par les dispositifs citoyens et celles appartenant à la police (Cox, 2017 ; Doiron, 2020). Les policiers de Durham ayant porté la caméra pendant le projet pilote sont d’avis que la police subit un désavantage si elle n’adapte pas ses outils à ceux qu’utilisent les citoyens (Saulnier et al., 2020b) : « Donc, les caméras portatives permettent à la police de gérer sa visibilité plutôt que d’être gérée par celle-ci » (Glasbeek et al., 2020, p. 332).

En somme, il semblerait que les policiers comme les citoyens soient en faveur d’une visibilité accrue de la police, mais pour des raisons bien différentes. Cette section met les choses en perspective en comparant les attentes des citoyens et des policiers relativement aux caméras portatives et les effets de ces dernières évalués empiriquement jusqu’ici au Canada. Bien que les attentes semblent plus élevées que l’ampleur de ce que peut atteindre l’outil, il n’en demeure pas moins que certaines plus-values des caméras portatives sur policiers ont pu être soulevées. Malgré tout, il convient de prendre en compte les limites et enjeux associés à cette technologie. La section suivante en fait l’objet.

Section 3. Regard réaliste : prise en compte des enjeux et limites des caméras portatives sur policiers

La section précédente a mis de l’avant le fait que les caméras portatives ne semblent pouvoir combler toutes les attentes demandées en ce moment mais détiennent néanmoins certaines contributions potentielles à l’environnement policier canadien. Ici, il s’agit de conserver un regard réaliste et de soulever des limites et enjeux importants associés à cet outil. Nous avons répertorié plusieurs éléments à considérer, divisés en trois catégories : les limites et enjeux en termes de légitimité, ceux associés au travail des policiers, et ceux qui incombent aux organisations policières.

Enjeux et limites de la caméra portative en termes de légitimité

En ce qui concerne l’impact des caméras portatives sur les perceptions de transparence, reddition des comptes et légitimité de la police du point de vue du public, deux aspects principaux émergent des travaux sur le sujet : les enjeux de protection de la vie privée et la détérioration des relations police-citoyens. Le Canada se trouve actuellement dans un vide légal relativement à l’utilisation des caméras portatives par la police (Diab et Putnam, 2020). Comme l’indique le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada (2015), ces caméras suscitent des inquiétudes quant au respect du droit à la vie privée des individus. Les policiers eux-mêmes ont manifesté certaines préoccupations concernant leurs informations ou communications personnelles qui pourraient être révélées par l’usage des caméras et, peut-être, utilisées par leurs supérieurs (Aksin, 2018 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016). Les policiers de Toronto ayant porté la caméra étaient conscients que celle-ci pouvait demeurer activée par inadvertance et ainsi dévoiler des techniques d’enquête ou l’identité d’informateurs malgré la directive locale de ne pas filmer dans ces circonstances (TPS, 2016). À l’inverse, moins du tiers des citoyens de Toronto et seulement 8 % des citoyens d’Edmonton sondés se sont dits préoccupés par la possibilité de violation de leurs droits à la vie privée par ces caméras (EPS, 2015 ; TPS, 2016). Ce qui préoccupe les citoyens n’est pas que les organisations policières aient des vidéos d’eux, mais que celles-ci se retrouvent sur Internet ou dans les médias (DRPS, 2017 ; EPS, 2015).

La conclusion n’est donc pas que les organisations policières ne devraient pas se doter de caméras portatives, mais plutôt qu’elles doivent trouver le bon équilibre entre leurs besoins en termes de protection de la société et le respect du droit à la vie privée des citoyens (Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, 2015). Plusieurs méthodes sont déjà mises de l’avant pour y arriver : interdictions d’enregistrement dans certaines circonstances (voir Section 1), restrictions d’accès aux images et caviardage des images d’individus non impliqués dans l’intervention, de renseignements personnels ou d’immatriculations de voitures (SPVM, 2019 ; TPS, 2016). Un empiètement de la part des policiers sur les droits à la vie privée des citoyens pourrait mener à des enjeux légaux pour les organisations policières, mais aussi à une perte de légitimité perçue de la part des citoyens. L’utilisation des caméras portatives dans des visées de reconnaissance faciale ravive encore plus le débat (Bud, 2016 ; SPVM, 2019 ; Wright, 2017). Malgré tout, la protection de la vie privée pourrait être assurée par le développement de législations fédérales et provinciales balisant l’utilisation de ces caméras, ainsi que par des directives claires et conformes aux lois régulant le droit à la vie privée des Canadiens, comme la Loi sur la protection des renseignements personnels (Bud, 2016 ; Diab et Putnam, 2020 ; Saulnier et al., 2020b).

Des travaux avancent également que les caméras portatives pourraient amener une détérioration des relations police-citoyens et une augmentation de la distance sociale entre eux (Aksin, 2018). Les caméras peuvent provoquer chez les policiers des comportements et attitudes plus robotisés (Aksin, 2018 ; Cox, 2017 ; Doiron, 2020 ; EPS, 2015 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016), donnant l’impression qu’ils sont « désengagés, insensibles et mécaniques » (Aksin, 2018, p. 119). Une telle perception des policiers de la part du public ne permet pas de cultiver le sentiment de légitimité et de confiance (Aksin, 2018). Les policiers canadiens rapportent que les citoyens avaient moins tendance à interagir avec eux et partager de l’information lorsqu’ils portaient des caméras (Cox, 2017 ; EPS, 2015 ; SPVM, 2019 ; TPS, 2016). Le rapport du projet pilote de Montréal stipule même que la caméra portative est incompatible avec la police de proximité (SPVM, 2019). Toutefois, il demeure possible que les policiers s’habituent à la présence des caméras et reprennent éventuellement leurs comportements et attitudes spontanés.

Enjeux et limites de la caméra portative associés au travail des policiers

Certains aspects associés à l’utilisation des caméras portatives complexifient, dégradent ou alourdissent le travail que font les policiers sur le terrain. Plusieurs études rapportent que les policiers équipés de caméras effectuent plus d’arrestations et produisent plus de rapports (Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016). Ce résultat peut s’expliquer par le fait que les policiers perçoivent que les caméras restreignent leur pouvoir discrétionnaire (Aksin, 2018 ; Doiron, 2020 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016). Ils expliquent que, comme ils ne se sentaient pas à l’aise d’ignorer une infraction mineure ou de faire preuve de clémence en donnant un avertissement, ils procédaient à plus d’arrestations (Doiron, 2020 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016)[12]. Cette vision des choses est directement liée au fait que les policiers ont tendance à voir les caméras portatives comme un mécanisme de contrôle et de surveillance (Aksin, 2018 ; Cox, 2017 ; Doiron, 2020 ; EPS, 2015 ; Saulnier et al., 2020b). En effet, 89 % des policiers participant au projet pilote de Montréal ont indiqué avoir l’impression d’être surveillés (SPVM, 2019). Cette perception de constante surveillance pourrait contribuer à inhiber la proactivité policière et induire une sorte de passivité (ou « de-policing » ; Aksin, 2018 ; Boivin et al., 2021 ; Cox, 2017 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016). Les statistiques de Durham indiquent que les policiers portant des caméras étaient associés à une légère diminution d’interventions proactives (Saulnier et al., 2020b). À Montréal, « […] les policiers munis de [caméras portatives] ont amorcé légèrement moins d’enquêtes que leurs confrères qui n’en portaient pas » (SPVM, 2019, p. 11). Également, le recours à la caméra peut générer des inquiétudes chez les policiers qui peuvent se sentir discrédités et voir que leur parole est dévaluée (Saulnier et al., 2020b).

Une étude américaine a soulevé le fait que le sentiment de constante surveillance pourrait provoquer aussi, chez certains, une augmentation du stress et des risques de burn-out (Adams et Mastracci, 2019). Se basant sur cette étude, Doiron (2020) a observé des résultats en ce sens chez des policiers ontariens. D’ailleurs, la majorité des policiers de la région de Durham ayant porté la caméra ont déclaré une augmentation du stress et des troubles psychologiques (Saulnier et al., 2020b). Certains policiers de Toronto ont toutefois expliqué que vers la fin du projet pilote, lorsqu’ils étaient plus habitués au port des caméras, ils se réappropriaient leur pouvoir discrétionnaire et se souciaient moins de la surveillance (TPS, 2016). Une directive claire voulant que les superviseurs n’aient pas accès aux enregistrements en toutes circonstances permettrait aussi d’alléger les inquiétudes (EPS, 2015). Offrir un soutien organisationnel plus constant aux policiers lors de l’implantation des caméras portatives permettrait de réduire ces risques (Adams et Mastracci, 2019).

Un autre enjeu important à considérer dans l’implantation des caméras portatives est l’augmentation considérable de la charge de travail qui incombe aux policiers (EPS, 2015 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016) ainsi qu’à d’autres acteurs du système de justice à cause de cet outil (TPS, 2016). Certains policiers ont rapporté de la frustration associée au temps requis pour gérer tout le contenu filmé lors de leur journée de travail (Aksin, 2018 ; Cox, 2017 ; Doiron, 2020 ; Saulnier et al., 2020b). Il a été estimé que de 30 à 39 minutes par quart de travail (SPVM, 2019 ; TBPS, 2019 ; TPS, 2016) et 25 minutes en dehors des heures de travail par dossier d’enquête ont aussi été requises (SPVM, 2019). Le rapport du projet pilote de Durham indique que les caméras ont engendré une augmentation de six minutes de temps requis pour répondre à chaque appel relatif aux infractions routières (Saulnier et al., 2020b). Il est intéressant de noter que les policiers de la région de Durham mentionnent que c’est l’augmentation de la charge de travail, plutôt que le sentiment de surveillance, qui a engendré leur passivité et les a amenés à éviter d’intervenir dans certaines circonstances (« de-policing »). Puis l’augmentation de la charge de travail s’est révélée être encore plus importante pour les acteurs impliqués dans le processus judiciaire : agents de liaison à la cour, procureurs (SPVM, 2019 ; TBPS, 2019).

Finalement, les caméras portatives pourraient diminuer les communications entre patrouilleurs puisque les policiers sans caméras pourraient avoir tendance à éviter ceux qui la portent (Aksin, 2018). Cette situation risque de mener à une baisse de la camaraderie et des discussions honnêtes entre policiers, ce qui pourrait affaiblir la culture policière (Doiron, 2020 ; Saulnier et al., 2020b).

Enjeux et limites pour les organisations policières

Au-delà de devoir s’assurer du bien-être et du bon travail des policiers en lien avec l’utilisation d’un nouvel outil comme les caméras portatives, les organisations policières se heurtent aussi à certains enjeux. Premièrement, des chercheurs américains rapportent un processus d’implantation complexe associé aux caméras portatives puisqu’elles nécessitent des changements de politiques et une formation appropriée (Sousa, Coldren, Rodriguez et Braga, 2016 ; White, 2014 ; White et al., 2018). Les expériences d’Edmonton, Durham et Toronto ont mené plusieurs policiers à recommander des changements aux formations données dans le cadre de projets pilotes (EPS, 2015 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016). Deuxièmement, l’implantation de caméras portatives est associée à des coûts importants[13]. Plusieurs policiers de l’Ontario interrogés ont affirmé qu’ils trouveraient plus justifié de dépenser cet argent pour l’embauche de plus de policiers ou pour l’achat d’armes à impulsions électriques (Aksin, 2018 ; Cox, 2017 ; Doiron, 2020 ; Saulnier et al., 2020b). D’ailleurs, les coûts élevés constituent la raison principale évoquée par les organisations policières canadiennes pour renoncer à l’implantation de caméras (SPVM, 2019).

Conclusion

L’objectif du présent article était d’offrir un état de la situation des caméras portatives au Canada par une revue de la portée (scoping review) des travaux d’analyse effectués sur des données canadiennes afin de tirer des conclusions sur la réelle capacité de cet outil technologique à : 1) augmenter la transparence et la reddition des comptes de la police ainsi que la confiance du public à son égard ; 2) augmenter l’efficacité des enquêtes et la qualité des preuves ; et 3) améliorer la sécurité de la communauté, c’est-à-dire des citoyens, mais aussi des policiers.

La première section fait état d’un certain consensus dans les organisations policières canadiennes sur les bonnes pratiques d’utilisation des caméras portatives. Alors que la meilleure façon pour la police d’assurer sa transparence serait de diffuser des enregistrements d’interventions pour lesquelles les policiers ont activé leur caméra aussitôt que possible et l’ont arrêtée lorsque tout était terminé pour éviter tout enregistrement fragmentaire, les organisations policières canadiennes reconnaissaient que certaines situations ne se prêtent pas à des enregistrements par caméras portatives. La question quant à l’ampleur du pouvoir discrétionnaire laissé aux policiers concernant l’activation de leurs caméras prend dès lors une importance capitale et se doit d’être bien balisée par les organisations.

La deuxième section propose un contraste entre les attentes des citoyens et des policiers à l’égard des caméras portatives et les effets réels de cet outil. Les citoyens, fortement en faveur des caméras, sont d’avis que celles-ci apporteraient une transparence souhaitable à la police et amélioreraient les comportements des policiers. Par contre, les travaux recensés tendent à indiquer qu’en ce qui a trait aux comportements policiers, les caméras portatives ne semblent pas associées à une diminution des incidents d’emploi de la force et des plaintes de citoyens, mais pourraient contribuer à augmenter le professionnalisme des policiers. Les comportements de citoyens, quant à eux, ne semblent pas modifiés par la présence de ces caméras sur policiers. Puis il est encore trop tôt pour conclure à un effet tangible et positif sur les enquêtes criminelles et sur la formation policière. Toutefois, les caméras portatives semblent avoir un effet souhaitable sur les délais de traitement des dossiers d’enquête (Poirier, 2020 ; Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016). Par ailleurs, la caméra portative est perçue par plusieurs policiers comme un outil nécessaire de contre-sousveillance pour rétablir l’équilibre entre les images produites par les citoyens et par les policiers (Aksin, 2018 ; Saulnier et al., 2020b).

La troisième section explique trois catégories de limites et d’enjeux associés à l’utilisation des caméras portatives par les policiers : les limites et enjeux en termes de légitimité, ceux associés au travail des policiers, et ceux relatifs aux organisations policières. Bien que les limites et enjeux des caméras portatives soient plus nombreux que leurs effets positifs documentés à ce stade-ci de l’avancement des connaissances, ces différents aspects s’apparentent davantage aux risques à considérer concertant cette technologie plutôt qu’à de réels inconvénients. La majorité de ces limites pourrait se résorber à long terme, avec un cadre législatif et réglementaire solide et une acclimatation à l’utilisation des caméras portatives dans les organisations policières. Le fait que de nombreux policiers sont plus favorables aux caméras après en avoir fait l’expérience lors de projets pilotes laisse croire à un effet de familiarisation (Saulnier et al., 2020b ; TPS, 2016).

Devant cette situation soulevant davantage de questions qu’apportant des réponses définitives, une certitude demeure : plus d’études d’envergure sur le sujet sont nécessaires au Canada. Pour l’instant, Calgary et Toronto ont accepté de franchir le pas et d’équiper leurs policiers de caméras portatives, ce qui procurera éventuellement aux analystes et chercheurs des bases de données substantielles pour améliorer les connaissances et bonifier les pratiques. Relativement à l’éventualité que de futures études portent à notre attention la conclusion que cet outil n’a aucun impact ni sur les comportements, ni sur le processus judiciaire, ni sur la formation, il importe néanmoins de rappeler qu’il pourrait toujours, par sa simple présence, augmenter les perceptions citoyennes de transparence, de reddition des comptes et de légitimité de la police, du moins à court terme. Il a été observé à maintes reprises que la perception d’une police plus légitime entraîne une meilleure collaboration des citoyens avec la police et de meilleures relations police-citoyens (Tyler, 1990 ; Tyler et Fagan, 2008). Cela dit, à plus long terme, il demeure possible qu’un tel effet des caméras portatives sur la perception de la transparence de la police se résorbe, et que cette technologie se révèle n’être qu’une solution temporaire à un problème permanent.

Sachant cela, deux éléments de réflexion sont mis de l’avant en terminant. Tout d’abord, la situation du Canada, à l’heure actuelle, est-elle comparable à celle de ses voisins du Sud qui connaissent un déploiement massif des caméras portatives sur policiers ? Autrement dit, les polices canadiennes sont-elles réellement dans une position où elles doivent rétablir leur légitimité à l’aide d’outils comme les caméras portatives (Laming, 2019 ; voir aussi Glasbeek et al., 2020 pour une discussion à ce sujet) ? Si oui, les coûts associés à l’utilisation de cette technologie rendent-ils cette approche viable pour les organisations ?

La question des coûts est d’ailleurs l’une des causes du déploiement plus lent des caméras portatives au Canada, en comparaison des États-Unis. Alors que les corps policiers américains reçoivent du financement public et privé pour se doter de l’outil (Arkansas Democrat-Gazette, 2019 ; Johnson, 2019 ; Kukulka, 2019), au Canada, les organisations policières sont actuellement seules responsables de ces frais. Peut-être serait-il temps d’envisager une pluralité de sources de financement au Canada pour alléger le fardeau financier qui incomberait aux organisations policières pour les caméras portatives, advenant une implantation massive. Des voix se lèvent en faveur, par exemple, d’une participation du système de justice à ces coûts (Grammond, 2021 ; Poirier et Boivin, 2020). Un tel changement pourrait contribuer à amenuiser certains des enjeux et limites soulevés dans le présent article. En attendant une évolution dans ce dossier, les études voulant comparer la situation canadienne au contexte américain ne peuvent ignorer l’important décalage dans les sources de financement qui nous semble actuellement être le premier responsable de la prudence des organisations policières canadiennes à s’engager dans la voie des caméras portatives. Et ceci, au-delà des premières données canadiennes rapportant des résultats mitigés quant à l’efficacité réelle de cet outil technologique sur le terrain.