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Cette réflexion porte sur une tentative d’éclaircissement du processus de conception (design) architecturale[1]. Elle est née d’une longue fréquentation des milieux de l’architecture et, plus spécifiquement, de l’enseignement de l’architecture, un milieu où non seulement la pression à l’inventivité et à la créativité est constante, mais surtout dans lequel cette dimension du travail architectural occupe une position centrale, les autres dimensions – gestion du chantier, négociations avec les entrepreneurs, démarches administratives… – qui dans la pratique « réelle» mobilisent l’essentiel du temps des bureaux d’architecture, sont très largement reléguées, voire déniées… au profit donc de ce qui, dans le travail architectural, apparaît comme la dimension la plus « noble», celle dans laquelle les architectes peuvent manifester leur véritable talent. Cette situation ne manque d’ailleurs pas de poser question. Elle conduit les bureaux d’architecture à se plaindre très régulièrement de la faiblesse de la formation pratique des jeunes diplômés. Mais en même temps, ce sont souvent les architectes, praticiens et enseignants qui contribuent à cette situation à la fois en s’opposant à une formation qui serait avant tout professionnalisante, ce qui peut tout à fait se comprendre, mais aussi en induisant eux-mêmes cette situation dans la mesure où ils trouvent dans leur pratique d’enseignant l’occasion de se focaliser, avec leurs étudiants, sur ce travail de conception qu’ils considèrent comme la partie la plus noble du métier, mais que leur travail en bureau relègue bien souvent en réalité dans des positions secondaires.

Pour un enseignant dans le domaine des sciences humaines, la compréhension de l’enseignement de l’activité de conception et de création architecturales demeure à priori fortement énigmatique tant elle se distancie des formes de transmission propres à l’enseignement de ses propres disciplines. Or, manifestement, dans les ateliers des écoles d’architecture, les étudiants conçoivent et apprennent à concevoir. Ils le font bien entendu dans des interactions avec les enseignants, avant tout non pas sous la forme d’enseignements formalisés mais principalement au travers de l’analyse critique par leurs enseignants de leurs esquisses d’abord, de leurs pré-projets ensuite, de leurs projets enfin. Ce qui m’a toujours frappé lorsque j’assistais à ces échanges, c’est à quel point ils pouvaient être durement critiques, et cela d’autant que l’idéologie de la créativité qui règne dans les écoles d’architecture et dans le monde de l’architecture en général s’appuie sur l’idée selon laquelle le « bon créateur» est quelqu’un qui a en lui de belles richesses intérieures qu’il est en plus capable d’extérioriser, de mettre en forme, d’objectiver… dans ses créations. En vertu de cette représentation, c’est donc chaque fois un peu, beaucoup, de lui que l’étudiant met dans ses productions, et lorsqu’elles sont critiquées, c’est directement de lui qu’il s’agit. Et cela, plus encore lorsque, comme cela se pratique très souvent, il est fait appel, par exemple dans des jurys de fin d’année ou de fin de cycle, à des architectes connus, qui participent, parfois sans véritablement s’en rendre compte, mais en s’en rendant au minimum complices, à de véritables humiliations. Ces critiques ne révèlent donc pas seulement un manque de travail, un manque de compréhension, comme ce peut être le cas dans les disciplines des cours théoriques, mais elles attestent d’un manque d’aptitude, d’un manque de talent, de ces aptitudes qui font le « bon» architecte.

Une autre caractéristique de ce travail de conception, qui va particulièrement nous intéresser ici, c’est qu’il s’opère au travers de multiples productions matérielles, des croquis, des plans, des maquettes rudimentaires ou plus sophistiquées, des objets 3D… auxquels, avant de les montrer à leurs enseignants, les étudiants se confrontent eux-mêmes, ou encore avec leurs condisciples. Ce processus, pensé comme « conception», renvoyant donc au travail imaginatif, se construit au travers de ce qu’on pourrait décrire comme un dialogue constant entre la vie de l’esprit, l’imagination bien sûr mais aussi d’autres compétences, et ses objectivations pour évoquer une terminologie hégélienne ou simmelienne.

Comment réfléchir cela ? Comme le laissent entendre les quelques réflexions préliminaires précédentes, on peut supposer que ce travail de conception s’opère dans le milieu de la communication. Communication avec les enseignants pour les étudiants, mais plus généralement pour les architectes praticiens, avec les collègues du bureau d’architecture d’abord, avec les clients, les responsables administratifs, les entrepreneurs… dont le medium est principalement linguistique et discursif. Mais aussi communication avec ces mêmes objectivations de la vie de l’esprit dont le medium est là plutôt infra-discursif ou infra-propositionnel, et renvoie, face aux objets produits, à des appréciations de multiples natures. Parmi celles-ci, certaines sont de nature technique, objectivante, par exemple lorsque les descentes de charges ne fonctionnent pas, ou comme lorsque l’agencement des pièces crée des espaces qui ne répondront pas aux attentes… D’autres par contre renverront bien plus directement à des appréciations subjectives, à des sentiments de satisfaction et d’insatisfaction face à ce qui est produit, donc à des questions de goût. Ce sont ces dernières qui demeurent pour moi à la fois les plus énigmatiques et les plus stimulantes quant à l’envie de les éclairer.

Comment donc comprendre ce processus productif qui s’opère dans quelque chose comme un dialogue entre le travail imaginatif et ses objectivations. Un « dialogue» infra-discursif ou infra-propositionnel, mais néanmoins cognitif. Un dialogue où se conjuguent des évaluations en termes de validité, mais aussi des appréciations subjectives qui laissent penser que « ça ne va pas» ou, et c’est cela qui va davantage nous intéresser, que cela s’améliore, que l’on progresse, que l’on touche au but… non pas seulement parce que le projet répond aux exigences de l’exercice, mais aussi parce qu’il semble porter en lui une sorte de nécessité, de justesse... se manifestant par des sentiments de satisfaction, ou de plaisir pour reprendre la caractéristique kantienne des jugements de goût. L’objet empirique de notre réflexion se constituera ici principalement autour de l’atelier d’architecture au sein des écoles d’architecture. Répétons-le, cela aura pour conséquence de sous-estimer l’importance de certains facteurs qui, dans la réalité des pratiques architecturales, prennent davantage de place, comme bien entendu les contacts avec les commanditaires, avec les fonctionnaires de l’urbanisme, avec les entrepreneurs, avec les contingences économiques... Mais, au-delà de cette sous-estimation qui constitue bien sûr une limite de ce propos, cela présentera l’avantage de pouvoir se focaliser sur ce qui constitue finalement le coeur de ce que recouvre l’idée de « conception», du « design thinking». Commençons tout d’abord par évoquer les limites de théorisations qui ont abordé ces mêmes questions, les unes centrées sur les théories de la communication, l’autre accordant à la corporéité des pratiques de design un rôle central. .

Des approches qui ne convainquent pas

Des conceptions « linguistiques» de l’architecture

Si nous envisageons les choses sous le concept de communication, on peut alors se demander quelles approches de la communication peuvent nous aider pour comprendre cela ?

Depuis les années 1950, la montée de la sémiologie, mais aussi le tournant linguistique nous ont proposé différentes approches de l’architecture. Avant d’aller plus avant, je souhaiterais en évoquer de deux types, principalement pour mettre en évidence leurs limites par rapport aux questions qui nous préoccupent.

Le tournant linguistique fut très certainement une des caractéristiques majeures de la pensée du XXe siècle. Ses effets sur les sciences humaines furent nombreux et permirent de multiples avancées. Il ne s’agit pas ici de les contester mais plutôt d’en interroger certaines limites. En l’occurrence deux principales : celle liée tout d’abord à une substantialisation de la langue qui conduisit à considérer tout système de communication à partir d’un modèle linguistique, en voyant dans de multiples objets un ou des « langages» ; celle ensuite liée à la dominance d’une conception propositionnelle du langage qui tend à occulter l’importance des communications infra-propositionnelles ou des signes infra-discursifs.

On connaît évidemment la tentation qui fut au coeur du structuralisme de penser tout système communicationnel, voire tout système social relationnel, selon un modèle linguistique. L’exemplification la plus nette de cette propension se retrouve sans doute dans l’ouvrage que Lévi-Strauss consacrera fin des années 1940 aux Structures élémentaires de la parenté[2] en proposant de réfléchir les structures d’échange matrimonial selon les principes de la linguistique structurale. Mais on pourrait aussi évoquer les théorisations de J. Lacan selon lesquelles « l’inconscient est structuré comme un langage», la référence à l’inconscient que l’on retrouve également chez Lévi-Strauss d’ailleurs comblant somme toute à peu de frais l’écart entre le modèle linguistique et une réalité qui ne se donne pourtant pas à voir « comme un langage». Dans le domaine architectural, cette propension ne fut pas sans conséquence. Sans entrer dans le détail, on peut évoquer ici les travaux d’Umberto Eco[3] ou ceux du groupe µ[4] cherchant à proposer des grilles de lecture linguistique et sémiotique de l’architecture, mais qui, somme toute, n’éclairaient au mieux que la réception de l’architecture, tout en ne se présentant pas vraiment comme des candidats sérieux à la compréhension de la conception. Des travaux donc certes intéressants et qui connurent un bel écho dans les périodes où les différents structuralismes tenaient le « haut du pavé», mais limités quant à ce qu’ils pouvaient nous apprendre sur ce qui nous préoccupe ici.

Plus en phase avec la question de la conception, le succès de cette approche structuraliste de l’architecture ne se limita d’ailleurs pas à des approches avancées par des théoriciens extérieurs à la discipline dont ils se proposaient de renouveler les grilles de lecture. On la retrouve chez les architectes eux-mêmes dont certains cherchèrent à penser leur propre conception architecturale selon un modèle inspiré très directement de la linguistique structurale. L’exemple le plus net de ce rapprochement se trouve bien évidemment dans les liens établis par Eisenman entre sa production architecturale (en particulier ses houses) et l’idée de grammaire générative chez Chomsky. Pour le dire rapidement, avec bien entendu des différences entre les auteurs, c’est la présupposition de l’existence de structures profondes de l’esprit, d’une grammaire inconsciente, sous-jacente mais structurante des pratiques, qui les conduit, encore une fois au-delà de leurs différences, à analyser la réalité ou, comme dans le cas de Eisenman, à chercher à la construire selon un modèle linguistique. Notre but ici n’est pas de proposer une critique des analyses linguistiques de U. Eco ou des travaux de Eisenman sur ses houses, mais d’attirer l’attention sur ce que représente de perte le point de vue qu’ils adoptent par rapport à la complexité du travail de conception architecturale. Cette perte se révèle sans doute le plus directement dans la proposition de Eisenman de formaliser la conception en lui donnant des airs que l’on dirait volontiers « mécaniques», d’en suggérer une réduction algorithmique. Mais le même type de perte apparaît dans les tentatives d’Eco et du groupe µ, en réduisant la lecture de l’architecture à un travail dont l’horizon est quelque chose comme un déchiffrage. Il est évidemment possible de déceler des significations dans les productions architecturales, mais tendre à réduire l’architecture à ses significations revient à oublier la différence qu’il y a entre lire et regarder, et à réduire le regard à une lecture. Il est tout aussi possible de rapporter la production architecturale à des jeux algorithmiques… simplement en réduire l’architecture à cela constitue un appauvrissement du même type, une réduction de la création à un agencement.

La deuxième limite s’illustre sans doute mieux en se rapportant plutôt au champ des relations entre architecture et politique, et plus particulièrement aux enjeux liés à la participation. Les années 1980 du siècle dernier furent en effet marquées par le développement de réflexions autour de la crise de la démocratie représentative et de son potentiel déplacement par le passage à une démocratie participative ou délibérative. Ce furent là très certainement les travaux de J. Habermas qui offrirent pour cela les meilleurs arguments théoriques[5]. Dès les années 1990 pourtant, des recherches empiriques menées par différents sociologues[6] mirent en évidence les limites des processus participatifs, notamment quant aux rapports de force qui les structurent, mais aussi quant aux différentiels de compétence à maîtriser les codes linguistiques nécessaires pour être reconnu au sein des arènes participatives d’abord, et à pouvoir les infléchir ensuite. Les critiques du modèle habermassien les plus intéressantes pour mon présent propos se situent toutefois à un autre niveau. On les trouve chez des théoriciens qui questionnent le primat, voire l’exclusivité que ces théories accordent aux échanges argumentatifs quant à leur capacité à organiser des consensus, et au-delà à ressouder les communautés politiques. C’est ainsi que, dans un texte très convaincant, H. Parret attire l’attention sur ce qu’il appelle les communautés esthétiques[7], celles qui se constituent sur ce qu’on pourrait appeler un « vibrer», un « ressentir ensemble». Même si on peut adhérer au moins normativement à l’exigence de l’échange d’arguments comme moment constitutif de la légitimité politique, le reproche de Parret touche une limite du modèle habermassien lorsqu’il vise le primat donné par Habermas et Apel à une conception essentiellement logocentriste de la communication.

Pour en revenir aux moments collectifs autour du design architectural, il me semble que si les critiques, les échanges argumentatifs peuvent y prendre et y prennent de fait une place importante, l’accord qui se manifeste pour considérer qu’un projet est réussi ne se réduit pas à une soumission au meilleur argument, comme dans le modèle habermassien. Des arguments peuvent bien sûr être avancés pour justifier les choses, voire pour instiller l’accord, mais il me semble que celui-ci ne se restreint pas à des processus d’adhésion argumentative. Les enseignants expriment d’ailleurs cela plutôt dans la sémantique du surgissement, de l’advenue, de l’événement. Et plus que dans la convergence des arguments, c’est dans le connivence des regards, dans la satisfaction des expressions, dans le « partage du sensible» que cela se manifeste. Souvent, lorsqu’un projet d’étudiant soulevait non seulement l’adhésion mais aussi l’enthousiasme d’un jury, cela se manifestait, comme le suppose l’usage du mot « enthousiasme», au-delà de la convergence des arguments, dans quelque chose effectivement comme une satisfaction partagée, par un « emballement», une excitation et parfois, effectivement, comme un « vibrer ensemble» de la part du jury.

Modèle linguistique, modèle algorithmique, modèle propositionnel… ce qu’ont mis en évidence les passages précédents, c’est avant tout le caractère réducteur de certaines positions par rapport à la spécificité de la conception architecturale.

Si l’on se reporte aux brèves indications sur lesquelles s’est ouvert cet article, ce dont il n’est pas rendu compte se situe à trois niveaux. Celui tout d’abord de l’interaction entre ce que j’ai identifié en parlant des relations entre l’esprit et ses matérialisations, c’est-à-dire aussi la prise en compte de la corporéité, à la fois celle inhérente au faire (dessiner, faire des plans, des coupes, découper des éléments de maquette, trancher dans des blocs de polystyrène…) et celle inhérente à l’objectivité de ce que ce travail produit. Et cela, répétons-le, sans retomber dans les oppositions traditionnelles entre le corps et l’esprit, c’est-à-dire en admettant qu’il y a de l’esprit au sein de ces « corporéités». Que l’on ne trace pas ce trait, que l’on ne découpe pas ce morceau de polystyrène « sans raison», même si on serait bien en peine d’en expliciter tout à fait clairement le pourquoi. Celui ensuite de l’ouverture à des formes de communications non propositionnelles, mais néanmoins cognitives. Celui enfin de la compréhension des formes spécifiques de « félicité» – pour user d’un terme aujourd’hui à la mode – qui accompagnent le processus de conception que ce soit dans le chef de celui qui en est l’auteur ou dans ceux qui en sont les récepteurs.

Revenons-en maintenant à l’interrogation qui est au centre de ce texte, celle de proposer des éclaircissements quant à la manière de décrire, de comprendre, de saisir la création ou la production architecturale.

J’emprunterai pour cela deux voies. Comme nous avons vu que ce qu’il s’agit en réalité de réfléchir c’est notamment cet espace entre l’esprit et ses matérialisations, avec comme médium des « faire», ancrés sans doute de plus en plus dans des dispositifs techniques, mais que nous réfléchirons d’abord par rapport à des actes, bien sûr chargés cognitivement, mais surtout engageant le corps, en particulier la main qui dessine, qui découpe, qui agence, qui emboîte, qui assemble, qui colle, qui sous-pèse, qui teste la résistance…. et la vue, mais pas seulement, le toucher certainement aussi, mais encore des sens plus complexes irréductibles à un organe, le sens du rythme, le sens de l’équilibre… qui orientent les gestes, qui apprécient, qui évaluent, qui vérifient… Pour chercher à saisir le type de travail cognitif qui s’opère dans ces multiples « opérations», nous pensons qu’un détour par la sémiotique peircienne, mais aussi les réinterprétations qu’en a proposées Jean-Marc Ferry, pourraient nous être utiles pour éclairer ce qui pour nous est théoriquement essentiel : faire droit à des formes d’intelligence non propositionnelle, et tenter de découvrir quelques moyens d’éclaircir le processus de conception entre de premiers moments hésitants jusqu’à la production de quelque chose de satisfaisant, le cheminement vers une certaine félicité.

Partir des investissements corporels

Pour avancer dans l’argumentation, je partirai des investissements corporels impliqués dans le travail de conception. Répétons-le, ce que nous visons ici en parlant d’investissements corporels, c’est d’abord la main qui dessine, qui découpe, qui colle, qui arrache, qui emboîte… Mais aussi l’oeil qui scrute, qui arpente un terrain, une maquette… Et bien d’autres choses.

Récemment, Tim Ingold s’est penché sur cette question et a proposé d’intéressantes approches du dessin et de l’esquisse avec, comme toile de fond, le processus de conception architectural. De ses analyses, on peut retenir deux choses. Tout d’abord que, pour lui, les esquisses sont des « dessins qui parlent», mais avec cette particularité que leur parole est « non-propositionnelle»[8]. Ensuite, il s’emploie à convaincre le lecteur que le dessin ou l’esquisse ne sont pas des projections d’images mentales, de représentations intérieures qu’aurait préalablement formées dans son esprit le dessinateur, faisant dès lors du dessin une re-production plutôt que d’en saisir la dimension productive. Pour lui, le dessin apparaît comme une coopération « avec son propre travail… Cette pensée, cette imagination procèdent autant de la main et des doigts que de la tête, elle se déploie le long des lignes de la pratique[9].» Dans ses analyses, Ingold va ensuite passer de la considération de la production à celle de la réception, en opérant de la même façon une critique des modèles communicationnels construits sur des bases propositionnelles. À ce niveau, il distinguera notamment le visible et le lisible en insistant sur le fait que la volonté de lire empêcherait de voir. Nous retrouvons là les limites que nous avions décelées dans les analyses d’Umberto Eco et du groupe µ. Les limites mais aussi leur dimension réductrice par rapport à ce que porte l’« oeuvre absente». L’architecture, pas plus que les multiples objets qui l’ont conduite à être ce qu’elle est, ne sont des textes, même si bien sûr la discipline architecturale s’est aussi, et largement, construite autour d’environnements textuels.

Pour autant, en dépit de son grand intérêt et de la rupture qu’il propose par rapport aux représentations les plus courantes de la création architecturale, le travail d’Ingold ne donne que peu d’éclaircissement sur le processus de conception, c’est-à-dire sur la manière dont le processus se construit, comment tel moment conduit-il à tel autre moment ? Comment peut-on y déceler une progression ? D’un côté, il insiste fortement sur l’ouverture processuelle du dessin qui est « intrinsèquement anti-totalisant et voué à se poursuivre. Dans le dessin, l’achèvement est une asymptote qui n’est jamais atteinte[10].» Mais, lorsqu’il se confronte à cette problématique du processus, c’est avant tout pour mettre en exergue les limites qu’il rencontre lorsque de l’esquisse il s’agit de passer à des représentations normées et codifiées, ce qu’il identifie en parlant de « dessin technique» : « lorsque le point est atteint où l’esquisse cède le pas au dessin technique, tout se fige»[11]. Bref, en prétendant dépasser les oppositions stériles propres à la modernité, Ingold paraît retomber dans une des difficultés récurrentes dans le courant de pensée qui historiquement s’est présenté comme le prototype de l’anti-modernité, à savoir le romantisme. D’un côté une hagiographie d’une sorte d’indicible, d’irréductibilité du geste, de l’autre une condamnation sans nuance de tout ce qui entendrait le mettre en forme. Un geste qui surgit d’une indistinction qui rappelle l’usage romantique de termes renvoyant à la perte de soi, à la fusion, la disparition de la distinction sujet-objet, l’extase… « Dans cet acte dessiner-penser, vous devenez ce que vous dessinez : non pas dans la forme mais dans l’émotion[12]

Il reste que le dessin, que l’esquisse peuvent être ratés, qu’ils peuvent amener des émotions négatives, des sentiments d’insatisfaction qui précisément pourront faire avancer, qu’ils peuvent éveiller de nouvelles idées, qu’ils peuvent dans leur inaboutissement être suggestifs. Il reste aussi que leurs mises en forme dans des schémas normés ne sont pas seulement des appauvrissements, qu’il est tout à fait pensable de les saisir comme des ébauches qui devront s’ouvrir à ces formalisations et que celles-ci constituent des avancées parce qu’elles permettent des précisions, des vérifications, aussi parce qu’elles portent de meilleurs potentiels de communication. Il reste enfin que penser l’esquisse comme un jeu purement libre serait oublier à la fois que l’architecte (comme le plasticien qui constitue le plus souvent l’horizon des réflexions d’Ingold) possède une culture qui, bien entendu, conditionne toujours au moins partiellement ce qu’il produit. Il reste enfin que l’hagiographie du geste conduit naturellement à regretter les avancées des processus de conception s’appuyant sur des dispositifs techniques complexes, comme la conception assistée par ordinateur, et à ne les interpréter qu’en termes de perte, sans s’autoriser à y voir aussi des potentialités positives.

On ne peut donc penser l’esquisse selon un modèle qui serait à dominante purement spontanéiste, même si la maîtrise du dessin peut donner une impression ou un sentiment de facilité qui peut faire croire à la spontanéité en renvoyant à l’oubli l’apprentissage. Enfin, penser l’esquisse selon le modèle du jeu libre revient aussi à oublier que l’architecte peut bien sûr s’inscrire dans un contexte contraignant, comme c’est le cas lorsqu’il répond à une commande, lorsqu’il s’inscrit dans un concours…, mais qu’il peut aussi se donner à priori des contraintes comme c’est le cas avec les houses de Eisenman évoquées précédemment, ou avec le système Dom-Ino, de Le Corbusier à Morphosis, ou enfin qu’il peut tout à fait s’inscrire dans ce qu’on appelle une « école», dans une « mode», dans un style bien à lui acquis au travers de ses productions précédentes, ou encore s’ajuster, intentionnellement ou non, dans l’un ou l’autre imaginaire..

Pour saisir ce processus de conception, de design, dans sa dynamique, dans son cheminement peuplé de multiples moments où précisément l’esprit rencontre ses objectivations, où celles-ci le précèdent, l’anticipent, l’interrogent, le surprennent, le déçoivent, d’autres références théoriques paraissent indispensables. C’est à ce niveau que le détour par Peirce et J. M. Ferry, mais aussi par A. Hennion nous seront utiles.

L’intérêt de la sémiotique peircienne

Dans le monde anglo-saxon, s’est développée depuis les années 1980, une réflexion sur le design thinking dans laquelle la sémiotique peircienne a été largement mobilisée, en particulier le concept d’abduction[13]. Rappelons brièvement que, pour Peirce, l’abduction est une forme de raisonnement qui se distingue de la déduction – qui part du général pour aller vers le particulier et sa nécessité – et de l’induction – qui part de la multiplication d’expériences particulières convergentes pour en inférer le général. L’abduction n’est ni l’une ni l’autre.

Peirce adosse sa théorie de l’abduction à la distinction qu’il propose entre trois types de signes. Les icones qui entretiennent avec leur objet un rapport de « ressemblance» (le lion est une icone de la force) ; les indices qui entretiennent avec leur objet un rapport de causalité, d’imputation hypothétique (la fumée est un indice du feu), et les symboles dont les relations avec leur objet sont conventionnelles (le mot est un symbole de ce qu’il désigne). Les exemplifications les plus évidentes de l’abduction se rapporteraient aux indices. On se souvient d’ailleurs à cet égard du très célèbre texte de Carlo Ginzburg dans lequel celui-ci associe l’abduction à l’intelligence indiciaire que mettent en oeuvre par exemple les policiers, les paléontologues, les archéologues… Ceux-ci sont confrontés à des indices et, par abduction, proposent des hypothèses qui se formuleraient de la manière suivante : en faisant cette hypothèse, alors les différents indices s’expliquent. Ce n’est pas une déduction, puisque le raisonnement part clairement du particulier. Mais ce n’est pas non plus une induction puisqu’il n’y a pas multiplication et reproduction du particulier permettant d’en inférer la nécessité d’une « loi». Cette forme de raisonnement ou plutôt d’intelligence est ce que Carlo Ginzburg a appelée le « paradigme indiciaire»[14]. Toutefois, si le procédé abductif a sans doute été popularisé en référence aux indices, il ne s’y limite pas et peut parfaitement s’ancrer sur ce que Peirce appelle des icones. C’est sur cette base que Jean-Marc Ferry a proposé ses Grammaires de l’intelligence[15] en distinguant l’intelligence indiciaire, fonctionnant à l’imputation, l’intelligence iconique, fonctionnant quant à elle à l’association, et enfin, l’intelligence symbolique, mobilisant des ressources conventionnelles. À cette distinction, Ferry adjoint l’hypothèse, très suggestive pour notre propos, que ce sont les deux premières, qui sont clairement non propositionnelles, qui se trouvent au coeur du domaine de l’esthétique. Ces trois formes d’intelligence ne sont par ailleurs nullement étanches l’une à l’autre mais se nourrissent aussi l’une l’autre.

La conception de Peirce des icones est directement et triplement intéressante pour notre propos. D’une part, parmi les icones, Peirce distingue les images, les diagrammes et les métaphores, qu’il faut considérer moins comme des types de signes que comme des formes productives de signification. Il lui arrive d’exemplifier le concept d’icone au travers de l’esquisse qui, par rapport à sa distinction interne aux icones, est une image, mais on sait aussi que, par exemple, certains bureaux ou courants architecturaux ont proposé d’organiser leur travail de conception à partir du diagramme (Eisenman lui-même dans sa période post-houses, MVRDV, UN Studio…). D’autre part, il associe aux icones les registres du possible et du potentiel, ce qui ouvre l’icone à une dynamique processuelle qui, rappelons-le, peut tout à fait s’ajuster à des transferts de registres, l’icone se « muant», se transformant en indice ou en symbole par exemple… Ce qu’il appelle la semiosis. Enfin, dans un de ses passages illustrant ce qu’il entend par icone, Peirce fait explicitement référence au travail de conception architecturale afin d’illustrer le potentiel qu’elle recèle :

Un autre exemple de l’usage d’une ressemblance est le dessin que trace un artiste d’une statue, d’une composition picturale, d’une élévation architecturale ou d’un élément de décoration, par la contemplation duquel il peut découvrir si ce qu’il projette sera beau et satisfaisant[16].

C’est donc en tant qu’il affecte son auteur, et éveille son imagination, que l’objet singulier – le croquis, l’esquisse, le découpage effectué rapidement dans un bloc de polystyrène… – ouvre une dynamique processuelle dont on peut supposer qu’elle s’articule sur différentes dimensions que disent alors, pour reprendre l’expression de Peirce, les mots « beau et satisfaisant» dans la citation précédente. Des dimensions par rapport auxquelles Peirce nous dit peu de choses mais, s’agissant d’architecture, qui sont sans doute rapportables aux différentes sphères de valeurs autour desquelles se jouent l’évaluation architecturale, la sphère technique, la sphère sociale, la sphère esthétique, avec évidemment des critères de « satisfaction» différents pour chacune d’entre elles, et dont on peut supposer qu’ils se distingueront par leur degré de « propositionnalité». Vrai, Bien et Beau en référence au polythéisme des valeurs de M. Weber ; firmitas, utilitas, venustas en référence à Alberti. Nous reviendrons sur cette tripartition.

Semiosis et abduction

Contrairement à l’induction ou à la déduction dont les logiques paraissent obéir à des règles, l’abduction est une forme de raisonnement beaucoup plus libérée, parce que directement dépendante de l’imagination, de ses forces mais aussi de son imprévisibilité.

Peirce terms this imaginative play musement, and it is what makes abduction possible, that is, a particular state of mind which passes freely from one thing to another. Musement is a mental state characterized by free speculation, without rules or purpose or limits of any kind. The mind plays with ideas and can sustain a dialogue with what it perceives, a dialogue not only of words but also of images, in which the imagination plays an essential part[17].

C’est donc cette imagination abductive qui va ouvrir aux avancées processuelles, mais dans la confrontation – le dialogue, écrit Barrena – avec les objets perçus, qui peuvent être des traces, des indices dans le cas du travail du policier ou de l’archéologue mais parmi lesquels, dans le cas de la conception architecturale, on peut évidemment intégrer et compter ses propres objectivations :

Le raisonnement abductif consiste à faire fonctionner un modèle mental de l’ensemble d’une situation qui soit compatible avec les parties de la situation que l’on peut observer réellement. Il s’agit de reconstruire l’ensemble d’une histoire à partir de fragments connus. […] L’abduction ne va pas sans un va-et-vient permanent entre la construction et la simulation de modèles mentaux, d’une part, et l’observation en vraie grandeur, d’autre part[18].

Resterait à clarifier deux choses. La première renverrait au terme du processus sémiotique. Celui-ci s’achève-t-il ? À suivre Peirce, il est potentiellement infini, et cela pourrait éclairer une des dimensions du travail architectural qui m’a toujours surpris dans mes fréquentations de la pratique et de son enseignement. C’est à la fois le rapport au temps de la charrette, cette propension à achever le projet de manière intensive à la dernière minute, en travaillant si possible aussi la nuit, dans l’agitation et l’épuisement, mais aussi ce sentiment que le travail n’est jamais achevé, jamais pleinement satisfaisant… D’une certaine façon, on pourrait y voir à la fois un habitus propre au monde architectural, mais aussi une « intériorisation» de cette impossibilité d’en atteindre jamais le plein aboutissement qui caractérise la semiosis abductive.

Resterait, comme nous l’avons suggéré, pour saisir plus en profondeur le processus de conception architecturale, de préciser davantage ce qu’il en est du mélange de satisfaction et d’insatisfaction que recèle la confrontation à l’objet produit à tel ou tel moment du processus. Mais avant d’aborder cela, je souhaiterais reprendre la distinction peircienne des différents types d’icones.

Images, diagrammes et métaphores

Cette distinction que propose Peirce parmi les icones nous paraît tout à fait instructive parce qu’elle permet de saisir les formes que peuvent prendre, notamment dans le processus de conception architecturale, ce que j’ai appelé les « objectivations de la vie de l’esprit».

Les images sont celles qui assument le plus nettement ce qui caractérise les icones, à savoir ce que Peirce désigne par le mot « ressemblance». L’esquisse, le croquis en sont des illustrations, mais il existe bien sûr aussi une histoire de leur conventionnalisation, de leur symbolisation pour utiliser le vocabulaire peircien. Cela nous indique que la semiosis n’est pas seulement un processus inhérent à la dynamique de chaque projet, mais qu’elle peut aussi se saisir dans le temps long de l’histoire, notamment au travers de ce processus de conventionnalisation, de « symbolisation», dans lequel on peut voir à la fois un appauvrissement, un assèchement de l’immédiateté, de la spontanéité, de la priméité nous dit Peirce, qui caractérise l’icone, mais aussi un processus d’institutionnalisation qui constitue aussi un enrichissement par les ressources qu’il procure, par exemple au niveau de son potentiel de communicabilité, de complexification, de précision… Le plan bien sûr qu’Alberti préférait à la perspective dont il regrettait le caractère déformant, la perspective elle-même[19], la géométrie descriptive de Monge fin XVIIIe siècle[20], l’axonométrie de Choisy fin XIXe siècle[21]… Mais sans doute l’image peut-elle être aussi l’objet lui-même en train de se construire de l’architecture sans architecte[22], ce qui, soit dit en passant, permettrait de ne pas opposer aussi résolument que cela se fait couramment une architecture « intentionnelle», l’« architecture savante et l’architecture vernaculaire… (la première résultant) d’un projet explicite exécuté selon les règles d’une architecture savante et graphiquement exprimé, projet élaboré à partir d’un programme… (la seconde) dénuée de projet explicite, de représentation graphique préexistante à la construction, comme de programme explicite[23]». En passant de l’échelle de l’architecture à celle plus vaste du territoire, l’image peut également prendre de multiples formes, à partir du croquis, de la carte mentale vers les formes plus sophistiquées de cartographie, plane, avec courbes de niveaux, ou encore de cartographie sensible. Et, ajoutons encore que cette conventionnalisation du processus sémiotique peut également se vérifier dans le travail des architectes, mais aussi par exemple dans le travail des bureaux d’architecture qui font de leur logique sémiotique une marque de fabrique ou une exigence de méthode (nécessairement le 3D, jamais le 3D ; toujours des images ; toujours des collages…).

La ressemblance caractérise également le diagramme mais elle porte là moins sur l’objet que sur ses relations internes.

In light of the continuum of graphical representations used in architectural design, it is useful to distinguish a diagram from another form of drawing also used in early design : the freehand sketch. We mean by an architectural diagram a drawing that uses geometric elements to abstractly represent phenomena such as sound, light, heat, wind, and rain ; building components such as walls, windows, doors and furniture ; and characteristics of human perception and behavior such as sight lines, privacy and movement, as well as territorial boundaries of space or rooms. A diagram is made of symbols and is about concepts. It is abstract and propositional : its elements and spatial relations can be expressed as a set of statements. It explores, explains, demonstrates, or clarifies relationships among parts of a whole or it illustrates how something works (a sequence of events, movement, or a process)…

A sketch, in contrast, is about spatial form. It is executed with a finer resolution that indicates attributes of shape. A sketch often comprises repetitive overtraced lines made to explore precise shape, rather than the intentionally abstract shapes of a diagram, and it uses graphic modifiers such as tone and hatching to convey additional information. For example, a plan or elevation sketch may explore the proportions of a building. A perspective sketch provides three- dimensional information about a scene, specifying the shape of physical elements and visual appearance from some location. Although a sketch falls short of precisely determining positions, dimensions, and shapes, it often provides more detailed information than a diagram[24].

La ressemblance propre à la métaphore est une ressemblance associative qui s’éloigne donc davantage encore que le diagramme de la « réalité» de l’objet. La métaphore est à la fois associative et évocatrice. Autrement dit, là où dans les images et les diagrammes la dimension disons représentationnelle prédomine, la métaphore s’inscrit davantage dans la production associative. La métaphore suggère, bien plus qu’elle ne les explicite, des ressemblances et mobilise donc plus directement la dimension créative de l’imagination. Dans la production architecturale, sans doute le travail métaphorique fonctionne-t-il particulièrement au travers de la dimension évocatrice d’autres productions esthétiques, esthétique au sens de la sensibilité et du sentiment, un souvenir, des émotions… mais aussi au sens d’artistique, des photos, des films, des romans. D’une certaine façon, l’usage des illustrations non architecturales dans S, M, L, XL fonctionne de cette manière. C’est aussi ce potentiel métaphorique qui est sollicité lorsque des étudiants en architecture sont invités à amener, au départ d’un exercice de conception, des objets évocateurs à partir desquels s’activera leur imagination architecturale.

Par les potentialités imaginatives qu’ils portent, les icones, images, diagrammes et métaphores constituent donc des sources d’abduction. Une de leurs spécificités se situe dans leur caractère non propositionnel :

L’article fameux de Larkin et Simon (1987), « Why a diagram is (sometimes) worth ten thousand words», a largement contribué au développement des recherches sur les représentations visuelles par rapport aux représentations verbales et discursives. A partir de différents exemples, ces auteurs montrent que la principale différence est que la représentation diagrammatique préserve une information sur les relations topologiques entre composants alors que la représentation propositionnelle permet de conserver une information sur les relations de séquence temporelle et logique. Mais globalement, les représentations visuelles offrent la meilleure efficacité computationnelle car elles concentrent sur un même support des informations accessibles simultanément par des activités perceptives[25].

Nous y avons insisté, le travail de la semiosis transforme les signes d’icone en indice ou en symbole. C’est par exemple en passant du statut d’icone à celui d’indice que le projet objectivé rapidement ou de manière plus achevée, dans un croquis, une ébauche de maquette, mais aussi une formalisation en plans et coupes, relance le processus sémiotique, et donc le processus de conception qui engendrera de nouvelles objectivations qui se présenteront comme icones (ce seront des images, des diagrammes ou des métaphores) mais qui pourront à leur tour fonctionner indifféremment comme icone, indice ou symbole.

Bref, le processus sémiotique se construit au travers de multiples transitions que celles entre icones, indices et symboles permettent de saisir. Lorsque la représentation par exemple en plan – c’est-à-dire comme symbole – pour tel élément, pour tel détail, pour tel agencement, suscite de l’insatisfaction avant de fonder une relance, c’est par exemple parce que, une fois finalisée, elle s’est offerte à l’appréciation, au regard… qui y ont décelé des manques, mais aussi des opportunités ou des potentialités, caractéristiques de l’icone, ou y ont décelé des voies à explorer, à investiguer, qu’elle a donc fonctionné comme indice. C’est au travers de ce va-et-vient sémiotique que s’opère le travail processuel de conception.

Certains courants architecturaux ont d’ailleurs assumé ou revendiqué, quasi explicitement dans une optique peircienne, une telle conception « sémiotique» du processus de conception. On sait par exemple à quel point la figure du diagramme s’est imposée comme modèle de la conception dans l’architecture américaine de la fin du XXe siècle, en même temps que cette architecture s’employait à trouver dans le pragmatisme américain une ressource théorique susceptible de remplacer ou à tout le moins de dialoguer avec l’omniprésence à l’époque de la French Theory[26], conduisant par exemple Robert Somol à réinterpréter l’histoire alors récente de l’architecture américaine en fonction des distinctions peirciennes : l’architecture iconique de Robert Venturi côtoyant l’architecture symbolique de John Hejduk et l’architecture indicielle de Peter Eisenman, pour faire ensuite place à l’architecture diagrammatique de Morphosis[27]. Sans que cela n’ait été toutefois théorisé aussi explicitement de cette façon, c’est peut-être en effet le travail de Morphosis qui illustre le mieux cette idée de parcours sémiotique dont les multiples moments et artefacts oscillent entre statuts iconique, indiciel et symbolique. Un travail qui a par exemple trouvé sa terminologie dans le concept de drodel, terme né de la conjonction de drawing et de model. Ceux-ci étaient « conçus comme une méthode pour résoudre les impulsions essentielles issues des idées, et impliquaient la gravure, le creusement, la soustraction, l’inversion plan/coupe, la répétition, le changement d’échelle»[28]. À propos de ce parcours sémiotique, de ses multiples cheminements alliant dessins à main levée et artefacts hypercomplexes, Thom Mayne écrit encore ceci :

J’ai toujours été en totale love affair avec le dessin, non dans un sens narratif, mais comme processus de réflexion, de résolution, d’invention. Beaucoup des qualités de notre travail résultaient de l’intensité du processus de dessin. Le dessin était un projet en soi ; et dans bien des cas une activité collective. J’ai toujours été intéressé par l’autonomie potentielle d’un dessin ou d’une maquette, les manières par lesquelles ils transcendent leur propre fonction descriptive pour devenir un travail en eux-mêmes[29].

Alors que, dans la citation précédente, les relances propres au processus sémiotique peuvent apparaître comme simplement auto-référencées à ce même processus indépendamment de toute exigence de réalisation constructive, il est évident que ces relances peuvent tout autant s’engendrer – et s’engendrent de fait le plus souvent dans les pratiques architecturales courantes – en relation avec les impératifs constructifs. Et que leur source se situe aussi bien au niveau d’une insatisfaction très générale que dans un détail. Et ces détails peuvent prendre des formes diverses d’une déception esthétique comme aussi de l’évitement d’une promesse de difficulté de chantier, de la crainte d’un obstacle administratif, d’une anticipation de ce que l’entrepreneur sera capable ou non de réaliser correctement, de la prise en compte d’une spécificité contextuelle…

Et, même lorsque la relance s’opère à partir d’un « presque rien», ses conséquences peuvent être bien plus significatives, le détail remettant en cause d’autres éléments pour conduire à des modifications importantes. Bref, la semiosis se caractérise aussi par l’imprévisibilité de ses parcours, de ses cheminements qui seront quelquefois rectilignes, mais parfois, souvent sans doute, aussi méandreux. Et, insistons-y, sans pour autant verser dans une vision romantisée du travail architectural, y voyant se déployer une créativité géniale, lorsqu’ils s’avèrent esthétiquement intéressants, ces moments de relance relèvent de quelque chose comme un « jeu libre» que Peirce associe au concept de musement, évoqué précédemment :

Peirce spoke about its « Pure Play» (CP : 6.458) as the first mode of intellectual or scientific reasoning in the state of mind of his term of musement. The task of Peirce’s muser is to freely see, hear, touch, and so forth, a puzzling object, phenomenon or event. The investigator’s assumption gives an unthinking, intuitively formed, and spontaneously chosen personal belief, working with no plan or strategy but spontaneously supplying his or her plausible hypothesis for the observed work of art… The playfulness is loose and free of responsibilities, since musement stimulates indifference to the methodological imperatives that we are deeply concerned with in our daily lives. The muser embodies his or her own dream version subversive of ordinary life[30].

« Beau et satisfaisant»

Revenons maintenant sur la question laissée en suspens, celle de ces impressions de « beau et satisfaisant» qui constituent les vecteurs du processus ou du trajet sémiotique. En demeurant dans les catégories peirciennes, on pourrait admettre que si l’icone – le dessin, le croquis, la maquette rapidement agencée… – génère de telles impressions, celles-ci sont cognitives sans être pour autant propositionnelles. Sans que ce mouvement soit nécessaire – on peut aussi supposer que l’insatisfaction ouvre au découragement et mette un terme au processus – on peut admettre que l’icone devient d’une certain façon un indice de ce qu’il ne fallait pas faire, mais peut-être aussi, en vertu des potentialités qu’elle recèle, de ce qu’il faudrait faire, des directions à prendre ou à éviter. Et cela s’opère sans qu’il y ait nécessité logique, sans qu’il y ait raisonnement déductif, sans calcul. Commentant l’ouvrage séminal de Peter Rowe, Lucy Kimbell écrit :

Peter Rowe’s Design Thinking, originally published in 1987, provides one of the earliest discussions of the concept. Based on Rowe’s teaching of architects and urban planners, the book offers both case studies and discusses the « procedural aspects of design thinking,» including descriptions of the design process, and then introducing generalized principles. Two main ideas emerge. Rowe argues that design professionals have an episodic way of approaching their work ; they rely on hunches and presuppositions, not just facts. But he also argues that the nature of the problem-solving process itself shapes the solution[31].

L’évocation de pressentiments (hunches) est tout à fait suggestive. La confrontation aux icones fonctionne comme une interpellation et une sollicitation de l’imagination, mais tout cela à un niveau infra-propositionnel, chaque moment du processus contribuant à la mise en forme de ce qui deviendra la projet.

Comme nous l’avions suggéré, le design est un processus dans lequel l’architecte ou l’étudiant en architecture produit lui-même des objets qui constituent des moments dans un processus itératif dont les appuis sont les mises à l’épreuve de ses propres productions. Ce processus est donc un parcours semé de multiples épreuves liées à la production d’objectivations intermédiaires. Faire un croquis, finaliser une maquette… tout cela est une épreuve à la fois au sens où leur réalisation coûte en temps, en énergie… mais surtout au sens – qui nous intéresse ici – où ils constituent un de ces moments où le processus sémiotique à la fois s’arrête, suscite satisfaction et insatisfaction, et se relance à partir de ce que portent de cognition ces affects, des ressources de réflexivité qu’ils ouvrent, et de ce en quoi tout cela sollicite et éveille le travail imaginatif. Tentons de préciser maintenant la dynamique de ces « relances».

Le processus de design comme « épreuves», « relances» et « enquêtes»

Comme on l’aura constaté, les termes « relances» et « épreuves» se sont progressivement immiscés et imposés dans notre cheminement réflexif. De quelles épreuves s’agit-il ?

Nous avons déjà évoqué incidemment en quoi le processus de conception pouvait être « éprouvant», à la fois par sa propension à ne jamais se terminer, mais aussi par le fait que par sa nature même, il met en cause non seulement le travail et les compétences de l’architecte, mais aussi sa personnalité même, son talent.

Ce n’est toutefois pas ce caractère « éprouvant» que je vais tenter d’éclaircir ici, mais plutôt la nature même de l’épreuve ou des épreuves qui parsèment le parcours de conception et ouvrent donc à des relances. Et, pour ce faire, il nous faudra en revenir à la tripartition des horizons d’évaluation des projets d’architecture, que déjà pointait Alberti en distinguant firmitas, utilitas et venustas. C’est en effet le propre de l’architecture de devoir répondre à ce triple niveau d’attentes et d’exigences. Il faut que cela tienne (validité technique), que cela soit « habitable» (validité sociale) et que cela soit réussi esthétiquement (validité esthétique). Et donc, la critique d’un projet pourra toujours s’opérer avec des arguments, avec des jeux de langage spécifiques selon ces trois axes. Avec des arguments techniques, on pourra critiquer les descentes de charges, les dimensionnements, les choix de matériaux… Avec des arguments sociopolitiques, on pourra critiquer l’image sociale ou politique véhiculée, son articulation avec l’espace public, les présupposés sociaux qui ont été injectés dans le choix de la distribution des pièces… Et avec des arguments esthétiques, on pourra signifier des fautes de goût, des incohérences formelles…

Cela nous conduit à présupposer que c’est à ce triple niveau d’épreuve qu’est soumise la conception architecturale. Même si, bien entendu, dans le parcours de conception certaines dimensions occupent à tel ou tel moment une position centrale, renvoyant les autres à d’autres moments. Et, même si, bien entendu aussi, certains projets appellent telle ou telle accentuation. Comme dans les projets où, par exemple, la dimension technique est laissée en suspens. Et même si, enfin, la différenciation de ces épreuves est ici théorique, la réalité ne cessant de les entremêler.

Comment donc qualifier ces épreuves ?

La sociologie pragmatique a montré son intérêt pour ce concept, en a proposé des usages variés ainsi que des tentatives de conceptualisation. Dans sa sociologie critique, Boltanski[32] en a proposé une tripartition, distinguant ce qu’il nomme épreuves de vérité, de réalité et épreuves existentielles. Dans le cadre de la sociologie critique de Boltanski, les épreuves de vérité sont celles que des dispositifs institutionnels établis imposent à ceux qui y sont confrontés, sans que le contenu ou la nature de ces épreuves puissent être questionnés. Elles contribuent donc à la reproduction de la domination sociale. Les épreuves de réalité sont celles au travers desquelles est mis en évidence le fait que les institutions et leurs épreuves ne répondent pas à leurs promesses, à leurs fonctions explicites… Ce sont donc des épreuves critiques. Enfin, les épreuves existentielles sont celles qui sont vécues dans la sensibilité, dans les vexations, le mépris, les souffrances… et qui traduisent la dimension oppressive des structures sociales[33].

Pour notre propos, nous proposons ici de reprendre cette idée d’épreuve mais cette fois en l’adossant plutôt aux trois catégories d’Alberti ou, plus précisément aux trois sphères de validité mises en évidence par Max Weber dans sa théorie de la modernité, et reprises par Habermas au travers de sa théorie de la différenciation des sphères de représentations culturelles[34]. Nous parlerons d’épreuve d’exactitude, d’épreuve sociale et d’épreuve de goût, en nous intéressant principalement aux deux dernières. D’une certaine façon, cette tripartition est à la fois pertinente – comme le montrent les travaux de Habermas, à chaque sphère correspondent des usages du langage, des formats critiques différents – et abstraite – parce que l’appréciation d’un projet est toujours d’une certaine façon intégrée. Et que par exemple, des écarts techniques pourront être acceptés pour des raisons esthétiques… Les exemples pourraient être multipliés. Gardant cela à l’esprit, nous proposerons toutefois de tenter une clarification de ces distinctions.

Sans entrer dans le détail, nous dirons rapidement que les épreuves d’exactitude seraient celles qui renverraient à l’adéquation à des normes de type technique, qu’il s’agisse d’exigences techniques au sens strict, de respect de cahier des charges, de normes urbanistiques, de contraintes environnementales, mais aussi de standards esthétiques par exemple lorsqu’il s’agit de préservation d’une authenticité patrimoniale… S’inspirant des travaux de Habermas, nous dirions que la question de l’exactitude renvoie à des vérifications de prétentions à la validité énoncées sur le mode constatif.

Les épreuves sociales renverraient aux dimensions sociopolitiques attachées au projet. Et là, toujours en référence à Habermas, les prétentions à la validité s’exprimeraient sur le mode « régulateur». Les critères de jugement ne seraient plus « techniques» mais relèveraient d’enjeux sociopolitiques. Le projet serait donc critiqué parce qu’il est en porte-à-faux par rapport à l’image de la famille, au statut de la femme, à l’image du pouvoir, à la conception de la ville bonne, à l’impératif de durabilité, au respect de la nature… Ces épreuves nous intéresseront de manière générale mais aussi particulièrement par rapport à une exigence qui paraît de plus en plus peser sur le travail de conception architecturale, l’exigence de participation, voire de co-design. Des situations où, précisément, les enjeux de délibération – au sens de Habermas – se présentent de la manière la plus explicite et surtout la plus formalisée.

Enfin, les épreuves de goût renverraient à la satisfaction ou à l’insatisfaction esthétiques éprouvées, ressenties face au projet. Je commencerai par tenter d’expliciter ces dernières avant de revenir aux précédentes. L’auteur qui a le plus travaillé la question du goût comme épreuve est certainement A. Hennion[35]. Et il l’a fait principalement au travers de plusieurs types d’activités esthétiques, en particulier la passion musicale et le goût du vin.

Le goût n’est ni le conséquent (automatique ou éduqué) des objets goûtés eux-mêmes, ni une pure disposition sociale projetée sur les objets ou le simple prétexte d’un jeu rituel et collectif, c’est un dispositif réflexif et instrumenté de mise à l’épreuve de nos sensations. Il n’est pas mécanique, il est toujours « tentatif», c’est un « accomplissement», comme disent les anglophones, qui utilisent mieux le latin que les Français… Le point crucial, c’est la façon dont le goût dépend des « retours» de l’objet goûté, de ce qu’il fait et de ce qu’il fait faire... l’objet ne « contient» pas ses effets, il se découvre précisément à partir de l’incertitude, de la variation, de l’approfondissement des effets qu’a le produit, lesquels effets ne tiennent pas qu’à lui, mais aussi à ses moments, à son déploiement, et aux circonstances[36].

L’architecture comme « sport»

Ce qui nous semble particulièrement instructif ici, c’est le lien que Hennion établit entre le goût comme épreuve et son « instrumentation». Autrement dit, l’épreuve de goût se conçoit dans un cadre, dans un dispositif qui y prépare et dont les différentes dimensions sont « le rapport à l’objet, l’appui sur un collectif, l’entraînement de soi, enfin la constitution d’un dispositif technique (compris au sens large d’ensemble plus ou moins organisé de conditions favorables au déroulement de l’activité ou de l’appréciation)[37].» Si nous pensons à la conception architecturale, on saisira immédiatement que ces différentes dimensions peuvent varier. Si l’horizon d’un collectif est toujours bien présent, il peut ne pas être concrètement là. À certains moments, l’architecte, l’étudiant en architecture se confrontent à leurs propres appréciations ; à d’autres, devant un jury par exemple, le collectif est bien présent. Quant au dispositif technique, il peut également prendre de multiples formes, par exemple quant aux objets à apprécier (imagerie virtuelle, plans, coupes, maquettes… mais aussi formalisation de l’épreuve…). Mais sans doute est-ce la référence à l’entraînement qui est ici la plus suggestive pour notre propos. Dans un autre article, A. Hennion écrit :

Le goût, moins celui qu’on aurait, donc, que celui qu’on fait advenir, le goût comme dégustation, épreuve ouverte pour sentir et se faire sentir les choses, réclame un nouveau mode de description des attachements, tel que celui que l’escalade aide à cerner : non pas à partir de plans, de visées, de résultats, mais comme un travail minutieux de mise à disposition de soi et des choses, appuyé sur des entraînements, des techniques, des collectifs, pour que puisse arriver quelque chose[38].

À suivre Hennion, l’exercice du goût suppose un quadruple apprêtement, un apprêtement du dispositif où il pourra au mieux s’exercer, un apprêtement de soi au sens d’une mise en disponibilité de soi, mais aussi un apprêtement de soi au sens d’un entraînement que Hennion ne cesse de saisir à partir d’exemples puisés du côté des disciplines sportives et enfin un apprêtement de soi au sens d’un engagement de soi qu’il identifie souvent en parlant d’attachement mais aussi de passion.

L’exercice du goût suppose bien une compétence, mais comme l’avait déjà bien vu Kant, une compétence qui peut bien sûr s’enrichir d’apports théoriques, qui est cognitive (pour Kant c’est un jugement) mais – et c’est ceci qui est essentiel – « sans concept[39]», qui ne se constitue en définitive que dans son exercice pratique, dans son « entraînement». Cette référence à l’entraînement est à la fois suggestive et importante dans la mesure où c’est à force d’entraînement que se construit la compétence de l’architecte qui, du coup, préserve un espace d’expertise spécifique qui ne saurait se dissoudre dans les dispositifs participatifs sur lesquels nous reviendrons, et laisse à l’architecte, même dans les pratiques de co-design, des espaces où il lui revient spécifiquement de l’exercer. Bien sûr, cet entraînement ne doit pas être vu comme conduisant à quelque chose comme une création ou une « sculpture» de soi qui en viendrait à négliger les arrière-plans sociohistoriques sur lesquels ils s’étayent, et notamment sur les formes de conventionnalisation des pratiques évoquées précédemment, conventionnalisations qui sont au coeur de l’enseignement de l’architecture comme des pratiques architecturales. L’entraînement est celui de gestes, d’attentions, de manières, de méthodes… qui deviennent compétences, peut-être virtuosités, mais qui sont toujours situées, ancrées… La virtuosité consistant sans doute – pour user de termes peirciens – en une capacité de d’user en priméité, c’est-à-dire en spontanéité, de la tiercéité, c’est-à-dire des conventions[40].

Pour Hennion, le plaisir ou le déplaisir, la satisfaction ou l’insatisfaction jouent à deux niveaux : celui de l’appréciation de l’objet qui satisfait ou non, mais aussi celui de la « passion» pour l’architecture, du plaisir de la fabrication. Ce que notait déjà Aristote en réfléchissant à ce que mimesis et poiesis signifiaient[41].

L’épreuve esthétique étant quelque peu éclairée, revenons-en maintenant à l’épreuve sociale. Rappelons tout d’abord que nous avons choisi de les aborder en les différenciant tout en sachant que si elles peuvent être différenciées théoriquement, elles sont le plus souvent pratiquement imbriquées.

Enquêteur et designer

Le projet d’architecture est nécessairement situé et a donc à faire avec un environnement qui est à la fois physique bien sûr, mais aussi, et c’est ce qui va maintenant nous intéresser, social, à condition de prendre ici le mot social dans un sens élargi, incluant par exemple l’histoire de cet environnement dont la connaissance nécessitera par exemple la prise en compte d’archives. Tout cela s’organise autour de recherches d’informations, d’échanges d’arguments, mais aussi de discussions et de controverses. À cet égard, depuis quelques dizaines d’années, la figure de l’architecte expert, démiurge, s’est affaiblie en même temps que montait l’exigence de participation[42], de sorte que la dimension recherche d’informations qui prédominait de manière quasi exclusive dans la figure de l’architecte-démiurge, s’est vue problématisée dans ce quasi-monopole par l’exigence participative. Dans ce contexte, la figure du designer soumis, et se soumettant à des « épreuves esthétiques», est évidemment loin d’être suffisante.

C’est ici qu’une différenciation essentielle doit être introduite. Celle qui distingue travailler « par le projet» (by design), par un travail de conception, et travailler « sur le» ou « à propos du projet», ce qui est fort différent[43]. Le milieu de ce travail « sur le» ou « à propos du projet» est à dominante interlocutoire et sa « matière», à dominante propositionnelle. Une dominante propositionnelle qui renvoie aux prétentions à la validité constative et régulatrice, pour se référer encore une fois à Habermas. Et là, plus que celle du designer, c’est, pourrait-on suggérer, la figure de l’enquêteur qui prédomine.

Par rapport au courant pragmatique américain, ce serait plutôt Dewey qui là servirait au départ de guide. L’environnement se présente à l’architecte comme une énigme, jette le trouble dans son esprit, son attention, ses savoirs, dans ses présupposés… Et ce trouble invite à l’enquête. Une enquête qui pourra prendre, répétons-le, de multiples orientations selon qu’il s’agira de connaître l’environnement physique (la topographie, la pluviométrie, la géologie) ou sociohistorique dont une partie au moins devra être enrichie par des entretiens plus ou moins formalisés, éventuellement par la mise en place d’arènes participatives, de « forums hybrides[44]». Ce qui ressortira de ces enquêtes ce sont des « données» (sur un mode à dominante constatif), mais aussi des opinions controversées (sur un mode régulateur) qui devront être intégrées et nourrir le travail de conception.

Par apport à la conception architecturale, ce qui ressort de ces enquêtes ne se présente pas – en tout cas pas majoritairement – sous les formes iconiques dont nous avons parlé précédemment. Ce sont peut-être aussi des images, des photos, des plans, des cartes… mais sans doute aussi, et principalement, des archives, des statistiques, des commentaires, des analyses, des rapports, des textes légaux, des prises de position politiques ou associatives, des discussions. En réfléchissant ce processus sous le double horizon de l’enquête deweysienne et de la sémiotique peircienne, ces éléments patiemment recueillis acquièrent, pour l’architecte, plus que celui d’icones, le statut d’indices, susceptibles d’alimenter le travail d’abduction et d’orienter, de contraindre, d’enrichir la conception.

La distinction des épreuves me paraît ici essentielle parce qu’elle permet de justifier la spécificité du processus abductif lié à ce que j’ai appelé l’épreuve de goût et, du coup, non seulement la spécificité de la conception architecturale, mais aussi celle de la compétence spécifique des architectes. Une compétence qui, en aucun cas ne saurait se « dissoudre» dans la participation.

En réalité, le processus abductif n’est bien sûr en rien limité à la seule créativité esthétique. Il possède un domaine d’exercice fort vaste, incluant, comme l’indiquait Ginzburg le travail du policier, du paléontologue, du critique d’art, de l’archéologue… mais on pourrait somme toute y ajouter la logique – Peirce le notait – de la découverte scientifique, et sûrement bien d’autres choses.

La spécificité de l’abduction propre à la conception architecturale est de s’opérer, selon la logique itérative explicitée précédemment et de se concrétiser, dans des représentations graphiques, dans des mises en formes spatialisées, bref, dans le « milieu» du design. Le policier suppute un coupable et un mobile, le critique d’art présume de l’authenticité d’une oeuvre, le chimiste anticipe les vertus d’une molécule, l’astronome prévoit l’existence d’une planète. Le designer quant à lui produit des formes spatiales qui le satisfont (ou l’insatisfont) à deux égards : soumises à l’épreuve du goût, elles sont (ou non) esthétiquement satisfaisantes, mais elles satisfont (ou non) également aux exigences et contraintes qui renvoient, elles, aux épreuves d’exactitude et sociale : elles remplissent les conditions de la commande, elles répondent aux contraintes urbanistiques, elles s’intègrent dans l’environnement, elles respectent les ambitions de durabilité, elles tiennent compte des attentes des riverains. Et la subtilité du travail de design réside dans la capacité de répondre à cela et de cela, d’en proposer une formalisation spatiale. Une réponse qui apparaîtra « belle et satisfaisante», c’est-à-dire esthétiquement réussie ou à tout le moins convaincante.

C’est donc là que se situerait la compétence spécifique de l’architecte. Une compétence qui non seulement le distingue de l’ingénieur comme il ne cesse de chercher à le démontrer, mais aussi du spécialiste de la représentation 3D qui ne cesse lui d’empiéter sur ses espaces, mais une compétence aussi qui fait que demeurera toujours non soluble dans la participation : répondre par la production de formes spatiales à ces différentes épreuves. Et s’il apprend et a appris plein de choses par d’autres formes de transmissions, cette compétence qui lui est spécifique, il l’a acquise par cet « entraînement» que nous avons évoqué plus haut, et qui s’est exercé et s’exerce dans un milieu où le non propositionnel joue un rôle central. Et même dans les dispositifs où il met le plus sa compétence propre en danger, dans les dispositifs de co-design, elle ne s’y perd en effet pas. Dans leur très intéressante analyse de deux processus de co-design à Montréal, Ch. Abrassart, Ph. Gauthier, S. Proulx S. et M. Martel le reconnaissent et l’explicitent ainsi :

On peut ainsi parler de boucle entre abduction et médiation : l’enquête débute par le repérage des controverses en cours, conduit à la formulation de prototypes imaginaires qui seront approfondis dans la séance de co-design par abduction, et qui dynamisent le processus de médiation et provoquent l’agencement de collectifs inédits et l’élargissement des logiques d’acteurs[45].

Inventer des formes « belles et satisfaisantes» telle est donc la compétence propre de l’architecte. Une compétence dont l’acquisition requiert, comme le suggère Hennion, des apprêtements spécifiques. Des apprêtements d’objets, le plan, le poster, la maquette, la représentation 3D, à partir desquels s’opèrent les appréciations, les discussions ; des apprêtements de lieux qu’identifient les « ateliers» ; des apprêtements de mise en disposition des acteurs, le « studio», le « workshop», la « loge», la « remise» ; des apprêtements d’investissements subjectifs, de la « passion», des « vocations» ; des apprêtements de compétences acquises par « entraînement». Pour poursuivre la métaphore sportive : il s’agira d’être et de se maintenir « en forme».

Des apprêtements qui, toutefois, peuvent aussi devenir des stratégies instrumentalisées appliquées à l’architecture bien sûr mais aussi à d’autres domaines qui, à priori, ne se construisent pas autour d’images mais où la mise en image constitue alors un moyen de rendre séduisants, en les esthétisant, des solutions, des décisions, des choix qui, dans d’autres contextes, auraient dû passer par des justifications argumentées. C’est en réalité ce qui se passe actuellement avec l’extraordinaire dissémination de la forme « workshop» ou « atelier», mobilisée sans cesse pour offrir des « idées» aux décideurs politiques, mais plus encore avec l’efflorescence du design thinking dans toute une série de domaines comme le management ou les politiques publiques. Le designer devenant là un « metteur en formes» de productions dont la nature « normale» était de se mouvoir dans le propositionnel, dans l’échange d’arguments. Là, le design thinking devient un nouvel avatar de l’extension à l’infini de l’idéologie de la créativité propre au nouvel esprit du capitalisme[46]. Les échanges d’arguments propres aux délibérations et aux discussions faisant place à des itérations entre argumentation et mise en formes. Mais cela est une autre histoire.