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La parution d’une histoire des bibliothèques en langue française constitue un événement. Son auteur est un historien du livre de grande notoriété. Frédéric Barbier est directeur d’études à l’École pratique des hautes études et directeur de recherche au CNRS, École normale supérieure, à Paris. Il est aussi le rédacteur en chef d’Histoire et civilisation du livre – Revue internationale, une revue publiée chez Droz. Il a fait paraître de nombreuses études en histoire du livre français et allemand. Il est l’auteur, notamment, de Trois cents ans de librairie et d’imprimerie : Berger-Levrault 1676-1830, de L’Europe de Gutenberg, de l’Histoire du livre et de l’Histoire des médias, de Diderot à Internet.

D’entrée de jeu, l’auteur pose la question suivante : pourquoi faire paraître une histoire des bibliothèques à l’ère d’Internet et des nouveaux médias et à l’heure de la dématérialisation, qui fonde la troisième révolution du livre ? Il assure que la question des bibliothèques conserve toujours une actualité certaine. Barbier est bien conscient que la rédaction d’une histoire des bibliothèques, pratiquée depuis longtemps dans le monde anglo-saxon, est encore une terra incognita en France. Elle est, selon lui, au stade où était l’histoire du livre au début des années 1950, lors du début des travaux d’Henri-Jean Martin. Depuis une décennie, Barbier a décidé de faire de l’histoire des bibliothèques et des bibliothécaires l’un de ses domaines de recherche.

Pour l’auteur, la bibliothèque a toujours constitué une institution de transfert culturel, un lieu de mise en scène et un moyen de légitimation d’un prince ou d’un régime. Les bibliothèques fonctionnent dans un cadre transnational dès l’Antiquité. Ainsi en est-il de la bibliothèque créée par Assurbanipal en Mésopotamie, ainsi que dans l’Égypte hellénistique. En créant et en développant le Musée d’Alexandrie, les Ptolémées ont fait de cette ville la capitale intellectuelle du monde d’alors. C’est là qu’a été inventée la bibliothéconomie, avec ses divers aspects : le développement des collections, la classification et l’indexation, la gestion de la bibliothèque. Cette bibliothèque a été à l’origine d’un mythe qui a traversé les siècles jusqu’à nous. Elle a donné naissance à la Bibliotheca Alexandrina, en 2002. En somme, les bibliothèques de l’Antiquité – Mésopotamie, Alexandrie, Pergame, dont celles de Rome avec ses bibliothèques publiques sous Auguste – constituaient un ensemble d’une grande richesse.

En Occident, le haut Moyen Âge ne fut pas une ère faste pour les bibliothèques. Ce fut plutôt l’époque des petites bibliothèques monastiques. Saint Benoît institua la règle bénédictine qui généralisa le principe d’établir, dans chaque abbaye ou monastère, un scriptorium et une bibliothèque. C’est véritablement à Byzance, héritière de la Rome impériale, que s’est conservé et développé l’héritage antique. Par ailleurs, le monde arabo-musulman peut se targuer d’avoir mis sur pied de riches bibliothèques à cette époque, à Bagdad, Damas, Le Caire et Tunis, de même qu’en Andalousie (Cordoue, Tolède, Grenade). Les grandes abbayes de la seconde partie du Moyen Âge, Cîteaux, Cluny et Saint-Germain-des-Prés, possèdent des bibliothèques importantes. De leur côté, les universités naissantes, à Bologne, Cambridge, Coimbra, Cracovie, Heidelberg, Oxford, Paris, Prague, Salamanque et Vienne, forment des bibliothèques pour les maîtres et les étudiants.

L’invention de l’imprimerie, qui constitue la première révolution du livre, bouleverse le monde de l’édition et des bibliothèques. Notons qu’entre 1452 et 1501, la production imprimée est supérieure à 30 000 titres, avec un tirage moyen de 500 exemplaires, ce qui représente un nombre impressionnant d’incunables. Au cours de cette époque, après la chute de la ville aux mains des Ottomans, les livres de Byzance passent pour une grande part en Occident, notamment à Venise et à Florence, alimentant la redécouverte de l’Antiquité. À la Renaissance, la bibliothèque est un bien privé, mais son propriétaire met ses livres à la disposition de ses amis et de ceux qui l’entourent, dans une perspective communautaire qui reproduit le modèle d’une Antiquité idéalisée. Les dynasties des villes-États italiennes cherchent un principe de légitimation qu’elles trouvent dans les formes de culture et d’art, dont les bibliothèques, qui sont celles de l’humanisme. C’est le cas à Florence avec les Médicis, à Milan avec les Visconti puis les Sforza, à Ferrare avec les Este, à Venise avec les Doges, à Urbino avec les Montefeltro, à Cesena avec les Malatesta, à Rome avec les Papes, et même à Budapest avec Mathias Corvin. Par ailleurs, le développement de l’imprimerie a constitué un facteur capital dans la diffusion de la Réforme au XVIe siècle, et la Réforme a innové en favorisant la création de bibliothèques collectives dans les principales villes réformées. On n’insistera jamais assez sur la grande importance de la publication en 1627 du livre de Gabriel Naudé, Advis pour dresser une bibliothèque. C’est le texte fondateur de la bibliothéconomie moderne, et il a eu une très grande influence en Europe. L’ouvrage fut traduit en langue anglaise en 1661, et Leibniz s’en inspira pour l’organisation de la bibliothèque de Wolfenbüttel, des ducs de Brunswick en Basse-Saxe. Bibliothécaire du cardinal Mazarin, Naudé est l’artisan de la constitution de la bibliothèque du cardinal, qu’il fit ouvrir au public en 1644. La bibliothèque s’impose à l’époque baroque, de la fin du XVIe siècle au milieu du XVIIe siècle, comme le lieu du savoir vivant, grâce aux mécènes qui y donnent accès, aux bibliothécaires et aux lecteurs qui y échangent informations et conseils.

Le ministre Colbert a consacré beaucoup d’effort, tout au long de sa carrière, à enrichir la Bibliothèque du roi, sous Louis XIV. Par la suite, c’est surtout l’abbé Jean-Paul Bignon, bibliothécaire de 1719 à 1741, qui marque l’histoire de cette bibliothèque. Neveu du ministre Pontchartrain, il est en charge des Académies, du Bureau de la librairie et du Journal des savants, et il a la haute main sur l’Imprimerie royale. En tant que bibliothécaire du roi, il a réalisé le récolement général des collections, la mise en place d’un cadre juridique et administratif, la réorganisation des services de la bibliothèque en quatre départements, l’augmentation considérable du personnel, l’édition de catalogues et l’enrichissement des collections. Par ses neveux et leurs héritiers, il a donné naissance à la dynastie des Bignon, qui ont dirigé la Bibliothèque du roi jusqu’à la veille de la Révolution (1784).

Avec la Révolution française, nous entrons dans une période de changements radicaux dans le domaine des bibliothèques. L’État se substitue à l’Église et à la haute noblesse dans la création et le développement des bibliothèques. La confiscation des bibliothèques d’abbayes, d’universités, d’académies provinciales et de nobles donne lieu à la création de dépôts littéraires à travers le territoire. Dans les grandes villes, ces derniers donnent naissance aux bibliothèques municipales, qu’on a dénommées longtemps « bibliothèques municipales classées ». Ils servent également à l’enrichissement des collections de la bibliothèque de la nation. La Bibliothèque royale est alors devenue la bibliothèque de la nation, sous la nouvelle appellation de Bibliothèque nationale. C’est également à cette époque que naît l’idée d’un catalogue collectif national. Une grande figure, l’abbé Henri Grégoire, émerge des débats révolutionnaires. Il fit campagne pour la sauvegarde des richesses bibliographiques de la France. Après la France, des bibliothèques nationales naissent dans toute l’Europe. Dans ce contexte, pourquoi ne pas mentionner aussi deux bibliothèques parlementaires, la Library of Congress, établie à Washington, aux États-Unis, en 1800, et la Bibliothèque de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada, fondée en 1802. Ces fondations de bibliothèques interviennent dans un siècle qui est celui de la deuxième révolution du livre. Avec l’industrialisation de l’imprimerie, on assiste à une baisse des prix de l’imprimé, à une augmentation des tirages et à une augmentation du nombre de lecteurs, dus au triple phénomène que sont la révolution industrielle, la révolution urbaine et la hausse considérable de l’alphabétisation.

Le XIXe siècle fut le siècle des palais pour les livres. L’architecte Henri Labrouste réalise deux grandes bibliothèques à Paris. Celles-ci ont marqué son époque : la Bibliothèque Sainte-Geneviève, dans le Quartier Latin, et la Bibliothèque nationale. Quant à lui, le grand bibliothécaire Anthony Panizzi fit construire un nouvel immeuble pour le British Museum, qu’il dirigea de 1856 à 1879. Au cours de ce siècle, on constate une émulation entre les bibliothèques nationales des grandes capitales d’alors : Berlin, Londres, Paris et Washington. Le monde anglo-saxon établit des bibliothèques publiques avec le double objectif d’éduquer et de moraliser. L’auteur souligne la difficile émergence des bibliothèques populaires et de l’accès des classes populaires aux bibliothèques en France. Il rappelle la réaction du bibliothécaire de la ville d’Angers, en 1838, qui se déclare farouchement opposé à l’idée d’ouvrir la bibliothèque le dimanche, comme le voudraient les ouvriers : « Si l’on ouvrait le dimanche au peuple, il y apporterait de la boue et n’y prendrait pas la science. […] Une bibliothèque n’est pas un salon littéraire, un cabinet de lecture normal où l’on doive trouver des journaux, des romans, des abonnements à des revues. C’est un sanctuaire où l’on ne doit chercher qu’à élever et nourrir l’esprit. » (p. 262) Cette réaction face aux « classes populaires, classes dangereuses » a perduré tout au long de ce siècle. Il faut se rappeler que dès l’ouverture à Paris, en 1886, de la Bibliothèque Forney, destinée aux ouvriers et aux artisans, on plaça deux officiers de police pour empêcher cette clientèle de voler les livres.

Le XIXe siècle a aussi été le témoin d’innovations dans le domaine des bibliothèques, et ce, sur un grand nombre de plans, le principal étant la prise en charge de ce domaine par la collectivité et la puissance publique, notamment en ce qui concerne la construction des immeubles, l’embauche du personnel et le développement des collections. En ce qui a trait à la formation des bibliothécaires, des initiatives américaines eurent une influence considérable, aux États-Unis d’abord, puis dans tout le monde occidental. En premier lieu, Melvil Dewey crée en 1887, à l’Université Columbia de New York, la première école universitaire de bibliothéconomie. Quelques décennies plus tard, en 1926, l’Université de Chicago établit la Graduate Library School, qui offre le premier programme de doctorat en bibliothéconomie et qui fait de la recherche en ce domaine sa priorité.

L’auteur traite différemment la période du XXe siècle. Son propos comprend davantage de considérations. Après avoir affirmé que le bilan global des bibliothèques, depuis la Première Guerre mondiale, semble a priori extrêmement positif, il aligne une liste, bien incomplète, de bibliothèques détruites au cours de ce siècle : Université de Louvain, Arras, Reims, Beauvais, Caen, Tournai, Tours, la Bibliothèque nationale de Belgrade, Metz, la Bibliothèque nationale de Pologne, l’Université de Naples, la Bibliothèque nationale et universitaire de Sarajevo et même Tombouctou, au Mali. Par ailleurs, la bibliothèque a dû, au cours de ce siècle, prendre en compte le développement considérable des médias et de la production imprimée, qui augmente constamment : 500 000 titres parus en 1974, et un million en 2000. Au tournant du millénaire, dans cette troisième révolution du livre, Barbier constate que les bibliothèques sont soumises à des tensions qui supposent de reconsidérer en partie leurs fonctions. D’abord, une première tension vient des nouveaux médias et d’Internet. Le concept d’hypertexte apparaît dans les années 1980, en lien avec l’essor de la micro-informatique. Au cours des années 2000, la phase déterminante a été celle de l’extension du réseautage Web et d’une mise en ligne généralisée. Alors qu’elle fonctionnait selon une logique d’entreposage, par le biais de la conservation des imprimés et des autres supports, la bibliothèque « doit aujourd’hui passer pour partie vers une logique de flux, soit en reversant dans les nouveaux supports les contenus préexistants (c’est le principe de la digitalisation et des bibliothèques virtuelles), soit en créant directement en ligne des contenus eux-mêmes nouveaux » (p. 288). En ce début de XXIe siècle, le monde des bibliothèques fait face à des problèmes de crise économique, mais aussi de marchandisation croissante dans le domaine des droits (droits d’auteur, droits de reproduction et de diffusion d’images, etc.) qui régissent le monde de l’information. Il est devenu évident que la bibliothèque aura à se redéfinir dans l’« espace public de la connaissance » (p. 290).

Au cours de sa longue histoire, la bibliothèque a connu de nombreuses mutations. Le passage du monde de l’écrit au monde de l’imprimé a constitué une révolution, et au sein même du monde de l’imprimé, elle a subi, au cours des cinq derniers siècles et demi, des changements considérables. Depuis le XXe siècle, elle a dû composer à la fois avec les médias traditionnels, tout au long du siècle, et avec les nouveaux médias électroniques au cours des dernières décennies. Pour assurer son avenir, la bibliothèque doit actuellement intégrer les innovations technologiques qui inondent le monde de l’information.

Frédéric Barbier nous propose une synthèse bien documentée et un tableau vivant et savant de l’évolution des bibliothèques à travers les siècles. C’est sans doute pour la période allant du XVIIe au XIXe siècle qu’il est le plus disert. Chez les francophones, ce livre va sûrement devenir, pour plusieurs décennies, une référence en histoire des bibliothèques.