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Introduction

Les bibliothèques ont souvent comme mission de permettre l’accessibilité au plus grand nombre, sans discrimination, et elles accueillent un public varié. Pour moderniser l’image des bibliothèques et mettre en relief leur mission d’ouverture et d’accueil pour tous, le concept de troisième lieu fut abondamment utilisé pour encadrer les développements dans les dernières années. Ce concept a pour but de démocratiser l’accès aux lieux et d’élargir les offres de services en mettant en place des espaces de plus en plus sociaux, un endroit où les échanges sont favorisés et où les contacts entre les différents membres de la communauté peuvent se faire, en théorie, sur un pied d’égalité (Oldenburg, 1989, 1997). Il n’y a aucun critère d’adhésion ou de discrimination, la tolérance devrait y être naturelle et les échanges devraient y être encouragés dans certaines zones (Servet, 2010). Cette vision des lieux, qui peut paraître idéalisée, a été un leitmotiv des bibliothèques de Montréal dans les dernières années (Bibliothèques de Montréal, 2016, 2017).

Cette ouverture annoncée, qui souhaite favoriser la fréquentation d’une variété importante de clientèles, attire une grande diversité d’usagers. Parmi ceux-ci, certains usagers peuvent être considérés comme une clientèle difficile. Chaque milieu a sa propre définition de ses clientèles difficiles. Que ce soit des adolescents turbulents (Doucet et Gravel, 2016), des itinérants (Trépanier, 2016) ou encore de jeunes adultes s’appropriant un lieu d’étude (Duchaine, 2016), chaque situation demande une réflexion. Pourtant, au Québec, il n’existait pas encore d’étude approfondie sur le sujet, outre des études ponctuelles (D’Astous, 2013 ; Duchaine, 2016 ; Lavoie, 2013). De plus, la différence entre la vision théorique des lieux et la manière dont elle est perçue par les employés n’était pas encore bien connue. C’est ce fossé qui fut au coeur de notre problématique, car, en visant à devenir un troisième lieu, plus social et plus permissif, les bibliothèques deviennent par le fait même le théâtre de rencontres entre plusieurs groupes ayant des valeurs et des attentes contradictoires. Pour savoir comment ces rencontres sont vécues par les employés travaillant en bibliothèques, il est donc intéressant d’aller leur demander ce qu’ils en pensent, et c’est ce que nous avons fait. Le but de cet article est de vous présenter les résultats de notre recherche de maîtrise, au cours de laquelle nous avons rencontré en entrevue 16 employés des bibliothèques de Montréal. Les citations des répondants sont tirées de ces entrevues et seront présentées en ne citant que le numéro anonyme associé à chacun, afin de respecter la confidentialité des participants (par exemple PR01 pour le participant à la recherche 1).

Revue de la littérature

Notre revue de la littérature a porté sur les clientèles difficiles et sur leur accueil en bibliothèque. Dans la littérature francophone, peu de documentation scientifique était disponible. Les documents sur le sujet étaient principalement des conférences, des articles de journaux ou de la littérature grise. Dans la littérature anglophone, plusieurs auteurs se sont intéressés à ce sujet au fil des ans. Les articles et les livres consultés proviennent majoritairement des États-Unis. Au Québec, aucune recherche scientifique ne s’est intéressée au sujet jusqu’à présent. Cependant, de nombreuses conférences et formations dans les milieux de travail portent sur cette thématique (Doucet et Gravel, 2016 ; Trépanier, 2016 ; Duchaine, 2016 ; D’Astous, 2013 ; Lavoie, 2013). Pourtant, Willis souligne, dès 1999, que les problèmes avec les usagers sont souvent méconnus du public. La fréquentation des lieux par une grande variété d’usagers rend toutefois ces problèmes inévitables et rien ne prépare, selon lui, les étudiants en bibliothéconomie à faire face à ces défis. Dans l’étendue de la littérature, Easton en 1977, en passant par McGrath et Goulding (1996), Kean et McKoy-Johnson (2009) et Hartley (2015) jusqu’à Williams en 2018, il est mentionné que les clientèles difficiles peuvent causer des problèmes d’ordre social ou comportemental, allant des attaques verbales au harcèlement sexuel et pouvant même aller jusqu’à mettre en danger les employés du milieu ou les autres usagers. Les interventions deviennent alors primordiales et doivent être faites de manière efficace. Il est parfois difficile de bien définir en quoi les clientèles sont problématiques et quand les employés peuvent les catégoriser comme étant « difficiles ». Cette complexité réside en grande partie dans le fait que les comportements ne sont pas toujours nuisibles en eux-mêmes ; ils sont nuisibles parce qu’ils dérangent les autres ou parce qu’ils ne sont pas adaptés au lieu. Nous pourrions donc dire que c’est la rencontre entre une certaine clientèle difficile et les usagers dits « normaux » de la bibliothèque qui est conflictuelle.

Les clientèles difficiles changent peu au cours des années et plusieurs catégories restent semblables au fil du temps. Patricia Bang (1998) soulignait qu’à la Fairfax County Public Library, les comportements problématiques étaient semblables à ceux observés lors d’une étude effectuée 15 ans plus tôt. La tolérance face à ces comportements, de même que les règlements les encadrant, varie toutefois d’une bibliothèque à l’autre. Dans certaines bibliothèques, les gens dormant ou sentant mauvais sont les bienvenus. Par contre, ces mêmes personnes font partie des usagers problèmes présentés par Kirk J. Brashear, James J. Maloney et Judellen Thornton-Jaringe en 1981 de même que par Patrick Grace en 2000, et le fait de dormir était listé comme faisant partie des comportements problématiques par Calmer D. Chattoo en 2002. Il n’est donc pas simple de catégoriser la clientèle difficile.

Néanmoins, certaines constances permettent de voir que l’intérêt pour les clientèles difficiles revient assez fréquemment, environ tous les dix ans, et mérite d’être souligné.

Méthodologie

Nous avons effectué un échantillonnage raisonné, tel que présenté par Patton (2015), afin de déterminer les bibliothèques qui ont fait partie de notre recherche. Trois arrondissements ont été choisis grâce aux profils socio-économiques disponibles : un des arrondissements avait un niveau de vie sous la moyenne de la Ville de Montréal, un était au-dessus de la moyenne et le dernier se situait dans la moyenne économique de la Ville. Chaque arrondissement choisi devait contenir au moins deux bibliothèques. En se basant sur le modèle d’études de cas emboîtées de Yin (2014), un deuxième choix raisonné a été appliqué pour choisir les participants à l’intérieur de chaque bibliothèque. Par la suite, les autres participants étaient choisis selon la méthode « boule de neige » (Patton, 2015), qui consiste à demander aux premiers participants de recommander des gens de leur connaissance pouvant être intéressés à participer à la recherche. En tout, 16 entrevues allant de 15 à 60 minutes furent faites à l’aide d’un guide de questions semi-dirigées, réparties dans six bibliothèques de trois arrondissements, auprès d’aide-bibliothécaires, de techniciens en documentation, de bibliothécaires et de gestionnaires. Une partie de l’entrevue visait à connaître les clientèles difficiles fréquentant les lieux et une autre abordait des questions relevant plus de l’opinion personnelle des répondants au sujet du troisième lieu en bibliothèque.

L’analyse des résultats fut faite à l’aide d’un arbre de codage, provenant en partie des catégories de clientèles citées dans la littérature (treize catégories) et en partie des réponses des participants à la recherche. Ces dernières ont permis d’ajouter deux catégories distinctes à notre analyse : les nouveaux arrivants, et les personnes âgées ou vivant de l’isolement. Les participants à la recherche ont partagé avec nous les règlements écrits de leurs bibliothèques, ainsi que les règlements officiels provenant de la Ville de Montréal. Les textes furent analysés selon la même méthode que les entrevues et furent utilisés pour faire des comparaisons entre les règlements officiels et les comportements rencontrés en bibliothèques.

Comment détermine-t-on qui est une clientèle difficile ?

Les clientèles difficiles sont créées dans la rencontre entre la normalité et la marginalité, qui est elle-même mise en place par les usages normaux d’un lieu. Ce sont les règlements qui mettent en place le cadre « normal » des interactions en bibliothèques. Ils peuvent donc être utilisés pour définir la clientèle difficile. Dans le même ordre d’idées, lorsque la clientèle ne suit pas les règlements, cela entraîne des plaintes de la part des autres usagers ou cela nuit au travail des employés.

Les règlements sont développés au niveau central par la direction des bibliothèques et au niveau local par les gestionnaires, parfois en collaboration avec les employés. Les employés en bibliothèque sont les représentants de la mission et des buts de l’institution et représentent ce qui est attendu en bibliothèque, donc la « normalité ». Ils sont aussi les ambassadeurs des changements qui peuvent survenir dans les orientations et dans les politiques. Les règlements donnent les limites de ce qui est acceptable et sont la première manière de déterminer qui sont les clientèles difficiles, puisque la clientèle qui contrevient aux règlements d’un lieu peut alors être considérée comme « difficile ». Nous pouvons tout de même nuancer cette déclaration, car certains règlements sont appliqués de manière plus stricte que d’autres et certains règlements ne sont pas appliqués de façon systématique si le comportement en cause ne dérange pas les autres usagers. De plus, une contravention aux règlements qui se règle avec un seul avertissement ne mène pas nécessairement vers une rencontre difficile.

Les plaintes sont le reflet de la rencontre entre deux types d’usagers qui ne font pas le même usage des lieux. Lorsqu’un comportement dérange les autres, les employés doivent intervenir auprès de la clientèle dérangeante qui devient alors la clientèle difficile. Les interventions sont toutefois guidées par la définition de la normalité, car, si un comportement est maintenant admis dans la bibliothèque, comme les conversations, les interventions ne seront pas les mêmes. À ce moment-là, les employés devront plutôt expliquer au plaignant pourquoi ils ne peuvent pas intervenir, même si le comportement dérange.

Certains comportements nuisent au travail des employés en provoquant des atteintes personnelles envers eux. D’autres comportements ne contreviennent pas vraiment aux règlements, mais dérangent le travail des employés ou les sortent de leur description de tâches. Certaines clientèles ont des comportements qui ne sont pas vraiment difficiles en soi, mais qui le deviennent dans certains contextes. Par exemple, « quelqu’un qui pose la même question de référence, à tous les jours, 15 fois par jour, c’est là que ça devient lourd pour les employés. Donc, c’est pas spécifiquement dans le règlement indiqué de ne pas poser 15 fois la même question, évidemment ![2] » (PR12, Courchesne, 2019, p. 236).

Les clientèles difficiles sont donc déterminées par les comportements qui s’éloignent de ceux attendus en bibliothèque. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur à propos d’un individu, mais plutôt d’une constatation à propos d’un comportement dérangeant dans un contexte précis. Un répondant a ajouté : « je dirais pas qu’on accueille des clientèles difficiles je dirais qu’on accueille des usagers difficiles, parce que […] c’est pas une identification sociale particulière » (PR05, Courchesne, 2019, p. 114).

Présentations des résultats des entrevues

Lors des entrevues, nous avons pu remarquer que la présence des clientèles difficiles ne représente pas des cas isolés dans le cadre du travail en bibliothèques publiques. La fréquence d’utilisation des lieux par ces clientèles n’est pas la même partout, mais leur présence est incontestable. Aucun répondant n’a paru surpris d’une telle question. La situation est parfois méconnue du public, qui a une image idéalisée des lieux, les croyant calmes et silencieux (PR14, Courchesne, 2019, p. 114). La clientèle difficile est souvent le portrait de la société ou du quartier où est implantée la bibliothèque. La majeure partie des employés sont touchés par cette problématique, car tous les employés en contact avec la clientèle peuvent être amenés à intervenir.

Types de clientèles difficiles

Une quinzaine de catégories de clientèles difficiles a été identifiée par les répondants, chacune apportant son lot de problèmes. Le tableau 1 présente les principaux comportements difficiles rencontrés et certains sont repris dans le texte subséquent. Une description complète des témoignages accompagnant chaque catégorie d’usager est disponible dans le mémoire Compatibilité entre troisième lieu et clientèles difficiles (Courchesne, 2019). Les problèmes cités ne se rencontrent pas chaque fois que cette clientèle fréquente les lieux, mais plutôt lorsque ces comportements surviennent.

Tableau 1

Comportements difficiles

Comportements difficiles

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Présence des itinérants – réalité ou fiction ?

De manière générale, quand le sujet des clientèles difficiles est abordé, les premières clientèles citées sont les itinérants. Les participants de l’étude ont presque tous précisé d’emblée que nous ne devons pas nous arrêter à l’apparence pour qualifier une clientèle (Courchesne, 2019, p. 119). Leur état n’est pas en soi un irritant : « parce qu’en tant que tel c’est pas le fait qu’ils soient itinérants le problème » (PR11, Courchesne, 2019, p. 119). Quelques aspects problématiques peuvent toutefois être soulevés. Les interventions se font principalement lorsque les autres clients se plaignent de l’odeur ou de leur présence (PR05, Courchesne, 2019, p. 121). Lorsqu’il n’y a pas de plainte, les répondants ont parfois signalé qu’ils n’intervenaient pas : « C’est comme le cas des itinérants qui cherchent une place au chaud pis qui dérangent pas pis que tsé, je passe mon chemin. Je sais que l’on est pas supposé laisser dormir les gens, mais à un moment donné… » (PR10, Courchesne, 2019, p. 121) Cependant, d’autres problèmes peuvent causer le renvoi de cette clientèle, comme la présence excessive d’insectes ou l’utilisation abusive des installations : « On a eu un petit cas où il a fallu qu’on ferme une salle de bains pendant presque un an parce qu’on avait un monsieur qui allait prendre sa douche dans le bac du concierge » (PR08, Courchesne, 2019, p. 122).

Personne ayant des problèmes de santé mentale – bibliothèques et réinsertion sociale

Les problèmes de santé mentale sont un sujet souvent soulevé par les intervenants en bibliothèques. Il s’agit d’une clientèle fréquemment rencontrée et qui présente de nombreux défis pour les employés. À différents degrés, les individus concernés sont très demandants et peuvent être difficiles d’approche (PR12, Courchesne, p. 124). Les besoins de ces usagers dépassent le travail standard des employés, qui ont souvent l’impression de ne pas avoir les qualifications requises pour y répondre. Un des premiers points soulevés est le fait que « c’est difficile d’avoir une communication efficace avec la personne. Donc, même si on essaie d’expliquer, que l’on met les exigences qu’on a avec la personne, mais ça recommence constamment » (PR04, Courchesne, 2019, p. 125). Les problèmes de communication mènent parfois à de la colère ou à de l’agressivité. Malheureusement, les gens ayant un problème de santé mentale apparent sont souvent des personnes qui ne comprennent pas toutes les subtilités des normes sociales en vigueur (PR04, Courchesne, 2019, p. 125).

Les centres de réadaptation utilisent parfois la bibliothèque dans une optique d’insertion sociale (PR03, Courchesne, 2019, p. 127). Les usagers qui en proviennent ont parfois besoin d’aide ou de supervision qui dépassent les demandes standards faites aux employés (PR05, Courchesne, 2019, p. 127). Certains problèmes de santé mentale passent assez inaperçus ou ne demandent pas vraiment d’interventions, comme lorsque des personnes parlent toutes seules, sans déranger les autres usagers ; en revanche, des troubles comme la paranoïa peuvent être plus difficiles à gérer. La quotidienneté de telles situations rend parfois les employés plus stressés, « dans certains cas, il a été émis certaines limites, justement pour essayer de doser ce taux d’occupation-là » (PR14, Courchesne, 2019, p. 131).

Personne avec comportements violents – cris, insultes et menaces

Les employés soulignent que le travail est parfois accompagné par de la gestion de crise. Les comportements violents peuvent être comparables aux cas d’intimidation ou de harcèlement, mais ils se produisent généralement lors d’un épisode unique. La violence peut être physique ou verbale, et représente divers niveaux de gravité. De façon générale, les répondants ont souligné que les récriminations des usagers portaient principalement sur les règles de la bibliothèque et sont souvent liées à la présence de frais à leur dossier : « Ben il y a toujours le client victime du système qui a ramené ses livres, qui n’a pas à payer les amendes, que son livre était déjà taché quand il l’a emprunté […] Moi j’appelle ça des clients victimes, parce que c’est jamais sa responsabilité, c’est jamais sa faute » (PR05, Courchesne, 2019, p. 135). Les réactions violentes ne sont pas liées au statut social de l’usager, et des gens visiblement à l’aise financièrement sont parfois les premiers à perdre patience (PR14, Courchesne, 2019, p. 135). Les cas de violence physique sont plus rares, mais les répondants ont été témoins de quelques batailles et disputes entre clients. Les membres du personnel affirment qu’une bonne attitude est primordiale dans la résolution de problèmes, mais des interventions extérieures par la police sont parfois nécessaires.

Harceleur et intimidateur – de la demande répétée aux atteintes à la personne

Le harcèlement et l’intimidation sont pris ici au sens large, incluant les cas de demandes incessantes autant que les cas de menaces récurrentes, car « on peut appeler cela harcèlement à cause de la répétition. Parce qu’il y a comme une répétitivité dans l’agressivité » (PR14, Courchesne, 2019, p. 140). Certains employés en viennent à ne plus voir de solutions pour se sortir de cette situation (PR09, Courchesne, 2019, p. 146). L’intimidation peut se produire entre usagers ou entre les usagers et les employés de la bibliothèque. Les intimidations plus subtiles rendent les interventions plus difficiles : « Il y avait un gars qui en avait contre les femmes […] il flippait et il cherchait tout le temps un moyen de la faire sortir de ses gonds et de lui dire qu’elle était incompétente, mais tout le temps d’une manière où c’était jamais trop et tu savais pas où était la limite » (PR01, Courchesne, 2019, p. 145). L’intimidation va parfois jusqu’à la violence et il arrive que les employés aient peur du comportement d’un usager (PR03, Courchesne, 2019, p. 143).

Le harcèlement sexuel et les cas de grossièreté sont présents dans les bibliothèques, mais restent des cas assez isolés, selon les répondants. Certaines personnes ont dû faire face à des menaces de viol, à des insinuations sexuelles ou encore à des cas d’exhibitionnistes. Lorsque cela concerne les comportements envers les enfants, la tolérance n’est pas de mise et les comportements louches sont vite mis à l’écart. Par exemple, les adultes qui passent du temps seuls dans la section jeunesse sont rapidement redirigés vers la section pour les adultes : « Nous on permet pas qu’un adulte non accompagné d’enfants soit dans la section des jeunes […] des adultes seuls qui sont là depuis une heure ou deux et qui font comme rien, ben non, des adultes, il faut avoir une raison » (PR05, Courchesne, 2019, p. 142). L’aspect « d’ouverture pour tous » de la bibliothèque peut attirer une grande variété de personnes : « c’est une très belle place, à la bibliothèque, pour trouver des proies » (PR05, Courchesne, 2019, p. 142).

Adolescent et préadolescent – entre l’accueil et la gestion

Les adolescents et les préadolescents sont présentés comme un groupe distinct. Les bibliothécaires ont souvent souhaité favoriser la fréquentation de la bibliothèque par les jeunes. Toutefois, les lieux ne sont pas toujours adaptés à la présence de ces groupes parfois nombreux. Le bruit est souvent au coeur des problèmes reliés à cette clientèle. Même s’ils ne crient pas, le fait qu’ils se tiennent en groupe rend le niveau sonore ingérable (PR14, Courchesne, 2019, p. 151). Les « coins ados » ont souvent été créés dans les endroits alors disponibles et ne sont pas toujours des endroits insonorisés. Selon les répondants, les adolescents souffrent parfois de préjugés de la part des usagers et des employés, ce qui entraîne une moins grande tolérance par rapport à leurs comportements. Les adolescents ont parfois des comportements typiques de leur âge, par exemple : « eh ben c’est pas vraiment un problème, mais l’effouarage, laisser les livres… Ou des courses des fois » (PR14, Courchesne. 2019, p. 153).

De plus, les jeunes de cet âge, « ils sont presque toujours en groupe, ils font leurs travaux en groupe, ils font tout en groupe à cet âge-là et ça dérange les usages de notre clientèle en bibliothèque, puis ça peut déranger tout simplement notre travail » (PR13, Courchesne, 2019, p. 154). L’effet de groupe peut parfois entraîner de l’insolence ou une attitude de défi de la part des adolescents, qui doivent alors être rappelés à l’ordre (PR01, Courchesne, 2019, p. 155). La fréquentation des lieux par les jeunes est cyclique et change selon les périodes de l’année : la période des examens attire des groupes qui font des travaux ensemble, et les vacances rendent les lieux très achalandés : « il y a une raison pour laquelle on met des affiches maintenant trois semaines à l’avance pour dire que la relâche va être bruyante […] c’est pas acceptable niveau sonore, mais il y a pas de façon de faire chuchoter deux cents enfants » (PR12, Courchesne, 2019, p. 239). Les interventions auprès des jeunes passent parfois par la police, mais aussi par les parents.

Personne bruyante – entre tolérance et intervention

Les interventions liées au bruit ont connu plusieurs changements au cours des dernières années, et plusieurs bibliothèques prônent maintenant une plus grande tolérance face aux conversations. Malgré cela, le bruit occasionne encore des désagréments pour les usagers et les employés : « Là j’pense qu’on est comme dans une transition, avant y’avaient pas le droit de se servir de leur téléphone, mais maintenant y’ont le droit de répondre, de parler à leur téléphone, ça fait beaucoup » (PR07, Courchesne, 2019, p. 160). La gestion du niveau sonore est rendue difficile par le désir de respecter l’idée du troisième lieu tout en répondant aux besoins de silence de certains. Les changements par rapport au bruit ne sont pas toujours faciles, car le silence a longtemps été un trait déterminant de la bibliothèque. La clientèle est parfois réfractaire aux changements, et les employés aussi : « Dire que c’est trop bruyant, c’est un peu lié avec la tolérance, à la discrétion des gens. […] L’autre jour une cliente s’est plainte que nous on faisait trop de bruit » (PR10, Courchesne, 2019, p. 160). Il y a donc différentes approches par rapport au niveau sonore acceptable en bibliothèques et la tolérance change selon les milieux et selon les intervenants.

Enfant laissé seul – la bibliothèque est-elle une garderie ?

Les enfants laissés seuls sur les lieux peuvent être divisés en deux catégories : les enfants laissés dans la section jeunesse ou les enfants laissés seuls dans la bibliothèque. Lorsque l’enfant est sans surveillance, les interventions de la part des employés consistent à retrouver le parent et à lui rappeler les règlements en cas de problème. Il arrive parfois que le parent soit présent, mais refuse d’intervenir : « on a eu un cas un moment donné où la fille, elle enlevait les plantes des pots, pis elle faisait la tournée. Et papa est dans la section jeune, mais il ne fait rien » (PR09, Courchesne, 2019, p. 163). Ces cas nécessitent une grande dose de diplomatie de la part des employés.

Les enfants non accompagnés représentent des défis différents, car les interventions sont difficiles lorsque l’enfant est jeune. Une certaine responsabilité morale incombe aussi aux intervenants, qui ont conscience que, si l’enfant est expulsé, il se retrouvera seul dans la rue ou dans le parc : « C’est mieux de trouver l’équilibre, il faut qu’ils viennent accompagnés, mais en même temps si tu le mets dehors tu l’envoies tout seul » (PR08, Courchesne, 2019, p. 163). Certaines bibliothèques refusent d’accueillir des enfants seuls de moins de 8 ans, et précisent que les enfants plus jeunes doivent être accompagnés par une personne responsable (PR12, Courchesne, 2019, p. 164). Les enfants sont parfois laissés seuls, car les parents voient la bibliothèque comme un lieu sûr en oubliant que le personnel ne peut pas effectuer une surveillance particulière des enfants sur place. Les répondants ont aussi de la difficulté à établir une limite claire entre intervention nécessaire et intervention psychosociale. Lors de la fermeture, si un enfant est laissé à lui-même, les employés doivent trouver une solution avant de quitter les lieux, et les répondants ont souligné le caractère délicat de telles interventions.

Personne causant des problèmes à la fermeture – quand les gens ne veulent pas quitter

Bien que les bibliothèques soient, avant tout, dédiés au service à la clientèle, beaucoup d’employés finissent leurs heures de travail à l’heure de la fermeture. Les usagers sont donc invités à terminer leurs transactions quelques minutes plus tôt pour faciliter la fermeture. Cette culture d’entreprise cause parfois de la frustration et de l’incompréhension pour la clientèle qui souhaite effectuer des transactions complexes quelques minutes avant la fin (PR13, Courchesne, 2019, p. 168). Les demandes exigeantes ou les clients qui ne souhaitent pas quitter sont les problématiques les plus communes identifiées par les répondants, et cela s’accompagne parfois d’une agressivité envers les employés (PR14, Courchesne, 2019, p. 169). L’autre problème souligné par les répondants est lié aux gens qui restent après la fermeture des lieux. Il s’agit de cas isolés, mais qui nécessitent de la part des employés une vigilance importante à la fin de la journée. Les problèmes semblent plus présents dans les bibliothèques où les employés terminent leur quart de travail à l’heure de la fermeture.

Nouveaux arrivants – chocs culturel et linguistique

Les nouveaux arrivants ont été identifiés par les répondants ; cette catégorie ne faisait pas partie des questions prédéterminées lors des entrevues. La bibliothèque est un lieu de prédilection pour les nouveaux arrivants qui doivent se familiariser avec leur pays d’accueil. Toutefois, des problèmes peuvent survenir lorsque les gens n’ont pas les mêmes référents culturels (PR14, Courchesne, 2019, p. 171) ou ne parlent pas la même langue (PR06, Courchesne, 2019, p. 171). Lors des interactions avec les nouveaux arrivés, « des fois, c’est difficile de se comprendre, les gens parlent très mal français ou très mal anglais, ou aucune des deux langues, donc ça aussi ça amène certains conflits avec les usagers, les employés » (PR02, Courchesne, 2019, p. 171).

Certains quartiers accueillent de nombreux arrivants tout au long de l’année ; le travail est donc toujours à recommencer et ce problème devient récurrent : « C’est un quartier de nouveaux arrivants et des nouveaux arrivants qui ne restent pas. Ils restent quelques années et s’installent ici et quand ils sont bien installés, ils partent. Donc c’est toujours des nouveaux arrivants » (PR01, Courchesne, 2019, p. 172). Les différences culturelles peuvent aussi causer des frictions, par exemple en ce qui concerne les habitudes à venir en grands groupes sans nécessairement ressentir le besoin de surveiller les enfants : « C’est leur tiers lieu, de venir se divertir avec des copines qui parlent la même langue qu’elles […] pendant ce temps-là les cinq enfants mettent le bordel et courent partout et […] c’est pas grave dans la culture dans laquelle ils vivent, mais dans la culture d’accueil et dans une bibliothèque de surcroît, ben là ça devient problématique » (PR05, Courchesne, 2019, p. 173).

Les différences culturelles rendent parfois les interactions avec les employés difficiles, de même qu’entre les usagers eux-mêmes : « Des fois, ça vient de deux communautés culturelles différentes, puis des fois aussi quand on doit intervenir auprès de l’usager difficile qui vient d’une autre communauté, ça se peut qu’il dise qu’on est raciste, même si on ne l’est vraiment pas » (PR01, Courchesne, 2019, p. 174). Dans d’autres cas, l’usage fait de la bibliothèque est contraire aux attentes et des interventions ont lieu, même si le comportement n’est pas vraiment proscrit par le règlement. Par exemple, « on a eu des cas, dans les années passées, de, comment j’pourrais dire ça, de pastorale, des professeurs qui venaient donner des cours de religion » (PR02, Courchesne, 2019, p. 174).

Dormir ou manger sur les lieux – contraires aux règlements

Comme pour le silence et le bruit, le fait de manger dans une bibliothèque change avec les nouvelles tendances, mais ce n’est pas encore permis partout. Les employés doivent faire respecter les règlements en place, mais la majorité des répondants étaient pour une certaine souplesse dans les interventions et pour un avancement vers la permissibilité. Toutefois, ces nouvelles consignes créent parfois des frictions (PR16, Courchesne, 2019, p. 177). Le fait de dormir ou de manger sur les lieux est un problème qui peut sembler moins difficile que d’autres. Toutefois, les répondants ont spécifié que des interventions étaient parfois nécessaires, puisque ces comportements sont contraires à la règlementation des bibliothèques. Les interventions sont souvent laissées à la discrétion des employés, qui doivent juger de la situation : « c’est permis de boire dans la mesure où il y a un couvercle et de manger type grignotage, donc une pomme ou une barre tendre, un Ficello, mais tu arrives pas avec ton lunch, ta salade, ton sandwich et ton napperon » (PR05, Courchesne, 2019, p. 232).

Les employés font souvent preuve d’indulgence envers les gens qui dorment sur les lieux et ne les réveillent que lorsqu’ils dérangent ou à l’heure de la fermeture (PR06, Courchesne, 2019, p. 179). Une certaine souplesse est donc de mise, mais tous ne sont pas en accord avec cette approche. De plus, cette souplesse dans les règlements peut rendre les limites entre ce qui est acceptable ou non assez floues, tant pour les employés que pour les usagers.

Personne âgée ou isolée – conversations et informations

La bibliothèque est un lieu ouvert qui permet à une certaine clientèle de rompre avec l’isolement. Bien que les personnes âgées ne soient pas une clientèle que l’on pourrait considérer comme difficile en règle générale, cette catégorie est ressortie spontanément lors des entrevues. Les répondants ont souligné que certaines personnes fréquentent les bibliothèques depuis de nombreuses années pour rencontrer des gens ou obtenir des renseignements qu’ils n’ont pas la possibilité de trouver ailleurs. Le besoin de conversation ne semble pas de prime abord être un problème difficile à gérer, mais les répondants ont souligné que cette clientèle demande beaucoup de leur temps (PR14, Courchesne, 2019, p. 181).

Les besoins de formation des personnes âgées sont aussi importants. Malheureusement, les intervenants n’ont pas assez de temps pour répondre à ces demandes. Certaines interventions sortent aussi du cadre de travail, se rapprochant d’une intervention psychosociale (PR06, Courchesne, 2019, p. 182). Tout comme pour les services aux gens souffrant de problèmes de santé mentale, les employés ne se sentent pas outillés pour effectuer de telles interventions. Certains usagers font parfois preuve de réticence aux changements, ce qui cause de la critique ou de l’intolérance face à d’autres groupes d’usagers : « Par exemple, avec un enfant qui courait, un jeune enfant qui courait et l’aîné qui se comportait pour moi de façon inacceptable […]. Et il y a certains aînés […] qui s’attendent à ce que la bibliothèque soit encore en silence » (PR13, Courchesne, 2019, p. 182). L’écart des générations peut alors créer des frictions pour les employés et pour les autres usagers en raison des changements vers le troisième lieu.

Résolution de problèmes par les employés

Les problèmes avec les clientèles difficiles font partie de la réalité du travail des employés en bibliothèques. Plusieurs répondants ont affirmé que cela ne prenait pas tant de place dans leur quotidien, mais les réponses laissent voir que ces interactions ont tout de même des impacts sur leur travail. Les interventions auprès des clientèles qui ne respectent pas les règlements peuvent être exigeantes au niveau émotif et peuvent parfois être délicates. Pour faciliter les interactions, les formations offertes en milieu de travail semblent avoir des effets positifs sur les employés. Quelques répondants ont spécifié que ces formations leur ont permis de régler des problèmes connus avec la clientèle difficile de leur milieu. De nombreuses formations sont disponibles dans le réseau ; malgré tout, certains employés n’en ont jamais suivies. Ces formations permettent de faire face aux nombreux changements quant à la clientèle et à l’accueil qui lui est réservé. De nombreux répondants ont souligné que les changements dans la clientèle étaient le reflet des changements dans la société. Toutefois, les changements dans l’accueil et dans l’approche des employés laissent parfois les anciens usagers perplexes.

Plusieurs types d’interventions sont possibles lors de la résolution de problèmes. Lorsque les usagers ne respectent pas les règlements, les employés doivent d’abord les avertir. Ils peuvent ensuite les expulser pour une journée, un mois ou même une année, selon les règlements des bibliothèques. Les expulsions sont effectives dans l’ensemble du réseau des bibliothèques publiques de Montréal. Lorsque les gens refusent de partir ou deviennent violents, les employés sont parfois contraints d’appeler la police pour avoir une intervention extérieure. Lorsque des appels à la police sont nécessaires, la réponse des forces de l’ordre est parfois très positive, parfois difficile lorsque les problèmes ne sont pas pris au sérieux : « Des fois, les policiers, quand on appelle, ils nous prennent pas au sérieux parce qu’on a l’image de la bibliothèque, tsé c’est tranquille […]. Facque des fois quand on appelle pour avoir du soutien, par exemple quand la personne en avant de moi est agressive, on est en bas de la pile et ça prend une heure avant qu’ils viennent » (PR08, Courchesne, 2019, p. 191).

Il existe une bonne hiérarchie dans la gestion des problèmes, et les répondants ajoutent qu’ils peuvent souvent déléguer les problèmes plus importants à leurs patrons. Les interventions sont en lien direct avec les règlements et les politiques de la bibliothèque. Dans certains cas, des personnes-ressources provenant du milieu communautaire peuvent être consultées pour favoriser les interactions avec les clientèles ou peuvent intervenir, souvent sous forme de conférence, directement dans la bibliothèque. Certaines clientèles difficiles ont des intervenants qui s’occupent d’elles, mais, malheureusement, la réalité du milieu rend parfois les suivis difficiles. Selon quelques répondants, les ressources extérieures sont parfois présentes dans le quartier, mais elles ne sont pas utilisées par la bibliothèque ou les usagers refusent de s’y référer.

Conclusion

L’objectif de notre recherche était de mieux comprendre les perceptions professionnelles du rôle social des bibliothèques publiques par les employés qui y travaillent. Peu de littérature scientifique existe au sujet de la gestion de la clientèle difficile au Québec et dans le monde francophone. De nombreuses catégories de clientèles difficiles ou de comportements difficiles sont nommées par les auteurs qui préconisent la mise en place de règlements écrits et de formation aux employés pour arriver à contrôler les situations problématiques en bibliothèques. Pour analyser la situation professionnelle des employés sur le terrain, nous avons choisi d’utiliser une méthode de collecte de données qualitatives par entrevues semi-dirigées auprès de 16 répondants des bibliothèques de Montréal. Bien que la situation semble méconnue du public, aucun répondant n’a paru surpris face aux questions sur les clientèles difficiles. Plusieurs interventions peuvent être nécessaires pour contrôler les comportements problématiques. La formation des employés semble primordiale pour qu’ils soient bien préparés à interagir avec tous les types de clientèles. Parfois, les interventions nécessaires dépassent le rôle des employés et demanderaient l’intervention de personnes-ressources extérieures à la bibliothèque.

Les limites de la recherche sont liées au temps et aux ressources disponibles menant à un échantillonnage raisonné restreint, mais riche en données qualitatives. Nous nous sommes par ailleurs concentrée sur l’opinion des employés en bibliothèques. Cette décision a été motivée principalement par les possibilités d’accès au milieu. Il pourrait être intéressant, dans une étude future, d’avoir aussi l’opinion des usagers, tant des clientèles normales que des clientèles difficiles, et de voir comment les comportements jugés difficiles sont gérés tout au long de leur séjour en bibliothèque. Il serait aussi pertinent de voir la situation des bibliothèques situées en région pour établir des points de comparaison intéressants.

L’étude des clientèles difficiles souligne l’importance de l’accueil en bibliothèque. Réfléchir à l’accueil implique de penser au service à la clientèle, un sujet qui est souvent laissé au second plan dans les disciplines universitaires menant au métier de bibliothécaires. L’accentuation du concept d’accueil pour tous apporte de nouveaux enjeux pour les employés en bibliothèque, qui doivent inclure de nouvelles tâches à leur travail quotidien. Cette diversification des tâches oblige les employés à développer de nouvelles connaissances et à faire des interventions qui dépassent le rôle traditionnel du bibliothécaire. À partir de ce constat, il serait intéressant de voir comment l’accueil, tel qu’il est préconisé dans les bibliothèques de plus en plus sociales, change l’identité des lieux et des gens qui y travaillent.