Article body

Introduction

Alors que l’OMS vient d’abaisser le niveau d’alerte pandémique pour la COVID-19 et la variole du singe (5 et 11 mai 2023), cet article vise à articuler les problématiques de réponse et d’adaptation des milieux documentaires à de tels défis sanitaires et sociaux et de la santé au travail. Cette dernière s’est largement étoffée depuis le début des années 2000 et a été mise en perspective avec la notion de qualité de vie au travail qui s’est stabilisée quelques années après. Le contexte pandémique a été un formidable accélérateur, pour ne pas dire brutal, des transformations des services de milieux documentaires, de leur rapport au numérique, et dans lequel le rapport aux publics et usagers s’est trouvé réinterrogé. Les références au contexte français sont utilisées pour passer en revue les grands bouleversements que les milieux professionnels ont vécu ces trois dernières années, et les questions de santé au travail qui se posent. Analyser le travail en termes de risques psychosociaux (RPS) interroge des dimensions du travail universelles, en identifiant très directement les points à améliorer pour restaurer la santé au travail, celle des individus, comme celle des collectifs de travail, au titre des obligations réglementaires de l’employeur, comme à celui de l’encadrant soucieux du bien-être physique et mental de ses équipes. Toutefois, l’approche RPS, est souvent perçue comme négative. Le passage à un cadre d’analyse plus large, exprimé en termes de qualité de vie au travail, pourrait être un moyen pour les encadrants et gestionnaires de stabiliser des questions fondamentales autour des conditions de travail afin de les mettre en perspective avec la performance des établissements documentaires. On peut supposer, si ce n’est espérer, que cela pourrait être, pour leurs responsables, un levier propre à relever les défis dont la pandémie de la COVID-19 a montré qu’ils étaient multiples, notamment du fait de l’accélération technologique.

En bibliothèque, comme ailleurs, une crise d’ampleur aux impacts multiples sur le travail, les collectifs de travail et les individus

La crise de la COVID-19, par son ampleur et son impactplanétaires, a imposé à tous, et dans tous les domaines de la vie, brutalement et très concrètement, la question du changement. Les métiers du milieu documentaire n’ont pas été épargnés, en tant que passeurs d’information vers les publics, dans des contextes et des modalités distinctes, qui s’incarnent et se localisent plus ou moins, en contact avec des usagers aux profils et compétences informationnels d’une très grande diversité. Leur spécificité leur a peut-être permis mieux que d’autres secteurs professionnels (autres que ceux de gestion de crise), une réflexivité salutaire, en témoignent les initiatives du moment[1] qui ont permis de penser professionnellement ce qui se passait, ce qui allait advenir et ce qui changerait à l’issue de la crise (Amar, 2021). Quelles que soient les configurations socioprofessionnelles, la confrontation à la crise génère des effets sur le travail, les collectifs de travail et les individus. Il s’agit de tenter d’appréhender ce que cette crise-là a fait aux métiers, et aux femmes et aux hommes qui les exercent, en lien avec une perspective de santé telle que définie par la constitution de l’OMS : « la santé est un état complet de bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité[2] ». Il n’est pas sûr qu’il y ait eu des impacts si spécifiques du point de vue de la santé au travail pour le milieu documentaire par rapport à aux travailleurs en général.

Sur les mutations contemporaines du travail déjà esquissées (Koenig, 2018), la pandémie de 2020 (« première pandémie de l’ère digitale ») a opéré un changement de paradigme pour le numérique, en accélérant la transition technologique amorcée depuis une trentaine d’années (OCDE, 2021). Ces circonstances ont mis en lumière le tribut que doivent le travail, l’éducation, la santé, les services publics aux technologies numériques, et bien évidemment les interactions sociales. Avec un risque majoré d’accroître les inégalités (fracture numérique, illettrisme numérique (illectronisme)), là où la période pré-COVID s’employait à les contenir, voire les réduire. Les technologies numériques sont passées du statut d’outils techniques à celui de supports indispensables d’une vie quotidienne bouleversée par la crise sanitaire, que ce soit pour l’école à distance, le travail à la maison, la culture en ligne ou encore les téléconsultations médicales, en passant par la robotisation, l’impression 3D ou le paiement sans contact. Les entreprises ont dû entrer à marche forcée (ou intensifier leur transition) vers et dans un modèle d’économie numérique, tout comme les administrations. Quant au secteur du numérique lui-même, et dans un mouvement de mise en abîme, il s’est développé de manière exponentielle au grand bénéfice de l’intelligence artificielle. Requise autant pour comprendre la progression du virus que pour optimiser la production des vaccins, entre autres, elle a bénéficié d’un contexte d’accélération sans comparaison avec d’autres étapes d’innovations technologiques marquantes.

Concernant la révolution numérique première si l’on peut dire, déjà largement analysée au niveau global, on relèvera néanmoins les incidences génériques qui coiffent les particularités professionnelles (Mariscal, 2020). Au-delà de la fracture numérique dans son acception classique (inégalité des accès et des usages), notons deux grandes caractéristiques que sont l’inégalité de rapport au numérique du fait même de l’activité, en référence notamment aux secteurs d’activité dont les personnels sont placés sous contrôle par l’outil numérique (par exemple les secteurs d’activité qui recourent à des plates-formes ) ; la seconde étant le bouleversement du rapport au temps, avec l’avènement de l’instantanéité qui a instauré un culte de l’urgence. La crise sanitaire s’est déployée sur ce terreau-là, sur le plan de la vie quotidienne comme sur le plan professionnel, ainsi que pour les usagers, en rendant ceux qui les maîtrisent plus efficaces, et ceux qui ne les maîtrisent pas plus dépendants (exemple des personnes âgées mal ou non équipées de téléphones portables et/ou d’imprimantes qui ne pouvaient produire leur attestation sanitaire, ou leur passe vaccinal, etc.) (Legoff, 2021).

L’une des grilles d’analyse, en tant que préventeur, consiste à interroger les effets de tout phénomène dans trois directions, en vue d’identifier ce qui peut faire ressource : un niveau « humain » au sens des ressources humaines (gestion administrative, gestion professionnelle et développement des compétences…), un niveau organisationnel (des entités professionnelles, comme de l’organisation du travail) et un niveau technique (conditions de travail, lieux, matériel et équipement) (grille dite HOT : humain, organisationnel, technique (Koenig, 2018), p. 143). En ce sens, la crise sanitaire, et le confinement ont produit une triple nécessité : adaptation des individus au contexte et en fonction de leur situation (actif/sans emploi, retraité ; âge, situation familiale…) ; nécessité de s’organiser matériellement et spatialement dans les lieux de confinement ; et mise à niveau (ou non) de l’installation technique avec une double obligation (être équipé – correctement ; être connecté – correctement). Cette triple contrainte s’est appliquée à tous, de tous milieux sociaux et si l’on peut dire de tous âges de la vie. Cette nécessité a bien évidemment nourri la charge mentale collective et individuelle, chacun y agrégeant ses propres préoccupations, suivant sa situation, ses fonctions et ses responsabilités.

Nous nous interrogeons sur les effets de la crise sanitaire sur les professionnels du milieu documentaire, sur les temps de la gestion de crise et celui de l’après-crise et selon le niveau des responsables des entités, et celui des opérationnels. Cette maille très large nous semble malgré tout déjà riche d’enseignements.

Les responsables des entités (et de manière générale tous les responsables insérés dans une ligne hiérarchique) ont eu à se tenir informé et s’informer des mesures gouvernementales et des incidences sectorielles pour, dans un tout premier temps, organiser la continuité d’activité dans un document formalisé et s’imposant à l’interne[3]. Ils ont eu à informer bien évidemment les équipes dépendantes d’eux, et penser aux incidences tant pour les collectifs de travail que pour les situations individuelles. En termes d’organisation, ils ont dû penser la cessation d’activité tant pour le public que pour le personnel, avec l’identification des fonctions clés autorisées avec présence sur site pour le niveau de fonctionnement général déterminé pour les établissements. Pour le personnel, ils ont dû anticiper l’activité télétravaillable et celle qui ne l’était pas, identifier les endroits où introduire les TIC qui ne l’étaient pas… Et enfin penser les incidences techniques des options prises pour les personnels – la mise en place du télétravail n’était pas la moindre – les locaux et les collections : matériel pour les visioconférences et le travail à distance, accès informatiques. Bien entendu, l’offre au public a été pensée, adaptée, et ajustée suivant les concepts, les services en accès à distance bénéficiant de leur configuration dématérialisée dans ce contexte. À la fin du confinement les responsables ont eu à réaliser la démarche inverse pour un plan de reprise d’activité (PRA[4]) avec la nouvelle donne que représentait le développement du télétravail, prescrit dans les premiers temps par les pouvoirs publics, puis vivement recommandé, le temps du freinage puis de la mise sous contrôle de la pandémie au moyen de la vaccination. Dans l’intervalle, il a fallu simultanément penser le management à distance, puis le management dit hybride.

Hénard montre concrètement à la fois les débuts heuristiques de gestion de la pandémie en bibliothèque, constitutifs d’une gestion de situation de crise et l’ampleur et la variété de ce qu’ont dû déployer les responsables des établissements documentaires. La nature du travail des responsables n’a sans doute pas été si différente des temps habituels, en termes de conception et de prise de décision, si ce n’est de le réaliser sous tension, sous la pression d’un évènement qui s’imposait à tous :

Appels téléphoniques, groupes WhatsApp, mails, SMS, les débuts ont été chronophages, intuitifs et cacophoniques, et ont vite mis au jour les disparités en matière d’équipement et de maniement des outils numériques : absence de smartphone ou d’ordinateur, voire illectronisme, isolement personnel, etc.

Hénard, 2021

La grande différence était de devoir à la fois, voguer sur les facilités offertes par l’entraide, la solidarité, la participation de chacun dans les équipes, et les difficultés structurelles révélées fortement par la crise : silotage du fonctionnement, circuit de prise de décisions complexes, qui ont nécessité d’adapter de manière itérative les dispositifs identifiés pour faire face.

De leur côté, les agents opérationnels, après information, ont dû établir des liaisons professionnelles nécessaires (verticales avec leur hiérarchie, horizontales avec leurs collègues) avec notamment l’aide des réseaux sociaux dans cette séquence-là. En termes d’organisation, ils ont dû ajuster l’activité aux circonstances en lien avec leurs responsables et leurs collègues, avec la limite du caractère télétravaillable ou non de leurs activités ; et dans la négative, l’inévitable « chômage technique ». Pour ceux dont l’activité était télétravaillable, il s’est agi comme évoqué plus haut, de disposer des moyens de travailler correctement, que ce soit une configuration matérielle, logicielle et des accès qui conviennent, mais aussi d’une transposition à distance de l’organisation professionnelle en place.

Sur place, les équipes ont été amenées à prendre en charge des activités éloignées de leur quotidien : aménager les espaces de travail, que ce soit pour les équipes ou les publics, intégrer des règles et équipements d’hygiène à faire respecter, prendre en charge certaines tâches habituellement dévolues à des agents d’accueil (contrôle des passes sanitaires, par exemple). Ce réagencement vertical et horizontal du travail a caractérisé cette période si particulière ; ainsi mettre en place et pratiquer le « cliquer/récupérer » s’est imposé à tous, quel que soit le niveau hiérarchique.

Finalement, et comme l’a développé Raphaëlle Bats de manière stimulante dans les ateliers du séminaire Biblio Covid (Cycle « Les bibliothèques en temps de crise »[5]) du printemps 2020, sous contrainte et par obligation, la crise a permis aux bibliothèques, dans un élan de créativité inédit (Amar, 2021), de se réinterroger sur les fondamentaux (besoins des populations, enjeux professionnels, offres). Et, au travers du moment de la réouverture, de réinitialiser en un temps Zéro, le fonctionnement de la bibliothèque, pour ne prendre que de cet exemple, au travers de trois questions génériques : le retour sur site des personnels et des publics – avec pour les personnels, la question de l’adaptation du travail – ; les incidences sur les collections et l’animation (donner âme) au sens propre des lieux et des collections.

Le questionnement immédiat (réouverture) était de fait couplé à une mise en perspective (évolutions plus durables) :

  • conditions sanitaires pour les personnels comme pour les publics (jauges, mesures d’hygiène – masque, gel hydro-alcoolique, plexiglass de protection…), protocoles, organisation pour leur respect…

  • circulation dans les locaux, accès aux postes informatiques, aux places assises, sanitaires, gestion de l’affluence…

  • sur le plan RH se posait la question des plannings (et remplacement si absences), du contenu des postes de travail (évolution dans les tâches) ;

  • pour les collections, en plus des questions matérielles et de flux de travail (gestion des retours, des prêts, de la consultation sur place) celle de la poursuite de la valorisation des accès à distance des ressources en ligne, et celle de leur médiation ;

  • pour les publics, la question des non-usagers et des nouveaux usagers, etc.

En filigrane s’est (im)posée la question de la résilience professionnelle : « avoir une vision d’avenir, apprendre à s’adapter, réfléchir sur le paradoxe de nos structures (par exemple : lutte contre le réchauffement climatique et développement du numérique[6][7]) ».

Des conséquences professionnelles spécifiques mais génériques pour les individus

En situation post-crise sanitaire, les changements auxquels se sont trouvés confrontés les milieux documentaires ont été de plusieurs ordres :

  • Des effets durables des évolutions par la crise sanitaire, que ce soit dans l’évolution des usages des lieux documentaires (évolution de l’offre) ou de l’hybridation du travail (déploiement du télétravail). Pour les bibliothèques françaises, la crise sanitaire a mis en lumière et sans doute accéléré un double mouvement : d’une part la diminution des accès physiques, après le coup d’arrêt lié au confinement, avec une reprise à la peine dans les mois qui ont suivi, que ce soit pour l’action culturelle, les nouveaux inscrits ou le nombre de prêts ; et d’autre part une augmentation exponentielle de l’activité numérique, que montre l’évolution des inscriptions aux offres numériques, entraînant l’adaptation de l’offre, en termes d’acquisitions et de services (Ministère de la Culture, 2022). À l’interne, les professionnels ont vécu, en même temps que l’expérience de resserrement des liens, de cohésion, d’innovation dans les fonctionnements, voire de création de nouveaux services publics, une fragilisation voire un épuisement psychologique, dans tout le paradoxe d’une période aussi fatigante qu’enrichissante (Ananian, 2021).

  • Techniquement, l’imposition massive des IA dans le paysage numérique : alors que les changements qui viennent d’être évoqués sont à peine assimilés, la pression de cette innovation technologique d’importance pèse avec un certain sentiment d’urgence dans les milieux documentaires. Cette irruption serait presqu’assimilable à une crise du fait de la multitude des enjeux et des questions posées aux professionnels. En termes de santé au travail, on ne peut que pointer l’urgence de l’identification des impacts et conséquences sur les activités traditionnelles des milieux documentaires, en vue de leurs ajustements.

  • Incidences générales de la crise sanitaire et mise en place du télétravail sur la santé des individus. Début 2021, une enquête française portant sur la totalité des actifs a montré que la crise a induit une intensification du travail (en lien avec le télétravail, voir ci-après) et une hausse de l’insécurité de l’emploi, mais aussi un sentiment d’utilité accru et un fort soutien social (pairs et usagers si on pense à l’hôpital public) (DARES, 2021)[8] dans cette tension paradoxale déjà identifiée.

Concernant le télétravail, une autre enquête (DARES, 2022) pour la même période a précisé le rapport au télétravail. Elle a montré qu’il dépendait de deux dimensions : la fréquence et les capacités numériques, les secondes dépendant de la première ainsi que de l’accompagnement de l’employeur dans l’adaptation des conditions de travail au salarié concerné. Plus précisément, les conditions de travail et l’exposition aux RPS sont corrélées à l’expérience antérieure de télétravail, à l’équipement (matériel et applicatifs), aux compétences et à l’hybridation du travail (site/distance). En effet, sans surprise, l’exclusivité de cette modalité de travail va de pair avec une maîtrise des outils, au détriment de l’intensité du travail qui s’accroît, et avec elle l’exposition aux RPS. À noter également que les dysfonctionnements dans la mise en place du télétravail compromettent la réussite de l’hybridation du travail pour les individus qui en ont une pratique occasionnelle, quand bien même la supposée (ou réelle) « inagilité numérique » relèverait plutôt de la responsabilité de l’employeur à vérifier la capacité technique au télétravail.

Travail et bien-être psychologique sont liés (Coutrot, 2018), que ce soit appréhendé :

  • au moyen des conditions de travail, lesquelles exposent (pénibilité physique, contraintes du temps de travail, intensité du travail, conflit éthiques, demande émotionnelle, insécurité de la situation de travail) ou font ressource (autonomie, soutien social, reconnaissance) pour la santé au travail, y compris psychologique ;

  • au moyen des capacités au sens de « capacité humaine de fonctionnement fondamentales nécessaires au bien-être » en référence aux travaux de Sen et Nussbaum.

Quatre ans avant la crise sanitaire, l’exploitation de l’enquête nationale Conditions de travail RPS de 2016 avait montré en France une répartition des actifs en trois parts symétriques : deux actifs sur cinq considérant le travail comme constructif de la santé mentale, deux sur cinq actifs comme facteur de dégradation de la santé mentale et un actif sur cinq le considérant comme neutre pour la santé mentale.

Il est plus que vraisemblable que par ses contraintes et son caractère anxiogène, notamment en début de crise, la pandémie a dû maximiser le cumul des expositions de tous ordres (physiques, organisationnelles, psychosociales), et vraisemblablement dégrader le sentiment de bien-être global. Pour autant, l’observation d’évolutions durables dans les choix de vie pendants ou consécutifs à la pandémie montre un déplacement des intérêts et motivations de vie des individus. En France, on n’a pas compté les mouvements d’exode durable des grandes villes vers des villes de moindre importance, le réagencement des priorités et des choix de vie, avec des histoires, bien racontées, mais tendant à la caricature, de changements radicaux dans les trajectoires de vie professionnelle et familiale, tels ces cadres de grande entreprise déménageant avec leur famille pour s’installer en néo-ruraux dans une campagne encore typique (mais bien connectée !). La nouvelle édition de cette enquête, prévue en 23/24 objectivera ces tendances en termes de conséquences de la pandémie.

Une trajectoire compréhensive pour relier risques psychosociaux et qualité de vie au travail

Dans ce contexte, il nous semble intéressant de mobiliser les grilles d’analyse des risques psychosociaux (RPS). Pour mémoire, les enjeux psychosociaux de la santé au travail ont connu en France une trajectoire particulière. Alors que l’Organisation internationale du Travail (OIT) a identifié ces questions dès les années 1980, il a fallu qu’une série d’évènements dramatiques dans de grandes entreprises et administrations françaises, dans les années 2008-2010 pour que le sujet s’institutionnalise en question de santé publique, par notamment une approche quantitative, au moyen d’indicateurs de risques psychosociaux (RPS). Si la France n’a pas eu l’apanage de cette approche, l’enjeu y était très particulier : « reconstruire le problème public « Conditions de travail », qui après le mouvement d’ « humanisation du travail » des années 1970, avait perdu en légitimité et visibilité » au moyen d’une approche visant à s’appuyer sur des résultats scientifiques « incontestables » d’après Poussou-Plesse (2022). Trois rapports publics ont jalonné cette période dans deux dimensions : une dimension d’étayage institutionnel notamment en matière de production de statistiques sur les RPS au travail, et une dimension plus qualitative, plus difficilement audible dans le contexte de l’époque et qui va cheminer plus discrètement, notamment vers la QVT.

L’étayage institutionnel

L’outillage statistique français va en effet se déployer sur la base de deux rapports publics commandés par le ministre du Travail : en 2008, le rapport de Patrick Légeron et Philippe Nasse engage à « la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail », ce que dépliera en 2011, le rapport du collège d’experts dirigé par Michel Gollac « Mesurer les facteurs de risques psychosociaux au travail pour les maîtriser »[9].

Ce dernier, en particulier va s’ériger en référence :

  • D’une part avec une définition officielle (même si non reprise en droit), qui va s’imposer en France malgré une apparente complexité qui continue d’être débattue, plus de 12 ans après son énonciation (Poussou-Plesse, 2022). Les risques psychosociaux sont les « risques pour la santé mentale, physique, et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental ».

  • D’autre part en diffusant les six dimensions d’analyse autour desquelles les experts ont articulé les indicateurs que le Collège a produit, et permettant d’appréhender l’organisation du travail, en tout contexte (secteur privé et public), qu’il définit et pour lesquelles il précise des variables clés, et des variables complémentaires, lesquelles pourront être mobilisées dans des enquêtes statistiques.

Il débouchera sur la mise à niveau du dispositif d’enquêtes statistiques publiques permettant d’appréhender les évolutions du travail et leurs conséquences sur les travailleurs, salariés et indépendants[10].

Les six dimensions : intensité du travail et temps de travail, exigences émotionnelles, insuffisance de l’autonomie, dégradation des rapports sociaux, conflits de valeur et insécurité de la situation de travail[11], vont par ailleurs servir de trame à une grille d’évaluation des risques psychosociaux en 26 items (INRS, 2022) (voir ci-dessous). L’utilisation en est faite à des fins réglementaires, en vue d’établir et mettre à jour le DUERP, document unique d’évaluation des risques professionnels (support de l’inventaire des risques), qui figure parmi les obligations légales de l’employeur, énoncées dans le code du Travail français[12] (voir tableau 1).

Tableau 1

Facteurs psychosociaux de risques au travail (dit « facteurs Gollac ») (France)

Facteurs psychosociaux de risques au travail (dit « facteurs Gollac ») (France)

-> See the list of tables

Sans rentrer dans une analyse comparative détaillée franco-québécoise, si la définition produite par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) est très proche de la définition française en précisant que les RPS sont des

facteurs qui sont liés à l’organisation du travail, aux pratiques de gestion, aux conditions d’emploi et aux relations sociales et qui augmentent la probabilité d’engendrer des effets néfastes sur la santé physique et psychologique des personnes exposées[13],

les 12 indicateurs sont quant à eux présentés en deux parties : Contexte de l’organisation et Composantes clés de l’organisation (voir tableau 2).

Tableau 2

Indicateurs psychosociaux (Québec)

Indicateurs psychosociaux (Québec)

-> See the list of tables

Il est intéressant de relever dans la grille québécoise, plus resserrée, une vision d’emblée systémique de ce qui peut ou non faire santé au travail, au moyen du « contexte de l’organisation » notamment. La grille française, plus détaillée, est plus analytique. Elle intègre notamment les exigences émotionnelles requises par les situations de travail (ce que l’on désigne également comme le travail émotionnel, repérable par les moments où l’on doit « prendre sur soi » pour faire correctement son travail, que ce soit faire un geste complexe ou gérer un interlocuteur difficile) ainsi que les conflits de valeurs que rencontreraient les travailleurs, en effectuant ce qu’ils désapprouveraient.

Dans l’un comme l’autre système, cet appareillage d’évaluation est accompagné d’outils et de méthodes permettant leur utilisation, par les entreprises et les administrations. On notera les propositions du guide l’INSPQ d’un référentiel de mesures-type répondant à la dégradation des indicateurs (INSPQ, 2009, p. 31), très utile pour amorcer la recherche de solutions.

En France, les acteurs de la prévention s’accordent à constater que si le cadre conceptuel et d’action est désormais posé, les résultats concrets en termes de prévention sont décevants et ne permettent pas d’agir sur les sources et les causes des difficultés au travail. Malgré l’obligation légale d’identifier les risques pour les supprimer ou à défaut les réduire et les maîtriser (selon les termes du Code du travail en France), force est de constater les difficultés à y parvenir, voire même – et malgré la prégnance de la préoccupation publique de la santé au travail – à s’engager dans les démarches. Cela semble être lié à un manque de temps, de moyens, mais aussi sans doute à une acculturation insuffisante en termes de prévention[14]. Cette dernière fait défaut d’une part pour banaliser ces questions dans les référentiels managériaux, et d’autre part pour saisir réellement le caractère plurifactoriel des risques psychosociaux, où la cause n’est ni unilatéralement du côté du travailleur (du fait de traits de personnalité[15]), ni de son responsable hiérarchique (du fait de ses capacités managériales), selon la conception commune la plus généralement partagée, ou le « psychologique » l’emporte sur le « social ».

Si le déploiement n’a pas été à la hauteur de toute les espérances des préventeurs, les facteurs psychosociaux de risques au travail ont eu à nos yeux le mérite pédagogique d’ouvrir les référentiels professionnels à l’oeuvre dans le champ de la prévention, et notamment ceux des ergonomes et des psychologues du travail. Grâce à leurs approches, ont pu se diffuser deux notions : celle du travail prescrit et celle de la qualité empêchée (présente dans la dimension Gollac des conflits de valeurs). Le « travail prescrit » des ergonomes vient buter contre le « travail réel » des psychologues du travail (avec tout ce qui est fait, pas fait, devrait être fait, aurait pu se faire, etc.) et c’est précisément dans cette confrontation que peut se révéler, à l’occasion d’une évaluation RPS, l’existence de dysfonctionnements, entraînant ou non des maux au et du travail. La qualité empêchée renvoie à l’empêchement de « bien faire son travail », en termes de moyens ou d’organisation du travail. Elle réfère également aux jugements sur le travail, que ce soit :

  • le jugement d’utilité du travail, plutôt proféré dans un sens vertical (descendant, par exemple au moment de l’évaluation professionnelle, mais aussi ascendant quand des subordonnés portent un jugement sur leur ligne hiérarchique) ;

  • le jugement de beauté lui, plutôt énoncé horizontalement par les pairs (« la belle ouvrage », « le travail bien fait », « élégant ») (Dejours, 2011).

La vulgarisation de ces deux notions va contribuer à un glissement des préoccupations, appelés des voeux de plus d’un, de sortir de la vision supposée « négative » des RPS, alors même qu’elle a été analysée et outillée de manière rigoureuse comme on vient de le voir. Même sans référer de nouveau à la littérature sur le sujet, chacun saisit intuitivement que « bien faire son travail », faire un « travail utile », faire « du beau travail » sont des facteurs de bien-être en général et dans la sphère professionnelle en particulier (ce que nous avons évoqué ci-dessus comme « ressource », en référence à Coutrot (2018). C’est le point d’appui de la dimension suivante.

De la dimension pragmatique de la santé au travail à la QVT

En complément des deux rapports pré-cités, le 3e rapport public français de Henri Lachmann, Muriel Pénicaud et Christian Larose remis en 2010 au Premier Ministre adopte le point de vue de l’entreprise comme lieu de manifestation des RPS avec une posture de responsabilité. Intitulé : « Bien-être et efficacité au travail : 10 propositions pour améliorer la santé psychologique au travail », il énonce des propositions simples et concrètes, au moins dans leur formulation, pour prendre en compte la santé au travail : engagement de la direction et des manageurs, formation des responsables, prise en compte des aspirations des travailleurs à se réaliser dans leur travail autant que de leurs difficultés professionnelles, prise en compte des collectifs de travail, et anticipation des impacts des changements. Ce rapport bref et stimulant met en germe ce qui va mûrir progressivement et offrir, non pas une alternative – du fait de finalités différentes – mais un prolongement dans la prise en compte des RPS.

En effet, en 2013, un accord national interprofessionnel (ANI) intitulé « vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle » signé avec les partenaires sociaux a énoncé que :

La qualité de vie au travail vise d’abord le travail, les conditions de travail et la possibilité qu’elles ouvrent ou non de « faire du bon travail » dans une bonne ambiance, dans le cadre de son organisation. Elle est également associée aux attentes fortes d’être pleinement reconnu dans l’entreprise et de mieux équilibrer vie professionnelle et vie personnelle. Même si ces deux attentes sont celles de tous les salariés, elles entretiennent dans les faits un lien particulier avec l’exigence de l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes en matière de salaires et de déroulement de carrière 

ANI Qualité de vie au travail, 2013

Dans son annexe l’ANI liste les éléments contributifs d’une qualité de vie au travail (QVT) en termes de qualité : de l’engagement à tous les niveaux de l’entreprise ; de l’information partagée au sein de l’entreprise ; des relations sociales au travail ; du contenu du travail ; de l’environnement physique ; de l’organisation du travail ainsi que : les possibilités de réalisation et de développement personnel ; la possibilité de concilier vie professionnelle et vie personnelle.

En 2020, un second ANI est signé, intitulé « Pour une prévention renforcée et une offre renouvelée en matière de santé au travail et conditions de travail ». Renforçant celui de 2013, il précise que :

La QVT permet de dépasser l’approche par le risque professionnel en posant un regard plus large sur le travail et les conditions de sa réalisation. À cet égard la qualité de vie au travail et son corollaire la qualité des conditions de travail participent à la qualité du travail et à la prévention primaire. Pour cette raison, le présent accord propose que l’approche traditionnelle de la QVT soit revue pour intégrer la qualité de vie et des conditions de travail

ANI Qualité de vie au travail, 2020

Il énonce les dimensions à prendre en compte pour une démarche de QVT : conditions de travail, environnement et relations de travail, conciliation des temps de vie privée et professionnelle, conditions d’accès à la mobilité, reconnaissance du travail, climat social, égalité professionnelle…

En 2021, est promulguée la loi n° 2021-1018 du 2 août 2021[16] pour renforcer la prévention en santé au travail qui transpose l’ANI de décembre 2020 et associe systématiquement le terme « qualité » à l’expression « conditions de travail ».

Les employeurs privés et publics français peuvent recourir à l’ANACT[17] et la DGAFP[18] ; cette dernière édite, pour les employeurs publics, un guide pratique qui détaille la démarche à suivre (DGAFP, 2019). Ce dernier, très pragmatique, identifie les déterminants QVT que doit prendre en compte la structure en les détaillant :

Tableau 3

Guide pratique QVT

Guide pratique QVT

-> See the list of tables

Il est particulièrement intéressant d’observer que parmi les déterminants énoncés, une bonne partie va relever des facteurs de risques psychosociaux et tout autant des capacités telles qu’elles ont pu être énoncées dans la littérature.

La démarche proposée (classique en tant que démarche projet : conception et pilotage, diagnostic et choix d’expérimentation, expérimentation et évaluation embarquée, pérennisation et déploiement) est documentée dans le guide DGAFP pour chacune des étapes par des fiches « méthodes », « outils » et « exemple » qui permettent de faciliter la mise en oeuvre proposée. De ce point de vue, la démarche française n’a rien à envier à la norme canadienne « Entreprise en santé » développée depuis 2008 (voir ci-après).

La QVT peut réussir une mise en trajectoire qui éclaire autrement la question des RPS, en dépassant l’alternative à laquelle elle a été vouée depuis sa publicisation : psychologisation du sujet versus légalisation au travers de l’obligation faite à l’employeur. L’évaluation des RPS prévient les risques, la QVT peut prendre appui entre autres sur celle-ci pour ouvrir des perspectives plus inspirantes que le seul respect du Code du travail.

De fait la QVT progresse en France, avec les maladresses et raccourcis qui peuvent y être associés. Ainsi les happiness chief officers ne font pas l’unanimité, pas plus que les salles de repos ou de jeux ne masquent l’intensification du travail attendue des salariés en vue d’une productivité accrue, sans compter la sociabilité obligatoire[19].

Toutefois, la crise sanitaire aurait précipité une double mise en perspective, avec d’une part celle de la santé et du bien-être au travail, et d’autre part celle des RPS et de la QVT. Ainsi, l’interruption brutale de l’activité via le confinement pour des questions sanitaires a immédiatement interrogé chacun sur la place autant physique, que mentale et sociale du travail ; cependant que, en soustrayant de ce fait à certains RPS, les configurations matérielles imposées du travail exposait à d’autres, en ont conduit plus d’un à s’interroger sur ce qui faisait qualité dans le travail (ceci pour les actifs bien évidemment).

Les conséquences pour les gestionnaires/encadrants

Pour terminer, nous nous attarderons sur une fonction qui a été très sollicitée pendant toute cette période, celle de l’encadrement hiérarchique. Comme évoqué ci-dessus, c’est sur eux qu’a reposé la conception du travail « pendant » (la crise sanitaire ») et du « travail d’après » tout en étant exposé, voire sur-exposé à toutes les contraintes précédemment énoncées. Si l’injonction à l’agilité organisationnelle fait partie du travail de management, au sortir du confinement, les responsables hiérarchiques ont dû faire face à une autre injonction d’agilité, managériale celle-là, de lancer et si possible de réussir, le management hybride. Entendons par là : sur site et à distance, simultanément, devoir penser au management du travailleur sur site, et à celui à distance, qui s’affichent (ou pas) en autant de petites fenêtres sur l’écran de l’ordinateur.

À la double injonction s’est ajoutée celle de découvrir plus ou moins empiriquement les besoins des collaborateurs et de devoir les prendre en compte[20]. Aujourd’hui, les composantes du travail à distance sont bien identifiées (INRS, 2020) :

  • L’environnement de travail : domestique (au sens d’identifier un espace où le travailleur puisse s’isoler, passer des appels téléphoniques et participer à des visioconférences), matériel, social (car le travailleur est potentiellement en situation de travailleur isolé).

  • Les outils et les ressources : les situations de télétravail sont dites dépendantes aux outils technologiques. Par conséquent, ceux là doivent fiables et robustes et permettre un accès aisé aux applicatifs de travail nécessaires et aux dossiers, ainsi qu’à un service de support informatique fiable et accessible.

  • L’autonomie et la charge de travail : l’autonomie du travailleur à distance est par définition plus grande que sur site, elle nécessite une gestion et une organisation personnelle du temps de travail, qui passe par une maîtrise du temps de travail et doit permettre de concilier les temps de vie professionnelle et personnelle.

  • La relation avec le manager : elle est normalement initiée par la réorganisation du travail que suppose la mise en place du télétravail, avec l’instauration d’un suivi.

Enfin, l’une des questions centrales pour le management est celle de la gestion d’équipe « mixtes » au sens sur site et à distance, que le manageur doit suivre également. Si en tant qu’employeur, le responsable doit veiller à l’égalité de traitement, la pratique peut être plus compliquée. Elle passe par une attention particulière à la communication, avec chacun des membres de l’équipe, comme avec le collectif. D’autant qu’il a été constaté que le télétravail augmente le risque de micro-conflits, du fait de la diminution de la solidarité de proximité, ainsi qu’une diminution de l’ajustement mutuel (dont la pause café est un vecteur pour le travail sur site[21]).

Ce bref tableau des contraintes de vigilance qui incombent aux manageurs montre la charge effective et potentielle dont le développement du télétravail s’est accompagné. La crise a exigé de penser le management en présentiel simultanément au management hybride, en étant soi-même pris par les nouvelles contraintes qui amènent désormais à enchaîner les réunions en visio-conférence, étendre la durée de son temps de travail et combler les lacunes que ces modes de travail creusent. Avec une place prépondérante de la communication en contexte de crise, qui a cristallisé ses exigences entre la nécessité de bien communiquer et la difficulté à le faire, dans un savant dosage entre maîtriser, savoir différer, savoir se taire, et utiliser le bon canal de communication (Berti, 2021).

Du point de vue de la fonction managériale, on voit combien la charge de travail, mais aussi les charges mentale et cognitive peuvent se cumuler en termes d’injonctions diverses pour les responsables hiérarchiques (ce qui constitue d’ailleurs sur le papier autant de facteurs de risques psychosociaux). Celle de l’injonction à la santé au travail de leurs collaborateurs n’est pas nouvelle (Koenig, 2018) ; on réalise qu’elle peut être diversement perçue dans ce contexte post-pandémique. C’est ce dont témoigne la réception française des lignes directrices de la norme ISO45003[22]. En 2018, la norme certifiable ISO45001[23] a posé le cadre du management du système de santé et de sécurité au travail. La norme ISO45003 qui vise à intégrer la prévention des RPS selon des principes d’amélioration continue propres aux normes de qualité est critiquée en France par les acteurs de la santé au travail au motif que le sujet relève du dialogue social et non de la normalisation (Poussou-Plesse, 2022). Bien sûr cela est révélateur de conceptions culturelles différentes entre l’Europe et l’Amérique du Nord, en écho à notre propos précédent. Le Canada travaillant avec ces questions depuis plus de 15 ans[24], avec la norme d’application volontaire « Entreprise en santé » est un bon exemple d’une conception systémique où la santé au travail est un élément d’un ensemble plus large que la seule sphère professionnelle. Dès lors, ce type d’approche constituerait-il un moyen d’accès à un cercle vertueux où contre intuitivement, les RPS pourraient être mis en perspective avec un ensemble plus large de santé ?

Conclusion (temporaire !)

Les personnels des milieux documentaires, comme d’autres milieux professionnels ont su faire face avec l’agilité requise à la crise sanitaire de la COVID-19. La controverse française sur le caractère « essentiel » des activités (qui conditionnait la réouverture des services et a largement touché le secteur culturel) a finalement été dépassée par une motivation à la réouverture des services et – c’est l’hypothèse que nous formulons – la spécificité professionnelle d’avoir été questionnés depuis plus de 40 ans sur l’impact des TIC sur la/les profession(s) a favorisé une réflexivité et une vivacité professionnelles à la fois pour organiser la réouverture des services aux publics et penser l’impact immédiat comme à retardement de la massification technologique des usages qu’a opéré le confinement.

Nous n’aurons pas la naïveté de penser que le tableau est rose dans les contrées mondiales du télétravail et de la vie en visioconférence. Néanmoins, dans un continuum d’observation de la santé au travail, force est de constater que l’élargissement des conditions de travail à la modalité du télétravail a apporté autant d’avantages que d’inconvénients, et qu’il oblige désormais les employeurs à prendre en compte ce qui par la force des choses leur échappaient, à savoir le travail hors des lieux de production des biens et des services. La véritable nouveauté est la manière dont le télétravail a relié en un raccourci aussi évocateur qu’incontestable, la diminution du temps de transport des travailleurs et la réduction des émissions de CO2 : bon pour les travailleurs, bon pour la planète ! Ce petit raccourci est en fait un grand pas pour relier ce qui l’est par la force des choses mais que le monde moderne a oublié. Et cela pourrait évoquer un changement de paradigme, puisqu’à la faveur de la pandémie, seraient reliés de manière systémique les risques pour la santé physique, mentale, sociale (pour l’OMS) et environnementale.

En ce sens, nous touchons peut-être le cercle vertueux envisagé ci-dessus. D’aucuns ont évoqué le rôle que pourraient jouer, en tant que symptômes, les RPS. RPS dont les traditionnelles caractéristiques socio-organisationnelles, ont par la force des choses à voir avec la dimension environnementale de la santé :

La conscience de l’existence de risques systémiques par les pouvoirs publics est de plus en plus expressément associée à la nécessité de mieux articuler politiques sociales, politiques de santé publique et politiques environnementales. Dans cette nouvelle temporalité collective d’attente et de préparation à une crise systémique, les enjeux psychosociaux prennent une dimension holistique

Poussou-Plesse, 2022

Les milieux documentaires ne sont d’ailleurs pas en reste en s’interrogeant sur les impacts de la numérisation dont ils bénéficient et sur laquelle s’appuient largement leurs offres existantes et à venir. Cette réflexivité « au carré » si l’on peut dire nous semble en elle-même vertueuse. Elle nous semble à relier aux aspirations des jeunes générations qui « n’ont pas connu le compromis fordien et ne dissocient pas leur santé mentale de la sortie d’un monde thermo-fossile » (Poussou-Plesse, 2022).

Le séisme de la crise sanitaire a eu le mérite d’imposer l’incertain comme certain, l’aléa comme inévitable. Que la conscience des RPS (ou plus justement les troubles-psychosociaux) comme symptômes puissent contribuer à un monde meilleur est bien évidemment encourageant et incite à regarder plus loin que tout ce qu’on leur associé jusqu’à présent : la stigmatisation d’individus, responsables hiérarchiques ou travailleurs et de leurs supposées lacunes. Certes, les caractéristiques individuelles sont à prendre en compte, mais c’est dans une vision compréhensive et surtout systémique du travail et de ses conditions, que l’on pourra puiser pour y trouver les ressources nécessaires pour la réparation du travail comme on le pense aujourd’hui pour la planète.

Quant aux perspectives professionnelles des milieux documentaires confirmées par l’accélération générée par la crise sanitaire, nul doute que l’intelligence artificielle, pour ne citer qu’elle, entraînera des expositions à des risques psychosocio-organisationnels certains : impact sur le travail et ses conditions (suppression des emplois sans valeur humaine ajoutée), mais aussi transformation des coeurs de métiers nécessitant l’évolution des compétences (on pense à la description bibliographique normalisée traditionnelle, déjà largement bousculée par l’irruption du traitement des métadonnées), mais aussi les interactions avec les usagers modifiées par l’IA, celle-ci faisant irruption comme tierce partie prenante par les contenus générés, et bien sûr les services proposés,… de quoi générer de nouvelles exigences émotionnelles pour les personnels, un nouveau rapport au travail, et à la qualité de celui-ci, sans compter les conflits de valeur, en termes d’éthique professionnelle… la crise sanitaire a précipité des perspectives devinables, et nous y confronte sans doute plus rapidement qu’attendu et souhaité. Cette précipitation n’est pas sans rappeler d’autres enjeux sociétaux et environnementaux ; si la techno-anxiété peut sans difficulté rivaliser avec l’éco-anxiété, un des grands enseignements de la crise sanitaire est que nous avons su faire face ensemble, même si ce fut dans un désordre dont nos métiers ne sont guère familiers. La pensée latérale[25] que nous avons su pratiquer et les coopérations qui se sont mises en place montrent bien notre capacité à faire face à des défis majeurs en soutenant à la fois l’exigence professionnelle de nos offres et nos services et la responsabilité envers nos publics et usagers. De quoi échapper à une dystopie peu engageante.