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ENJEUX QUALITATIFS DES PÉNURIES DE PERSONNEL ENSEIGNANT

La pénurie de personnel enseignant est un phénomène de plus en plus préoccupant à travers le monde. Une pénurie est observée lorsque la demande de personnel enseignant dans les écoles est plus grande que le nombre d’enseignantes et d’enseignants formés disposés à enseigner soit en raison d’une augmentation de la demande, soit en raison d’une diminution de l’offre, ou les deux simultanément (Guarino et al., 2006). Haggstrom et al. (1988, p. 45) suggèrent « [qu’une] situation de pénurie se traduit par un ensemble persistant de postes vacants parce que des enseignants qualifiés au niveau de salaire et aux normes de certification actuelles ne sont pas disponibles[1]. »

Les gouvernements de nombreux pays ont fait le choix de mettre en place des politiques à court terme pour combler les besoins urgents. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (2005, p. 9),

ils peuvent abaisser le seuil des qualifications requises pour l’accès à la profession, affecter des enseignants à l’enseignement de matières pour lesquelles ils ne sont pas pleinement qualifiés, augmenter le nombre d’heures de cours allouées aux enseignants ou encore augmenter l’effectif des classes. De telles mesures, si elles permettent d’assurer qu’aucune classe n’est laissée sans enseignant, de sorte que la pénurie n’est pas nécessairement manifeste, soulèvent cependant des questions quant à la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage.

Santiago (2002) suggère pour sa part que les situations pour lesquelles l’enseignement est assuré par une personne non qualifiée peuvent être considérées comme des pénuries « occultes », puisque les postes ne sont pas laissés vacants, mais que la demande de personnel enseignant qualifié demeure non comblée.

À l’instar de plusieurs autres pays confrontés à cette situation (Carothers et al., 2019; Chudgar et al., 2014; Donitsa-Schmidt et Zuzovsky, 2016; Luschei et Chudgar, 2017), le Québec a fait le choix de faciliter l’accès à la profession enseignante et d’embaucher du personnel ne détenant pas la qualification professionnelle requise pour enseigner (Conseil supérieur de l’éducation, 2019; Homsy et al., 2019; Ministère de l’Éducation, 2022).

Le recours croissant au personnel considéré comme non légalement qualifié pour combler les besoins dans les écoles suscite de nombreuses inquiétudes dans les milieux universitaires et dans plusieurs milieux de pratique. En effet, certaines recherches réalisées aux États-Unis suggèrent que le personnel enseignant moins formé aurait des répercussions directes sur la qualité des apprentissages des élèves (Darling-Hammond et al., 2002; Hattie, 2012; Homsy et al., 2019; Mobra et Hamlin, 2020) et qu’il serait moins efficace que les enseignantes et enseignants pleinement formés (Cardichon et al., 2020; Darling-Hammond et al., 2002; Laczko-Kerr et Berliner, 2002). Finalement, au Québec, une recherche sur l’abandon des enseignantes et enseignants suggère que le personnel non légalement qualifié serait plus susceptible de décrocher (Létourneau, 2014).

Il est aujourd’hui difficile d’obtenir des données publiques ou scientifiques fiables sur l’emploi de personnel enseignant non légalement qualifié au Québec. En effet, une multitude d’acteurs[2] se partagent le suivi et la gestion des ressources humaines en éducation, et aucun système d’information ne permet le partage et l’accès à l’ensemble des données entre les différents intervenants (Ministère de l’Éducation, 2021c). Cette fragmentation des données, ainsi que les difficultés pour y avoir accès, complexifie l’appréciation globale et actuelle de la situation du personnel enseignant de manière générale (Homsy et al., 2019), notamment en ce qui concerne les prévisions de besoins en personnel enseignant et l’emploi de personnel enseignant non légalement qualifié.

Sur le plan scientifique, aucune recherche ne s’est encore penchée spécifiquement sur le personnel enseignant non légalement qualifié en tant que groupe professionnel distinct ni sur les enjeux particuliers qui découlent de sa présence dans les écoles québécoises. L’objectif de cet article est de faire un état des lieux de l’emploi des enseignantes et enseignants non légalement qualifiés au Québec afin de nourrir les réflexions sur cette question et de contribuer à la construction d’un nouvel objet de recherche en sciences de l’éducation.

CADRE DE RÉFÉRENCE

Systèmes de certification des enseignantes et enseignants

La certification fait référence à un système de régulation de la qualité du personnel enseignant, mis en place par un gouvernement, en fonction de différents critères (Goldhaber et Brewer, 2000; Kane et al., 2008; Wayne et Youngs, 2003). En d’autres mots, la certification renvoie à une autorisation légale d’enseigner accordée par une autorité gouvernementale (Kane et al., 2008) selon les conditions établies par la législation. Les critères pour accéder à une certification varient significativement selon les autorités scolaires (Burroughs et al., 2019; Code et Ann, 2020) et dans le temps (Greenblatt, 2018; Kane et al., 2008), notamment lorsque les États vivent des difficultés de recrutement (Chudgar et al., 2014; Kane et al., 2008).

Différents critères sont donc utilisés pour appuyer la décision d’octroyer ou non une certification à une enseignante ou à un enseignant. Dans plusieurs pays, la réussite de la formation initiale est suffisante pour obtenir une certification (Fildzah, 2020; Wang et al., 2003). Il s’agit du système dit « traditionnel » de certification basé sur l’obtention d’un diplôme en éducation (Shuls et Trivitt, 2015). Toutefois, plusieurs pays, dont les États-Unis, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Grèce et le Japon, ont des exigences additionnelles telles que des évaluations et des périodes probatoires (Ladd, 2007).

De plus, des pays ont aussi développé des certifications dites « alternatives », offertes aux personnes ayant un diplôme disciplinaire, mais sans formation pédagogique (Ladd, 2007; McConney et al., 2012; Wang et al., 2003). En parallèle, on note aussi la présence d’enseignantes et d’enseignants non légalement qualifiés dans diverses juridictions américaines, ce qui réfère à l’absence pure et simple de certification. Ainsi, le personnel enseignant non légalement qualifié désigne toute personne offrant un enseignement ponctuel, à temps partiel ou à temps plein, mais qui ne détient pas d’autorisation légale d’enseigner délivrée par l’autorité responsable soit parce qu’elle ne répond pas aux critères permettant la délivrance d’une autorisation légale, soit parce qu’elle n’en a pas fait la demande. C’est la définition retenue dans le cadre de cet article.

Plusieurs recherches américaines se sont intéressées à la certification des enseignantes et enseignants en tant que caractéristique susceptible d’influencer l’apprentissage des élèves. Certaines de ces études ont d’ailleurs démontré que le manque de formation du personnel enseignant peut avoir des impacts négatifs sur les apprentissages des élèves (Cardichon et al., 2020; Clotfelter et al., 2007; Curran Neild et al., 2009; Darling-Hammond et Youngs, 2002; Lindsey, 2014; Tjabolo et Herwin, 2020), bien que ce constat ne soit pas unanime (Buddin et Zamarro, 2009; Goldhaber et Brewer, 2000; Kane et al., 2008; Mobra et Hamlin, 2020)[3].

Voies d’accès à la profession enseignante au Québec

Au Québec, l’accès à l’enseignement est balisé par la Loi sur l’instruction publique (1988). Le Règlement sur les autorisations d’enseigner (2019) précise quant à lui les conditions d’accès à la certification, donc aux autorisations légales d’enseigner traditionnellement réservées aux personnes détentrices d’un diplôme en éducation. En 2006, le gouvernement du Québec a ouvert deux nouvelles voies d’accès à l’enseignement pour les personnes en cours de formation ou formées à l’étranger : l’autorisation provisoire et le permis probatoire.

Actuellement, les autorisations légales d’enseigner se divisent en trois catégories distinctes[4] : 1) le brevet d’enseignement, délivré aux personnes ayant terminé un programme de formation à l’enseignement accrédité par le ministère; 2) le permis probatoire, délivré aux personnes dont la formation est reconnue, mais considérée comme incomplète; 3) l’autorisation provisoire, délivrée aux personnes ayant un baccalauréat ou l’équivalent et inscrites dans une formation à l’enseignement. Ces autorisations sont octroyées par le ministère de l’Éducation aux personnes répondant aux exigences minimales prévues. Elles sont dès lors considérées comme étant légalement qualifiées, bien que seules les personnes détentrices d’un brevet soient considérées comme étant pleinement « qualifiées » par le ministère de l’Éducation (2021c, p. 46). Cette distinction fait que le brevet peut être associé à la certification traditionnelle au Québec, alors que l’autorisation provisoire et le permis probatoire peuvent être considérés comme des certifications alternatives.

En parallèle, la Loi sur l’instruction publique autorise et balise l’embauche de personnel non légalement qualifié dans les écoles préscolaires, primaires et secondaires du Québec. À cet effet, l’article 23 dispense de l’obligation de détenir une qualification légale d’enseigner toute personne qui effectue : 1) de l’enseignement à la leçon; 2) de la suppléance occasionnelle; 3) de l’enseignement d’une matière qui ne fait pas l’objet d’une certification ou diplomation; 4) de l’enseignement, sous autorisation délivrée par le ministère, en application de l’article 25[5]. « Cette permission, exceptionnelle et temporaire, s’appelle “tolérance d’engagement” » (Ministère de l’Éducation, 2022, p. 4) et il ne s’agit pas d’une certification. Bien que certaines personnes appartenant à l’un ou l’autre de ces corps d’emploi détiennent une qualification légale d’enseigner, plusieurs n’en ont pas en vertu de cette dispense prévue par la loi.

Afin de dresser un premier état des lieux de l’emploi du personnel enseignant non légalement qualifié au Québec, cet article propose des réponses aux questions suivantes : quelles sont les politiques et les pratiques de gestion régissant les différentes dimensions d’emploi de personnel enseignant non légalement qualifié au Québec? Quelles sont les répercussions quantitatives de leur recrutement sur l’offre d’enseignantes et d’enseignants dans la province? Quelles sont leurs caractéristiques socioprofessionnelles?

MÉTHODOLOGIE

Nous nous intéressons à un objet de recherche très peu étudié dans le contexte québécois. Au regard de notre objectif de recherche, nous nous situons dans une perspective de recherche descriptive et exploratoire (Gaudreau, 2011), qui vise à tracer le portrait d’un phénomène précis à partir d’un raisonnement essentiellement inductif (Lessard-Hébert et al., 1996; Pires, 1997).

Afin de répondre à nos trois questions de recherche, nous avons eu recours, dans l’ordre, à trois méthodes de collecte d’informations. En premier lieu, une revue documentaire de textes législatifs et politiques encadrant l’enseignement au Québec ainsi que de différents documents (statistiques et rapports) produits par les acteurs du milieu de l’éducation et traitant du personnel enseignant non légalement qualifié a été réalisée afin de regrouper toutes les informations disponibles publiquement et de déterminer les informations manquantes.

Ensuite, sur la base des nouvelles données à recueillir, nous avons transmis des demandes d’accès à l’information au cours de l’été 2021 auprès du ministère de l’Éducation et des 72 commissions scolaires et centres de services scolaires du Québec, dont 55 nous ont fourni des réponses. Ces demandes visaient à recenser les informations suivantes en lien avec les enseignantes et enseignants non légalement qualifiés : leur nombre selon les années, les critères d’embauche ainsi que l’encadrement et l’accompagnement offerts en milieu de travail.

À la suite de ces deux collectes de données, nous avons établi un corpus final constitué de 108 documents (c.f. tableau 1) que nous avons soumis à une analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2012). Ce type d’analyse est particulièrement pertinent dans le contexte d’une recherche poursuivant des intentions descriptives.

Tableau 1

Composition du corpus final retenu pour l’analyse documentaire

Composition du corpus final retenu pour l’analyse documentaire

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Finalement, nous avons examiné les réponses à un questionnaire en ligne, élaboré dans le cadre d’une recherche de maîtrise en éducation et diffusé de mai à juin 2021 sur les réseaux sociaux, notamment par l’entremise de groupes d’enseignantes et d’enseignants. Le questionnaire visait à collecter des données permettant de renseigner les caractéristiques du personnel enseignant non légalement qualifié en lien avec notre troisième question de recherche. Il comprenait 36 questions réparties dans les catégories suivantes : renseignements sociodémographiques, formation, expérience de travail, expérience en enseignement, sentiment d’efficacité personnelle en lien avec certaines tâches spécifiques, motivation à intégrer l’enseignement, désir de poursuivre dans l’enseignement et de se qualifier. Au total, 203 personnes non légalement qualifiées et qui enseignent au Québec ont répondu au questionnaire, dont 103 ont déclaré bénéficier d’une tolérance d’engagement. Ces données ont été traitées quantitativement grâce à des analyses statistiques descriptives à l’aide du logiciel SPSS.

ÉTAT DES LIEUX DU PERSONNEL ENSEIGNANT NON LÉGALEMENT QUALIFIÉ AU QUÉBEC

Politiques et pratiques de gestion

Exigences pour entrer dans la profession

Les exigences pour entrer dans la profession sont établies par la Loi sur l’instruction publique et le Règlement sur les autorisations d’enseigner. La figure 1 présente une synthèse des voies d’accès à la profession enseignante au secteur de la formation générale des jeunes au Québec, ainsi que leurs exigences respectives.

Figure 1

Conditions et voies d’accès menant à l’éducation préscolaire et à l’enseignement primaire et secondaire au Québec[6]

Conditions et voies d’accès menant à l’éducation préscolaire et à l’enseignement primaire et secondaire au Québec6
Source : Autrices, à partir de Comités patronaux de négociation des secteurs de l’éducation et de l’enseignement supérieur (2021a, 2021b, 2021c); Loi sur l’instruction publique (1988); Règlement sur les autorisations d’enseigner (2019); Ministère de l’Éducation (2021c, 2022)

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En ce qui concerne les enseignantes et enseignants non légalement qualifiés, le ministère spécifie que pour faire une demande de tolérance d’engagement, il faut d’abord s’assurer qu’aucune personne qualifiée n’est disponible et que la candidate ou le candidat détient minimalement un diplôme d’études secondaires et a commencé des études pertinentes (Ministère de l’Éducation, 2022). Toutefois, la démonstration de l’impossibilité de recruter une personne légalement qualifiée est assez simple, puisqu’elle consiste en la rédaction d’une lettre type à transmettre au ministère dans laquelle seuls le nom de la personne, sa discipline et la région ciblée peuvent être modifiés. Aucune autre démonstration n’est exigée. Pour accéder à un poste de personnel enseignant suppléant ou à la leçon, aucune exigence particulière n’est prévue dans les textes législatifs, que ce soit sur le plan de la scolarité minimale, de la langue ou de la démonstration d’un besoin de personnel. Il s’agit donc de la seule catégorie de personnel qui ne fait l’objet d’aucune régulation ministérielle. Aucune autre exigence dans la loi n’encadre l’entrée dans la profession pour le personnel non légalement qualifié.

Recrutement et sélection

Au-delà des exigences minimales fixées par la loi, les employeurs sont nombreux à adopter des politiques encadrant le recrutement de personnel enseignant non légalement qualifié. Par exemple, certains centres de services scolaires exigent de réussir une entrevue de sélection, de détenir une formation ou une expérience pertinente, ou d’avoir de l’expérience avec les enfants. Quant au processus menant à une demande de tolérance d’engagement, il n’est pas systématique. Au moment de notre étude, rien dans les textes légaux ne précisait le moment ni les conditions devant mener à la demande ou à l’obtention d’une tolérance d’engagement[7]. Trente centres de services nous ayant transmis des informations ont indiqué qu’afin d’enclencher une telle demande, un contrat doit être octroyé. Selon les réponses obtenues auprès des centres de services scolaires, ce ne sont cependant pas tous les contrats qui déclenchent une demande de tolérance d’engagement.

Les centres de services scolaires affirment que les demandes de tolérance d’engagement sont rarement refusées et que les refus n’ont aucune conséquence prescrite, ce que confirme le ministère (Ministère de l’Éducation, 2021b). Localement, les refus ont également peu de conséquences. Ainsi, selon les réponses obtenues des centres de services scolaires, tous, à l’exception d’un seul, maintiennent la personne en poste parfois même après l’échéance du contrat, mais modifient la rémunération au profit d’une rémunération de type suppléance ou à la leçon, et non de type contrat. Cela permet donc de contourner l’obligation de détenir une tolérance d’engagement en déplaçant les enseignantes et enseignants dans des statuts qui n’exigent pas l’obtention d’une autorisation légale d’enseigner. Un seul centre de services scolaire affirme congédier la personne à la fin du contrat si la tolérance d’engagement est refusée. Ces pratiques s’expliquent en partie par le fait que, pour le personnel suppléant, il n’existe aucun plafond quant au nombre de périodes, journées ou années d’enseignement (voir figure 1). Les conséquences d’un refus ministériel sont ainsi surtout liées au mode de rémunération et ont peu d’effet sur la présence de ces personnes dans les classes.

Encadrement et accompagnement

Plusieurs centres de services scolaires ont des programmes d’insertion professionnelle pour le nouveau personnel enseignant. Toutefois, seulement 10 d’entre eux ont mentionné offrir au moins un service adapté pour le personnel enseignant non légalement qualifié, dont des formations adaptées et des rencontres de mentorat, alors que 13 centres de services scolaires n’offrent aucun service d’insertion professionnelle ou de formation spécifique au personnel enseignant non légalement qualifié. En parallèle, on retrouve une majorité de centres de services scolaires qui offrent du soutien sur demande par l’entremise des directions, des collègues et des conseillers et conseillères pédagogiques.

Conditions d’emploi et représentation syndicale

Les conventions collectives nationales du personnel enseignant fixent plusieurs conditions de travail des enseignantes et enseignants dans les écoles publiques du Québec, notamment les salaires, l’ancienneté et la composition de la tâche. La description de la tâche enseignante ne fait aucune distinction basée sur la qualification du personnel. Les tâches et les responsabilités du personnel enseignant non légalement qualifié sont donc les mêmes que celles du personnel légalement qualifié.

La rémunération du personnel enseignant non légalement qualifié est aussi établie par les conventions collectives nationales, tant pour la suppléance et l’enseignement à la leçon que pour les contrats. Celle-ci varie selon le statut d’emploi et, dans le cas des contrats et de l’enseignement à la leçon, selon la scolarité. Pour la rémunération à contrat, l’échelle salariale débute à l’échelon 1, qui représente une scolarité de 16 ans, soit l’équivalent d’un baccalauréat de trois ans. À titre comparatif, un diplôme d’études secondaires représente 11 ans de scolarité. Cette rémunération plancher (échelon 1) est ainsi offerte au personnel non légalement qualifié, à contrat, qu’il détienne ou non les 16 ans de scolarité (correspondant à un salaire annuel de 46 527 $ en 2022-2023). Pour les personnes ayant un niveau de scolarité plus élevé, la rémunération suit l’échelle salariale au même titre que le personnel qualifié. En comparaison, une enseignante ou un enseignant qui détient un brevet au terme d’un baccalauréat de quatre ans en formation à l’enseignement débutera à l’échelon 3 à sa sortie de l’université (53 341 $ par année en 2022-2023).

Exigences pour rester dans la profession

Le ministère de l’Éducation (2022) prévoit que les tolérances d’engagement sont renouvelables[8] tous les deux ans pour les deux premières, puis chaque année pour les suivantes, pour une durée maximale de 10 ans pour le même employeur. Aux premiers renouvellements, l’employeur doit démontrer l’impossibilité de recourir à une personne qualifiée selon les modalités décrites précédemment.

Outre les précisions en lien avec les tolérances d’engagement, les documents législatifs et politiques ne prévoient aucune exigence de maintien en emploi du personnel enseignant non légalement qualifié. Les conventions collectives des enseignantes et enseignants prévoient cependant que tout contrat d’enseignement à temps plein prend automatiquement fin le 30 juin de chaque année pour le personnel sans qualification légale d’enseigner.

Impacts quantitatifs du recrutement de personnel enseignant non légalement qualifié

Afin d’estimer le nombre de personnes non légalement qualifiées qui enseignent dans les écoles publiques du Québec, le choix de l’indicateur est crucial. Le nombre de tolérances d’engagement délivrées est un indicateur fréquemment utilisé, notamment par le ministre de l’Éducation et les médias. Toutefois, il ne permet pas une appréciation globale de la situation, puisque le simple décompte des tolérances d’engagement octroyées exclut toute personne qui enseigne sans qualification légale et sans tolérance d’engagement, soit le personnel suppléant, le personnel enseignant à la leçon et le personnel enseignant une matière qui n’est pas en lien avec une certification (Loi sur l’instruction publique, 1988). Dans les faits, ces personnes sont bel et bien présentes dans les écoles du Québec. Nous proposons d’examiner les indicateurs relatifs au personnel enseignant actif par année scolaire dans le but de dénombrer le personnel non légalement qualifié et d’estimer l’impact quantitatif sur l’offre totale d’enseignantes et d’enseignants au Québec.

Dans le tableau 2, nous avons regroupé les données fournies par le ministère en deux catégories, soit les enseignantes et enseignants légalement qualifiés et les non légalement qualifiés. La catégorie « Suppléance, enseignement à la leçon et autres » regroupe uniquement des personnes qui ne détiennent pas de qualification légale d'enseigner ni de tolérance d’engagement, puisque ces statuts d’emploi ne le requièrent pas (Ministère de l’Éducation, 2021a).

Tableau 2

Nombre de personnes enseignant dans les écoles publiques du Québec selon leur autorisation d’enseigner (2013-2014 à 2018-2019[9])[10][11]

Nombre de personnes enseignant dans les écoles publiques du Québec selon leur autorisation d’enseigner (2013-2014 à 2018-20199)1011
Source : Autrices, à partir des données fournies par ministère de l’Éducation du Québec (2020, 2021a)

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Le premier constat qui émane de ces données est l’augmentation significative du personnel enseignant depuis 2015-2016; plus de 13 000 personnes ont été embauchées entre 2015-2016 et 2018-2019. Le personnel enseignant légalement qualifié reste relativement stable pendant la période, alors que le personnel enseignant non légalement qualifié a plus que doublé de 2015-2016 à 2018-2019, jusqu’à représenter plus du quart (25,2 %) du personnel enseignant actif au cours de l’année scolaire 2018-2019 (tous statuts d’emploi confondus).

Le second constat est que le personnel non légalement qualifié ne bénéficiant pas de tolérance d’engagement est considérablement plus nombreux; il comptait pour 85,7 % du nombre total du personnel enseignant non légalement qualifié en 2018-2019. Ces enseignantes et enseignants, on le rappelle, n’ont aucune obligation de certification et ne font l’objet d’aucun contrôle de la part du ministère.

Finalement, par l’entremise des demandes d’accès à l’information, nous avons demandé aux centres de services scolaires les données sur le nombre de personnes non légalement qualifiées employées dans leur organisation. Parmi les 55 centres de services scolaires qui ont donné suite à notre demande, neuf ne détiennent aucune information à ce sujet et huit détiennent ces informations seulement pour l’année en cours. Certains centres ont mentionné des difficultés de nature informatique ne permettant pas d’obtenir ces données : certains systèmes obligent les utilisateurs à consulter chaque dossier d’employé afin d’en vérifier la qualification, d’autres ne permettent tout simplement pas cette compilation. Dans plusieurs cas, les données fournies par les centres de services scolaires ne concordaient pas avec celles fournies par le ministère. Nous avons donc dû renoncer, pour l’instant du moins, à présenter un portrait fiable de la situation par centre de services scolaire et nous contenter des données nationales.

Caractéristiques des enseignantes et enseignants non légalement qualifiés

Le ministère de l’Éducation (2021d), les centres de services scolaires et les réponses au questionnaire en ligne confirment que le personnel enseignant non légalement qualifié est présent dans toutes les régions du Québec, sans aucune exception. Nous présentons ici quelques résultats sélectifs de l’analyse des réponses au questionnaire administré auprès d’enseignantes et d’enseignants non légalement qualifiés au Québec en 2021 en lien avec leur formation, leur expérience de travail et le futur envisagé en enseignement. Bien que ces résultats soient partiels, ils permettent d’apporter des informations cruciales pour esquisser un tout premier portrait de ces enseignantes et enseignants.

Parmi les personnes interrogées, 64,3 % possèdent au minimum un diplôme universitaire (tous diplômes confondus) : 56,3 % possèdent au minimum un baccalauréat; 17,5 %, une maîtrise; et 1 %, un doctorat. De plus, 31,4 % des répondantes et répondants ont affirmé avoir commencé des études universitaires, soit un baccalauréat ou un certificat, sans les avoir terminées. Sept personnes (3,7 %) ont déclaré n’avoir jamais fréquenté un établissement de formation universitaire, dont deux ne possèdent qu’un diplôme d’études secondaires. En ce qui a trait au domaine d’études, 69,7 % ont réalisé des études dans le domaine de l’éducation (plus de 15 unités complétées), mais seulement 38,3 % détiennent un diplôme dans ce domaine.

Questionnés sur leur expérience en enseignement, 57 % des répondantes et répondants affirment enseigner depuis deux ans ou moins, et 82 %, depuis cinq ans ou moins, alors que 13 % affirment enseigner depuis plus de 11 ans. Quant au nombre de jours travaillés au cours de l’année scolaire 2020-2021, il appert que la majorité (58,7 %) des personnes interrogées ont travaillé plus de la moitié de l’année scolaire (plus de 100 jours); 12,2 % entre 51 et 100 jours; 17,4 % entre 21 et 50 jours; et 12,2 % moins de 20 jours.

Finalement, interrogés sur leur désir de se qualifier en enseignement et de continuer à oeuvrer dans le domaine, 99 % des répondantes et répondants veulent poursuivre leur travail en enseignement, et 84 % souhaitent se qualifier grâce à des formations menant à une qualification légale d’enseigner. Ce sont donc 11 % d’entre eux qui désirent continuer à travailler en enseignement sans avoir pour ambition d’obtenir une qualification légale d’enseigner.

BILAN ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE

Sur le plan des politiques et des pratiques, nos résultats ont mis en évidence le peu de mécanismes de régulation de l’accès à l’enseignement et au maintien dans la profession des enseignantes et enseignants non légalement qualifiés, ainsi que la variabilité des pratiques de recrutement, de sélection et d’insertion professionnelle dans les centres de services scolaires. Sur le plan des conditions de travail également, peu de différences sont observées par rapport à leurs collègues légalement qualifiés.

Dans l’avenir, il serait pertinent de mieux renseigner scientifiquement les pratiques de recrutement, de sélection et d’affectation à l’échelle locale pour mieux comprendre comment se prennent les décisions d’embauche. L’accès à des données plus fiables permettrait de mieux comprendre où est affecté le personnel enseignant non légalement qualifié afin de mieux estimer ses impacts sur la qualité des services et sa présence dans des milieux scolaires dits à risque. En effet, selon certaines études, les pénuries d’enseignantes et d’enseignants contribuent à la dégradation des conditions d’apprentissage et à l’accroissement des inégalités dans les résultats d’apprentissage des élèves, particulièrement dans les milieux plus défavorisés (Anderson, 2013; Darling-Hammond, 2004; Donitsa-Schmidt et Zuzovsky, 2016; Van de Werfhorst et Mijs, 2010). Une avenue pertinente de recherche serait bien entendu d’évaluer l’impact qualitatif des enseignantes et enseignants non légalement qualifiés sur les apprentissages des élèves en portant une attention particulière aux variations selon les caractéristiques des milieux. Finalement, comme les recherches menées par Létourneau (2014) suggèrent que le personnel enseignant non légalement qualifié semblait plus susceptible de décrocher, il serait pertinent de s’intéresser de manière empirique à ce phénomène et aux pratiques des milieux scolaires visant à faciliter l’insertion professionnelle de ces enseignantes et enseignants.

Les caractéristiques socioprofessionnelles du personnel enseignant non légalement qualifié ont été explorées brièvement grâce aux résultats d’un questionnaire. Ces résultats, qui présentent un portait limité étant donné la taille de l’échantillon, ont tout de même permis de mettre en évidence certaines informations pertinentes, comme le fait que la majorité des répondantes et répondants enseignent plus de 100 jours par année, qu’une large proportion d’entre eux déclarent avoir une certaine formation en éducation et être globalement motivés à se qualifier. Des études à plus grande échelle sont nécessaires pour peaufiner ce portrait et avoir une meilleure idée de qui sont ces enseignantes et ces enseignants, et quels sont leurs besoins en matière de formation, d’insertion professionnelle et d’accompagnement.

Sur le plan des impacts quantitatifs, nos données suggèrent que le nombre de tolérances d’engagement octroyées ne nous renseigne pas adéquatement sur ce sujet. En utilisant le nombre de personnes non légalement qualifiées actives dans les écoles, nous constatons que ce groupe représente plus du quart du personnel enseignant, tous statuts d’emploi confondus. Le recours à ces personnes pour pourvoir des postes en enseignement peut donc difficilement être qualifié de situation temporaire et exceptionnelle. Nous avons également mis en évidence la grande difficulté à avoir une appréciation fiable et juste de la situation des enseignantes et enseignants non légalement qualifiés au Québec alors qu’il est actuellement impossible d’avoir un portrait de la situation par les centres de services scolaires. De plus, il reste difficile, par exemple, de déterminer quelle proportion de ce personnel non légalement qualifié détient tout de même une formation en éducation qui le rendrait admissible à une qualification légale d’enseigner, mais qui n’en a pas fait la demande. Cette méconnaissance de cette catégorie de personnel a nécessairement des conséquences sur le pilotage du système éducatif.

La question des données publiques est ici cruciale. Comme le mettait en évidence Homsy et al. (2019, p. 34) :

Les données existantes [sur l’offre et de la demande d’enseignantes et d’enseignants] ne sont pas disponibles en format utile et sont souvent publiées après de longs délais. Des informations de base ne sont souvent fournies qu’en réponse à des demandes écrites ou des demandes d’accès à l’information, ou encore accessibles qu’après une analyse fine des documents offerts par le ministère dans le cadre de l’étude des crédits budgétaires. Si bien qu’il n’est pas toujours possible de savoir si cette situation est due à une réelle absence de données, à une confusion des rôles entre le ministère et les commissions scolaires, ou encore à une réticence à partager de l’information de manière transparente et efficace. Or la gestion efficace, le suivi stratégique et la transparence sont des conditions préalables à toute amélioration significative du système d’éducation du Québec.

Nous ajoutons par ailleurs que l’accès à des données publiques de qualité favorisera l’émergence de recherches empiriques permettant de mieux évaluer tous les impacts du recrutement de personnel non légalement qualifié dans les écoles du Québec. Il est urgent que les acteurs de l’éducation fassent du développement d’un système d’information sur la gestion de l’éducation une priorité. Selon l’UNESCO (2007, p. 107), un système d’information sur la gestion de l’éducation se définit comme :

un système de collecte, d’intégration, de traitement et de diffusion des données pour aider la prise de décisions, l’analyse politique ainsi que la formulation, la planification, le suivi et la gestion du système éducatif à tous les niveaux. C’est un système dans lequel les individus, les technologies, les modèles, les méthodes, les processus, les procédures, les règles et les régulations fonctionnent ensemble pour fournir aux dirigeants du secteur de l’éducation, aux décideurs et aux gestionnaires de tous niveaux un ensemble global d’informations et de données intégrées pertinentes, fiables, non ambiguës et en temps voulu pour les aider à assumer leurs responsabilités. 

Actuellement, au Québec, les infrastructures informatiques ne permettent tout simplement pas de fournir ce type de données. La mise en place d’un tel système pourrait collecter, réunir et rendre disponibles diverses données auprès de différents organismes impliqués dans l’éducation, dont les universités, les syndicats, les centres de services scolaires et commissions scolaires, les établissements privés, les associations professionnelles et le ministère de l’Éducation. Pour faciliter la mise en place d’un tel système, nous suggérons, par exemple, d’attribuer un matricule national à chaque enseignant qui permettra de suivre ses mouvements dans le système éducatif. Pour se concrétiser, un tel projet nécessitera un leadership fort de la part du ministère de l’Éducation et un effort de concertation entre tous les acteurs.

CONCLUSION

La pénurie de personnel en éducation ne montrant aucune tendance à l’essoufflement au Québec, il est fort probable que les enseignantes et enseignants non légalement qualifiés seront présents dans les écoles, et ce, pour encore plusieurs années. Il importe donc de leur offrir un accompagnement adapté et accessible afin que ces personnes soient en mesure d’accomplir les tâches qui leur sont assignées, malgré l’absence de qualification dans le domaine, et de permettre à celles qui le souhaitent d’accéder à des formations leur ouvrant la voie à une qualification légale d’enseigner.

Dans cette étude exploratoire, nous avons établi un tout premier état des lieux sur l’emploi des enseignantes et enseignants non légalement qualifiés qui a permis de mettre en évidence les importants vides à combler dans la recherche. Les résultats proposés contribuent à nourrir les réflexions sur cet « angle mort » de la pénurie de personnel enseignant au Québec et sur l’urgence d’assurer l’accès à des données fiables et à jour qui permettront de gérer l’offre et la demande d’enseignantes et d’enseignants avec beaucoup plus d’efficacité et d’agilité.