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INTRODUCTION [1]

À l’automne 2020, un groupe d’élèves ayant fréquenté une école secondaire montréalaise s’est formé pour dénoncer les comportements racistes d’un enseignant et, plus largement, mettre au jour leur expérience du racisme à l’école (Collectif les Béliers solidaires, 2020; Ouellette-Vézina, 2020). Bien que cette initiative ait appelé à reconnaitre le racisme en éducation au Québec et que le gouvernement ait entrepris récemment une réforme des mécanismes de plainte, cette dernière s’accomplit sans s’inscrire dans une perspective de lutte contre le racisme systémique (Lebel, 2022). Alors que ces jeunes expriment leur sentiment d’injustice et d’exclusion, cette mobilisation s’inscrit dans un contexte où « les micro-agressions racistes ne sont pas reconnues comme réelles dans les représentations collectives et, de fait, la parole des personnes agressées ne l’est pas non plus. […] Les personnes discriminées ne sont pas crues lorsqu’elles disent subir le racisme (Hamisultane, 2020, p. 175).

Ainsi, cet article propose, à partir du concept de racisme au quotidien (Essed, 1991), un premier mouvement de mise en visibilité du racisme à partir de données empiriques provenant d’une recherche primaire qui n’a pas été réalisée dans cette visée. La problématique présente cette recherche et comment elle est susceptible de contribuer à l’occultation du racisme, une tendance que nous observons dans la plupart des travaux réalisés au Québec sur l’expérience des jeunes issus de l’immigration ou racisés[2]. Après avoir abordé la contribution d’Essed (1991) pour penser le racisme au quotidien, les choix méthodologiques de l’analyse secondaire réalisée sont exposés. Les résultats mettent en lumière comment les trois forces du racisme au quotidien traversent l’expérience scolaire des élèves et prennent forme dans les relations avec le personnel enseignant, selon diverses configurations. Ainsi, en mobilisant un appareillage théorique reconnaissant l’expérience des personnes racisées, la discussion se penche sur la manière dont la recherche peut rendre saillante l’occultation du racisme, ou encore contribuer à celle-ci.

LE PROJET DE RECHERCHE SUR LE CLIMAT INTERCULTUREL ET L’APPROCHE CULTURALISTE DE LA RECHERCHE QUÉBÉCOISE

Afin d’évaluer l’état du climat interculturel au sein de huit établissements secondaires multiethniques québécois et son effet sur la réussite éducative des élèves issus de l’immigration, un projet de recherche a été réalisé entre 2016 et 2019[3] (Archambault et al., 2019). Cette étude a notamment permis de mettre en lumière les différences de perception du climat interculturel des élèves selon leur statut générationnel et les pratiques des acteurs et des actrices, ainsi que de formuler des recommandations aux milieux scolaires autour de cinq dimensions structurantes, soit : 1) les attitudes du personnel à l’égard des élèves et des familles d’origines diverses et de la diversité en général; 2) la qualité des relations interculturelles entre les élèves et le personnel d’origines diverses; 3) l’engagement en faveur d’une culture d’équité et d’ouverture à la diversité dans les rapports avec les élèves, les familles et la communauté; 4) le statut et la légitimité des cultures et des langues d’origine dans les pratiques en classe et dans les normes et les règlements des établissements; et 5) le soutien à la construction identitaire des jeunes issus de l’immigration (Archambault et al., 2018)[4].

Nous soutenons ici que, par les choix sur lesquels elle repose, notamment par sa focalisation sur les élèves issus de l’immigration, sur les relations interindividuelles et intergroupes, ainsi que sur les pratiques de mise en visibilité de la diversité et d’équité dans l’enceinte scolaire, cette recherche primaire s’insère dans la continuité des travaux de recherche québécois sur l’expérience des élèves issus de l’immigration au Québec. En effet, ces travaux se sont surtout intéressés aux facteurs contribuant à l’intégration ou à la réussite éducative de ces élèves (Bissonnette et al., 2019; Mc Andrew, et al., 2015) en se centrant sur les caractéristiques de leur parcours migratoire ou de leur profil ethnoculturel (Gosselin-Gagné, 2018; Magnan et al., 2019) dans une perspective d’« acculturation » (Thésée et Carr, 2016). Selon Collins et al. (2022), cette approche culturaliste de la recherche québécoise en éducation fait en sorte qu’elle peine à mobiliser les concepts entourant le racisme, pourtant reconnus comme centraux dans d’autres contextes (Ladson-Billings et Tate, 1995). Ce faisant, elle participe à occulter l’expérience des processus inégalitaires, tels que le racisme, structurant l’ensemble des expériences scolaires, incluant celles marquées par des parcours dits « de réussite » (Darchinian, 2018; Thésée et Carr, 2016; Thésée, 2021). Mentionnons tout de même que diverses recherches récentes ont rendu compte des manières dont le racisme peut traverser le système d’éducation québécois en discutant notamment de la pertinence de la théorie antiraciste critique en éducation (Bakali, 2018; Thésée et Carr, 2016), de la centralité du marqueur linguistique dans la racialisation (Darchinian, 2018), des processus de classement scolaire des élèves issus de l’immigration ou racisés considérés à besoins éducatifs particuliers (Collins et Borri-Anadon, 2021; Collins, 2022) ou de la représentation des groupes racisés dans le curriculum (Bakali, 2018; Di Mascio, 2014). Toutefois, comme l’affirment Magnan et al. (2019), qui se sont, quant à elles, penchées sur les perceptions des élèves issus de l’immigration des inégalités au sein de leur expérience scolaire, « l’entrée par l’action de l’école, centrée sur les inégalités de traitement, a été peu étudiée » (p. 97).

À la lumière de ces constats, nous cherchons ici à interroger l’approche dominante de la recherche au Québec qui tend à sous-estimer le racisme. Cet article poursuit donc l’objectif de rendre visible l’expérience du racisme des élèves et la façon dont elle traverse les propos d’enseignantes et d’enseignants à partir des données de la recherche primaire et en empruntant d’autres outils théoriques que ceux habituellement privilégiés dans la recherche québécoise. En effet, dans le contexte québécois où le caractère systémique du racisme peine à trouver une reconnaissance politique et une résonance institutionnelle (Eid, 2018; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2021), il nous apparait important d’aborder le racisme au-delà de la perspective interindividuelle couramment mobilisée (Potvin et al., 2006).

Le racisme au quotidien

Afin de définir le racisme, une perspective psychosociale ou microsociologique teinte la plupart des écrits (de Rudder et al., 2000), dont ceux proposant les concepts de microagressions dans les travaux scientifiques anglophones ou de racisme ordinaire dans les études francophones (Hamisultane, 2020), évacuant ses dimensions structurelles et sociohistoriques. De plus, le racisme se dissimule derrière des discours universalistes centrés sur les droits individuels dans ce qui est désormais appelé un racisme color-blind (Bonilla-Silva, 2017). Ces deux perspectives font en sorte que l’on pense aujourd’hui le racisme comme subtil, en contraste avec un racisme manifeste du passé. Le « racisme au quotidien[5] » de Philomena Essed (1991) apparait ainsi pertinent parce qu’il permet de rompre de manière claire avec l’approche culturaliste de la recherche québécoise en reconnaissant à la fois les dimensions microsociologique et macrosociologique du racisme.  

Dans son livre Understanding Everyday Racism: An Interdisciplinary Theory, l’auteure propose une théorisation du racisme à partir de l’expérience des femmes noires aux États-Unis et d’immigrantes surinamiennes aux Pays-Bas. Cette approche permet de s’interroger sur les recherches qui « dévoilent » le racisme selon un regard dominant, qualifié de whitecentered. Pour Essed le racisme peut se définir comme une idéologie, une structure et un processus par lesquels certains groupes se voient attribuer la marque de la différence raciale ou ethnique, à cause de caractéristiques biologiques ou culturelles, réelles ou imputées. (Essed, 1996, p. 84-85)

Ainsi, la race, en tant que construction idéologique de la différence, s’exprime structurellement dans la distribution inégalitaire « des ressources matérielles ou non-matérielles [sic] » (Essed, 1996, p. 85). En outre, le racisme au quotidien constitue un processus dans la mesure où il ne peut pas exister à l’extérieur des « pratiques quotidiennes » à travers lesquelles il se construit, en opposition aux pratiques accidentelles, exceptionnelles et hors de l’ordinaire. Par conséquent, le racisme au quotidien « implique des pratiques racistes qui imprègnent la vie quotidienne et deviennent partie intégrante de ce qui est considéré comme “ normal ” par le groupe dominant » (Essed, 1991, p. 288[6]). Pour Bourabain et Verhaeghe (2021), qui ont effectué une recension des usages du racisme au quotidien dans la littérature scientifique anglophone, « Essed cherche plutôt à expliquer pourquoi la réalisation de certaines actions et interactions sont racistes au lieu d’expliquer pourquoi un individu est raciste[7] » (p. 230). Le racisme en tant que processus constitue donc un rapport social duquel les personnes du groupe dominant ne peuvent s’abstraire (James, 2007); il ne les définit pas en tant que personne raciste, mais configure les relations qu’elles établissent en tant que membres de ce groupe.

Dans ce sens, Essed avance que le racisme au quotidien se met en oeuvre à travers trois « forces », selon les mots de l’autrice (Essed, 1991, p. 50) : la gestion idéologique de la différence raciale ou culturelle construisant l’iniquité raciale ou culturelle (problématisation), la création de structures ou l’adoption de pratiques d’iniquité raciale ou culturelle (marginalisation), le jeu de forces visant à les maintenir, par le biais de pratiques de socialisation et de communication visant à justifier l’iniquité (containment[8]). Selon notre compréhension, ces forces agissent comme des phénomènes physiques qui accélèrent un objet (ici le racisme), ou encore le dé/reforment selon diverses configurations. Dans ce sens, le racisme au quotidien prend toute sa pertinence parce qu’il permet à la fois de reconnaitre comme légitime la connaissance du racisme des personnes qui en font l’expérience et de penser leurs interactions avec le groupe dominant en tant que « vecteurs », pour poursuivre la métaphore physique, de ces forces. Cette approche théorique nous permet de reconnaitre comment le racisme traverse nos propres histoires personnelles et collectives, mais surtout comment ces dernières participent à le perpétuer en le niant. Nous souhaitons mettre de l’avant, d’une part, nos expériences diverses, en tant que membres du groupe dominant ou non, ayant à reconnaitre et à faire face aux jeux de forces du racisme au quotidien sur nous-mêmes ou des êtres chers. D’autre part, nous reconnaissons que nos positionnements sont toujours en train de se faire et sont souvent l’objet de questionnements de notre part et d’autrui. En tant que personnes impliquées en recherche sur la prise en compte de la diversité en éducation et en formation des membres du personnel scolaire, nous cherchons à voir comment prendre la responsabilité d’interroger les dynamiques systémiques à l’oeuvre dans le système scolaire, d’autant plus que nos positions professionnelles nous permettent de le faire de l’intérieur, en jouissant de divers privilèges.

UNE ANALYSE SECONDAIRE DE DONNÉES QUALITATIVES

La présente contribution repose sur une analyse secondaire de données qualitatives au sens d’Heaton (2004; 2008), soit une réutilisation de données qualitatives primaires. Plus précisément, il s’agit ici d’une analyse supplémentaire dans la mesure où l’objectif est d’étudier plus en profondeur une question émergeant de la recherche primaire sur le climat interculturel. En effet, alors que cette recherche ne portait pas d’emblée sur le racisme au quotidien, les considérations abordées dans la problématique nous amènent à nous interroger sur la manière dont l’expérience du racisme est vécue par les élèves et la contribution du personnel enseignant à cette dernière.

La recherche primaire

Le volet qualitatif de la recherche primaire (Archambault, et al., 2019) a été réalisé à partir d’entretiens individuels et de groupe avec l’ensemble des actrices et des acteurs de la communauté éducative de 8 établissements secondaires situés dans 4 régions administratives québécoises, soit Montréal (3), Laval (2), Capitale-Nationale (2) et Mauricie (1)[9]. Le recrutement des participantes et participants aux entretiens a été réalisé avec la collaboration de la direction des établissements et sur un mode volontaire. Dans le cas des élèves et du personnel enseignant, des entretiens de groupe ont été privilégiés afin de faire émerger les points de vue communs et contrastés, mais cinq entretiens, dont deux auprès d’élèves et trois auprès d’enseignants ou enseignantes ont été réalisés individuellement à la demande des participantes et des participants. Mentionnons en outre que le volet qualitatif de la recherche primaire n’a pas colligé de manière systématique d’informations sur les appartenances autodéclarées des personnes participantes.

L’analyse secondaire

Afin de documenter l’expérience du racisme dans les interactions, nous avons constitué un sous-corpus des données de la recherche primaire recueillies auprès des élèves et du personnel enseignant, en tant que personne entretenant des relations de proximité et de façon journalière avec les élèves. Ainsi, nous avons procédé à une nouvelle analyse par questionnement analytique (Paillé et Mucchielli, 2021) des entretiens réalisés auprès des élèves (21 entretiens auprès de 1 à 8 élèves pour un total de 80 personnes rencontrées) et du personnel enseignant (28 entretiens auprès de 1 à 5 personnes pour un total de 77 personnes rencontrées). Ce sous-corpus a ainsi été recodé et réanalysé afin de répondre à la question suivante : comment le racisme au quotidien et les forces qui le constituent éclairent l’expérience scolaire des élèves? La stratégie d’analyse a consisté à répondre à cette question, en nous intéressant d’abord à la perspective de chacun des groupes pour ensuite procéder à leur croisement, ce qui a permis de dégager les jeux de forces du racisme au quotidien à l’oeuvre dans l’expérience des élèves, objet de la prochaine section.

LES JEUX DE FORCES DU RACISME AU QUOTIDIEN À L’OeUVRE DANS L’EXPÉRIENCE DES ÉLÈVES ISSUS DE L’IMMIGRATION

Afin de présenter les résultats de notre analyse, nous abordons tour à tour les forces du racisme au quotidien pour en illustrer la présence et l’articulation. Une précision s’impose ici : bien que les trois forces soient constamment en interaction, les extraits présentés cherchent à rendre saillante chacune d’elles, pour ensuite préciser la manière dont les deux autres interviennent.

Problématisation : une injonction à l’assimilation

L’analyse des propos des élèves révèle que les interactions au sein de l’école sont structurées par ce qui nous apparait relever d’une problématisation de la différence, autour notamment de l’usage du français. Par exemple, les extraits suivants proviennent d’élèves qui dénoncent la centration sur la langue française et sa hiérarchisation face aux autres langues en tant que principes qui organisent les interactions au sein de l’école :

Élève 2 : Parfois dans les corridors, je parle en arabe avec mon amie, et certains profs viennent me voir et me disent : « Parle en français! » […] Si je veux parler dans ma langue avec mon amie, je peux! (École A)

Élève 4 : J’ai un de mes amis qui, en classe, est obligé de répondre en français… (École G)

Élève 5 : Je ne connais pas beaucoup de professeurs qui tolèrent d’autres langues dans leur classe. Aucun même. (École D)

Ainsi, que ce soit en classe ou dans les corridors, l’injonction à parler français semble contribuer à problématiser, c’est-à-dire à construire les personnes qui utilisent une autre langue, comme extérieures au groupe dominant. Par extension, les autres langues sont considérées comme des obstacles à l’« intégration » au groupe dominant, défini ici – par extension – comme parlant seulement le français. L’expérience des élèves contraste avec le point de vue du personnel enseignant.

En effet, l’expérience des élèves montre qu’elles et ils souhaitent participer à la vie scolaire en mettant de l’avant leurs ressources linguistiques et culturelles, mais que ces dernières semblent être perçues comme des obstacles à leur intégration par le personnel. À cet égard, un enseignant mentionne :

Enseignant 5 : Mes attentes, c’est qu’ils s’intègrent. J’ai des attentes différentes aux autres qui sont intégrés. Lui, je veux qu’il s’intègre le plus rapidement possible à mon cours et à la société. Ce qui me dérange, c’est quand ils ne le font pas puis qu’au contraire, ils veulent transformer ma classe, la société, en vertu de leurs règles à eux. (École F)

Cet extrait semble traduire une conception assimilationniste qui contribue à maintenir la différence entre « intégrés » et « non-intégrés », notamment autour de la différence linguistique – comme le témoignent les élèves. Le croisement des expériences des élèves et des points de vue du personnel enseignant permet de rendre visible la marginalisation à travers les pratiques visant activement à limiter les manifestations identitaires des élèves, considérées en concurrence avec l’objectif d’« intégration ». En outre, par cette mise de l’avant d’une conception volontariste de l’intégration, il est possible de déceler la participation de la force de containment qui contribue à la non-considération des rapports de pouvoir qui la sous-tend.

Marginalisation : entre expérience directe du racisme et indifférence

Les entretiens auprès des élèves font état de l’expérience d’un traitement inégal de la part du personnel scolaire vis-à-vis des élèves, que l’on peut ici qualifier de « racisés » :

Élève 1 : En tant que musulman, je n’ai jamais vécu un truc vraiment raciste, style : « Tu es terroriste. » Personne ne m’a jamais dit ça de façon sérieuse, en face à face. Mais, je crois que s’ils ne le disent pas, c’est qu’ils ont peur de la réaction des autres. Parce qu’ils savent qu’être raciste ce n’est pas bien aujourd’hui, mais ils ne le disent pas en face. Mais il y a des actions répétées et répétées qui montrent que tu es un Arabe et [que] tu dois rester à ta place. Et ça, ces trucs-là… Les autres ne le voient pas, mais toi, tu le vois.
Chercheuse : Tu veux dire quoi par « actions répétées »?
Élève 1 : Ils ne tiennent pas la porte sur toi quand tu passes. Tout le monde tient la porte, mais toi, ils ne la tiennent pas, comme par hasard. Ils font exprès d’écorcher ton nom… (École A)

Élève 7 : Il y a des enseignants. Je dis « des » ça peut être un, ça peut être plusieurs. Selon l’élève, selon sa nationalité […], ce qu’il a l’air, [l’enseignant] va le juger, je dirais même l’insulter dans certains cas ou […] se sentir supérieur. Ce n’est pas tous les enseignants, je précise, c’est vraiment une minorité. […]
Élève 8 : Je pense que l’enseignant prend ça plus en blague. Mais il y a des enseignants, leurs yeux parlent beaucoup, ils parlent vraiment beaucoup là.
Chercheuse : Qu’est-ce que tu veux dire? C’est subtil?
Élève 8 : Les regards par rapport aux autres élèves. Mettons une rencontre de parents. Ils voient une famille arriver et les yeux là… [rires].
Chercheuse : Et la famille c’est quoi? Il y avait des signes de leur religion?
Élève 8 : Ça peut être un voile, ça peut être, je ne sais pas, la couleur de peau. (École B)

Élève 6 : Mon amie l’année passée, elle n’est plus là, elle est musulmane puis elle avait le voile puis [un enseignant] ne l’acceptait pas […].
Il te parle et te dit : « Ouais, toi je t’aime bien, tu ne portes pas le voile […]. » Tu sais, ce genre de commentaire là, cela n’a l’air de rien, mais cela fait mal. (École F)

Ces témoignages rendent visible la force de marginalisation, c’est-à-dire les différentes barrières rencontrées par les élèves racisés pour participer de la même manière que les autres à la vie quotidienne de l’école. Ils montrent aussi que cette marginalisation s’opère dans la vie de tous les jours, c’est-à-dire à travers leurs interactions avec les personnes enseignantes qui revêtent un caractère banal, telles que tenir la porte, regarder les élèves, leur adresser la parole, ou prononcer leur nom.

Cette marginalisation se donne également à voir dans les propos de certains membres du personnel enseignant qui, en adoptant une posture d’égalité formelle aveugle aux différences, font preuve d’un détachement cognitif, voire d’une indifférence face à l’expérience directe du racisme vécue par certains élèves :

Enseignant 7 : Mon approche à moi, c’est de les traiter tous de la même façon. Donc, c’est clair que je ne vais pas commencer à le « caresser dans le sens du poil » parce qu’il est immigrant, au contraire. Il faut que je lui apprenne à s’intégrer, à savoir ce que j’attends de lui, au même titre que les autres. Ça fait partie de mon approche, clairement, mais en même temps, je reste très à l’affut, très attentive. Je dis souvent à mes élèves : « Je suis une maman avant tout. » (École A)

Enseignant 6 : Moi, quand je rentre dans ma classe, j’ai des élèves et c’est tout! Je ne m’enfarge pas dans les particularités. […] Que ce soit religieux ou culturel, peu importe, je ne m’embarquerai pas dans des affaires… Tu sais, ce que tu fais à maison, c’est correct, mais quand tu viens dans ma classe… Je pense qu’à l’école, le modèle idéal, c’est ça. (École G)

La marginalisation entretient des liens étroits avec les deux autres forces. La problématisation, ici davantage centrée sur les différences religieuses, agit comme une base à la marginalisation « où l’altérisation se perpétue » (Essed, 1991, p. 112). En outre, sa nature répétitive se couple ici à une banalisation qui fait en sorte qu’il devient difficile pour les élèves concernés d’agir, renvoyant du même coup au containment.

Containment : dédramatisation et neutralisation

Telle qu’elle a été abordée dans la section théorique, cette force du racisme est surtout visible à travers les données du personnel scolaire qui, par sa position d’autorité, contribue à attribuer au racisme une certaine normalité. Face aux dénonciations du racisme par les élèves, le personnel enseignant semble adopter une posture de dédramatisation :

Chercheuse : Est-ce que vous avez vécu ce genre d’accusation [de racisme] déjà?
Enseignant 3 : Ben, oui.
Chercheuse : Ah, oui…
Enseignant 3 : À plusieurs reprises, en classe…
Chercheuse : On vous a accusé d’être raciste et comment vous gérez cela?
Enseignant 3 : Avec beaucoup d’humour, parce que rendu là, ça ne sert rien de… Sauf dans des moments particulièrement ciblés. L’attaque était vraiment frontale dans un contexte qui n’était pas propice à la discussion. Là, à ce moment-là, on règle cela avec la direction, mais sinon je joue beaucoup avec l’humour pour désamorcer […]. C’est ça, souvent dans ce temps-là, j’en profite, puis à un moment donné dans l’année scolaire, je niaise certains élèves sur leur origine ethnique, mais je niaise aussi un ou deux Québécois sur leur origine ethnique. C’est ce qui fait rire le plus les autres et puis en tout cas, on apprend aussi à dédramatiser. (École B)

Pour Essed (1991), le contrôle de la résistance ne se présente pas toujours de manière directe et peut prendre des formes indirectes où l’opposition est découragée. L’usage répétitif de ces « blagues » devient une stratégie de gestion des accusations de racisme. En plus de la dédramatisation du racisme, il impose aux élèves qui en sont l’objet une réaction qui doit être perçue comme mesurée, ce qui contrôle, voire limite, leur possibilité de résistance :
Élève 3 : Il m’a dit : « Attention, ne bombarde pas! » Un enseignant! Il te dit ça pour que tout le monde rie de toi. C’est une humiliation double! Donc dans ces moments, tu ne peux pas encore plus t’énerver, donc tu fais comme si tu le prenais à la légère. (École A)

Dans ce sens, la force de containment est également perceptible par une neutralisation des accusations de racisme exprimées par les élèves. En effet, ces derniers sont perçus par leur enseignant comme n’en ayant pas une compréhension juste, trop réactifs ou mobilisant le racisme à la légère :

Enseignant 1 : […] Ce sont des termes qu’ils emploient, mais ils ne connaissent pas leur réelle signification. Et souvent ils vont les utiliser hors contexte. Est-ce que tu veux plutôt parler d’injustice ou plutôt de discrimination?
[…]
Enseignante 2 : Ça peut être aussi une excuse facile de l’élève.
[…]
Enseignant 1 : Donne-moi des arguments en faveur de ce que tu prétends. […] Le fait de ne pas t’aimer cela veut dire que je suis raciste? […] Ils ne sont pas capables de donner des arguments lorsqu’ils lancent des mots comme ça en l’air. C’est plus parce qu’ils sont en colère. C’est difficile comme toute personne quand elle est en colère, elle a tendance à dire un peu n’importe quoi. (École B)

Enseignant 4 : Quand ils nous accusent, je n’ai pas l’impression qu’ils nous accusent vraiment. Ils me disent ça parce qu’ils sont latinos, ils me disent ça comme si je n’aimais pas les latinos… Je suis comme, bien oui, c’est ça. […] Je passe au suivant. C’est comme de même, ils lancent ça comme ça. Mais le lien, la façon dont on entre en relation avec les élèves, moi elle est pareille peu importe ils viennent d’où. […] Je veux dire que les mêmes règles vont s’appliquer à tout le monde quand même, peu importe ils viennent d’où. (École B)

Par la dédramatisation et la neutralisation, le containment ici mis en lumière contribue à la légitimation du racisme et de ses diverses forces. En effet, il contribue à légitimer la problématisation, par laquelle la définition de la situation des élèves racisés est effacée et les contours du groupe dominant, ne portant pas le voile, parlant français, et « québécois », réaffirmés, à partir du whitecentrism. Il contribue aussi au déni de la marginalisation pourtant prégnante dans les propos des élèves. Cette minimisation du racisme renforce du même coup un racisme color-blind (Bonilla-Silva, 2017).

DES CONFIGURATIONS DU RACISME AU QUOTIDIEN À L’ÉCOLE QUÉBÉCOISE

Les résultats permettent de voir que l’expérience du racisme documentée chez les élèves et reflétée dans les propos du personnel enseignant de notre corpus est traversée par trois configurations : l’injonction à l’assimilation; l’expérience directe du racisme et l’indifférence du personnel enseignant à son égard; et la dédramatisation et la neutralisation. Ces configurations se construisent à partir des jeux des forces de problématisation, de marginalisation et de containment telles qu’elles sont conceptualisées par Essed (1991). Même si Essed a documenté ces éléments dans des contextes différents de celui du Québec, notre analyse tend à montrer que ces mêmes trois forces sont éclairantes pour comprendre l’expérience des élèves issus de l’immigration à l’école québécoise puisqu’elles rendent visibles ces configurations du racisme, occultées par la recherche primaire.

L’injonction à l’assimilation vise à « [contrôler] le processus d’intégration »[10] (Essed, 1991, p. 26) à travers la problématisation de la situation et des groupes en présence. Le discours d’intégration que mobilisent quelques membres du personnel enseignant « désigne le groupe majoritaire comme groupe de référence » (Charette et Borri-Anadon, 2022, p. 74) et construit les élèves, ici locuteurs d’autres langues que le français, comme porteurs de « la marque de la différence raciale ou ethnique » (Essed, 1996, p. 84-85). Alors que la centralité manifeste de la question linguistique dans nos données fait écho à la définition du Québécois francophone ancré dans un « paradigme ethnicisant et assimilationniste » (Corbeil, 2021, p. 200), l’injonction à parler exclusivement en français devient essentielle pour maintenir cette définition.

Une seconde configuration du racisme se traduit d’un côté par une expérience directe et répétée du racisme par les élèves, à partir de situations routinières, et de l’autre, par une indifférence du personnel à cet égard. La parole des élèves rend visible l’expérience du racisme alors que leurs interactions avec les enseignants la camouflent à partir d’un aveuglement aux couleurs. Comme l’affirme Essed (1991), « le racisme quotidien n’existe pas en tant qu’évènement isolé, mais en tant que combinaison de pratiques cumulatives[11] » (p. 288) : ce sont les interactions répétées, tant dans les actions envers les élèves que dans l’attitude de détachement du personnel, qui témoignent de la pénétration du racisme dans la vie quotidienne.

La configuration de la dédramatisation et de la neutralisation du racisme illustre que le racisme au quotidien nécessite, pour se perpétuer, des stratégies visant à remettre en question son existence. Ces résultats vont dans le même sens que plusieurs écrits qui mettent en lumière que, dans différents contextes nationaux, la parole des personnes qui vivent et dénoncent le racisme à l’école ou ailleurs est constamment remise en question sous prétexte d’émotivité, de sensibilité excessive ou d’un manque de compréhension du concept même de racisme (Ahmed, 2007; Essed, 1991; Hagerman, 2018).

Enfin, un regard transversal sur ces configurations du racisme au quotidien illustre bien comment les trois forces du racisme au quotidien, la marginalisation, la problématisation et le containment opèrent de façon imbriquée. Dans ce sens, le racisme au quotidien se déploie par le recours à la marque raciale pour désigner quels sont les élèves intégrés ou non, par des actes routiniers qui rendent effectives ces distinctions et par la négation de leurs effets sur l’expérience des élèves.

CONCLUSION

Cet exercice nous a permis de rendre visibles des données qui ne l’étaient pas dans la recherche primaire. En tant que personnes y ayant contribué de près, cette dernière a constitué un terrain fécond pour nous interroger sur nos angles morts et ainsi éclairer comment la recherche en éducation, plus largement, est susceptible de contribuer au déni, voire au camouflage, du racisme. D’une part, en se centrant principalement sur les forces de problématisation et de marginalisation sans reconnaitre le containment, la recherche est susceptible de participer à une simplification du racisme sans en reconnaitre toute la complexité et sa nature systémique. D’autre part, en faisant le choix de se centrer sur les personnes faisant l’expérience du racisme uniquement à travers celles s’autodéclarant comme telles, la recherche peut renforcer une vision du racisme comme n’impliquant que ces dernières, sans s’interroger sur la part de leurs interactions avec le groupe dominant. Ainsi, l’absence de données d’autodéclaration des personnes participantes, qui semblait au départ une limite de l’étude primaire, s’est avérée l’être moins qu’anticipé dans le sens où notre démarche a permis de documenter le racisme en tant que rapport social en évitant de reposer uniquement sur la sollicitation de personnes invitées à se définir comme racisées. Comme le propose Essed (1991), le racisme au quotidien permet ainsi de dépasser une perspective individuelle et microsociologique de l’expérience du racisme pour en éclairer les contours macrosociologiques. Ces considérations méritent plus d’attention de la part des chercheuses et chercheurs, car leur absence à la fois dans l’élaboration, la réalisation et la diffusion des projets de recherche est susceptible de contribuer à ce camouflage en renforçant ce que « les autres ne […] voient pas, mais [que] toi tu […] vois », comme l’exprimait un élève participant.