Article body

INTRODUCTION ET PROBLÉMATIQUE

Dans leur parcours de formation en enseignement, les stagiaires en situation de handicap (SSH[1]) ont, comme les autres stagiaires, l’occasion de vivre des stages et de développer leurs compétences en bénéficiant d’une supervision. Alors qu’il est courant d’observer des aménagements pour les cours et les examens, les HEP organisent peu d’aménagements pour les stages (Philion et al., 2016; Vagneux et Girard, 2014; Dufour et al., 2019). Ces stagiaires se plaignent pourtant de difficultés en stage en raison de leur handicap, notamment lors de la période de préparation du stage, éprouvent des difficultés à divulguer leur situation, à communiquer leurs besoins et à se sentir en confiance avec les personnes qui les accompagnent (Dufour et al., 2019). Il est fréquent d’observer des phénomènes de découragement, d’échecs (Bergeron-Leclerc et Simard, 2019) voire d’abandons en fin de parcours d’étude (Monfette, 2021).

Au Québec, certaines inquiétudes de la part des personnes superviseures, notamment en ce qui concerne l’évaluation, l’équité et l’éthique sont relevées (Philion et al., 2019). Elles témoignent d’un sentiment d’incompétence face à ces stagiaires aux besoins spécifiques et rencontrent des difficultés à les accompagner (Philion et al., 2019). Le besoin de formation, d’outils et d’accompagnement par des spécialistes sur ces questions est identifié (Lebel et al., 2016). Les réticences constatées auprès des personnes superviseures, comme les maîtres de stage, pourraient freiner l’apprentissage et la réussite de ces stagiaires et expliqueraient en partie leurs craintes de révéler leur situation de handicap (Dufour et al., 2019). Comme il n’existe pas encore de telles études empiriques en Belgique, la présente étude s’inscrit dans la continuité des résultats obtenus par les chercheurs au Québec, dans la thématique de l’accompagnement offert par les Hautes Écoles Pédagogiques (HEP[2]) aux SSH. À travers une approche compréhensive, nous nous intéressons aux croyances initiales des personnes superviseures par rapport aux stagiaires avec des troubles d’apprentissages (STA[3]) et/ou des troubles déficitaires de l’attention avec ou sans hyperactivité (STDA/H[4]), aux aménagements proposés et à leur accompagnement lors d’un stage. Nous verrons si la formation qui leur est proposée renforce leur compréhension et affine leurs interventions.

CADRE CONCEPTUEL

Vivre un stage en enseignement nécessite de mettre en lien les savoirs mobilisés dans les cours et les savoirs pratiques rencontrés sur le terrain avec les professionnels (Caron et Portelance, 2017; Maes et al., 2021). Pour les stagiaires, la situation de stage est l’occasion d’expérimenter la réalité du métier et d’y poser un regard réflexif (Pentecouteau, 2012). Pour que cette articulation théorie-pratique puisse se développer, un partenariat solide entre stagiaire, maître de stage et personne superviseure de stage est nécessaire (Caron et Portelance, 2017).

En formation initiale en enseignement en Belgique francophone, la supervision est assurée par des formateurs et formatrices de HEP, psychopédagogues ou spécialistes en didactique, qui ont à accompagner plusieurs stagiaires, sans y être formés, ce qui rend la tâche plus compliquée (Colognesi et al., 2018). Pourtant, il y a une nécessité pour les personnes qui accompagnent des stagiaires de se former, de définir les rôles et les responsabilités de chacun afin de moduler leurs postures, dans un cadre à la fois bienveillant et exigeant. Il s’agit à ce titre d’un métier à part entière qui se transforme et se professionnalise (Leroux, 2019). Ils agissent auprès des stagiaires, à la fois aux niveaux relationnel, pédagogique et institutionnel (Colognesi et al., 2018). 

Au niveau relationnel, les personnes superviseures installent une relation positive et bienveillante, et elles modulent leur posture d’accompagnement en fonction des besoins (Colognesi et al., 2018). Parallèlement, au niveau pédagogique, elles prennent des indices pour comprendre les situations et établir une forme de diagnostic, proposent des rétroactions adaptées à la singularité des stagiaires et les amènent à tisser des liens entre la théorie et le terrain (Maes et al., 2023). En parallèle, elles les soutiennent au niveau de l’analyse réflexive de leurs pratiques (Colognesi et al., 2018). La réflexivité permet d’établir des liens entre savoirs théoriques et savoirs issus de l’expérience (Buysse et Vanhulle, 2009). Au niveau institutionnel, les personnes superviseures jouent un rôle d’interface entre les stagiaires et les maîtres de stage, assurent une sorte de médiation dans la triade, et, de ce fait, sont aussi en interaction et à l’écoute des maîtres de stage (Colognesi et al., 2018).

Par ailleurs, la pratique enseignante est influencée par leurs croyances et leurs connaissances (Vause, 2009). Dans le cadre de l’accompagnement des stages, celles-ci ont un effet sur la manière dont l’accompagnateur ou l’accompagnatrice se positionne par rapport au stagiaire et, par conséquent, sur les comportements adoptés à son égard, mais elles vont aussi être influencées par l’expérience d’accompagnement (Pellegrini, 2010; Vivegnis, 2019). Des transformations s’opèrent au fur et à mesure de la carrière grâce aux apprentissages, aux expériences et aux réflexions (Mukamurera, 2014). Ainsi, le développement professionnel se définit comme un « processus de changement et de transformation qui mène peu à peu les enseignants à améliorer leur pratique » (Pellerin et al., 2020, p. 198). Dans une perspective de développement du savoir professionnel, Malo (2011), qui s’inscrit dans une perspective interactionniste stratégique, mentionne l’existence d’un répertoire de schèmes permettant de comprendre et de se comporter face à une situation. Ce répertoire est nourri d’expériences vécues, et permet d’analyser et d’interpréter de nouvelles situations problématiques. Il est susceptible de se transformer au niveau des schèmes d’action et de compréhension lorsque la personne est confrontée à un échec ou une impasse, et que le répertoire habituel n’apporte pas de solutions.

Les difficultés se font d’autant plus ressentir lorsque les stagiaires ont des besoins particuliers. Proposer une supervision de qualité pour les SSH nécessite non seulement une expertise au niveau de la supervision, mais aussi une réelle connaissance des besoins des SSH (Dufour et al., 2019). Or, le malaise réside dans la méconnaissance des besoins spécifiques de ceux-ci et le manque de formation à ce sujet (Philion et al., 2016). Même si un contact régulier avec les SSH favorise une meilleure acceptation des mesures, ce n’est pas pour autant que les formateurs et formatrices se sentent à l’aise et compétents pour répondre à leurs besoins (Cook et al., 2009, dans Philion et al., 2019).

Philion et Bourassa (2023) se sont penchées sur la supervision des SSH et évoquent l’importance d’adopter une posture « coconstructive », dans laquelle la responsabilité est partagée avec les stagiaires et un lien de confiance est établi pour garantir une distance ajustée en actes et en parole. Le cadre qu’elles proposent tient compte des besoins des stagiaires sans négliger les exigences du stage. Les compétences à apprendre lors du stage et les mesures à mettre en place sont réfléchies en concertation et évaluées régulièrement avec les stagiaires. Nous pensons qu’une meilleure compréhension des troubles et des besoins des SSH, soutenue par des temps de formation et de concertation, pourrait permettre aux personnes qui supervisent de se sentir plus à l’aise avec les SSH et d’adapter leurs pratiques d’accompagnement.

CADRE MÉTHODOLOGIQUE 

Type de recherche

La recherche est exploratoire et menée auprès des superviseurs et superviseures, avec une visée descriptive dans un premier temps, par le biais d’un questionnaire, et une visée compréhensive (Van der Maren, 1996) de manière complémentaire, par le biais d’un focus group. Il s’agit de comprendre et d’analyser les connaissances et les croyances des personnes superviseures à l’égard des STDA/H, des aménagements en stage et de la supervision. Nous souhaitons également repérer leur évolution potentielle à la suite d’un accompagnement offert par le service inclusif (SEI) et de la supervision de STDA/H lors de leur premier stage de l’année.

Modalités de collecte des données

Avant le démarrage des supervisions de stage, en octobre 2022, un questionnaire a été envoyé via Forms à toutes les personnes superviseures des stagiaires en formation en enseignement en préscolaire ou en primaire d’une HEP. Au moyen de ce questionnaire, nous souhaitions identifier, par des questions fermées, les croyances des personnes accompagnatrices de la supervision des SSH (expertise, confort et difficultés), leurs connaissances à propos des troubles des SSH et leur expérience de supervision. Par le biais de cinq questions ouvertes, nous les avons interrogées sur les forces et difficultés des SSH, leurs propres expériences de supervision, les aménagements déjà mis en place, les difficultés rencontrées et les relations établies avec les maîtres de stage.

Ensuite, nous avons proposé un focus group avant le premier stage à quatre personnes superviseures qui accompagnaient des SSH et qui ont donné leur accord pour participer à une formation et réfléchir aux aménagements et aux modalités d’accompagnement des SSH. Ensuite, un dispositif d’accompagnement en trois étapes, détaillées dans le tableau 1, leur a été proposé par le SEI, ceci afin d’accroître les connaissances par rapport aux STA et STDA/H. Nous avons enfin proposé un second focus group après l’évaluation du stage.

Une des participantes aux deux focus groups étant indisponible en présentiel, chaque focus group s’est déroulé en présentiel et en simultané sur TEAMS durant une heure. Les données ont été recueillies via un enregistrement TEAMS, transcrites et codées selon des catégories émergentes (Paillé et Mucchielli, 2012). Après recueil et catégorisation des données, nous avons analysé les convergences et divergences dans les propos.

Échantillon

Dans le questionnaire, nous avons ciblé l’ensemble des personnes superviseures en préscolaire et primaire du département pédagogique de la HEP. Vingt-huit personnes sur les quarante-quatre sollicitées (64 %) ont répondu au questionnaire en ligne. Le Tableau 2 indique leur fonction et la section des stagiaires en supervision. Parmi les vingt-huit personnes superviseures, quatre ont participé aux deux focus groups. Ces personnes ont supervisé au moins une ou un SSH dans l’année en cours et ont été volontaires pour participer à notre recherche. Leur profil est détaillé dans le Tableau 3. Nous avons tenu compte de leur volonté de participer à cette étude, de leur expérience et de leur formation par rapport à l’accompagnement des pratiques professionnelles, ainsi que de la section et de l’année dans laquelle elles supervisent.

PRÉSENTATION DES RÉSULTATS

Au niveau des résultats, nous présentons tout d’abord, à partir des réponses du questionnaire, ce que les personnes superviseures évoquent avant le stage sur la supervision, sur les SSH et sur leur accompagnement. Ensuite, nous nous penchons sur les propos recueillis lors du premier focus group, effectué avant le stage et, enfin, nous mettons en avant les éventuels changements à la suite de l’accompagnement reçu par le SEI et l’expérience d’accompagnement du premier stage.

Résultats recueillis avant le stage via le questionnaire

Afin de dresser un portrait global des personnes superviseures de cette HEP, nous avons repris en détail, en annexe 1, les données sur leur expertise de supervision, leurs connaissances et leur expérience avec des SSH. Elles disent se sentir à l’aise par rapport à la supervision et témoignent de vertus humanistes pour encadrer les stagiaires comme l’empathie, l’écoute et la disponibilité (Paul, 2020; Seligman et Peterson, 2006). Les personnes superviseures estiment être expérimentées en accompagnement des pratiques. Le manque de temps à consacrer à la supervision est assez fortement ressenti. Ce qui ressort par rapport aux SSH, c’est qu’elles sont peu familiarisées aux troubles d’apprentissages et ont peu de pistes pour les accompagner et pour aménager leurs stages.

Résultats recueillis avant le stage via le focus group

Rappelons que les personnes interrogées supervisent depuis plus de deux ans et sont familiarisées à la problématique, qu’elle soit aux niveaux personnel ou professionnel.

- Par rapport aux SSH

Les SSH sont mieux à même de détecter, de comprendre et d’accompagner les élèves en difficulté, ce qui rejoint les avis émis dans le questionnaire : « Ils ont plus de sensibilité aux difficultés rencontrées par les enfants qu’ils ont en charge. » (PS3) La notion d’effort et de persévérance se dégage aussi.

Une personne participante souligne la question de l’habitude de travail, la connaissance de soi et de son mode de fonctionnement pour pallier les difficultés : « Ils ont conscience du problème et il y a une sorte d’habitude qui s’était déjà formée avant. Il y a quelque chose qui est de l’ordre de l’habitude de fonctionner pour compenser ce problème. » (PS2) Les facilités à l’oral pour compenser l’écrit sont par ailleurs évoquées par une personne superviseure.

Au niveau des défis, les personnes superviseures soulignent, comme dans le questionnaire, la difficulté à gérer la charge de travail : « Elle faisait des nuits, des vacances, je crois qu’elle n’a pas dormi pendant quinze jours ou trois semaines, ça a été à la limite de l’ingérable. » (PS2) L’organisation (gestion du temps, planning, structure) est pointée notamment par rapport à la lenteur, au besoin de faire des pauses et à la nécessité d’anticiper des stratégies pour qu’il n’y ait pas de conséquences négatives de leur trouble sur les élèves.

- Les aménagements et l’accompagnement

Les personnes ayant participé au focus group rejoignent les réponses du questionnaire concernant les aménagements et l’accompagnement. Il est suggéré de laisser plus de liberté au niveau du format des préparations, comme de permettre l’usage de cartes mentales. La possibilité d’exploiter des correcteurs orthographiques et d’anticiper l’écriture au tableau est aussi proposée ainsi que l’usage des outils technologiques.

La confiance mutuelle est pointée comme essentielle par le groupe pour accompagner ces stagiaires. L’une des personnes superviseures, formée à l’accompagnement (PR2), fait référence à la définition de Paul (2016, 2020) sur l’accompagnement pour justifier qu’il s’agit du même travail quel que soit le profil des stagiaires alors que d’autres soulignent la complexité de l’accompagnement et son caractère chronophage. Ce n’est pas forcément dans la relation que se marque la différence, mais plutôt dans les moyens à mettre en place pour accompagner, lesquels doivent être adaptés :

On a des canevas, des schèmes, des postures habituelles. Face à un étudiant particulier, je pense qu’il faut faire preuve d’imagination parce que les schèmes qu’on utilise d’habitude, parfois ils ne fonctionnent pas bien et donc faut peut-être parfois… Sortir un petit peu du cadre, jouer avec la limite, mais sans, sans non plus tout faire pour lui… Mais ce n’est pas pour ça que je trouve que la relation d’accompagnement sur le fond, sur le sens est différente, c’est plutôt la manière dont cet accompagnement s’exprime. (PR2)

La sensation de se sentir mal à l’aise, en manque d’outils et de moyens concrets pour accompagner est assez fortement évoquée. Pour compenser ce manque, c’est l’écoute empathique et le soutien moral qui vont être investis : « Et là, je me suis sentie un peu démunie. La seule chose que je pouvais faire, c’est l’écouter, l’aider à gérer son stress. » (PS2)

Les personnes superviseures estiment que la croyance en la légitimité à enseigner tout en ayant un TA ou TDA/H doit être partagée par toutes les personnes qui accompagnent les stagiaires.

Même les étudiants avec des troubles d’apprentissage peuvent devenir enseignants, et donc ça repose quand même sur un paradigme assez fort qui doit être partagé par l’ensemble de la communauté des formateurs. Et dire : « Est-ce qu’on est vraiment sûr qu’un professeur dyslexique est à sa place dans une classe pour enseigner l’orthographe? » Sinon, on ferait bien de les accompagner vers la sortie. (PR2)

Résultats recueillis après le stage via le second focus group

Nous avons réinterrogé les mêmes personnes après la formation et l’accompagnement des SSH en stage.

- Par rapport aux SSH

Leurs points de vue n’ont pas fondamentalement changé, mais les quatre personnes superviseures témoignent d’une meilleure prise de conscience de la singularité des profils des stagiaires. La bonne organisation des stagiaires en amont du stage est considérée comme un atout, ce qui confirme certains propos tenus avant le stage. Toutefois, il semble que cette organisation soit trop rigide pour permettre aux stagiaires un bon équilibre de vie, avec pour conséquence :

  • de l’anxiété et de la fatigue intense :

    J’ai fait face à une étudiante qui n’était pas du tout ouverte à se remettre en question et qui avait décidé de foncer comme elle avait l’habitude de faire… Elle s’est mis la pression comme elle avait envie de se la mettre, c’est-à-dire beaucoup trop haute. Elle a rendu un écrit tout à fait cohérent et bien fait, mais avec un épuisement, au moment de le déposer, trop important. (PS3)

  • des difficultés pour faire face aux aléas :

    Comme elle est organisée et je pense qu’elle réussit grâce à ça, elle gère ses difficultés. Mais alors du coup, ça ne compte plus dans ce genre de situations vu qu’il y a un imprévu sur le moment même et qu’il faut gérer sur le moment même, alors elle a été complètement dépassée, et alors j’ai fait face à une étudiante… qui était d’une rigidité incroyable. (PS2)

Ce constat inquiète les personnes superviseures qui se sentent impuissantes face aux stagiaires.

- Les aménagements et l’accompagnement 

La question des aménagements n’a pas été réellement évoquée à nouveau lors du second focus group. L’inquiétude étant ciblée sur le stress et la fatigue des stagiaires, des questions autour d’aménagements des exigences par rapport aux canevas de préparation ont été mises en exergue, mais sans pistes concrètes.

Le superviseur de deuxième primaire indique un événement déclencheur qui lui a fait réaliser l’ampleur des difficultés de la stagiaire qu’il supervise, en assistant à la séance proposée par le SEI autour des outils numériques. Il a remarqué que l’outil numérique n’est pas forcément la solution magique, car cela nécessite un gros travail d’appropriation :

Je ne me rendais pas compte que c’était à ce point-là. Je savais qu’il y avait des difficultés, mais être mis en face de la difficulté de l’étudiante qui m’explique aussi clairement devant l’outil pour l’aider en quoi c’est une autre difficulté encore… J’ai pu mieux accéder à la manière dont ils ne comprennent pas les choses. Je suis vraiment tombé de ma chaise. (PR2)

Les échanges ont surtout concerné la relation et l’accompagnement à proposer à leurs stagiaires. Les quatre personnes superviseures sont affectées par la fragilité émotionnelle des SSH. L’insécurité et la pression mises sur leurs épaules qui les épuisent, et le manque de confiance sont relevés à différentes reprises : 

Je trouve que ces étudiants sont particulièrement touchants. Il y a quelque chose d’émotionnel parce qu’ils viennent avec un vécu qui est souvent compliqué, et donc moi je suis touché par ces difficultés. Je pense qu’ils ont été blessés. (PR2)

Les personnes superviseures se sont attachées à leurs stagiaires, ont été attentives à leurs émotions, leurs difficultés, et elles se projettent sur leur mode d’accompagnement pour le second stage. Cependant, cela leur prend du temps et une énergie particulière pour se sentir en mesure de bien comprendre leur mode de fonctionnement et pour être efficaces dans leurs rétroactions :

C’est plus déstabilisant parce que pour aller dans leur tête, et comprendre plus ce qui se passe, ça me prend plus de temps. Moi, ça me prend plus d’énergie… C’est une enquête… Le temps d’aller dans leur tête et essayer de voir comment ils fonctionnent… Les chemins sont plus sinueux, quoi. (PS2)

La complexité de l’accompagnement implique pour les personnes superviseures de modifier leurs postures habituelles et de s’adapter aux besoins spécifiques, ce qui n’est pas évident. Notamment, une stagiaire particulièrement peu ouverte aux conseils et aux suggestions déstabilise la personne qui la supervise. Celle-ci considère que c’est à la fois une force à respecter de constater que l’étudiante se bat courageusement pour y arriver, mais aussi une difficulté de prendre sa place dans la supervision (PS3).

Nous relevons, enfin, une sensibilité forte à la question de l’équité et au fait que d’autres stagiaires, avec des besoins autres que ceux liés à un trouble, devraient aussi bénéficier d’une attention dans l’accompagnement. Le débat entamé lors du premier focus group sur le temps et l’énergie à consacrer à ces stagiaires demeure donc posé. Les stagiaires avec des troubles ont peut-être cet atout d’avoir une meilleure conscience de leurs difficultés, ce qui les a obligés à s’adapter pour anticiper : 

Ça vaut pour tous les étudiants et chacun a son histoire et ses difficultés, et la preuve c’est que j’ai envie de croire aussi, enfin, je me rends compte que nos étudiants ici ont déjà été plus loin dans leur processus de remédiation par rapport à leurs difficultés, et je dirais que, parfois, ils sont même plus loin que d’autres qui ont d’autres difficultés, qui n’ont pas encore eu le temps ou l’occasion de réfléchir à comment ils fonctionnent, comment ils se structurent. (PS3)

DISCUSSION DES RÉSULTATS

Quel que soit leur degré d’expertise par rapport aux troubles d’apprentissage, la plupart des accompagnateurs proposent peu de pistes concernant de possibles aménagements, se sentent démunis, et en demande de soutien et de connaissances par rapport aux troubles des stagiaires. Cela rejoint les constats déjà relevés par différents auteurs (Philion et al., 2019; Lebel et al., 2016) au Québec. Maes et ses collaborateurs (2023) ont développé un modèle sur le jugement professionnel qui permet la prise en compte de la singularité des stagiaires et du contexte dans lequel le stage s’inscrit. Dans ce modèle, la progression des stagiaires est prise en compte sur base de l’identification de critères personnalisés qui sont documentés lors des interactions entre les personnes accompagnatrices et leur stagiaire. Il s’agit d’une première démarche qui dynamise l’accompagnement des stagiaires en l’articulant finement avec l’évaluation, tant formative que certificative, de leurs compétences (Maes et al., 2021).

Il est intéressant de discuter une donnée contradictoire avec l’augmentation constatée du nombre de stagiaires bénéficiaires d’aménagements. En effet, peu de personnes superviseures disent avoir eu à superviser des SSH. Cette donnée peut être expliquée par certaines études qui témoignent de relations parfois tendues, vécues par les SSH avec les maîtres de stage ou les personnes superviseures, et qui expriment leur réticence à divulguer leur handicap (Monfette, 2021; Dufour et al., 2019). Alors que les ESH n’hésitent pas à se faire connaître et à demander des aménagements dans les cours, ils résistent souvent à transférer leurs demandes dans le cadre des stages (Dufour et al., 2019).

Dans le questionnaire, les personnes superviseures accordent de l’importance à leur rôle de relais entre la HE et les maîtres de stage, ce qui fait partie de leurs tâches (Colognesi et al., 2018). Mais cela pose des questions éthiques quant au secret professionnel, ce qui n’est pas évoqué par les personnes interrogées. Les diagnostics sont confidentiels et il nous semble donc important de réfléchir à des balises claires qui constituent le cadre éthique de l’accompagnement des stages tout en tenant compte des besoins des personnes superviseures. 

De manière générale, nous relevons un renforcement de la compréhension des difficultés des SSH et de l’identification de leur singularité par les personnes superviseures interrogées lors du second focus group plutôt qu’une réelle évolution. Il n’y a notamment pas de changement concernant d’éventuelles nouvelles pistes d’aménagements. Comme cela a déjà été évoqué dans la littérature, les aménagements favorise la réussite des SSH, mais restent difficiles à mettre en place en contexte de stage (Monfette, 2021; Philion et al., 2016). Peu de balises sont définies en Belgique francophone et les stagiaires sollicitent peu les personnes qui les accompagnent, ignorant quels aménagements demander (Bergeron-Leclerc et Simard, 2019; Dufour et al., 2019).

En nous appuyant sur le modèle de transformations des schèmes de compréhension (Malo, 2011) lors du second focus group, nous avons perçu quelques changements. Les personnes superviseures recadrent ou reconsidèrent certains schèmes de compréhension par rapport à l’effet des troubles sur le stage et de leur rôle dans la supervision (Malo, 2011). Ainsi, par rapport au profil des stagiaires, elles consolident et modulent (Malo, 2011) le constat de différences interindividuelles importantes parmi les SSH en insistant sur l’importance de considérer la singularité de leur profil, leur fragilité émotionnelle et leur persévérance. La légitimité de ces stagiaires au profil spécifique est reconnue unanimement, mais il y a un doute sur le fait que ce soit le cas pour l’ensemble des collègues, ce qui confirme la nécessité de poursuivre la sensibilisation (Leroux, 2019). 

De plus, les différentes personnes interrogées insistent sur l’importance d’établir avec les stagiaires une relation de qualité, positive, juste et bienveillante (Colognesi et al., 2018). Les difficultés et émotions fortes exprimées par les stagiaires touchent particulièrement les personnes qui les accompagnent et ajoutent à leur sentiment d’impuissance à les aider. La fragilité émotionnelle et l’anxiété de performance entraînant des risques de décrochage (Monfette, 2021; Philion et Vivegnis, 2018), il s’agit pour les personnes superviseures de prendre un rôle de réassurance et d’adapter leur posture, ce qui ne s’improvise pas et nécessite une formation spécifique (Leroux, 2019; Colognesi et al., 2019). L’écoute et la bienveillance ne semblent pas suffisantes selon les personnes du focus group pour avoir le sentiment d’être adaptées dans l’accompagnement. Il y a un ajustement à dessiner entre le lien de confiance, la juste distance à établir et les exigences à maintenir (Philion et Bourassa, 2023). Cet ajustement se module au fur et à mesure de la supervision dans le but de soutenir l’autonomisation de la personne (Biémar, 2012) et de penser l’accompagnement comme un partenariat, une coconstruction (Philion et Bourassa, 2023). C’est pourquoi un rôle essentiel est attribué à l’implication du stagiaire dans son projet de stage et à l’établissement d’une relation constructive qui nécessite une prise de recul sur ses pratiques et une reconnaissance du suivi qui soutient ses progrès (Colognesi et al., 2018).

L’accompagnement en stage agit dans notre étude comme un révélateur dans la mesure où il permet de toucher du doigt, concrètement, les difficultés des SSH, avant même de chercher à y remédier. La difficulté ressentie à accompagner est exprimée dans le second focus group, notamment lorsqu’il faut faire face aux difficultés rencontrées par les stagiaires à planifier et à passer à l’écrit.

La préparation du stage est une tâche mentale complexe, en partie non consciente, assimilée à une forme de résolution de problème (Bergeron, 2016; Deprit et Van Nieuwenhoven, 2021), ce qui est difficile pour les stagiaires ESH (Dufour et al., 2019). La pression temporelle et les enjeux de réussite sont tels que les stagiaires résistent à exploiter de nouvelles pistes proposées en supervision, ce qui déstabilise les personnes interrogées. Il semble que les stagiaires se fondent sur un principe de viabilité (Malo, 2005; Deprit, 2021) et fassent la part entre la pression temporelle, l’utilité perçue et le coût cognitif que cela engendre. Même en bénéficiant d’un accompagnement bienveillant de la part des personnes superviseures, les stagiaires paraissent fonctionner parfois de manière inefficace sans vouloir agir autrement parce que cela leur demanderait une énergie trop grande de modifier leurs habitudes. Ce constat est relevé lors du second focus group et dans d’autres études, notamment par rapport à l’emploi des nouvelles technologies, qui semblent peu investies (Dufour et al., 2019). Un superviseur s’est appuyé sur la séance commune autour des outils numériques proposés par le SEI pour réaliser l’ampleur des répercussions du trouble sur la vie de la stagiaire qu’il supervise et donc pour recadrer (Malo, 2011) ses croyances de départ par rapport à l’usage des outils numériques qui lui semblait être un aménagement efficace d’emblée. Les technologies d’aides à destination des personnes avec des troubles d’apprentissage se développent et deviennent pourtant de plus en plus performantes (Philion et al., 2019). Il s’agit d’une piste sérieuse à exploiter pour leur permettre une prise d’autonomie, mais les conditions pour que les stagiaires puissent les exploiter efficacement doivent être étudiées par les équipes et nécessitent un temps d’appropriation.

CONCLUSION

Notre visée était d’identifier et de comprendre les connaissances et les croyances des personnes superviseures par rapport aux SSH, aux aménagements raisonnables et à leur supervision. Nous souhaitions aussi évaluer en quoi une formation à l’accompagnement menée par le SEI et l’expérience de suivi d’un SSH en stage permet aux personnes accompagnantes de développer leurs compétences. Les personnes superviseures interrogées confirment le manque de connaissances suffisantes et l’impression de ne pas savoir agir de manière optimale avec les SSH. Le contact avec ces stagiaires affine leur compréhension, mais ne leur permet pas encore de modifier leurs pratiques. L’expérience vécue par les personnes superviseures les place plutôt en questionnement et les laisse démunies, surtout lorsqu’elles font face à des stagiaires en souffrance.

Nous avons pu confirmer l’importance accordée au fait de considérer les SSH comme légitimes, et à établir une relation de confiance, ce qui permet d’adopter une posture correspondant au contexte et aux besoins. L’écoute et l’empathie qui nourrissent la relation ne semblent cependant pas suffisantes pour se sentir à l’aise dans l’accompagnement. La difficulté des personnes superviseures à comprendre finement le fonctionnement et les besoins des SSH ne leur permet pas d’ajuster leurs rétroactions. Devant les difficultés exposées lors du second focus group, il nous semble qu’un dispositif de formation, même s’il permettait plus d’ouverture et un meilleur accueil des aménagements à mettre en place (Murray et al., 2009), ne suffise pas à gérer la balance entre les besoins et les exigences du stage lors de la supervision. Instaurer un système d’échanges réguliers de pratiques, comme le suggèrent différents écrits (Leroux, 2019; Roy et al., 2021), est une piste porteuse favorisant le partage, le soutien mutuel, le développement des compétences réflexives et professionnelles (Pellerin et al., 2020). Cela permettrait aussi aux personnes superviseures de disposer davantage d’outils afin de répondre aux préjugés éventuels et de faciliter la collaboration entre les maîtres de stage et les stagiaires.

Par ailleurs, la période de planification et de rédaction des canevas de préparation en amont du stage devrait être étudiée plus finement afin de proposer des aménagements adaptés pour soulager la charge cognitive réelle ressentie par les stagiaires (Dufour et al., 2019). Nous suggérons une familiarisation aux pistes et outils technologiques pour permettre aux personnes superviseures de mieux guider leurs stagiaires, mais avec une mise en garde par rapport à la nécessité de bonnes conditions et de temps d’appropriation pour les stagiaires.

Cette recherche est menée dans un contexte de réforme de programmes de la formation des enseignants (RFIE) au sein d’une HE bruxelloise et servira à ajuster les dispositifs d’encadrement des stages. Il nous semble en effet nécessaire de profiter de cette réforme pour sensibiliser les équipes et favoriser des changements organisationnels afin de lever les obstacles au niveau de l’accompagnement des stages dans une perspective inclusive (Dufour et al., 2019; Koubeissy et al., 2023; Philion et al., 2016). En effet, plus les pratiques tendent vers de l’inclusion, moins il est nécessaire de mettre en place des aménagements, même s’il sera toujours nécessaire de maintenir une approche singulière pour laquelle une intervention spécifique s’avère nécessaire.

Pour dépasser les limites d’une recherche centrée sur une seule institution et ouverte à la voix seule des personnes superviseures, il serait important d’interroger les SSH et les formateurs de terrain qui les accueillent dans leur classe. Notre recherche exploratoire se poursuivra afin d’identifier des ajustements possibles et d’instaurer au sein de la HEP un cadre à visée inclusive porteur pour l’ensemble des personnes superviseures et des stagiaires.