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Depuis la disparition de l’Union soviétique en 1991, de nombreux ouvrages se sont penchés sur la redéfinition des questions de sécurité mondiale et des relations entre les grandes puissances. Système unipolaire sous l’hégémonie américaine (Le xxie siècle sera américain, Alfredo Valladao, 1993) ou au contraire déclin des États-Unis (Le xxie siècle ne sera pas américain, Pierre Biarnès, 1998 ; Après l’Empire, Emmanuel Todd, 2002), multipolarité naissante avec l’avènement de nouvelles puissances régionales comme la Chine, l’Union européenne ou l’Inde, une profusion d’ouvrages abordent la dynamique de la recomposition du monde post-guerre froide, le plus souvent sous l’angle de la rivalité persistante entre les États-Unis et les autres puissances.
Ils sont moins nombreux à envisager une convergence des intérêts de trois puissances importantes, les États-Unis, la Russie et la Chine, convergence qui se traduirait par un accord tacite pour préserver la stabilité du statu quo actuel. Non pas que la question des relations entre ces trois États soit ignorée : elle est abordée, notamment dans Asie centrale et Caucase : une sécurité mondialisée (Gérard Hervouet, Thomas Juneau et Frédéric Lasserre, 2004), ou encore par Alexei Voskressenski, dans Russia-China-usa : Redefining the Triangle (1996) ; par Hafeez Malik, dans The Roles of the United States, Russia, and China in the New World Order (1997) ; Yves Boyer et Isabelle Facon dans La Politique de sécurité de la Russie : Entre continuité et rupture (2000) ou par Rocco Michael Paone dans EvolvingNew World Order/Disorder : China-Russia-United States-nato (2001). Mais l’ouvrage présenté ici, s’inspirant pour son titre du livre d’André Fontaine Un seul lit pour deux rêves : histoire de la détente, élabore une réflexion sur les facteurs convergents qui, selon les trois auteurs, permettent de penser à l’instauration d’un système mondial de coopération triangulaire entre Washington, Moscou et Beijing : la lutte antiterroriste et la dépendance pétrolière des États-Unis et de la Chine, dont la Russie entend bien profiter en pariant sur la stabilité des deux autres pôles du triangle.
L’ouvrage est divisé en trois parties : une par puissance étudiée. Albert Legault aborde la question d’une Russie sur la défensive, mais pragmatique ; Frédéric Bastien développe la question d’une puissance américaine toujours messianique, mais inquiète depuis les attentats du 11 septembre 2001 ; André Laliberté conclut avec l’examen de la montée en puissance de la Chine.
Face à la menace perçue de séparatismes en Russie, notamment en Tchétchénie, et à l’émergence d’une menace terroriste sur l’ensemble du territoire, tragiquement concrétisée lors de la prise d’otages d’octobre 2002 à Moscou, le gouvernement russe a signifié sa volonté de coopérer pleinement avec les Américains dans le domaine de la lutte contre les réseaux terroristes, a fortiori après les attentats du 11 septembre 2001 et malgré l’intervention américaine en Afghanistan, qui s’est traduite par l’installation, semble-t-il durable, de bases américaines en Asie centrale, soit au coeur du « ventre mou » de l’ex-empire soviétique. Moscou cherche donc à optimiser sa collaboration avec Washington sur le plan de la sécurité tout en s’efforçant de sauver ce qui peut l’être de son influence dans la cei, ce qui ne va pas sans grogne au sein de la hiérarchie militaire russe. Sur le plan économique, les demandes pétrolières croissantes des États-Unis et de la Chine vont dans le sens des intérêts de la Russie, qui, à part l’Arabie saoudite, semble être le pays le mieux placé, compte tenu de ses réserves et de sa position géographique, pour les satisfaire. Une double dépendance s’instaure ainsi entre la Russie et les États-Unis, ceux-ci voyant leur dépendance énergétique croître envers une Russie qui, de son côté, ne pourra se passer des investissements occidentaux, surtout américains, pour mettre en valeur son potentiel énergétique.
La doctrine de défense américaine demeurait complexe et ambiguë avant le 11 septembre 2001, que ce soit sous la présidence de Bill Clinton ou celle de George Bush. Les attentats de New York ont joué un rôle de catalyseur : afin de lutter contre la prolifération des armes de destruction massive et contre le terrorisme, les États-Unis interviennent militairement à l’étranger et adaptent leur doctrine de défense pour y légitimer des actions préventives et unilatérales. L’urgence du combat contre les ennemis des États-Unis ont conduit le président Bush à mettre au rancart son discours sur la compétition stratégique contre la Chine, tandis que la coopération avec la Russie est développée.
Quant à la Chine, puissance régionale montante, elle préfère, elle aussi, maintenir des relations stables et cordiales avec la Russie et les États-Unis, malgré la pérennité d’irritants mineurs que ses partenaires cherchent eux-mêmes à réduire. Le contentieux frontalier avec la Russie est pratiquement réglé, et le discours sur « l’invasion » que constitue l’immigration chinoise en Extrême-Orient russe est plus un outil de propagande des politiciens de la région qu’une réelle préoccupation des cercles gouvernementaux russes de Moscou. Taïwan demeure un sujet de discorde entre Beijing et Washington, mais les États-Unis font pression sur le gouvernement taïwanais pour le conduire à modérer sa politique d’affirmation sur la scène internationale, afin de ne pas antagoniser Beijing.
L’apparition de mouvements séparatistes ouïghours au Xinjiang a été mise en exergue par Beijing pour souligner la convergence des intérêts américains, russes et chinois en matière de coopération antiterroriste, alors même qu’on peut se demander dans quelle mesure la menace ouïghoure n’est pas exagérée. La Chine est devenu un excellent client de la Russie, qui lui livre quantités d’armes qui permettent à l’armée populaire de libération de rattraper en partie son important retard technologique, tandis que le pétrole « est devenu le pilier de la coopération entre la Chine et la Russie ». Beijing a également conscience de sa dépendance commerciale croissante envers les États-Unis et les marchés occidentaux et japonais, ce qui la conduit à favoriser les instruments de stabilisation du commerce international, notamment en adhérant à l’omc.
Bref, tant des points de vue commercial et énergétique, qu’afin de favoriser la coopération en matière de lutte contre les réseaux terroristes ou de rébellion, les États-Unis, la Russie et la Chine ont opté pour le maintien du statu quo actuel, malgré l’existence de dossiers litigieux entre eux. La question de Taïwan constitue le principal d’entre eux, et la dégradation des relations entre Taipei et Beijing pourrait être le principal facteur qui provoquerait le déraillement de ce rapprochement entre États-Unis et Chine, mais, pour l’heure, les perspectives énergétiques et commerciales laissent plutôt envisager un renforcement des dépendances mutuelles.
L’analyse qui nous est présentée dans cet ouvrage est clairement exposée et intéressante. Elle montre bien, notamment, comment les évolutions des demandes énergétiques aux États-Unis et en Chine s’inscrivent dans un marché mondial où la Russie se trouve la mieux placée pour les satisfaire, moyennant des investissements qui conforteront la dépendance mutuelle. L’analyse est également convaincante quant à l’émergence de la collaboration antiterroriste, au coeur de la posture de défense américaine et que la Russie et la Chine instrumentalisent afin de satisfaire des objectifs plus domestiques, en matière de répression de mouvements rebelles sur leur territoire, mais aussi de restructuration des pouvoirs en favorisant, en Russie, les forces spéciales du ministère de l’Intérieur au détriment de l’armée régulière.
Quelques points semblent avoir échappé à la vigilance des auteurs; on lit notamment que la Russie affirmait une politique de première frappe nucléaire, pour apprendre ensuite que la position traditionnelle de Moscou était de ne pas recourir en premier à l’arme nucléaire (pp. 27, 29). On mélange aussi tonnes métriques et tonnes courtes en p. 127. La place accordée aux discours et aux réflexions sur les doctrines de défense aux États-Unis semble également un peu longue par rapport au coeur de la problématique de l’ouvrage, à savoir l’émergence du triangle Chine/États-Unis/Russie. Mais il s’agit là de points de détail. L’ouvrage, court et synthétique, pourra satisfaire tant les intérêts du grand public que des chercheurs. Les raisonnements des auteurs et leurs exposés illustrent bien les raisons qui, pour les trois États, ont milité en faveur d’un rapprochement et d’une collaboration.
La principale faiblesse de l’ouvrage se situe plutôt dans sa structure : chaque auteur, justement, a développé longuement l’optique d’un des trois pays, mais on ne trouvera nulle conclusion, synthèse, ou chapitre qui élabore la dialectique de l’édification de ce triangle stratégique. On trouvera des éléments, certes, qui permettent de construire une réflexion à cet égard, mais la somme des parties, rédigées séparément au point que l’on relève de nombreuses redites et répétitions dans les thèmes abordés, aurait été bonifiée par une partie commune offrant des perspectives sur la dynamique du triangle et son insertion dans les relations régionales et mondiales.