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L’ouvrage de Nicola Pratt arrive au bon moment pour permettre de comprendre les évolutions dans le monde arabe. Développé à partir de sa thèse de doctorat consacrée au potentiel démocratique en Égypte, l’auteur nous livre ici une analyse comparative approfondie des différents régimes politiques existant dans le monde arabe (Égypte, Algérie, Tunisie, Irak, etc.). Il se base, pour ce faire, sur un certain nombre de théoriciens de l’autoritarisme (Linz, etc.). Son premier chapitre est d’ailleurs consacré à dresser le cadre conceptuel de son livre. Il y prête une attention particulière au rôle de la société civile dans les pays arabes. Celle-ci est plus ou moins active selon les régimes étudiés et elle constitue parfois une alternative démocratique potentielle.
Le deuxième chapitre est consacré à la période s’étendant de la Première Guerre mondiale aux années 1960. L’auteur caractérise cette période comme étant la phase initiale de construction et de normalisation de l’autoritarisme. En effet, c’est pendant cette période que des mouvements nationalistes vont surgir et s’activer pour lutter contre le colonialisme européen et que les premiers États modernes vont se construire, après les indépendances parfois durement acquises. L’auteur nous montre bien comment le nationalisme arabe, qui prend surtout son essor après la crise de Suez en 1956, va acquérir une immense popularité et déstabiliser les vieilles élites liées à la période coloniale. De fait, de nouvelles hiérarchies sociales et politiques vont apparaître dans le cadre de la construction de l’État nation. À l’époque, la société civile tombera rapidement sous le contrôle de ces nouvelles élites et cette prise de contrôle contribuera à consolider les régimes autoritaires.
Le troisième chapitre s’attache à analyser les développements dans le monde arabe depuis les années 1960. Pendant cette période, les crises et les changements de régime vont se succéder. Des mouvements d’opposition vont apparaître qui vont remettre en question la capacité des dirigeants à conduire la modernisation sur le plan national. C’est surtout après la défaite des armées arabes en juin 1967 que le panarabisme d’abord, et la rhétorique nationale socialiste ensuite, seront remises en question. C’est à partir de là, en effet, que l’on va voir les régimes arabes se tourner vers le capital privé, national et étranger, en vue de mener la modernisation indispensable à la consolidation de l’État-nation et de leurs propres privilèges. Cette phase est caractérisée par l’introduction de l’infitah (littéralement la politique de la porte ouverte) dans la sphère politique comme dans la sphère économique. C’est l’époque où certains régimes renversent les alliances, se tournent vers les États-Unis (c’est le cas de l’Égypte du président Sadate) et introduisent sous des formes variées une dose relative de libéralisme politique dans le fonctionnement des institutions. Dans le même temps, des mouvements de protestation se développeront dans les mondes étudiant et ouvrier et l’on assiste à l’émergence de mouvements islamistes qui cherchent à récupérer la protestation sociale. Nicola Pratt montre bien que les élites en place parviennent alors à récupérer ces mouvements qui vont, paradoxalement, contribuer à consolider les pouvoirs en place.
Le quatrième chapitre permet de percevoir très clairement comment les élites en place vont gérer la situation à leur profit au moment où la situation économique se dégrade. Tout en cherchant à maintenir le cap de la libéralisation économique indispensable à la modernisation de leur pays, les leaders en place vont chercher à décompresser, c’est-à-dire à canaliser le mouvement de protestation et à contrôler la société civile. Dans un certain nombre de cas, l’auteur nous montre que la répression a été inopérante et n’a fait qu’exacerber les tensions.
Le cinquième chapitre revient sur les conséquences de l’échec de ces politiques et analyse longuement l’émergence de mouvements d’opinion et de débats entre les différentes composantes de la société civile, y compris les mouvements islamistes, les groupes de défense des droits de l’homme et les groupes qui militent en faveur des droits des femmes. Ces débats remettent en question le rôle de l’État, l’identité nationale, les orientations idéologiques et le statut de la femme. Ils touchent à des questions aussi sensibles que la place de la religion dans la société, la diversité ethnique et religieuse, et cherchent également à formuler des tactiques visant à démocratiser la société dans son ensemble. Une véritable guerre de position va ainsi s’engager entre les élites dirigeantes souvent inamovibles et ces composantes de la société civile. L’existence même de ces débats contribue, selon l’auteur, à saper les fondements de l’autoritarisme bien qu’elle reconnaisse qu’il ne s’agit pas d’un processus linéaire. Ce processus alternatif à l’autoritarisme peut d’ailleurs s’interrompre du fait de l’incapacité de la société civile, de la répression des pouvoirs en place ou de l’intervention d’autres acteurs, y compris internationaux.
Dans le chapitre six, l’auteur analyse l’émergence de liens transnationaux entre les différents acteurs de la société civile dans le monde arabe. Ces liens vont contribuer, selon lui, à renforcer à terme le processus de démocratisation en cours mais selon des modalités diverses et avec des résultats imprévisibles. Il va s’attacher à étudier trois exemples : les mouvements islamistes, les mouvements de solidarité envers les Palestiniens et les mouvements anti-guerre et anti-mondialiste. Le processus est complexe. L’auteur insiste sur le fait que d’un côté, ces mouvements transnationaux remettent en question le discours nationaliste qui légitime l’autoritarisme, et qu’ils constituent des moyens de pression visant à amener les dirigeants à démocratiser les régimes. Dans cet ordre d’idées, l’auteur cite le mouvement réformiste égyptien Kifaya (dont font partie des islamistes non violents) qui est une émanation de cette vague aux contours imprécis et changeants. Mais d’un autre côté, l’auteur reconnaît que ces mouvements peuvent avoir l’effet contraire et consolider soit l’islam conservateur, soit le nationalisme arabe laïcisant. En conséquence, il lui semble clair que ces liens transnationaux peuvent ne pas nécessairement mener à la démocratisation des régimes arabes. Celle-ci ne pourra véritablement aboutir que si elle prend en compte les racines historiques et les dynamiques politiques qui ont porté ces régimes.
Dans son chapitre de conclusion, l’auteur revient sur un certain nombre d’idées développées dans les chapitres précédents. Il s’interroge notamment sur les méthodes utilisées par les régimes autoritaires pour se maintenir en place (contrôle des ressources matérielles, institutions, corruption, forces répressives et contraintes morales et idéologiques). Il revient également, de manière réaliste, sur le rôle central de la société civile, souvent en construction, dans la démocratisation du monde arabe et fait un sort à l’idée que la culture musulmane est incompatible avec l’idée de démocratie. Ce chapitre lui permet de formuler quelques idées intéressantes sur le concept de transition démocratique et de présenter également quelques stratégies pour promouvoir l’idée démocratique dans un monde arabe divers et complexe.
Cet ouvrage est écrit dans un style clair et direct. Le lecteur appréciera particulièrement les nombreux exemples cités par l’auteur ainsi que ses notes explicatives toujours informatives. La bibliographie qui couvre les pages 205 à 224 est fort utile pour le lecteur qui souhaite approfondir le sujet ainsi que l’index qui clôture le livre. La lecture de cet ouvrage s’impose à ceux qui s’intéressent aux évolutions en cours dans ce monde arabe en pleine mutation et qui risque de nous réserver bien des surprises.