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Issu de la troisième conférence annuelle du « Groupe de Chaudfontaine » qui réunit depuis 2010 des chercheurs de différents centres de recherche européens et de jeunes praticiens venant de diverses institutions de l’Union européenne (ue), de ses États membres (ém) et de l’industrie nucléaire, cet ouvrage collectif s’intéresse à deux enjeux du commerce européen de produits à double usage : les transferts technologiques intangibles (tti) et l’application extraterritoriale de certaines lois liées au contrôle de ce commerce. Avec, en filigrane, une interrogation praxéologique : les instruments existant au niveau de l’ue sont-ils suffisants ou convient-il de les compléter, et comment ?

Après avoir mis en relief les enjeux induits par les évolutions quantitatives et qualitatives du commerce international des produits à double usage, les directeurs de publication évoquent en introduction les textes et dispositifs, encore parcellaires, adoptés au niveau international afin de mieux contrôler ce commerce pouvant toucher aux armes de destruction massive.

Après une insertion curieuse à cet endroit – un glossaire en forme de chapitre –, s’ouvre une partie destinée à expliciter les concepts et tendances étudiés. Le premier de ces trois chapitres s’intéresse d’abord à la définition donnée aux technologies intangibles et à leur « export » par différents régimes de contrôle, dont ceux de l’Agence internationale de l’énergie atomique, de l’ue et des États-Unis. On en retient d’abord qu’une distinction est à faire entre technologies « intangibles » et transferts « intangibles », opérés par des moyens immatériels tels qu’une transmission par téléphone ou courriel… Ensuite, il apparaît que les technologies intangibles sont souvent définies par défaut par rapport aux biens tangibles et que les régimes de contrôle européen et américain ne font pas de distinction légale entre les deux types, tendant plutôt à leur appliquer des règles communes. Les auteurs développent après une définition de l’extraterritorialité propre au contrôle du commerce de biens sensibles, puis observent l’absence de mesures coordonnées à cet égard à l’échelle de l’ue.

Bien que le titre du chapitre suivant suggère une focalisation sur les réponses des ém aux enjeux de l’extraterritorialité et des tti, ceux-ci sont respectivement examinés d’abord au niveau de l’ue, puis à celui des États (niveaux qui diffèrent finalement très peu entre eux). Plus novateur, le troisième chapitre s’intéresse au rôle des entreprises. Dans un contexte de globalisation où la compétitivité est cruciale, deux enjeux sont primordiaux : la capacité des entreprises à faire face à un environnement réglementaire multiniveaux et comportant certains aspects extraterritoriaux ; la gestion de transferts effectués plus fréquemment de manière immatérielle et donc plus difficilement traçables et contrôlables. Cela induit une responsabilisation et un rôle accrus des entreprises comme acteurs clés des régimes de contrôle du commerce de biens sensibles.

La deuxième partie de l’ouvrage présente dans onze chapitres l’expérience de plusieurs ém, certains périphériques (Bulgarie, Croatie…), d’autres plus centraux (France, Royaume-Uni…). Parmi ces monographies nationales, deux chapitres se distinguent, l’un traitant de l’expérience d’une région, la Flandre, l’autre des cas du Portugal et de l’Espagne (sans toutefois procéder à une réelle comparaison). En règle générale, chaque contribution évoque les dispositifs législatifs et réglementaires et les organes mis en place pour le contrôle des tti, la pratique qui en émerge, de même que les positionnements et les pratiques en matière d’extraterritorialité. Si une cohérence certaine se dégage de l’ensemble, on peut toutefois regretter que l’ouvrage n’aille pas au-delà d’un simple état des lieux.

Utile comme aperçu des législations sur les tti et les positionnements à l’égard de l’extraterritorialité dans les pays étudiés, l’ouvrage offre peu d’analyses, ce qui reflète le caractère élusif de son objet. Son ambition initiale était de cerner ce que font l’ue et les États membres en termes de contrôle des tti à double usage dans le domaine du nucléaire. Or, il s’avère au fil des chapitres que les législations actuelles ne distinguent pas forcément entre les technologies tangibles et intangibles, entre les technologies directement liées aux armements et celles à double usage, de même qu’entre celles qui ont trait au nucléaire et celles qui sont associées à d’autres armes de destruction massive. À cela s’ajoute une ambiguïté constante entre technologies et modes de transfert intangibles et, sur la question de l’extraterritorialité, entre dimensions « actives » (lorsque les législations européennes s’appliquent en dehors du territoire européen) et « réactives » (lorsque des législations de pays tiers s’appliquent sur le territoire européen) du principe.

L’ouvrage promettait également une perspective européenne inscrite dans le contexte du commerce et de l’économie internationaux (p. 15). Mais les données empiriques donnant une idée précise de la teneur des enjeux économiques sont aussi rares que les analyses relatives à ceux-ci. Une autre faiblesse vient de ce que les auteurs n’ont pas systématiquement présenté les sources sur lesquelles ils s’appuient, notamment pour la restitution des pratiques. Plus formellement, il manque une plus grande transparence sur la qualité et l’appartenance institutionnelle de nombreux auteurs.

Rendu parfois difficile par un anglais et une typographie qui auraient mérité révision dans plusieurs chapitres, le texte inspire une série de questions non abordées mais potentiellement importantes : Quels sont les risques avérés découlant des réglementations existantes ? Comment a-t-on abouti aux textes adoptés au niveau européen et que reflètent-ils ? Comment distinguer un manquement aux règles de contrôle lors d’un transfert technologique intangible d’un acte d’espionnage industriel ?

C’est donc avec scepticisme qu’on lit les deux pages de conclusion qui, formulant quelques pistes pour un renforcement des dispositifs européens actuels, puisent sans doute plus aux débats oraux de la conférence qu’aux textes écrits de l’ouvrage.